Il y a cinquante ans, alors que les agriculteurs biologiques continuaient à baser leur travail sur le respect du sol, assurant ainsi la rentabilité des fermes en transformant et en commercialisant eux-mêmes leurs productions, ceux qui persistèrent dans la voie chimique ont optimisé leurs pratiques et augmenté sans cesse les rendements afin de contrecarrer l’inexorable chute des prix. Ainsi sont-ils devenus de simples pourvoyeurs d’ingrédients de l’industrie agro-alimentaire…

Par Marc Fichers

Introduction

Cette optimisation sans fin de la pratique agricole a aujourd’hui une conséquence majeure : l’agriculture n’est plus rentable ! Le métier d’agriculteur dépend très majoritairement des primes européennes et régionales qui lui fournissent l’essentiel de son revenu. L’agriculteur est une sorte de nouveau métayer, il ne maîtrise plus rien. Il ne décide plus le prix de ce qu’il produit, il le subit ! Il y a belle lurette qu’il ne vend plus son lait, c’est la laiterie qui vient le prendre ; il ne vend plus jamais de bête, c’est un marchand qui le fait à sa place…

Où l'on atteint des sommets, sur des montagnes de betteraves…

En pommes de terre comme en betteraves, l’agriculteur abandonne à des tiers la transformation et la commercialisation. Cantonné à la seule production et à ses innombrables aléas, il ne peut plus compter sur le prix comme variable d’ajustement puisqu’il ne le fixe pas davantage que celui qui met son lait en laiterie ou qui vend sa bête via un marchand. Les derniers paramètres sur lesquels il lui est loisible de tabler sont le rendement, qu’il peut toujours augmenter, et les coûts, qu’il peut toujours réduire.

Dans le cas des betteraves, augmenter le rendement signifie semer de plus en plus tôt, sur des terres froides et peu préparées. Les plantules sont donc de plus en plus faibles et de plus en plus sujettes aux maladies et aux ravageurs. Seule solution pour l’agriculteur pris dans la spirale infernal du productivisme : déclarer les néonicotinoïdes indispensables puisqu’ils assurent une efficacité totale, contre ces menaces, dans le cadre de la pratique qu’il a faite sienne. L’encourager dans ce sens revient à considérer uniquement un tonnage final, en ignorant délibérément les innombrables dégâts collatéraux de telles méthodes. Car, bien sûr, le seul conseiller agricole qu’écoute le producteur, un fois enfermé dans cette logique, est le technicien qu’envoient les firmes ou les revendeurs de pesticides. Les conseils de traitement sont prodigués par les centres pilotes qui sortent, eux aussi, très difficilement du réflexe « pesticidaire ». Les néonicotinoïdes – on n’en sort pas ! – sont incriminés par les défenseurs des abeilles, depuis la fin des années nonante, et sont très sérieusement sur la sellette depuis une bonne dizaine d’années. La vision du conseil et de la recherche agricole est malheureusement à ce point liée à la logique chimique qu’ils n’ont eu de cesse de prendre leur défense, depuis deux décennies au moins, alors qu’ils auraient dû, en bonne logique, parer à toute éventualité et développer les alternatives. Car ces alternatives existent et se propagent. Elles sont, une fois encore, fournies par les agriculteurs biologiques. En Suisse, en Autriche et dans le nord de la France, des solutions alternatives sont déjà prêtes pour réguler les mêmes populations d’insectes que chez nous, pour contrôler les mêmes maladies que celles dont nos betteraviers se plaignent. Bien sûr, elles requièrent des semis toujours plus tardifs, elles imposent de surveiller les champs, une à deux fois par semaine, car les produits utilisés dans le respect de la lutte intégrée – qui, soit dit en passant, ne l’est jamais car aucun contrôle n’y est instauré – exige qu’on ne traite que s’il y a, effectivement, des insectes. Les alternatives aux pesticides supposent aussi l’augmentation des rotations et un accroissement général de la biodiversité dans et autour des champs. Certains agriculteurs sèment, par exemple, de la féverolle dans les champs de betteraves car cette plante attire les pucerons en début de saison. Les coccinelles, de ce fait, seront présentes au moment voulu pour contrôler les populations de pucerons sur les betteraves.

Ceci est évidemment le travail de véritables agriculteurs, pas des simples chauffeurs de tracteurs qu’ils sont trop souvent devenus ! Cultiver de cette manière semble également très difficile, sur de grandes surfaces, tant le travail d’observation y est important en début de saison. Les néonicotinoïdes et la logique chimique ont permis, tout au contraire, de systématiser le travail et de tout prévoir, y compris l’imprévisible. Il est aujourd’hui possible, dans le cadre de l’agriculture chimique, de cultiver sur la seule base d’avertissements et de schémas de traitement, sans jamais avoir besoin d’observer réellement les cultures. C’est la totale négation du métier même d’agriculteur ! Voici donc une des propositions que nous formulons pour redynamiser l’agriculture en Wallonie : fournir aux agriculteurs le conseil de techniciens qualifiés pour les aider à suivre leurs cultures, champs par champs, afin de prendre les judicieuses décisions qui conviennent à chaque parcelle…

Patates à gogo

Du point de vue du sol et du climat, les régions où il est possible de produire facilement des pommes de terre de conservation ne sont pas nombreuses. La région limoneuse de notre beau pays est parfaite pour cette culture qui y est donc devenue traditionnelle. De vastes « usines à frites » et à produits divers issus de la pomme de terre se sont donc installées sur le sol wallon. Des entrepreneurs, essentiellement belges et hollandais, se sont spécialisés en s’équipant d’un matériel performant qui permet de cultiver de très grandes surfaces en proposant simplement aux agriculteurs de louer leurs terres : entre 1.500 et 1.900 euros de l’hectare – alors que le prix de location moyen tourne autour des 250 euros l’hectare – juste pour une mise à disposition. L’agriculteur – mais peut-on encore parler d’agriculture ? – n’a strictement aucun travail à fournir, hormis le labour. Il est certes bien difficile de ne pas céder à pareille offre et ces « agriculteurs » ont, bien entendu, raison financièrement. Ils ont raison sans doute, mais à court terme, car ils renoncent ainsi, dans ces « délices de Capoue », à toute capacité à produire ultérieurement. Nous ne parlons pas seulement du matériel, qu’ils ne possèdent plus et ne savent plus manier, mais surtout des connaissances techniques propres aux cultures et des marchés où ils pourront à nouveau écouler ce qu’ils produisent…

Bien sûr, tous ne cèdent pas aussi facilement et, comme le marché était soutenu ces dernières années, nombre d’entre eux ont investi en matériel et en capacités stockage afin de vendre des pommes de terre, sous contrat avec l’industrie et sur le marché libre. Comme toujours en pareil cas, les mauvaises années succèdent aux bonnes. En 2020, la pandémie de la Covid-19 leur réserva une très mauvaise surprise puisque la demande est, tout simplement, tombée à zéro, ou presque. Eh oui, même au Chili, on n’en voulait plus, de nos frites ! Dans le cadre de la gestion des dégâts économiques liés à la pandémie, le gouvernement wallon a cependant décidé d’aider ces agriculteurs qui avaient spéculé sur le marché libre. Il leur offrit la bagatelle de cinquante euros la tonne, pour un maximum de vingt tonnes par hectare ! Un montant global de dix millions d’euros a ainsi été réservé pour le paiement de ces primes. Dix millions d’euros pour effacer le mauvais souvenir d’une seule saison, sans en tirer apparemment aucune leçon, cela nous fait cher la patate, il faut bien le dire.

N’eut-il pas été plus judicieux d’utiliser une si belle somme pour reconsolider la filière, pour développer des alternatives, pour créer de nouvelles variétés résistantes, pour développer des outils de commercialisation et de transformation qui soient vraiment aux mains des producteurs ? On nous objecte que c’est de la science-fiction alors que ce que demande le marché, c’est de gérer le court terme… Nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler.

Sauver l'agriculture wallonne

Certes, par les temps qui courent, bien audacieux est celui qui se permet de tirer des plans sur la comète. Quelque chose nous dit cependant que les idées défendues, notamment pas Nature & Progrès, pourraient bien alimenter, chaque jour un peu plus, la résilience agricole de notre belle Wallonie. Faisons le point.

D’abord et en ce qui concerne la betterave, cessons de produire ce bête sucre raffiné qui contribue beaucoup trop à la pandémie mondiale d’obésité, comme nous le faisons depuis des dizaines d’années, dans des usines presque aussi vieillottes que nos centrales nucléaires. Bien sûr, il en restera toujours pour se demander ce qu’ils vont bien pouvoir mettre dans leur café… La sucrerie, en projet à Seneffe, apporterait certainement un plus car ce serait un outil performant totalement aux mains de ses agriculteurs-coopérateurs. Encore faudrait-il qu’elle suive la demande des consommateurs, et non celle des marchés internationaux, et qu’elle innove en proposant des produits respectueux de l’environnement et de la santé des gens. Car qui peut vraiment m’expliquer ce qu’on attend, en Wallonie, pour développer enfin un sucre biologique ?

Quant à nos pommes de terre et n’en déplaise à nos amis chiliens, stoppons une fois pour toutes l’exportations vers l’autre bout du monde où l’on est aussi capable d’en cultiver – la pomme de terre n’est-elle pas originaire… des Andes ? – ou de trouver des produits de substitution tout aussi intéressants. Développons plutôt nos propres variétés goûteuses, nos propres patates d’exception, afin que le marché privilégie la qualité plutôt que la quantité. Rappelons ici que la Wallonie dispose d’un centre de sélection variétale très performant. Malheureusement, si on n’y met pas plus de moyens humains, les centres de recherche étrangers – hollandais, entre autres – ne tarderont pas à prendre le dessus en matière de création variétale. Encore une valeur ajoutée qui foutra le camp hors de notre belle Wallonie !

Terminons par quelques propositions simples visant à éloigner l’agriculture wallonne du spectre de la faillite. Commençons par produire l’effort intellectuel qui permette de penser ensemble agriculture et alimentation, plutôt que de prodiguer des soins, chaque jour qui passe un peu plus palliatifs, aux rares agriculteurs qui nous restent encore ! Cela peut paraître insensé mais l’agriculture wallonne ne nourrit pas le Wallon, et encore moins le Bruxellois : quelques pourcents à peine de nos blés finissent en farine pour le pain, alors qu’un quart de la production est volatilisé en agrocarburants ! Quant aux légumes qui garnissent les assiettes – quand, heureusement, il y en a -, ils viennent majoritairement d’un peu partout, sauf de nos bonnes terres agricoles. Et il y a plus de fromages étrangers, dans les rayons de nos grands magasins, que de fromages wallons. Ne parlons même pas ici des produits préparés, des pâtes alimentaires aux desserts la majorité, dont la grande majorité est transformée en dehors de notre belle Wallonie. Est-ce manquer de bon sens que de demander la mise en œuvre de politiques qui ramène cette plus-value au plus près de nos agriculteurs ? En tournant le dos, au passage, à tous les pesticides et en développant l’agriculture biologique. En mettant en œuvre la campagne Vers une Wallonie sans pesticides qui propose de basculer vers les alternatives l’ensemble des moyens encore alloués pour la recherche et le développement des pesticides ? Ces propositions seraient-elles, à ce point, insensées ?

Recommencer aussi à cultiver dans le respect du sol – nous ne cesserons jamais de le marteler -, en allongeant les rotations et en remettant de la biodiversité dans nos campagnes. Jamais les insectes auxiliaires ne se multiplieront sur des betteraves traitées avec des néonicotinoïdes. Mais ils le feront volontiers sur les plantes sauvages qui devraient entourer et parsemer tous nos champs wallons, où qu’ils se trouvent et quoi qu’on y cultive, pourvu que ce soit en bio. Ce n’est enfin qu’en remorcelant les parcelles et en y réimplantant haies et bocages que la diversité des cultures participera à la sauvegarde de la biodiversité. Encore une vérité qui dérange, comme disait l’autre…

Transition agricole ?

La conclusion de tout ceci est assez simple à tirer : l’agrochimie industrielle – outre le fait qu’elle utilise énormément de pesticides dangereux pour l’homme et pour l’environnement – met sur le marché de grandes quantités de produits extrêmement transformés – sucre blanc, chips – dont la consommation massive pose – avec l’épidémie galopante d’obésité, notamment – de graves problèmes de santé publique à l’échelle mondiale. Elle ne peut plus feindre d’ignorer longtemps pareille évidence… Le consommateur d’aujourd’hui demande, tout au contraire, des produits de grande qualité appropriés à la spécificité de son alimentation individuelle. La voie qu’empruntera nécessairement la transition agricole semble donc toute tracée, en dépit du combat d’arrière-garde mené par les lobbies productivistes qui font encore la PAC européenne…