Comment apprendre à bien habiter léger ?

Un crowdfunding très encourageant vient de donner à l’asbl B.A. Bois les moyens de pouvoir enfin fonctionner dans le cadre qui lui convient. C’est une belle réussite pour cette association qui offre aujourd’hui des garanties techniques sérieuses à tous ceux qui veulent tenter l’aventure de l’habitat léger.

Par Dominique Parizel et Hamadou Kandé

Introduction

La tiny house s’avance comme un des plus fiers symboles de l’habitat léger mais le risque est, aujourd’hui, de trouver sur le marché des réalisations d’origine incertaine, faites avec des matériaux pas du tout écologiques, des produits finis écoulés tels quels sans la moindre information prodiguée au futur habitant. Imposer un minimum de critères éthiques et de transparence au business en développement de l’habitat léger ne sera donc pas superflu et la tiny house, pour ne parler que d’elle, sera immanquablement appelée à faire un jour toute la clarté sur les matériaux qui la composent…

Fidèle à ses principes généraux d’autoproduction – son propre jardin, son propre habitat… -, Nature & Progrès a donc tout naturellement cherché à savoir quels acteurs voyaient dans le léger un facteur d’émancipation sociale de l’habitant plutôt qu’un ordinaire marché de « clé sur porte ». Nous nous sommes donc tournés vers l’asbl B.A. Bois, déjà très active lors du dernier salon Valériane. A ses yeux, point de qualité possible de l’habitat sans une formation adéquate de l’habitant par le biais de l’auto-construction.

« Les heures passées par l’auto-constructeur sur son propre projet n’entrent évidemment jamais dans un budget, explique d’emblée Nicolas Van Moer, mais si ces heures sont budgétairement neutres, c’est aussi parce que, dans notre esprit, nous les comptons comme du temps passé à se former. Or, en général, les gens acceptent toujours de payer pour apprendre. Nous, nous leur proposons d’être formés en travaillant à leur propre habitation… »

Genèse et fonctionnement de l’atelier B.A. Bois

B.A. Bois est une association, en phase de construction depuis un an et demi environ, qui souhaite mutualiser compétences, énergies et moyens, en matière d’habitat léger, notamment en ce qui concerne le matériel… Ils sont principalement deux à l’animer au quotidien : Renaud Geeraerts, un assistant social qui a rencontré ce type d’habitat en voyageant, et Nicolas Van Moer, un menuisier-charpentier très intéressé par toutes les solutions d’habitats itinérants utilisées notamment dans le monde du cirque…

« Je voulais absolument aider Renaud à construire sa propre tiny house, dit Nicolas. Ensuite, nous avons vite conclu qu’il serait intéressant de mettre cette expérience à profit pour réaliser des fascicules explicatifs ou des capsules vidéo, ou même carrément un manuel destiné aux auto-constructeurs. L’idée d’un atelier a très vite suivi – car c’est beaucoup plus confortable de travailler en atelier – afin d’accueillir les candidats constructeurs de tiny houses car, même quand on veut bien faire en vidéo, il est carrément impossible de montrer toutes les difficultés qui peuvent surgir sur ce genre de chantier… »

La création de l’asbl B.A. Bois n’a donc pas traîné ; elle développe ses activités sur trois axes différents :

– un axe de formation permettant de s’initier l’espace d’une journée, par exemple : découverte de la théorie de base, le matin, et travaux pratiques sur maquette, l’après-midi… La maquette peut même, le cas échéant, être un chantier en cours et tout le monde y trouve ainsi son compte : le constructeur gagne une aide providentielle et le coût de la formation peut ainsi être réduit puisque l’association épargne les matériaux d’une maquette qui ne servira de toute façon à rien par la suite… Ceux qui viennent se former bénéficient des conditions réelles et des vraies difficultés de vrais projets : une formation n’est donc jamais exactement l’autre et n’en est donc que d’autant plus intéressante…

« Notre vraie spécialité est d’être facilitateurs pour l’habitat auto-construit, léger et nomade, précise Nicolas Van Moer. Nous ne nous lançons donc pas dans les « kerterres » ni dans les yourtes, par exemple. Etant menuisier-charpentier, les structures en bois et l’isolation qui les accompagnent sont clairement ce que je maîtrise le mieux. Nous nous orientons parfois vers du métal pour certaines parties, à condition que cela soit cohérent. Un conteneur, par exemple, ne nous semble pas très cohérent dans la mesure où l’isolation notamment y est très compliquée à réaliser… »

– l’atelier, en lui-même, est un autre axe de travail important de B.A. Bois. En cours de déménagement depuis la réussite du crowdfunding, il comprend tout ce qui est nécessaire pour travailler confortablement – « il y a toujours toutes les vis qu’il faut, même le dimanche, s’amuse Nicolas ! » – et à l’abri : équipement et outillage nécessaires, échafaudages compris, sont donc mis à disposition des porteurs de projets pendant toute la durée de leur chantier…

« Nous leur louons l’espace et le matériel nécessaires le temps que dure leur construction, explique Nicolas, pour qu’il ne pèse aucune contrainte extérieure sur leur travail. Néanmoins, si l’atelier tourne sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, cette location sera d’autant moins chère, raison pour laquelle nous conseillons quand même aux porteurs de projets de grouper autant que possible leurs périodes de travail… C’est aussi quand ils sont bien concentrés sur leur projet que les gens sont le plus efficaces. Notre association pourra donner toute son ampleur à cet encadrement lorsqu’il répondra enfin au rendez-vous que lui donne la demande… »

– le troisième axe de B.A. Bois est celui de l’accompagnement des projets. Trois étapes sont prévues. Les candidats constructeurs arrêtent quand ils veulent mais une nouvelle étape ne peut être abordée que si la précédente est terminée. Ces étapes sont :

  1. l’étude du projet où l’idée est de discuter et d’analyser le projet, en deux demi-journées.

« La première est consacrée au débroussaillage et au conseil, précise Nicolas Van Moer. Nous abordons, par exemple, la question de la mobilité : un châssis de quatre mille euros n’est pas utile si le projet est de ne jamais bouger ? Nous laissons ensuite une période de réflexion aux gens, puis la deuxième demi-journée est consacrée à la mise sur papier du projet : taille, matériaux, budget, emplacement des fenêtres, type de remorque, etc. Si le temps le permet, nous commençons même à le dessiner en trois dimensions… »

  1. la première étape une fois terminée, la conception technique du projet peut être abordée.

« Un programme de dessins spécialisé en charpentes et structures propose toutes les listes de commandes et tous les plans, explique Nicolas, ainsi qu’un dessin précis de toutes les pièces qui seront nécessaires. Le dossier technique permet aussi de fournir un calcul exact de la masse de la tiny house et de son centre de gravité, ce qui sera indispensable si elle doit prendre la route. Un devis peut enfin être établi pour tous les matériaux qui interviennent dans le projet. B.A. Bois a des accords avec certains fournisseurs de confiance dont peuvent profiter les porteurs de projets ; passer par notre intermédiaire fonctionne donc un peu comme un groupe d’achats communs. Ce n’est évidemment en rien une obligation mais s’ils souhaitent que B.A. Bois gère les commandes qui les concernent, c’est évidemment avec ces fournisseurs-là uniquement que nous travaillons… »

  1. un accompagnement journalier de la construction proprement dite peut enfin être proposé mais seulement dans l’atelier de B.A. Bois où toute l’infrastructure et l’outillage nécessaires sont présents en permanence.

« Il s’avère plus rentable pour tout le monde de déplacer les gens plutôt que les outils et les matériaux, constate Nicolas Van Moer… Un planning de construction cohérent est donc proposé, poste par poste, sur base du dossier technique qui a permis une visualisation préalable des principales difficultés. Nous y intégrons l’accompagnement, en essayant d’intervenir le moins possible mais à des étapes-clés de chaque poste, afin de montrer aux gens comment faire, puis de vérifier si tout est correctement réalisé et de garantir évidemment un résultat final satisfaisant. Le temps nécessaire au travail dépend bien sûr de la façon de faire et de la disponibilité des uns et des autres, nous nous efforçons toutefois de beaucoup discuter avant de commencer afin de donner une estimation. Mais cela reste une estimation… Nous nous efforçons aussi de penser les différentes étapes de la construction pour rendre le travail aussi systématique que possible : une journée sera, par exemple, consacrée à découper tous les bois, plutôt que de découper chaque fois que c’est nécessaire… C’est aussi la solution la plus efficace pour apprendre à utiliser une machine : mieux vaut s’en imprégner intensivement une journée entière qu’occasionnellement, par-ci par-là, sans trop se souvenir de ce qu’on a fait la fois précédente… Et, comme nous ne sommes pas non plus experts en tout, s’il faut de la plomberie, nous prévoyons un plombier, et s’il faut de l’électricité, nous prévoyons un électricien… »

Premiers retours d’expérience

« Bien sûr, les gens viennent chez nous pour construire et apprendre des choses en construisant, constate Nicolas Van Moer. Ils ne sortent pas de chez nous menuisiers spécialisés. Donc, s’il faut, par exemple, faire une entaille dans un bois, nous nous bornons à proposer une façon de faire, même si d’autres solutions sont envisageables… En termes de conception, certaines propositions reviennent régulièrement mais c’est aussi ce qui nous permet d’être de bon conseil : nous proposons, par exemple, trois types de bardages en bois qui nous permettent de moduler le poids ou le prix. La pose, quant à elle, se fera toujours de la même manière, ou presque… Le bois, et l’isolation qui l’accompagne, nous paraît une solution intéressante car il n’offre que des avantages, hormis le fait qu’il est un peu plus lourd que d’autres matériaux. Son déphasage thermique est très intéressant, sachant qu’on s’isole beaucoup plus souvent du chaud, en été, que du froid, en hiver, dans ces petits volumes où le défi est plutôt de trouver le moyen de chauffage adapté. Dans l’idée de l’auto-construction, le bois est aussi le matériau, par excellence, qui est facile à découper et qui offre donc les meilleures garanties d’une isolation bien faite par celui qui n’est pas professionnel. De plus, la réglementation, par exemple, qui permet de rouler sur une route est la même pour toutes les tiny houses. La gamme des compromis n’est donc pas infinie et impose ipso facto une certaine forme de standardisation…

Nous privilégions bien sûr des matériaux locaux qui offrent vraiment très peu de désavantages et si nous sommes amenés à faire d’autres choix – utiliser, pour une question de poids, du cèdre pour le bardage plutôt qu’un mélèze belge de Rochefort -, nous prenons d’office un bois labellisé FSC – un cèdre du Canada, en l’occurrence. Pour les châssis, on optera pour un chêne, wallon ou français, mais le mieux c’est évidemment d’en récupérer qui soient encore en bon état… La récupe, au niveau écologique, c’est du zéro déchet ! De plus, nous profitons ainsi du fait qu’ils soient démontés pour les poncer entièrement, refaire les joints et remettre une peinture en atelier. C’est donc une vraie deuxième vie qui commence sans débourser un sou, moyennant seulement un tout petit peu d’huile de coude… La paille, malheureusement, est un matériau assez lourd car il faut la condenser très fort mais elle est très intéressante en termes de déphasage thermique… »

A la portée de tous, l’habitat léger ?

« Si on veut bien faire les choses, conclut Nicolas Van Moer, l’auto-construction peut être rendue plus accessible mais certainement jamais gratuite car elle doit aussi reposer sur une garantie de qualité. Et cette garantie est précisément notre métier, reposant en ce qui nous concerne sur la bonne conception et sur le travail en atelier. La tiny house, quant à elle, pose en modèle réduit tous les problèmes du bâtiment classique dont elle n’est, au fond, qu’une grosse maquette ; on y trouve presqu’autant de châssis que sur une petite maison, les finitions et les coins sont les mêmes, et c’est toujours là que les problèmes se posent… Ce qu’il y a en moins, c’est le remplissage, c’est-à-dire ce qui va le plus vite et est le moins compliqué. On n’y trouve évidemment pas de fondations mais, pour partir en vacances, on préférera quand même la bonne vieille caravane. Et, pour voyager longtemps, on conseillera plutôt d’aménager un vrai camion… La tiny house est pensée pour bouger une fois ou deux par an, ce que ne font même pas la plupart des gens qui en habitent parce qu’ils n’ont jamais la puissante bagnole capable de la tirer…

Bien sûr, il y a une philosophie là-derrière : la possibilité de travailler moins parce qu’on ne s’est pas mis un emprunt à vie sur le dos. Et si on travaille moins, on dégage aussi du temps pour faire, par exemple, un potager ou mieux élever ses enfants… Toutes choses qu’on doit, de toute façon, payer avec le salaire qu’on perçoit quand on travaille à temps plein. Il y a donc une recherche générale de sens, en plus du bâtiment lui-même. C’est une volonté générale de réduire et de maîtriser ses besoins dans laquelle s’intègre la démarche de l’habitat léger. L’habitat léger, avec tout ce qu’il rend possible, peut donc être envisagé dans le long terme, en le réfléchissant en fonction de la personne, de ses besoins et de ses envies… »

Atelier B.A. Bois asbl
Nicolas Van Moer
0472/30.50.29

« OK boomer » : deux mots valent mieux qu’un long discours

Il aura fallu quelques semaines à l’expression “Ok boomer” pour passer du monde anglo-saxon au monde francophone. Ces deux mots, lancés à un interlocuteur né au moment du baby-boom (1945-1965), signifient en quelque sorte “cause toujours”. On peut trouver cette expression géniale, ironique, bien envoyée ou, au contraire, offensante, inappropriée, injuste. Je pense qu’elle est la condensation parfaite d’une fracture générationnelle plus lourde qu’on veut bien le croire. Analysé ici depuis l’angle des enjeux écologiques et de façon provocatrice, ce “ok boomer” sonne le glas d’une vision du monde illusoire et aussi d’une certaine écologie « à la papa ».

Par Guillaume Lohest

Introduction

Début novembre 2019, lors d’une session parlementaire en Nouvelle-Zélande, Chloe Swarbrick, une jeune députée de vingt-cinq ans, est interrompue dans son intervention par un homme plus âgé. Elle est en train d’interpeller l’assemblée sur le changement climatique. “Nous sommes responsables et nous devons nous montrer responsables. Monsieur le Président, combien de dirigeants mondiaux étaient au courant de ce qui se passait et de ce qui allait se passer mais ont décidé qu’il était politiquement plus opportun de glisser cela sous le tapis ? Ma génération et les générations futures n’ont pas ce luxe. En 2050, j’aurai 56 ans. Aujourd’hui, la moyenne d’âge de ce parlement est de 49 ans.” À ce moment, des récriminations s’élèvent. Un homme d’un certain âge tente de l’interrompre. La députée lance alors un bref “OK boomer”. Puis elle poursuit. “Les institutions politiques actuelles ont prouvé qu’elles étaient incompétentes à penser autrement qu’à court terme. Le changement est si régulièrement sacrifié au bénéfice du pouvoir. Les slogans sont faciles mais il est difficile d’agir. Le changement climatique ne peut plus être sacrifié pour des commodités politiques. Le changement climatique est une vérité profondément dérangeante.

OK boomer” signifie simplement : “Ok, baby-boomer”. Il s’agit d’un mème, c’est-à-dire une petite phrase virale sur Internet, qui s’est popularisé dès 2018 et dont la diffusion a explosé en novembre 2019, suite à son utilisation en live par Chloe Swarbrick. L’expression renvoie celui qui parle à son appartenance à la génération née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, entre 1945 et 1965. Elle veut dire, en quelque sorte : “cause toujours, c’est facile de penser ce que tu penses quand on appartient à cette génération”. Mais, et c’est là l’essentiel, elle ne le dit pas vraiment, elle ne prend pas la peine de l’expliciter. Par ces deux mots, les jeunes générations refusent de perdre davantage de temps à expliquer pourquoi les leçons de morale ou les conseils – par exemple, les récriminations face à l’urgence climatique – sont illégitimes et ridicules quand elles sortent de la bouche d’un baby-boomer. Ce faisant, elles mettent cette génération en situation de faire son propre examen de conscience.

Vie d'une génération, mort d’un monde

Chère lectrice, cher lecteur, si tu es un baby-boomer, ne prends pas ce qui va suivre personnellement. D’autant moins, sans doute, qu’en étant membre d’une association pionnière en agriculture et en jardinage biologiques, tu fais partie d’une minorité agissante à qui on peut difficilement reprocher d’être restée les bras ballants. Toutefois, si ce n’est pas personnel, c’est donc générationnel. Il te faudra au moins accepter cela : ton appartenance à la génération de la croissance, de l’explosion de la production et de la consommation. Pour prendre une image : les boomers ont généralisé le frigo, l’ont rempli au maximum, et ont presque tout mangé à eux seuls, le temps d’une vie.

Rappelons-nous ces célèbres courbes qui décrivent la “grande accélération”, autrement dit cette période qui débute vers 1945 et s’achève de nos jours, période au cours de laquelle tous les indicateurs s’envolent à l’exponentielle : la production, la consommation, la construction d’infrastructures, les investissements, et aussi les pollutions, les émissions de CO2, le déclin de la biodiversité et la ponction sur les ressources. Cette tranche temporelle correspond exactement à la vie de la génération des baby-boomers. Et, à en croire les projections du Club de Rome dans son rapport de 1972 mais surtout vu la réalité de l’épuisement des ressources et du ralentissement de l’économie mondiale, ainsi que l’inéluctable réchauffement climatique catastrophique qui se profile, tout porte à croire que cette période de croissance stable sur une terre encore globalement habitable sera définitivement terminée endéans les dix ans. La formule est choc mais assumons-la : la durée de vie d’une seule génération aura détruit les écosystèmes et les ressources communes nécessaires aux générations à venir.

Rien à voir avec l’âge !

Certaines personnes visées par ce “Ok boomer” considèrent qu’il s’agit d’un argument insupportable car il renverrait la personne à son âge. C’est le cas du philosophe Raphaël Enthoven, qui s’insurge sur Twitter : “Comment brandir comme une vertu en soi le fait (hautement provisoire) d’être jeune ? Contrairement à l’assignation religieuse, aux pratiques sexuelles ou à la couleur de la peau, la jeunesse n’a aucune chance de dure. (1)” Ce à quoi de nombreux internautes lui répondent qu’il n’a absolument rien compris. “Boomer ne vise pas «les vieux» en général mais la génération née après la guerre et qui a connu la croissance, le plein emploi, la libération sexuelle avant le sida et les dernières heures de gloire de la retraite, tout en participant à la destruction de la planète. En un mot : la génération épargnée, entre les générations sacrifiées des guerres mondiales, et celles qui vont devoir payer l’effondrement du système économique et de l’écosystème. Le boomer, donc, pourrait parfois faire preuve de plus de bienveillance lorsque la génération suivante s’exprime (2).

Alors, est-ce de l’âgisme, c’est-à-dire une discrimination du propos reposant sur une critique de l’âge de la personne – comme on parle de racisme ? Bien sûr que non. “Ok boomer” n’a rien à voir avec le fait que les personnes aient cinquante, soixante ou septante ans en soi. L’expression renvoie à une cohorte démographique. Ce qui est en cause n’est pas l’âge, répétons-le, mais le modèle de société et le type de discours portés par une génération. Le fait qu’elle ait aujourd’hui entre cinquante et septante ans n’est que la conséquence du temps qui passe. Il eut d’ailleurs été heureux que, dès les années septante, les premières alertes écologiques fussent mieux entendues par cette même génération, alors dans la fleur de l’âge.

Un antagonisme générationnel

Lisant ceci, chère boomeuse, cher boomer, tu continues sans doute à te demander si tu es visé.e ? Comment démêler l’appartenance à une génération d’une identité personnelle ? Comment comprendre cette réplique expéditive, ce “cause toujours”, si on ne sait pas exactement ce qu’il reproche et à qui précisément ? Justement : il ne s’agit pas d’un reproche ou d’un jugement sur des personnes mais du refus, de l’invalidation, de la mise sous silence d’un certain type de discours et d’attitudes très profondément installées. En particulier, la posture condescendante du donneur de leçons. Quand un torrent de critiques s’abat sur Greta Thunberg et sur les jeunes qui marchent pour le climat, sous prétexte qu’ils sont dans une écologie de l’urgence, de la peur, de la naïveté, dans du catastrophisme, etc., “Ok boomer” ne veut pas dire “ce que vous dites n’est pas vrai”. C’est plus profond que cela. “Ok boomer” signifie plutôt : “toutes les raisons, toute la vision du monde, toute l’expérience qui sous-tendent plus ou moins consciemment votre critique – ou vos conseils, ou vos nuances – reposent sur une pure illusion. Pourquoi ? Parce que tout ce que vous considérez comme normal et raisonnable est en fait anormal et insensé ; votre vie est inscrite dans une exceptionnelle parenthèse historique qui est en train de se refermer.

Pour mieux comprendre ce qui est en jeu, le rapport entre ce qui est en cause et qui est en cause, établissons une analogie avec ce qu’on appelle la lutte des classes. Ce concept n’a jamais signifié que tous les ouvriers étaient des anges et tous les bourgeois des salauds. Certains bourgeois peuvent prendre la défense des intérêts des ouvriers, et certains ouvriers accepter sans broncher la domination bourgeoise. Il n’en demeure pas moins qu’il y a une pertinence du concept de lutte des classes. Eh bien, on peut dire la même chose de la “lutte des générations” que suggère l’expression “Ok boomer”. Elle instaure un antagonisme entre des visions du monde liées aux caractéristiques du moment durant lequel elles émergent.

Boomer : un idéal-type

Je détaille. De quoi est faite cette posture, cette vision du monde propre au boomer ? En schématisant – à peine -, on pourrait dire qu’elle repose sur l’idée que demain sera meilleur qu’aujourd’hui si l’on agit en “bon père de famille”. Et c’est sur ce point que porte le cœur de la critique : le rapport au temps du boomer est complètement détraqué, complètement noyé dans une illusion. C’est parce qu’il a baigné dans l’idéologie des trente glorieuses, dans cette idée que l’histoire avançait vers un progrès, que les démocraties atteignaient un point d’équilibre, que la vie était une accumulation d’expériences et d’argent, que l’on pouvait toujours trouver des solutions et corriger nos erreurs, ou les erreurs du marché, en inventant par exemple la sécurité sociale pour plus d’égalité, ou en obtenant des avancées législatives pour plus d’écologie, ou encore en mettant au point des technologies plus “vertes”, en adoptant des gestes “écoresponsables”…

Bref, c’est parce qu’il est teinté plus ou moins consciemment de cet imaginaire-là que son regard sur les grands enjeux écologiques est complètement inadapté. Car ces grands enjeux – climat, biodiversité, épuisement des ressources – sont marqués du sceau de la rupture, du point de bascule vers des catastrophes irréversibles. Les grands enjeux écologiques brisent la ligne de l’histoire, quand le boomer continue de voir l’histoire comme une continuation de son monde illusoire. Pour être un peu plus concret, disons enfin que les conditions matérielles d’existence du boomer – sa maison remboursée depuis longtemps, son livret d’épargne, sa pension assurée, son éventuel petit appartement de rapport – l’aident à poser sur les rapports du GIEC un regard plus serein – ou plus distrait. Les millenials et la génération Z ne se font, quant à eux, aucune illusion sur le fait qu’ils ne pourront plus bénéficier de cette situation exceptionnelle.

Il s’agit là d’un schéma, ce qu’on appelle en sociologie un idéal-type. Cela signifie qu’au fond, cette attitude n’est pas strictement réservée aux baby-boomers. Des personnes nées avant 1945 ou après 1965 peuvent être également imprégnées de cette vision du monde, avoir hérité d’un confort matériel conséquent et prodiguer des conseils insupportables à tous ceux qu’ils estiment trop idéalistes, trop naïfs, trop radicaux, trop ceci, pas assez cela. Il n’empêche que cette vision du monde et la condescendance qu’elle entraîne sont concomitantes avec la génération des boomers.

Trois nuances de boomer

Jusqu’où porte cette critique ? Concerne-t-elle uniquement les vieux messieurs climatosceptiques et anti-Greta Thunberg – et par extension, les petites résonances inavouables en chacun de nous de cette attitude extrême ? Je ne le pense pas. Car ce n’est pas seulement le contenu des idées qui est visé mais plus largement la manière d’être : le rapport au temps, aux autres, au monde. Aussi, à gros traits, je propose ici trois profils de boomers opposés dans leurs visions politiques mais qui ont en commun cette condescendance générationnelle de ceux qui ont une situation, un point de vue sûr de lui, qui refuse d’être mis en cause :

– le climatosceptique caricatural, disons Donald Trump ou n’importe quel autre homme plutôt riche qui considère que le réchauffement climatique est une préoccupation non pertinente. Le slogan de ce boomer de type 1, marqué par le déni et la mégalomanie, pourrait être “laissez-moi continuer à vivre sans me soucier de l’avenir des enfants des autres.

– le libéral responsable, comme les philosophes Pascal Bruckner et Raphaël Enthoven : celui-là ne nie pas les problèmes écologiques mais il ne les regarde que comme des données périphériques qui n’entament pas son logiciel de pensée. Il a lu des articles et des rapports, mais il ne les digère pas. Ce boomer de type 2 est, de loin, le plus répandu et le plus agaçant car il est bavard et très sûr de son fait. Pensant avoir compris les enjeux de l’époque, il se donne un droit permanent à parler de la bonne façon d’envisager l’avenir car il a tiré les leçons de mai 68. Il sermonne les jeunes catastrophistes. Il pense que c’est le propre de la jeunesse d’être agitée, intransigeante et idéaliste. Il peut être virulent car il est intelligent : il perçoit et il devine – sans l’accepter – qu’il est à côté de la plaque. Et cela l’enrage.

– le parfait consommateur durable, que certains n’hésiteront pas à appeler le « bobo », constitue le boomer de type 3 : celui qui s’ignore ! Fraîchement pensionné, sa maison entièrement rénovée avec des matériaux écologiques, recouverte de panneaux photovoltaïques et achalandée de légumes biologiques, il prend le train et participe aux marches pour le climat avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il trouve les jeunes formidables et il se dit qu’enfin, ça y est, ils vont changer le monde. Il ne se rend pas compte que sa perfection écologique est cosmétique, que son empreinte sur la planète reste supérieure à celle d’un travailleur pauvre pas du tout écolo, et que sa panoplie d’actes et de matériel “verts” est totalement hors d’atteinte – et hors de prix – pour les générations qui le suivent. Il sert d’exemple, il se veut bienveillant, il fait parfois du yoga et se réjouit de la reconnexion à la nature. La nuit, il dort bien, sur son matelas naturel à trois mille euros. En l’observant, les jeunes qui sont dans le même GAC que lui bavent d’envie, et de jalousie, face à cette vie saine et harmonieuse qu’ils n’auront jamais. Sa joie tranquille est littéralement insoutenable.

Se défendant, il s’enfonce

Chère boomeuse, cher boomer, je provoque et vous bouillonnez peut-être. Vous n’êtes pas les seuls. En me promenant sur la twittosphère, j’ai relevé l’arsenal argumentatif développé par les boomers. Ils avancent ceci, en vrac, pour leur défense : que leur enfance fut plus dure que la nôtre, que les progrès de la médecine rendent nos générations encore plus chanceuses, que les statistiques montrent que les jeunes consomment davantage et encore moins durable qu’eux, qu’il est incohérent de vouloir sauver la planète et garder son smartphone, qu’il y a toujours eu des prophètes de malheur et qu’on s’en est toujours sortis, qu’ils ont construit une société prospère et pacifiée quand les jeunes générations, elles, n’ont eu qu’à la recevoir toute faite, etc. Bref : ils ne sont pas parfaits mais leurs descendants sont encore bien pires, ces éternels adolescents collés à leurs écrans du matin au soir !

Le propre de cet argumentaire est de s’autodétruire tout seul. Chaque récrimination sonne comme une preuve supplémentaire que cette génération refuse de se remettre en question, refuse de comprendre qu’il ne s’agit pas de traquer les vertus individuelles des uns et des autres mais de mettre à nu la péremption d’un modèle de société péremptoire. Au fond, on attendrait du boomer qu’il cesse de se justifier individuellement pour observer collectivement, avec nous, que la ligne du temps s’est brisée et qu’il n’y aura pas de continuation de son monde. On attendrait du boomer qu’il se laisse sidérer par l’impasse collective de sa société. Toute parole qu’il profère pour tenter de se rassurer, pour comparer notre jeunesse à la sienne, pour nous conseiller, tant qu’elle nie cette sidération face à un horizon bouché de toutes parts, ne mérite pas d’autre réponse que : ok boomer.

Aussi un déchirement

Dernière précision, si tout ceci vous rend amer et semble faire de nous des mauvais fils et des mauvaises filles. Dans “ok boomer”, il y a aussi de la douceur, la familiarité de l’enfant qui parle à ses parents. C’est la reconnaissance, en un seul mouvement expéditif, de tout ce qui nous a été donné. Il y a donc bien sûr de la gratitude. Notre aveu est complet : mis à part cette conscience déchirante, nous sommes faits du même monde puisque vous nous y avez élevés. Notre révolte est donc aussi une blessure : ce monde que vous nous avez transmis, cela crève les yeux qu’il est définitivement non renouvelable, mais cela nous crève aussi le cœur car c’est le nôtre, notre berceau, nous en profitons sans cesse et, quoi qu’on dise, nous en aimons, comme vous, bien des aspects. Bien davantage même que ce que nous nous avouons à nous-mêmes…

Ainsi, cette expression n’est pas seulement un “mème” subtil et drôle, un buzz, un bon mot, un trait d’esprit habile et léger. Elle dit, en creux, une fracture générationnelle douloureuse et polémique, chargée d’émotions contradictoires, qui mérite d’être décrite si l’on souhaite cesser de s’illusionner sur l’avenir et sur les changements à opérer. Quant à cet article, il n’est pas certain qu’il puisse atteindre son objectif. Peut-être est-il vraiment impossible pour un boomer de se désaxer de son point de vue pour tenter d’adopter, un instant, le nôtre. Dans ce cas, l’expression est d’autant plus nécessaire, inexplicable et donc irremplaçable. Avec leurs nuances de cynisme, d’humour, de lassitude et de tendresse, ces deux petits mots seront toujours plus puissants qu’un long discours. En outre, je suis sûr que vous allez me dire qu’il ne faut pas opposer les générations, qu’il faut rester unis et affronter ensemble les défis de demain. Ok, boomer.

(1) Tweet de Raphaël Enthoven, le 28 novembre 2019.

(2) Double tweet de Pierre Monégier, le 28 novembre 2019.

Bio et santé : à défaut de preuves, des signes probants

Manger bio est-il un atout décisif pour la santé ? Chez Nature & Progrès, le simple bon sens nous pousse très souvent à répondre par un « oui » franc et résolu. Il suffit de penser à la quasi-absence de résidus de pesticides dans les aliments labellisés bio. La réponse mérite toutefois quelques nuances qu’il est bon de connaître pour éviter de sombrer dans la naïveté ou dans le dogme.

Par Philippe Lamotte

Introduction

Manger bio, c’est prendre soin de sa santé. En Belgique comme ailleurs, pas un seul tenancier d’enseigne bio – sans parler du consommateur – ne serait prêt à remettre en question une telle affirmation. Ne parlons même pas des militants associatifs… Le problème est que, face aux sceptiques – il y en a dans tous les domaines… -, il faut parfois se barder de preuves ou, à tout le moins, d’indications scientifiques suffisamment probantes pour appuyer le propos. Et là, ça coince…

Modèle de société, aliment de qualité ?

Pourquoi cela coince ? On peut relever plusieurs raisons, sans qu’elles soient nécessairement exhaustives. D’abord, le secteur bio n’a vraiment décollé qu’assez récemment. Dans ce sens, peut-être n’a-t-il longtemps suscité de l’intérêt – en tout cas sur sa facette « santé » pour l’homme, au-delà de la « santé » de l’environnement – que dans des cénacles assez restreints et déjà convaincus. Deuxième raison possible : le débat sur bio et santé est parfois obscurci par des positionnements politiques ou idéologiques un peu rigides. Avouons-le : lorsqu’on défend la bio comme un modèle de société pertinent pour les relations producteurs/consommateurs, on est plutôt enclin, dans le foisonnement d’informations qui circulent, à accorder davantage d’attention à celles qui confortent ses convictions et, inversement, à minimiser la portée ou l’intérêt de celles qui les contredisent. C’est de bonne guerre, et c’est loin d’être propre au secteur bio. Tout ce qui fait eau à notre moulin est digne d’intérêt, tout ce qui heurte nos sensibilités est… d’une importance toute relative.

Voilà pourquoi, sans doute, certaines informations reçoivent souvent un large écho dans les milieux bio. Par exemple, le fait que les aliments bio contiennent en général plus d’acides gras polyinsaturés – oméga 3/oméga 6 -, de métabolites dotés de propriétés antioxydantes, de vitamines intéressantes – C, E -, de fibres, de minéraux tels que le fer, le magnésium, le zinc, etc. Voilà pourquoi, en revanche, on accorde souvent moins d’importance au fait que, selon les mêmes sources nutritionnistes, il n’est pas scientifiquement prouvé que tous ces éléments sont présents en quantité suffisamment importante pour avoir un effet positif sur la santé du consommateur. De même, s’il est souvent souligné que les contrôles officiels révèlent la quasi-absence de résidus de pesticides de synthèse dans les aliments bio, il est moins souvent fait état de certaines vérités dérangeantes que des organisations de défense des consommateurs peu complaisantes avec le bio, soulignent à intervalles plus ou moins réguliers.

Les banderilles de Test-Achats

Récemment encore, après avoir cherché les résidus de pesticides dans vingt-huit produits bio transformés vendus en grande surface, Test-Achats a mentionné la présence de fosetyl-Al, interdit dans le bio depuis 2013, et de metalaxyl dans des confitures… Que faisaient là ces produits suspects ? Mystère, sauf à admettre que la parcelle à l’origine du produit concerné ait été soumise aux pesticides répandus sur la parcelle voisine, exploitée d’une façon conventionnelle, ou bien qu’elle ait subi l’influence de résidus chimiques particulièrement résistants à la dégradation naturelle, datant d’avant la certification ? Chaque fois, reconnaissait toutefois Test-achats, les concentrations de ces produits étaient nettement inférieures aux limites admises en agriculture conventionnelle. L’association soulignait aussi le fait qu’il n’y a pas que les pesticides de synthèse qui s’avèrent néfastes pour l’homme ; c’est le cas aussi pour certains pesticides dits « naturels ». Exemple soulevé par l’association de défenses des consommateurs : le Spinosad, un produit mis au point à partir de bactéries insecticides et utilisé dans la protection biologique des fruits et légumes. De même que la roténone, une molécule organique produite naturellement à partir de plantes tropicales, mais interdite depuis 2011 en raison de ses liens avec la maladie de Parkinson.

Enfin, troisième explication à évoquer quant à la difficulté de saisir la question « bio et santé » : l’ampleur de la question. La santé est une matière éminemment complexe à étudier qui, en plus des moyens considérables à mobiliser, doit faire l’objet de nombreuses précautions méthodologiques. Ainsi, l’association statistique entre deux phénomènes ne signifie pas nécessairement qu’ils soient liés par une relation de cause à effet. Exemple : si, en tant que scientifique, j’observe qu’une cohorte de personnes s’alimentant régulièrement en bio souffre moins d’obésité ou d’accidents cardio-vasculaires, je ne peux pas en déduire que c’est nécessairement lié à leur alimentation bio. En effet, ces personnes peuvent très bien avoir développé une hygiène de vie générale qui passe notamment par la pratique régulière d’un sport, l’absence de consommation de tabac, une vie physique et mentale très équilibrée… Bref, une série de comportements dans lesquels la consommation d’aliments bio ne joue qu’un rôle mineur, voire négligeable. Allez donc prouver, parmi ces nombreux facteurs de santé, la part respective jouée par chacun – dont celle des aliments ! En voici une illustration : en 2017, en France, l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) a démontré que le risque d’obésité était inférieur de 62 % chez les hommes grands consommateurs de bio – par rapport aux hommes non-consommateurs de bio – et de 48 % chez les femmes grandes consommatrices d’aliments bio. Mais sans pouvoir affirmer que cette différence, assez impressionnante, était vraiment due aux éléments nutritifs présents, en plus grandes quantités, dans le bio que dans le conventionnel…

Une étude scientifique inhabituelle

L’année suivante, l’Inserm a contourné cet obstacle méthodologique dans une étude sur le lien entre la consommation bio et le développement du cancer. Pour la première fois, une de ses équipes s’est intéressée à une « cohorte » très large de consommateurs – soit soixante-neuf mille personnes s’alimentant en bio !- qu’elle a suivie sur une période assez longue – de 2009 à 2016 ! -, avec la particularité notoire d’avoir neutralisé les biais méthodologiques, liés à la « multi-factorialité » de la santé, évoqués ci-dessus. Les conclusions se sont révélées à l’avantage du bio : entre les consommateurs qui s’alimentaient le plus en produits bio et ceux qui en consommaient le moins, le risque de contracter un cancer différait en moyenne de 25 %. Pour le cancer du sein chez la femme – ménopausée -, la différence était même de 34 % et, pour le lymphome, de 76 %. L’autre résultat de cette étude est d’avoir démontré que les types de cancer observés parmi la population générale concordent avec ceux qui sont observés chez les utilisateurs professionnels de pesticides – agriculteurs, viticulteurs, etc. -, ce qui n’a fait que conforter les chercheurs quant à la validité de leurs résultats.

Ce type de conclusions conforte un constat de bon sens : consommer une alimentation sans pesticides de synthèse revient à réduire le risque de contracter des maladies graves, parmi lesquelles les cancers. Du côté des agences officielles, cette relation n’est pourtant pas aussi claire qu’il y paraît à première vue. Leur position officielle consiste, en effet, à préciser que les résidus de pesticides présents dans l’alimentation conventionnelle sont largement inférieurs aux normes – les LMR, limites maximales de résidus – et, de là, que le risque pour la santé du consommateur avec les aliments non bio est proche de zéro. Sauf que voilà : même divisées par un facteur dix ou cent par rapport aux seuils connus de toxicité – afin d’élargir la protection aux enfants en bas âge et aux adultes en mauvaise santé -, les normes officielles sont parfois davantage le résultat de négociations politiques centrées sur la viabilité économique d’un secteur que le fruit de connaissances scientifiques parfaitement étayées, tournées exclusivement vers la protection du consommateur.

Les nouveaux regards scientifiques

On peut difficilement ignorer, aujourd’hui, que certaines combinaisons de polluants – les « cocktails » – sont suspectées d’être toxiques même si chacun de ces polluants pris isolément s’avère éventuellement inoffensif en très petites quantités. Des toxicologues de plus en plus nombreux estiment carrément que la toxicologie classique n’est plus à même d’évaluer correctement les risques présentés par certains produits, notamment les perturbateurs endocriniens – dont certains pesticides font partie. Rejoints par des acteurs d’autres disciplines de santé – lire l’interview du pédiatre et endocrinologue Pr Jean-Pierre Bourguignon dans Valériane n°126 -, ces toxicologues ont mis en évidence de nouveaux modes de transmission d’effets délétères sur la santé. Pour faire simple : ils ont observé chez la souris de laboratoire que certaines modifications génétiques étaient capables de passer de la grand-mère à ses petites-filles en « sautant » le stade de la mère sous l’action de polluants comme les perturbateurs endocriniens. La suspicion existe qu’il en soit de même chez l’homme. Bref, une voie nouvelle s’est récemment ouverte à la recherche, bousculant l’idée – déjà fragile – de norme telle qu’on l’entendait jusque récemment ou du vieux principe selon lequel « c’est la dose qui fait le poison ».

Voilà qui explique, peut-être, pourquoi tout qui voudrait se faire une opinion sur la relation entre bio et santé, en consultant les sources dites « autorisées » – entendez : officielles – pourrait rester bien sur sa faim. A ce sujet, le contraste qui suit est autant amusant qu’interpellant. Alors qu’en France, en février 2017, le Haut Conseil de la Santé publique déclarait qu’il fallait « privilégier des fruits et légumes cultivés selon des modes de production diminuant l’exposition aux pesticides » – précisant plus loin que « le bio est un mode de production limitant les intrants et constitue à ce titre un moyen de limiter l’exposition aux pesticides » -, en Belgique, le Conseil supérieur de la santé ne faisait, lui, pas la moindre référence explicite, dans ses cinq recommandations alimentaires de base pour la population adulte de juin 2019, aux avantages du bio, se contentant d’un conseil aussi général que « laver toujours et peler si nécessaire les fruits de saison ». Très loin, donc, d’une incitation franche et massive au bio.

Trois questions fréquemment posées

– Y a-t-il beaucoup de pesticides dans les fruits et légumes conventionnels ?

En juin 2019, l’ONG française Générations futures a publié un rapport basé sur six années de données issues de l’administration française chargée de la consommation et de la répression des fraudes quant aux résidus de pesticides retrouvés sur les fruits et légumes consommés dans l’Hexagone. Outre quelques considérations générales, on y trouve une fiche synthétique par fruit ou par légume, remarquablement claire, reprenant à la fois le nombre de cas où des résidus ont été trouvés dans les produits analysés mais aussi le pourcentage de cas où les normes ont été dépassées. A défaut de pouvoir trouver en Belgique une source aussi didactique et disponible pour le grand public, on peut au moins se référer à ces informations françaises pour avoir une idée des végétaux posant le plus de problèmes sur ce plan strictement quantitatif. Ainsi, parmi les fruits les plus contaminés, on trouve les cerises, les ananas, les clémentines, les pamplemousses – à l’inverse des bananes, avocats, prunes, poires…, tous beaucoup moins riches en résidus. Pour les légumes, le signal d’alarme est surtout à tirer à propos des céleris et des haricots, non-écossés, le meilleur bulletin étant accordé aux asperges, brocolis, betteraves, oignons, ail, etc. Avec, bien sûr, toute une série de produits classés entre ces deux extrêmes…

– Les œufs bio sont-ils sûrs ?

En 2008, diverses universités belges jettent un pavé dans la mare. Les œufs bio issus de poules élevées au domicile de particuliers contiennent davantage de dioxines et de PCB – des substances chimiques cancérigènes – que les œufs conventionnels pondus en batterie. Improbable ? Impossible ? L’explication est pourtant simple. Se déplaçant à l’air libre et sur terre battue à l’inverse des poules de batterie, les gallinacés des particuliers courent le risque de consommer divers polluants particulièrement persistants dans certains sols, où ils peuvent être présents de longue date. On sait en effet que, même si la situation générale tend à s’améliorer dans nos régions, la plupart des sols belges contiennent des dioxines issues de l’ensemble des activités de combustion, qu’il s’agisse de simples feux de bois, d’incinérations de déchets ménagers ou de process industriels à vaste échelle. C’est précisément la raison pour laquelle il est recommandé, encore aujourd’hui et particulièrement dans les régions à longue tradition industrielle, de ne pas laisser les poules de jardin manger directement au sol mais bien dans un contenant stable et solide, débarrassé de toute terre. Et, évidemment, de ne pas les laisser s’ébattre sur une parcelle ayant abrité autrefois des remblais d’origine et de qualité douteuses. En 2008, ce genre de cri d’alarme a pu inquiéter un bref moment. Il est vrai que la crise de la dioxine qui, neuf ans plus tôt, avait abouti au massacre de centaines de porcs et de poulets, à la suite d’une contamination massive survenue dans les élevages industriels, s’était déjà un peu effacée des esprits…

Et les mycotoxines ?

Le cas des mycotoxines, notamment des aflatoxines, se situe un peu à part. Il s’agit de métabolites secondaires secrétés par des moisissures qui, pour certaines – il en existe des milliers ! -, peuvent présenter un gros danger pour la santé du consommateur. Certaines sont cancérogènes et mutagènes, d’autres sont dommageables pour le foie, les reins et le système nerveux. On les trouve dans certains fruits mais surtout dans les fruits secs et les céréales. Leur développement est le plus souvent combattu avec des produits fongicides, interdits en agriculture biologique. Certaines études ont suggéré que les mycotoxines étaient plus présentes dans les céréales bio que dans les produits conventionnels en raison de méthodes ou de procédés de récolte et de conservation différents. Toutefois, la rotation des cultures pratiquée dans le bio pourrait réduire ce risque mais cette question reste à trancher. En tout cas, en 2003, l’AFSSA, en France, avait mis en évidence des niveaux de contamination assez variables de produits bio avec les mycotoxines, avec quelques cas de fortes contaminations sans que l’on puisse toutefois dégager de grandes différences avec les produits conventionnels. Selon Denis Lairon, directeur de recherches émérite à l’Inserm, on trouve dorénavant moins de mycotoxines dans les produits bio que dans les produits conventionnels. En France, en tout cas.

Bon sens, prudence et pondération

Que retenir de tout cela ? D’abord un constat général. Même si l’ingestion d’aliments n’est qu’une voie parmi d’autres d’absorption des substances toxiques – pensons à l’inhalation et au contact par la peau, souvent sous-estimés -, le fait que les aliments bio contiennent nettement moins de pesticides que les aliments conventionnels est un élément positif et rassurant. La richesse en éléments nutritifs positifs est un autre atout du bio mais ne constitue pas, à ce stade, une preuve absolue de bienfaits pour la santé. Il faut toutefois éviter de gâcher de tels atouts par d’autres comportements liés à une mauvaise hygiène de vie : manger trop gras ou trop salé, négliger l’exercice physique, voire manger des produits trop transformés – même bio ! Même dans les supérettes bio, on peut trouver des produits très éloignés de l’idée habituelle de produits « naturels », à tel point que leur aspect bio s’en trouve gommé par des désavantages nutritionnels évidents. La diététique est donc une affaire complexe, même débarrassée de toute notion éthique, sociale ou environnementale : pensons à l’huile de palme ou de coco bio…

Quant au caractère prétendument inoffensif de certains traitements bio, il est bon de rappeler que tout est affaire de mesure. Même si le sulfate de cuivre et la bouillie bordelaise sont admis dans l’agriculture biologique, certains maraîchers refusent de les utiliser depuis longtemps ou, alors, en appellent à la prudence et, en tout cas, à des critères très stricts d’arrosage ou de pulvérisation : rythme, époque, dosage… Sous peine d’adopter une posture purement dogmatique, mieux vaut garder un œil vigilant sur tout ce qui pourrait, demain ou après-demain, remettre tous ces éléments en question dans un sens ou dans un autre. Ainsi que le résumait un des auteurs de l’étude sur l’obésité de l’Inserm évoquée plus haut, « la science demande du temps et de la patience. Les objections des sceptiques ne peuvent justifier l’attentisme. Dans un climat morose, prouver que changer son alimentation peut positiver sa santé, c’est intéressant »…

Nous rappellerons aussi que Nature & Progrès met en place différents outils qualitatifs qui permettent aux agriculteurs signataires de sa charte éthique d’aller très au-delà de la bio strictement réglementaire. Le consommateur, quant à lui, doit savoir que la bio n’a jamais eu le projet de satisfaire son ego dans le cadre d’une action qui se limiterait à un simple marketing. L’agriculture biologique a vu le jour pour sauvegarder l’environnement et pour permettre à l’agriculteur de prendre soin du sol qui nous nourrit.

Sources

Qualités et consommation des aliments bio : un grand pas vers l’alimentation durable ? – Denis Lairon, Directeur de recherche émérite Inserm

– Etude NutriNet-Santé (volet Bionutrinet), Inserm 2018

– Jama International Medicine, octobre 2018

– Biowallonie n°21, État de lieux des résidus de pesticides dans les fruits et légumes, Générations futures

Brève histoire de la domestication des céréales

Bon. Quelle est la question ? Toujours globalement la même, sans doute : celle de l’adéquation des denrées que nous mangeons avec les êtres que nous sommes. Et s’il est sans doute possible de disserter longuement sur la seconde partie de la proposition, c’est cependant la première que notre expérience nous rend plus aptes à évoquer. Et si nous sommes souvent bien conscients d’une coévolution entre l’homme et l’animal, notre imaginaire ne nous pousse guère à penser qu’elle fut semblable entre l’homme et les plantes. Et pourtant…

Par Jürg Schuppisser

Introduction

L’industrie agroalimentaire, pour n’évoquer que ses obsessions, rêve aujourd’hui d’une céréale immuable et standardisée dont seraient faits – à l’identique ou presque – tous les pains du monde. Elle aimerait nous faire croire, par conséquent, que la même demi-douzaine de plantes qu’elle cultive intensivement ont existé de toute éternité. Rien n’est évidemment plus faux car la nature, dans sa logique de diversité et de résilience, a prévu tout autre chose…

A l’heure où, par exemple, la culture du grand-épeautre – la céréale historique de Wallonie ! – semble retrouver quelques couleurs, nous devons mieux comprendre qui est vraiment cette plante et en quoi consiste vraiment son caractère local. Bref, qui sont plus généralement ces plantes que les premiers agriculteurs européens emportèrent dans leurs bagages, que leur est-il arrivé et en quoi sont-elles susceptibles d’aider, aujourd’hui encore, une agriculture locale ? Quelle est leur histoire et, surtout, quelle est notre histoire commune ?

Une très, très vieille galette

Dans le contexte du réchauffement post-glaciaire – il y a plus de dix mille ans -, une gigantesque bande limoneuse, nommée « loess« , est déposée par les vents sur notre continent, de la Bretagne à la Pologne et jusqu’en Ukraine, voire au-delà. Sa progressive décalcification par l’infiltration des eaux pluviales réduit petit à petit son acidité. Après plusieurs milliers d’années, la végétation retrouve une nouvelle biodiversité naturelle. En dix mille ans, les sols passent de l’ocre argilo-limoneux aux terres brunes noirâtres (1).

Cinq mille ans plus tard – vers 5.300 avant JC -, les conditions sont réunies pour que des agriculteurs – les populations néolithiques – viennent progressivement s’établir « chez nous ». Sédentaires, ces premières populations pastorales européennes parcourent, étape par étape, environ trois mille kilomètres en trois mille ans – sans Ryanair ! -, riches de l’expérience de plusieurs millénaires de domestication d’animaux d’abord, de plantes sauvages ensuite. Ces pasteurs arrivent principalement de ce qu’on appelait autrefois le Croissant fertile (2). Sur le site de Shubayqa, dans le nord-ouest de la Jordanie actuelle, des archéologues ont retrouvé les traces d’une galette de céréales sauvages confectionnée par des chasseurs-cueilleurs, il y a… 14.400  ans ! Cette découverte est de taille pour comprendre l’évolution des relations entre l’homme et les plantes, et singulièrement les céréales.

Une équipe internationale de l’université de Copenhague y mit au jour un site composé d’une structure ovale avec un trou au milieu ; elle est entourée de pierres soigneusement disposées. L’équipe ne sait pas encore si cette construction était habitée ou si elle servait à autre chose, notamment à des rituels. Mais, en fouillant dans les sédiments elle découvrit des échantillons qui ne correspondent ni à des graines ni à des morceaux de bois carbonisés mais ressemblent plutôt à des miettes… de pain grillé ! Les travaux de datation et les microscopes ultra-modernes montrent que la galette ne provient pas d’une société sédentaire mais de chasseurs-cueilleurs qu’on nomme les Natoufiens, un peuple qui vécut sans doute la transition avec la condition d’agriculteur (3). Confectionnée avant même l’apparition de l’agriculture et des pratiques agricoles, la galette était-elle spéciale et occasionnelle ? A-t-elle déclenché l’envie d’en produire progressivement plus ? A-t-elle contribué à la décision de ces populations de commencer à cultiver des céréales ?

Bernard Ronot, fondateur de Graines de Noéwww.graines-de-noe.org – qui fait partie du Réseau des Semences Paysannes en France, nous apporte des éléments de compréhension. Debout au milieu d’un conservatoire de sélection de céréales, il explique (4) : « Voyez ici c’est le premier blé, un blé sauvage découvert dans le Croissant Fertile et qui donnait quatre ou cinq grains seulement. A maturité, ce grain tombait tout seul pour se ressemer naturellement. » Mais fallait-il le ramasser ou le cueillir juste avant la maturité ? Bernard Ronot continue : « Il était très très nutritif et nourrissant, sans commune mesure avec les blés modernes d’aujourd’hui. Il portait des organes mâles et femelles ; il se multipliait par lui-même et peut donc être qualifié d’autogame. Malgré cela, il y a eu des croisements entre des épis vivant côte à côte…« 

Une coévolution des plantes et des humains

Isabelle Goldringer, chercheuse à l’INRA – Le Moulon (5), explique qu’il faut remonter jusqu’à la domestication pour vraiment comprendre le rôle des premiers paysans sélectionneurs. Les archéo-botanistes font, en effet, remonter les preuves archéologiques de la domestication à 8.500 ans avant JC – ou 10.500 ans BP, pour Before Present.

« Disons-le d’emblée, résume Isabelle Goldringer, il s’agit d’une coévolution commune entre les plantes et les humains ! Les humains ont, petit à petit, transformé les plantes pour les rendre aptes à leur utilisation. Mais les plantes, en se laissant domestiquer, ont aussi conduit à la sédentarisation des hommes, à la production de nourriture en quantité plus importante, et donc au développement des outils, des pratiques agricoles et des populations. Il faut absolument voir les choses de cette manière interdépendante, à l’échelle de milliers d’années, pour comprendre les choix, à faire au quotidien, des agriculteurs. Si vous récupérez une semence de variété intéressante sur le plan gustatif, esthétique, productif, il faut aussi que vous vous adaptiez à cette variété et pas uniquement que vous l’adaptiez à vos pratiques ! Par exemple : fait-il un semis de printemps ou un semis d’automne ? Vous faut-il cinquante ou deux cents kilos à l’hectare ? Vous faut-il un semis mixte avec des légumineuses afin de fixer l’azote, comme de l’avoine et des lentilles ensemble ?« 

Ce que nous nommons domestication est donc un ensemble de changements qui vont faciliter la récolte et la transformation ultérieure des plantes. Parmi les objectifs de sélection recherchés figurent la fructification synchronisée des épis et la fixation stable des grains au rachis à maturité. Dans le cas de la première céréale domestiquée, par exemple, l’engrain sauvage et son cousin domestiqué – aussi appelé « petit épeautre » – sont morphologiquement identiques, avec une différence essentielle toutefois : à maturité, les grains de la céréale sauvage tombent spontanément.

L’origine et la diffusion des plantes cultivées

Les datations « carbone » des restes de plantes retrouvés dans les fouilles archéologiques et les examens génétiques des plantes domestiquées cultivées permettent non seulement d’identifier les parents sauvages respectifs de chacune mais aussi de déterminer les lieux, les modifications morphologiques de la domestication, les conditions de vie d’origine et leur diffusion au cours de l’histoire… Voici quelques éléments de l’état des connaissances, sous forme d’une hyper-synthèse de la traduction, par Michel Chauvet, d’un des livres majeurs de référence en la matière : La domestication des plantes, de Daniel Zohary, Maria Hopf et Ehud Weiss, paru chez Actes Sud (6). Cet essai d’écologie historique comporte d’importants chapitres sur les céréales, base majeure de notre alimentation à l’échelle mondiale, mais aussi sur tous les types de légumes et de fruits. Il est donc à lire absolument.

Un peu de géographie tout d’abord : les premières plantes domestiquées, il y a plus de dix mille ans, en Asie du Sud-Ouest, sont l’engrain et l’amidonnier – les deux blés de l’époque -, ainsi que l’orge. Le pois chiche, le lin, la lentille, le pois et l’ers accompagnent les céréales, à la même période et surtout dans les mêmes lieux. Cette « combinaison céréale/légumineuse » – le dream team néolithique – a été semée et récoltée dans tout le Croissant fertile. A la même époque, le mouton et la chèvre sont également « maîtrisés » par l’Homme, le bœuf et le porc suivent de près. L’amidonnier domestiqué, à l’origine de nos céréales est donc présent partout dans le Croissant fertile depuis dix mille ans, comme son ancêtre. Il ne peut pas y avoir d’autre lieu d’origine. Comme l’Homme et les plantes domestiquées forment une coévolution, l’agriculture néolithique, telle qu’elle a ensuite gagné l’Europe, a donc la même origine géographique. Les résultats des fouilles archéologiques des différentes régions d’Europe attestent la présence de cette même combinaison de plantes, à l’exception du pois chiche et de l’ers, durant les millénaires qui ont suivi la domestication…

Un peu de biologie maintenant

La majorité des espèces de plantes dans le monde sont fécondées par le pollen d’une autre plante de la même variété, avec des variantes « techniques » : elles sont allogames ! Mais l’engrain et l’amidonnier, l’orge et les légumineuses qui forment la combinaison néolithique dont nous venons de parler ne sont pas allogames. De manière prédominante, le pollen mâle féconde la fleur femelle sur la même plante. Notre « dream team » est autogame. Est-ce un hasard ? Les plantes autofécondées domestiquées croissent nécessairement séparément l’une de l’autre, et surtout de leurs ancêtres sauvages. Cela permet à l’agriculteur de semer les cultivars sélectionnés dans une zone géographique proche de ses ancêtres sans trop compromettre une reproduction à l’identique, donc en lignée relativement pure. Cela permet aussi de conserver une certaine identité variétale et de la « fixer » relativement vite, d’autant plus que nous parlons de plantes annuelles. Ce sont sans doute les conditions de base de la réussite d’une domestication…

Toutefois, notre « dream-team » n’est pas strictement autogame ! Elle est occasionnellement allogame avec un voisin de la même espèce mais aussi avec une espèce différente, domestiquée ou non, ce qui conduit à une flexibilité génétique servant à combiner et à remanier les gènes provenant de différentes sources. Un épisode allogame occasionnel peut donc servir à l’introduction d’un gène protecteur d’une maladie, à une adaptation à la géologie du terroir ou aux conditions climatiques, aux adventices voisins, ou surtout… aux objectifs nouveaux et aux changements de pratique de l’agriculteur ! Un épisode allogame occasionnel sera nécessairement suivi d’épisodes autogames qui refixeront rapidement la nouvelle sélection. L’agriculteur attentif observera et sélectionnera, année après année, les grains qui resteront le plus longtemps sur l’épi, s’éloignant ainsi des ancêtres sauvages dont les grains tombent automatiquement à maturité et rendent la récolte très aléatoire, ainsi que nous l’a indiqué Bernard Ronot.

Cet épisode entraîne donc des transformations morphologiques majeures de la céréale ! Les attaches faibles de l’épillet sauvage conditionnent une dispersion naturelle maximale des graines. Pour faciliter la moisson, les graines seront donc invitées à attendre un peu et les attaches deviendront donc plus solides. C’est le moment clé de la domestication : les plantes deviennent dépendantes des hommes !

Rien dans la nature ne fonctionne de manière simpliste : les exceptions à une règle de base permettent de ne pas figer les processus évolutifs. Ceux-ci sont peut-être les garants du maintien de la biodiversité des plantes domestiquées à côté de celle des plantes sauvages. Mais comment ne pas entrevoir, dès à présent, que le conservatoire génétique naturel et vivant in situ des ancêtres sauvages et des nombreuses variétés domestiquées dans les nombreux terroirs du monde sont et restent utiles et indispensables ?

Reprenons notre récit, beaucoup plus en amont encore, il y a cinq cent mille ans environ. Les acteurs en sont alors de simples herbes, des graminées sauvages, en très grand nombre. Différentes variétés prospèrent, depuis les terres situées en bordure du Jourdain – la limite actuelle entre Israël, la Jordanie et la Cisjordanie – dont le climat est méditerranéen, jusqu’à l’ouest de l’Iran, en passant, plus au nord, par le sud de la Turquie actuelle, la Syrie et l’Irak traversés par le Tigre et l’Euphrate, le tout formant ce qu’il fut convenu d’appeler le Croissant fertile. Ces terres nourrissaient l’humanité depuis des temps immémoriaux. Parmi toutes ces herbes dont nous parlons, deux blés seront domestiqués : l’engrain et l’amidonnier.

L'engrain, la petite perle, et l'amidonnier, l’ancêtre commun des autres blés ?

L’engrain sauvage (Triticum subsp. aegilopoïdes) se différencie peu de l’engrain domestiqué, (Triticum subsp. monococcum) aujourd’hui également appelé « petit épeautre ». Tous deux sont diploïdes, possédant le même génome AA, de sept paires de chromosomes, soit quatorze chromosomes en tout. C’est l’espèce de blé la plus « simple », venue en lignée directe du sauvage au cultivé. Sa domestication fut le résultat de sélections paysannes successives qui aboutirent à des modifications morphologiques des épis, mettant ainsi fin à la dispersion spontanée des grains à maturité. Il en existe, depuis lors, une multitude de variétés locales ou régionales, simples ou doubles. Ce petit épeautre a nourri les humains pendant de nombreux millénaires, même en Europe : il fit partie, avec l’amidonnier, l’orge, le lin, les pois et les lentilles, de la dream team néolithique, trouvée dans les besaces des premiers agriculteurs du rubané qui sont finalement arrivés jusqu’en Hesbaye. Il contiendrait très peu de gluten indigeste. De nos jours, sa culture est toutefois devenue marginale parce que totalement inadaptée aux procédés industriels de la boulangerie mécanisée. Vous le trouverez encore dans le commerce comme céréale à cuisiner et, rarement, sous forme de pain légèrement orangé grâce au carotène qui lui confère sa douceur naturelle. En cherchant bien, on peut en trouver dans les très bonnes boulangeries artisanales, bio si possible. De petite taille, sa finesse lui donne un aspect fragile ; sa paille très fine est idéale en vannerie et sa couleur vert tendre émerveille. Il est au blé, ce qu’est la soie aux fibres textiles naturelles…

Dans les mêmes régions d’origine que l’engrain sauvage, vivait également il y a quelques centaines de milliers d’années, l’amidonnier sauvage (Triticum turgidum subsp. dicoccoïde). Cet amidonnier est, quant à lui, une hybridation exceptionnelle, une polyploïdisation qui n’a rien d’un croisement naturel de type allogamique entre deux cultivars, en principe autogames – c’est-à-dire qui s’autofécondent – à plus de 95%. Triticum urartu (AA) et Aegilops speltoïdes (BB) étaient deux diploïdes différents, possédant deux génomes de sept paires de chromosomes. Ils se juxtaposèrent dans l’amidonnier, un tetraploïde de vingt-huit chromosomes, devenu Triticum turgidum subsp. Dicoccum après sa domestication suite aux sélections et à la culture par les Hommes, il y a dix mille ans environ. A ce stade, la lignée reste vêtue – speltoïde – : à maturité, le grain reste habillé de ses glumes. Au début de l’agriculture, cet amidonnier est le principal blé cultivé ; c’est l’acteur vedette de la dream team du Néolithique, mangé en grains décortiqués et en pains non levés. Les blés amidonniers qui suivront généalogiquement seront nus. Ils resteront tétraploïdes et prendront les noms de Triticum turgidum subsp. durum – dur -, subsp. turgidum – poulard – subsp. polonicum – hispanique et pas polonais -, subsp. carthlicum – de Perse – et d’autres variétés régionales. Les deux premiers, les blés durs et les poulards, seront principalement cultivés dans le bassin méditerranéen. Ils permettent aujourd’hui de fabriquer semoules et pâtes alimentaires. Nul besoin d’expliquer leur importance économique.

Le rôle central d'Aegilops squarrosa-triticum tauschii

L’Homme, en progressant lentement vers des zones climatiques plus continentales, fait pousser ses semences autogames. Mais les autres graminées ne sont jamais loin : en bordure de champ ou même, en adventices, carrément dans les champs… Une nouvelle hybridation, totalement cruciale et centrale pour le développement des blés panifiables, aurait donc ensuite eu lieu. Le théâtre de ce deuxième drame ? La zone de vie des égilopes (Aegilops squarrosa-Triticum tauschii), soit une zone très étendue qui va du sud à l’est de la Mer Caspienne. Soit l’Iran, l’Afghanistan, l’Azerbaïdjan et même le Pakistan…

Deux blés tendres différents seraient nés de cette nouvelle juxtaposition de génomes. Les deux sont hexaploïdes – trois fois deux paires de sept chromosomes : AABB+DD -, c’est-à-dire l’assemblage d’un amidonnier tétraploïde (AABB) et d’une égilope diploïde, l’Aegilops squarrosa ou Triticum tauschii (DD). Ils sont nommés Triticum aestivum, un blé panifiable et un épeautre asiatique qui vit en Iran, en Afghanistan, en Azerbaïdjan et au Pakistan. Etant donné leur ressemblance moléculaire, il semble impossible d’en déterminer la chronologie mais est-il vraiment si important de savoir lequel est apparu le premier ? L’important pour nous, en réalité, c’est de savoir que l’épeautre vêtu, né dans le grand pourtour de la mer Caspienne, est un épeautre différent de celui qui vit en Europe continentale. C’est ce que publient, en novembre 2018, des chercheurs de Zurich et d’Arabie Saoudite (8) qui confirment ainsi les recherches publiées, depuis de très nombreuses années, par l’archéobotaniste suisse Stéphanie Jacomet, de l’université de Bâle.

Mais alors ? Où sont nés nos grands-épeautres d'Europe ?

Pour retrouver nos grands épeautres, il faut retracer les routes de diffusion de la dream team néolithique et, en particulier, celle des amidonniers. La connaissance des conditions écologiques qui ont prévalu sur ces différentes routes donnera les premiers éléments de réponses à nos recherches sur les lieux de vie des grands-épeautres. Une étude dirigée par Ekaterina Badaeva, de l’Institut Vavilov de génétique de l’Académie des sciences de Russie, a porté sur le déplacement et la recombinaison génétique au moment de la rencontre des gamètes sexuées. La diversité dans les chromosomes de l’amidonnier permet de déterminer avec précision leurs localisations géographiques et de redessiner les possibles routes néolithiques des céréales (9).

La méthodologie très poussée – qui regroupe les différences génétiques de telle manière à traiter des arbres généalogiques étendus par probabilités jusqu’à la plausible séparation des génomes régionaux – permet de mettre clairement en lumière une similarité génétique plus forte entre la souche dite ibérique et les souches asiatiques. Cette souche ibérique a donc migré à un autre moment que la souche centre-européenne et est dérivée d’une autre variété. Ce constat permet de construire l’hypothèse d’une troisième route de migration des épeautres asiatiques vers la péninsule ibérique, soit par route terrestre au sud des Alpes, soit par une route de commerce via la Méditerranée, voire même une route tardive, mais moins probable, via le Maghreb, lors de la conquête du VIIIe siècle.

Les classifications permettent aussi de considérer que les trois grandes familles ont un ancêtre commun disparu, ou pas encore retrouvé, présentant des caractéristiques communes avec le blé panifiable asiatique. D’ailleurs, la souche asiatique ne diffère du blé panifiable, d’après les résultats, que par un gène surnommé « facteur Q », lequel régule la longueur et la présence des barbes sur le grain.

Au risque de pécher par "introgression"…

Revenons à nos deux frères asiatiques qui ne sont pas jumeaux mais dont il est scientifiquement impossible de dire, à ce jour, lequel des deux est l’aîné. Leurs molécules ne sont pas différentiables, les grains sont identiques et la seule chose qui les rend différents, c’est leur morphologie extérieure. Autrement dit, le décorticage est nécessaire dans le cas de l’épeautre ! L’épeautre asiatique (Triticum aestivum ssp. spelta) est le plus ancien des épeautres. Très casanier, il est toujours resté autour de la maison. Aussi les archéo-botanistes ne le découvrent-ils que vers 1957, en Iran. Et il demeurera confiné en Iran, en Afghanistan, en Azerbaïdjan ou encore au Pakistan (10). Par contre, le froment (Triticum aestivum ssp. aestivum), qui de fait est également d’origine asiatique, suit quant à lui des agriculteurs dans leur marche vers l’ouest. Cet hexaploïde nu se retrouva ainsi dans des champs d’amidonniers tétraploïdes vêtus, quelque part en Turquie centrale, sur l’axe reliant le Croissant fertile et l’Europe centrale. De nombreuses recherches suggèrent d’ailleurs que les épeautres d’Europe centrale sont le fruit d’une hybridation entre un hexaploïde nu et un tétraploïde vêtu (11). Un grain de céréale carbonisé dont la séquence d’ADN est datée de 6.200 av. J.-C. a été retrouvé dans une fouille à Catalhöyük, dans le centre de la Turquie actuelle. Son ADN comparé à celui des épeautres modernes d’Europe centrale, ils sont considérés… comme similaires, la reconstitution artificielle de cette hybridation ayant même été effectuée en 1966 !

Nous voilà donc en présence d’une véritable « introgression » puisqu’elle « réunit » un froment hexaploïde et l’amidonnier tétraploïde… qui fut son propre géniteur ! Cette « rétro-hybridation » du froment engendra donc un épeautre comparable à celui d’Europe continentale. Et sa présence en Turquie, aux alentours de l’an 6.200 av JC., indiquerait que cette hybridation a eu lieu quelque part entre le Croissant fertile et la Turquie centrale… Mais alors pourquoi n’est-il présent, en Europe centrale et dans le nord de l’Espagne que depuis l’âge du bronze, alors qu’au nord des Alpes, en Allemagne et en Suisse, l’épeautre a carrément remplacé l’amidonnier depuis la même époque ? A l’époque romaine, dans les régions frontalières du Rhin, l’usage du vallus en témoigne, l’arrière-pays répondait à l’importante demande en épeautre des villes et des troupes de garnison. Vers 1930 encore, l’épeautre donnait 40% de la production céréalière de toute l’Europe Centrale. C’est toujours aujourd’hui un produit de niche de haute qualité.

Grandeur et misère d’une céréale vêtue

C’est que l’épeautre n’est pas une céréale facile… Outre qu’il faut le décortiquer, sa balle représente près de 30% de son poids et nécessite, pour obtenir une même quantité de farine, le transport d’un volume beaucoup plus important de grain, ce qui a évidemment un coût. L’épeautre, croisé avec du froment, a été beaucoup utilisé dans le Condroz et dans les Ardennes comme aliment pour le bétail. Et cette facilité de croisement a été fréquemment employée à d’autres fins. Aujourd’hui, les obtenteurs – ceux qui veulent détenir les droits intellectuels sur la semence – cherchent à introduire, dans les froments modernes, les gènes intéressants de l’épeautre afin de les rendre résistants aux maladies et mieux adaptés aux effets des changements climatiques. Soit ! De nos jours, plus que jamais, le temps c’est de l’argent…

Un mythe est toutefois levé par l’étude phylogénétique dont nous avons parlé : aucun des trois grands épeautres – asiatique, ibérique ou continental européen – n’a muté en blé ! Les épeautres, plus rustiques, ne sont donc pas les géniteurs des froments « modernes ». Sont-ce alors les blés, les premiers froments, qui auraient engendré l’épeautre en se croisant avec des amidonniers domestiqués, eux-mêmes migrateurs ? C’est certainement le cas de l’épeautre continental européen. Mais où et quand exactement ? Sur les routes de migration de l’amidonnier, certainement, qui sont progressivement devenues celles des premiers froments, au fond des besaces des agriculteurs sédentarisés du Néolithique mais qui, avec le temps, progressaient toutefois le long des plaines et des vallées… Ou peut-être même plus tard qu’on ne le pense généralement, si l’on en juge par le succès de l’épeautre, au nord du massif alpin, dès l’âge du bronze et le début de l’âge du fer ?

En guise de conclusion

Soyons honnêtes. Suivre les travaux des archéo-botanistes et des généticiens est extrêmement difficile pour les simples citoyens que nous sommes mais permet au moins de mesurer et de comprendre le caractère de mutant perpétuel de nos plantes cultivées. On ne peut, en effet, plus étudier une espèce, une variété hors de son contexte écologique global, et pas seulement le sol et le climat mais aussi les ressources génétiques présentes dans les innombrables plantes avoisinantes. Au-delà des paradigmes enseignés dans le passé, l’évolution de l’environnement, avant et après la domestication, retient enfin l’attention. Transformant radicalement notre regard sur la biodiversité cultivée…

Sans doute, notre idée même de domestication accorde-t-elle encore une place trop importante à l’homme dans de longs et complexes processus qui n’ont sans doute existé que parce que chaque partie y trouvait un avantage. On n’en considérera qu’avec plus de circonspection les innombrables triturages que l’agro-industrie fait aujourd’hui subir aux plantes qu’elle met dans nos assiettes…

Notes

(1) Stéphanie Jacomet et Angela Kreuz, Archäobotanik, éditions Ulmer

(2) Nikolai Vavilov, La théorie des centres d’origine des plantes cultivées, traduction de Michel Chauvet, édition Petit Génie

(3) PNAS – National Academy of Sciences of the United States of America – https://www.pnas.org/content/115/31/7925

(4) Bernard Ronot – https://www.youtube.com/watch?v=nraWisVFbcc

(5) Isabelle Goldringer – https://www.youtube.com/watch?v=Ag7qhmj6Okc

(6) Daniel Zohary, Maria Hopf et Ehud Weiss, La domestication des plantes, Actes Sud/Errance

(8) Voir : www.biorxiv.org/content/biorxiv/early/2018/11/29/481424.full.pdf

(9) Voir : www.researchgate.net/publication/318380581_Karyotype_diversity_of_emmer_wheat_helps_reconstructing_possible_migration_routes_of_the_crop

(10) H. Kuckuck & E. Schiemann, Uber das Vorkommen von Speltz und Emmer im Iran, Pflanzenzuchtung, 1957, 38, 383-396.

Habiter léger, oui ! Mais où s’installer ?

La démocratisation de l’accès à un habitat sain et économe est une des thématiques centrales développées par Nature & Progrès qui soutient, dans ce cadre, toute initiative citoyenne visant à résoudre les problèmes d’accès au logement. Aujourd’hui, l’habitat léger est une solution choisie par de plus en plus de personnes, soit par nécessité, soit par conviction personnelle. La Région Wallonne a adapté son Code de l’Habitation Durable, ainsi que nous l’expliquions dans une précédente analyse. Cela favorise-t-il, pour autant, l’installation en habitations légères sur le territoire wallon ?

Par Elise Jacobs

Introduction

Depuis 2016, le soutien de cette démarche citoyenne de la part de Nature & Progrès vise à trouver les voies et moyens de normaliser ce type de construction dans le respect des intérêts des « habitants légers » et des règlements. Au vu de l’intérêt croissant de ses membres pour cette thématique, Nature & Progrès continue sa réflexion et propose, cette année, le projet « En marche vers la reconnaissance de l’habitat alternatif et léger » : des activités sont menées dans différentes communes, en Régions Wallonne et Bruxelloise, avec l’objectif de créer un espace de rencontres et de partages d’expériences permettant de soulever les revendications citoyennes au sujet de l’habitat léger. Une vingtaine de ces rencontres ont déjà eu lieu, mobilisant environ deux cents personnes ; elles confirment la vague d’intérêt pour ce mode de vie. De nombreux débats ont été menés et ont mis en exergue la question fondamentale subjacente à la reconnaissance officielle de l’habitat léger dans le Code de l’Habitation Durable. Celle d’une adaptation du Code du Développement du Territoire (CoDT) pour légitimer l’installation de l’habitat léger.

Le cri du cœur de citoyens toujours plus nombreux

A l’occasion du dernier salon Valériane, un évènement fédérateur convia, à cet effet, cinq intervenants et un large public à une table ronde intitulée « Habiter léger, où s’installer ?« , dans le but d’interpeller le ministre de l’Aménagement du Territoire et le niveau régional afin qu’ils prennent conscience de la nécessité d’adapter les plans de secteurs et les schémas de développement territoriaux, à la suite des modifications apportées au Code de l’Habitation Durable. Au niveau communal, nous encourageons les bourgmestres et les échevins de l’urbanisme à trouver une position homogène face aux droits civils et aux cadres juridiques qui favoriseraient l’installation des citoyens en habitation légère sur l’ensemble du territoire wallon.

Frédéric, habitant léger en province de Namur : « L’habitat léger est une solution pour gagner en liberté !« 

Plusieurs constats posés dans l’étude juridique – portée par Nicolas Bernard et Isabelle Verhaegen pour l’Université Saint-Louis, ainsi que Caroline Delforge et Charles-Hubert Born pour l’UCL – sont partagés par l’expertise des intervenants à la table ronde ainsi que par des « habitants légers » et des citoyens désireux de le devenir… Stéphane Klimowsky, membre du Collectif HaLé! et constructeur de yourtes explique : « L’habitat léger est une notion qui est apparue récemment, au niveau législatif, mais il existe encore une déconnexion entre la réalité des habitants légers et les mesures appliquées en termes d’urbanisme et d’aménagement du territoire. C’est la crise du logement, la crise financière, la crise écologique… De mon point de vue, il y a aussi une crise politique et une crise de l’aménagement du territoire. Pourquoi les porteurs de projets d’habitat léger, préfèrent-ils vivre cachés pour vivre léger ? Si l’on prend par exemple les Plans de Secteur qui ont été élaborés dans les années septante et quatre-vingt – le document législatif qui détermine ce que l’on peut faire, où et comment sur un territoire -, on constate qu’ils n’ont guère évolué. La zone agricole, par exemple, a pour vocation principale, la production de végétaux, l’élevage ou l’horticulture. Cette zone privilégie également la préservation de l’environnement et de la biodiversité. C’est pour cela que cette zone, largement la plus représentée en Wallonie, est cadenassée. Mais est-ce que l’agriculture conventionnelle d’aujourd’hui préserve réellement la biodiversité et l’environnement ? A mon sens, non ! Or un porteur de projet d’habitat léger met, au centre de son mode de vie, le lien avec la nature, l’autonomie et la recherche de simplicité. Ces valeurs respectent fondamentalement l’environnement et la biodiversité. Il est donc nécessaire de faire évoluer les codes législatifs et les affectations territoriales, en s’adaptant à l’évolution des mentalités et aux besoins des citoyens. »

Réflexion de participants aux rencontres de Marchin : « Il est fatiguant de vouloir, à tout prix, nous faire rentrer dans des cases. Nous souhaitons que le cadre légal soit au service des projets citoyens, et pas l’inverse…« 

Caroline Delforge, avocate et assistante de recherche à l’Université Catholique de Louvain, intervient pour préciser : « Notre étude juridique a posé deux grands constats en ce qui concerne la législation appliquée à l’aménagement du territoire et à l’urbanisme. Le premier est encourageant, dans la mesure où des dispositions prennent en considération l’habitat léger : le Schéma du Développement du Territoire – un document régional qui édite les grandes stratégies du développement du territoire – reconnaît qu’il faut encourager les nouvelles formes d’habitats, le Code du Développement Territorial – le CoDT qui édite les règles applicables pour les permis d’urbanisme, notifie où peuvent s’implanter les nouvelles constructions, etc. – contient certaines dispositions qui parlent expressément des yourtes, des tentes ou des tipis. Des dispositions spécifiques existent pour les terrains d’accueil des gens du voyage et pour l’habitat permanent. Et puis il y a aussi la fameuse Zone d’Habitat Vert qui occasionne encore des débats dans sa mise en application… Toutefois, le deuxième constat est décourageant car il n’existe malheureusement, dans la législation actuelle en matière d’aménagement du territoire, de régime juridique global propre aux habitats légers ! On applique encore, par conséquent, à l’habitat léger les mêmes dispositions qu’à l’habitat classique : les autorités qui octroient les permis vont donc appliquer les mêmes règles que pour l’habitat conventionnel, en ce qui concerne les permis d’urbanisme, les lieux d’implantations, l’appréciation des projets, etc. Ces règles sont inadaptées à l’habitat léger qui est une forme d’habitat qui doit être pris en compte dans sa différence par le CoDT. Il y a donc une ouverture dans les législations mais pas encore de case pour l’habitat léger. Il est donc indispensable de la créer ! »

Réflexion de participants aux rencontres d’Angleur : « L’habitat léger est une solution car il est moins polluant grâce aux matériaux utilisés, aux énergies renouvelables installées et à la gestion écologique des déchets.« 

Thibault Ceder, expert en aménagement du territoire de l’Union des Villes et des Communes de Wallonie, déclare : « S’il y a des choses à changer pour permettre l’habitat léger, cela doit se faire au niveau régional ; la commune, à son niveau, a très peu de possibilités. Une fois passées les contraintes juridiques, il faut passer les contraintes politiques. Certains schémas et orientations politiques définis au niveau régional et communal vont guider les appréciations des communes et de la région. Un schéma régional veut promouvoir l’habitat léger mais ce même schéma prévoit aussi la centralisation des constructions et des installations, c’est-à-dire que d’ici 2030, et définitivement en 2050 dans un objectif de développement durable, on ne pourra plus construire là où ce n’est pas déjà construit actuellement. Ce sont des obligations que l’on incombe aux communes, qui doivent tenter de les poursuivre. Ces objectifs sont politiques et il y a donc une marge de négociation possible quant à l’installation d’un projet sur un territoire donné. La dernière marge d’appréciation du projet, au niveau communal, se jouera sur l’intégration du projet d’habitat léger au paysage : est-ce que ce projet, à cet endroit-là, sera pertinent au niveau urbanistique, au niveau de l’aménagement du territoire, au niveau architectural ? On ne parle vraiment beaucoup de l’habitat léger que depuis quelques mois seulement, même s’il existe depuis un certain nombre d’années déjà. Un grand travail de changement de mentalité doit donc encore être réalisé, tant au niveau des citoyens que de celui des élus. Les dirigeants politiques doivent mieux se former afin d’avoir une vision objective des choses et de prendre un peu de hauteur face aux demandes des citoyens car l’habitat léger continue, encore à ce jour, de véhiculer un certain nombre de stéréotypes négatifs ou problématiques. Il va donc falloir informer l’ensemble des élus et leur dire qu’il est possible de trouver des solutions pour intégrer l’habitat léger dans les communes wallonnes, notamment par le biais de la diffusion des bonnes pratiques, comme cela a déjà été réalisé à Tintigny. »

Catherine, participante à la visite d’Hévillers : « Existe-t-il des terrains, appartenant à la commune, susceptibles d’être mis en location pour des habitats légers ?« 

Benoit Piedboeuf, bourgmestre de Tintigny, répond : « Tout est possible à partir du moment où on le veut vraiment. Dans ma commune, je travaille, depuis 2016, à un nouveau plan d’aménagement qui est sur le point d’être finalisé afin d’accueillir l’habitat léger sur un terrain communal, en zone d’habitat, dans le but de donner un logement à des gens qui n’en n’ont pas les moyens, tout en favorisant la mixité sociale. Juste à côté de cet espace, il y a plusieurs entreprises d’économie sociale, un marché fermier hebdomadaire, etc. Le projet s’intègre donc parfaitement à la zone en question. J’ai eu la chance d’être soutenu par le conseiller délégué d’Arlon ; de plus, l’intercommunale de développement économique a trouvé la chose intéressante dans la mesure où elle pouvait être reproductible ailleurs. Une étude fut donc réalisée sur l’implantation des habitations et sur le modèle de gestion de la zone, des contacts furent pris avec des fabricants d’habitats légers et des consultations eurent lieu avec les futurs utilisateurs pour que cette zone d’accueil de l’habitat léger soit créée et gérée dans le respect de certaines valeurs… »

Raphaël, présent à la visite à Manhay : « Ne pensez-vous pas que, dans ces temps de changements, il est plus qu’urgent de revenir aux sources et à la simplicité ? Pourquoi vivre dans un château lorsqu’une habitation légère est suffisante ? Réveillez-vous ! Les ressources ne sont pas inépuisables.« 

Vincent Wattiez, du Rassemblement Wallon pour le Droit à l’Habitat et militant pour le droit à l’habitat, poursuit : « Nous sommes nombreux à avoir fait parler de l’habitat alternatif et donc forcément, si on en parle partout, si ça fait du bruit, les politiciens s’emparent de la question. On sent que ça bouge au niveau régional et au niveau communal. En 2017, la ministre du Logement et le ministre de l’Aménagement du Territoire ont accepté de financer une étude sur l’habitat léger qui regrouperait tous les acteurs concernés : gens du voyages, habitants permanents, alternatif et associations. Evitons maintenant la stigmatisation des caravanes face à l’intérêt naissant pour les Tiny Houses, facilitons l’accès au logement pour tous et pas seulement pour ceux qui mangent bio, qui ont un bon salaire et qui ont fait quelques études… La réglementation doit changer pour qu’un cadre commun favorise l’accès de chacun au logement de son choix, quelle que soit son origine sociale ou l’architecture particulière de l’habitat léger qu’il aime. Ces changements auront un impact environnemental, social et économique car les candidats à l’habitat léger sont de plus en plus nombreux. Les hommes et les femmes politiques sont à l’écoute et nous espérons donc qu’ils adapteront rapidement le CoDT en vue de rencontrer les volontés et les nécessités de chacun. »

Nathalie, participante aux rencontres de Jodoigne : « Habiter léger, c’est le cri du cœur de plus en plus de citoyens. Mais comment les aider à réaliser leur rêve ?« 

Des propositions en pagaille…

Les interpellations des nombreux citoyens qui participèrent à la table ronde de Valériane confirment la grande diversité des constructions possibles et la diversité des lieux susceptibles de les accueillir, ainsi que la large gamme de réalités sociales de leurs habitants. Une analyse, au cas par cas, doit être menée pour comprendre et faire valoir chaque projet léger. Des pistes de solutions furent donc proposées en ce sens : en affirmant la volonté de créer du lien, on proposa par exemple de favoriser l’habitat léger dans les habitats groupés. Dans les communes où existent des zones d’aménagements concertés, pourquoi ne pas y implanter une zone pilote d’accueil de l’habitat léger, en lien avec la vie des quartiers ? De plus, l’habitat léger encourage certainement le développement économique local puisqu’il faut faire appel à des artisans locaux pour le construire. L’habitat léger est donc certainement l’occasion de revaloriser les études professionnelles en lien avec les métiers de la construction…

De plus, pourquoi ne pas permettre, dans les plans de secteur, l’installation d’habitat léger dans un jardin familial dans le cas d’un regroupement familial, comme c’est déjà autorisé en Flandre ? En France, la loi ALUR permet l’installation d’habitations légères sur des zones agricoles ou non équipées d’infrastructures publiques, à condition d’en installer soi-même. Pourquoi ne pas aller également dans ce sens en Wallonie ?

L’habitat léger est accessible à moindre coût et permet à ceux qui l’habitent de vivre à la campagne, en créant du lien avec le voisinage, plutôt que de rester cloisonnés, en pleine ville, dans des immeubles en béton… Pourquoi ne pas proposer ce type de logements comme logement sociaux ? Faciliter les démarches administratives pour l’implantation de l’habitat léger permettrait aux jeunes, aux petits budgets et aux personnes âgées, notamment, d’exercer leur droit fondamental d’accès au logement de leur choix…

Une conclusion en forme de souhait

Le logement est un besoin de base pour vivre. Or habiter léger est une réelle alternative face à la crise du logement, face aux enjeux climatiques et vis-à-vis d’un système qui montre actuellement ses limites. N’est-il pas grand temps d’écouter les innovations que les citoyens eux-mêmes proposent ? Souhaitons donc que le ministre wallon de l’Aménagement du Territoire poursuive les démarches entamées par son collègue en charge du Logement afin d’encourager l’installation légale des « habitants légers » sur le territoire Wallon…

Avons-nous besoin des compteurs « intelligents »

Pour réaliser une transition énergétique efficace ?

Imaginez. Vous souscrivez, auprès de votre fournisseur d’électricité, à un pack écoflex qui vous permet de bénéficier d’un tarif bas. Mais, en contrepartie, vous acceptez que ce soit votre fournisseur qui décide quand vous consommez de l’électricité. Concrètement, lorsque vous partez le matin au travail, vous enclenchez votre lave-vaisselle, votre lessiveuse et votre aspirateur-robot et, grâce à un système de communication de données, c’est lui qui choisit d’allumer vos appareils électriques… au moment où ça l’arrange le mieux ! Voici, à terme, ce que permettraient de faire les compteurs dits « intelligents » qui ne sont, en réalité, rien d’autre que des compteurs communicants…

Par Eric Defourny

Introduction

Dans l’immédiat, les compteurs de ce type vont surtout permettre aux fournisseurs d’électricité de se passer du relevé manuel de la consommation et de simplifier ainsi la facturation. Le compteur lui transmettra en temps réel la consommation électrique de chaque ménage, permettant également de diminuer la puissance livrée chez les personnes en retard de payement, ou de couper carrément le courant sans devoir intervenir sur place.

Mais de gros problèmes se posent !

Ces nouveaux compteurs – qu’ils soient appelés compteurs communicants, smart meters, compteurs connectés ou même compteurs « intelligents » – soulèvent beaucoup de questions d’ordres très variés. Et ce certainement depuis qu’un Décret wallon et une Ordonnance bruxelloise ont été votés, en juillet 2018 – et publiés au Moniteur en septembre 2018 -, afin d’obliger chaque ménage à se doter d’un tel compteur. Quels sont les problèmes qu’ils soulèvent ?

- Problèmes de protection des données de la vie privée

Avec ces compteurs connectés le gestionnaire de réseau saura à quel moment de la journée vous consommez du courant. Dans le futur, grâce à l’ »intelligence » des objets qui n’est autre que l’interconnexion des objets, il pourrait même savoir quels appareils vous utilisez. Toutes les données recueillies par ces compteurs seront transmises au gestionnaire via les réseaux GSM et par Internet. Le réseau électrique va donc être couplé au réseau Internet et, de ce fait, toute la vulnérabilité d’Internet va être étendue au réseau électrique, ce qui comporte beaucoup de risques : risques de piratage, d’espionnage, de vente de données, etc. De plus, la cyber-sécurité des compteurs communicants n’a pas été convenablement pensée car ils ne sont protégés que par des codes assez rudimentaires qu’il est facile de casser pour en prendre le contrôle. Le réseau de transport d’électricité – qui est déjà muni d’électronique mais bien moins que si les compteurs communicants étaient généralisés – fait déjà régulièrement l’objet de cyber-attaques. L’Allemagne a d’ailleurs exigé que les transferts de données des compteurs connectés se fassent au niveau de sécurité des télécommunications bancaires. Mais cette exigence augmente considérablement la consommation électrique et le coût des compteurs communicants, ce qui a amené le gouvernement allemand à faire le choix d’un déploiement sélectif.

- Problèmes de facturation

Dans tous les pays où les compteurs communicants ont déjà été installés, la facture d’électricité des consommateurs a augmenté ! Pourquoi ?

  1. La fabrication et le placement de ces nouveaux compteurs, leur consommation d’électricité pour fonctionner et pour transmettre les données qu’ils recueillent, tout cela a un coût qui est inclus dans le montant de la facture d’électricité.
  2. En France, l’installation des compteurs communicants nous apprends qu’avec eux, la consommation électrique n’est plus indiquée en kilowatt/heure (Kwh = consommation active d’énergie) mais en kiloVolt/Ampère (KVA = puissance électrique apparente) (1). Cette dernière unité engendre une augmentation théorique de la consommation d’électricité mais aussi une augmentation de la facturation qui, elle, n’a rien de théorique…
  3. De plus, une étude hollandaise a montré que sur neuf compteurs communicants testés durant une période de six mois, sept n’étaient pas fiables. Cinq d’entre eux étaient responsables d’une surfacturation, allant dans certains cas, jusqu’à 582 % et deux étaient responsables d’une sous-facturation atteignant au maximum 30 % (2).

Avec ces compteurs, impossible pour le client de contester une facture ! Et s’il refuse de payer, le fournisseur peut diminuer la puissance livrée ou couper le courant, sans même se déplacer…

- Problèmes de santé publique

En Wallonie et à Bruxelles, la technologie qui sera utilisée pour le transfert des données n’est pas encore connue mais ce sera probablement le système GPRS, c’est à dire que les données seront transmises via le réseau GSM. Chaque compteur communicant serait ainsi un émetteur d’ondes électromagnétiques pulsées et leur déploiement massif – étant donné que de grandes quantités de données devraient transiter via le réseau d’antennes GSM – engendrerait une augmentation généralisée de l’exposition de la population à ce type d’ondes.

De très nombreuses études scientifiques ont pourtant montré leur impact négatif sur l’organisme humain, les animaux et les végétaux, affaiblissant notamment le système immunitaire. Les personnes les plus vulnérables sont, bien sûr, les personnes malades, les femmes enceintes et leurs fœtus, les enfants et les personnes électro-hypersensibles. Étrangement, ces dernières ont reçu une attention particulière dans le Décret wallon qui indique que le gouvernement va déterminer les mesures que devra prendre le gestionnaire de réseau pour les utilisateurs se déclarant souffrir d’un problème d’intolérance, dûment objectivé, lié au compteur intelligent. Ce passage a de quoi laisser perplexe car comment fait-on pour objectiver un syndrome qui n’est pas reconnu officiellement ? Un passage similaire, quoique différent, se trouve aussi dans l’Ordonnance bruxelloise.

Certes, ces intentions sont positives mais démontrent surtout la méconnaissance du législateur en matière d’impact de la pollution électromagnétique sur la santé car tout être vivant est électro-sensible et doit avoir le  droit de vivre dans un environnement électromagnétique sain. Rappelons que de nombreuses études scientifiques ont déjà montré que les ondes GSM peuvent (3) :

  • – avoir des effets génotoxiques,
  • – avoir des effets sur les protéines de stress,
  • – avoir des effets sur le système immunitaire,
  • – avoir des effets neurologiques et comportementaux,
  • – avoir des effets sur la barrière hémato-encéphalique,
  • – provoquer des tumeurs du cerveau et neurinomes de l’acoustique,
  • – provoquer des leucémies infantiles,
  • – avoir des effets sur la sécrétion de mélatonine,
  • – avoir des effets promoteur sur la genèse du cancer du sein,
  • – avoir des effets sur la fertilité et la reproduction,
  • – avoir des effets sur le fœtus et sur le nouveau-né,
  • – etc.
- Problèmes de fiabilité

Les compteurs communicants sont des appareils électroniques sophistiqués et complexes. Dans tous les pays où ils sont installés, ils se révèlent peu fiables et parfois même dangereux. Les problèmes rencontrés proviennent de pannes et de défauts électriques, électroniques et logiciels, qui provoquent notamment des erreurs de mesures et de facturation, des courts circuits, des échauffements anormaux du compteur… et parfois même des incendies !

- Problèmes écologiques

Remplacer des millions de compteurs électromécaniques simples, robustes et fiables – qui ont une durée de vie de quarante et même parfois de septante ans – par des compteurs électroniques sensibles, fragiles et vulnérables et dont la durée de vie est estimée à quinze ans, est-ce vraiment agir en faveur d’une transition énergétique efficace ? Si l’on tient compte du bilan énergétique des compteurs communicants à partir de leur fabrication, leur généralisation est encore moins justifiée. La fabrication des composants électroniques des nouveaux compteurs nécessite, en effet, l’usage de terres rares dont l’extraction et le raffinage nécessitent énormément d’énergie et engendrent une très importante pollution de l’air, du sol et de l’eau. Les standards écologiques de nos pays ne permettent plus ce genre d’activités minières, ce qui a engendré une délocalisation de ces activités dans des pays lointains bien moins regardants sur la préservation de l’environnement… Le recyclage des composants électroniques des smart meters est extrêmement coûteux car les performances de ces composants reposent sur des combinaisons très fines de nombreux éléments qu’il est très coûteux et techniquement très compliqué de séparer.

Quant aux supposées économies d’énergie que les compteurs communicants permettraient à chaque foyer de réaliser, les analyses permettent d’en douter grandement. La plupart des personnes sélectionnées – jusqu’à 95 % – ont refusé de participer aux « programmes énergétiques intelligents », note Grégoire Wallenborn, docteur en sciences de l’environnement et enseignant à l’ULB et à Paris VΙΙ, dans son « Avis sur les compteurs communicants », adressé aux membres du Parlement Wallon. Les tests visant à montrer l’efficacité des compteurs se sont donc déroulés sur base volontaire et ont, dès lors, impliqué des usagers déjà intéressés par leur consommation d’énergie. Grâce à un instrument informant de la consommation instantanée ou historique, du prix, des émissions de CO₂, etc. installé avec le compteur communicant, les ménages-témoins ont réduit leur consommation électrique de 2 à 4 % la première année, l’effet s’atténuant avec les années. De simples campagnes de sensibilisation sont beaucoup plus efficaces pour aider les ménages à réaliser des économies d’énergie.

Une obligation européenne ?

Le déploiement des compteurs communicants est présenté comme une obligation pour se conformer aux Directives européennes mais ces Directives laissent le soin aux états membres de déterminer si la généralisation des compteurs communicants sur leur territoire est intéressante et nécessaire. Et, en 2012 déjà, les trois régions de notre pays ont fait savoir que leur évaluation n’était pas favorable à l’installation des compteurs communicants !

Vis à vis de l’Europe la Belgique n’a donc aucune obligation d’installer ces compteurs. Preuve supplémentaire que l' »obligation européenne » n’en est pas une :

– l’Allemagne a décidé de renoncer à la généralisation du recours aux compteurs communicants, seuls les gros consommateurs et les prosumers – les clients producteurs et consommateurs d’électricité – y seront équipés de compteurs communicants,

– les Pays-Bas ont décidé de fournir à chaque ménage un compteur communicant mais laissent le choix au consommateur de s’en servir ou non. Résultat : seulement 25% des ménages l’utilisent.

Un marché juteux !

Quoiqu’en dise le lobby industriel des compteurs communicants – European Smart Energy Solution Providers -, le déploiement des smart meters n’est pas nécessaire à la transition énergétique. Par contre, pour ces industriels, leur déploiement représente, au niveau de l’Union Européenne, un budget potentiel de plus de cinquante milliards d’euros, dont plus de deux milliards d’euros pour la seule Wallonie. En plus de la maintenance du système, une autre source de profits explique l’engouement des gestionnaires de réseau de distribution pour les compteurs communicants : le big data, c’est à dire l’ensemble des données que ces compteurs vont recueillir sur les utilisateurs. Ces données font l’objet de beaucoup d’énormes convoitises car elles peuvent être utilisées à des fins commerciales.

Vers la sobriété numérique

Les enjeux écologiques et sanitaires ne nous permettent plus de perdre du temps avec de fausses bonnes solutions comme les compteurs connectés. Une vraie politique d’économie d’énergie, réellement efficace, doit être mise en place… et rapidement ! Les ampoules, les frigos et les lave-vaisselles ont une consommation électrique de moins en moins importante, ce qui est réjouissant. Mais peu de citoyens admettent encore qu’envoyer un e-mail avec une pièce jointe un peu trop « lourde » équivaut à la consommation d’une ampoule économique pendant une heure ? Et qui sait que regarder un film en streaming engendre une consommation d’électricité, par les serveurs du réseau Internet, largement plus élevée que celle d’une télévision ordinaire pendant la même durée ? Cette consommation électrique ne se trouve pourtant pas sur nos factures d’électricité car c’est le réseau Internet qui consomme le courant. Or la sobriété a aussi toute sa place dans le domaine numérique ! Il peut donc être intéressant de se demander, sans culpabiliser inutilement, s’il est vraiment nécessaire de télécharger tel ou tel document, d’envoyer par e-mail telle ou telle pièce « lourde » – photo, vidéo – ou de laisser son smartphone ou sa tablette allumés ? Ces appareils, même en veille, communiquent en permanence avec l’antenne la plus proche, ce qui engendre une consommation électrique « cachée ». Les budgets prévus pour le déploiement des nouveaux compteurs ne pourraient-ils donc pas être beaucoup plus utilement utilisés dans le cadre d’une campagne de sensibilisation au gaspillage permanent d’électricité ? Les compagnies d’électricité semblent vouloir nous aider à faire un maximum d’économies d’énergie. Mais n’est-il pas illusoire de croire qu’une industrie va nous donner des conseils qui vont engendrer une réelle diminution de ses profits ? Un changement de système sera plus que probablement nécessaire afin de pouvoir amorcer une transition énergétique véritablement efficace.

Des alternatives sont possibles !

La décentralisation de la production d’électricité et la multiplication des producteurs amènent des changements dans la gestion de l’offre et de la demande. Mais, selon certains spécialistes, la gestion du réseau électrique n’est pas fondamentalement transformée par cette nouvelle situation et des modifications assez simples pourraient améliorer ses performances. Le système actuel de compteurs bi-horaires pourrait, par exemple, être très facilement amélioré afin d’amener plus de flexibilité sur le réseau. Différents niveaux de tarification de l’électricité permettraient d’écouler plus de courant en cas de surproduction – par exemple, quand il y a beaucoup de vent ou de soleil – et de réduire la consommation lorsqu’il y a peu de courant disponible. Des relais électriques ordinaires permettraient d’enclencher ou d’éteindre les appareils consommateurs en fonction du niveau de tarification choisi. Ce système de compteur « multi-horaires » – ou plutôt « multi-tarifs » – serait bien plus simple et efficace que les compteurs communicants, et aurait un coût économique et écologique bien moindre. De plus, il pourrait être facilement mis en œuvre à l’aide d’une technologie électromécanique simple, existante et bon marché, aisée à maîtriser et qui – contrairement aux compteurs communicants – ne consomme pas, par elle-même, d’énergie électrique.

Un collectif d’associations dénommé Stop compteurs communicants a donc été créé pour que de meilleures solutions émergent. Ce collectif, dont fait partie Nature & Progrès, fut initié par le Grappe – Groupe de Réflexion et d’Action Pour une Politique Écologique – et par Fin du Nucléaire. En mars dernier, il a introduit, devant la Cour constitutionnelle, une demande en annulation des législations sur le déploiement des compteurs communicants en Wallonie et à Bruxelles.

Aux yeux de Nature & Progrès, les compteurs communicants ne seront pas à même d’apporter des solutions efficaces aux défis énergétiques auxquels nous sommes confrontés. Notre souhait est donc que ce recours amène le législateur à mettre en place une politique d’économie d’énergie véritablement efficace, respectueuse de la vie privée, de la santé et de l’environnement.

Notes

(1) Clotilde Duroux, La vérité sur les compteurs communicants, éditions Chariot d’Or

(2) Paul Lannoye, Le déploiement des compteurs dits « intelligents » est une fausse bonne idée, www.grappe.be, 9 février 2018

(3) Analyse citoyenne des rapports 2016 et 2018 du comité d’experts sur les radiations non ionisantes. https://www.ondes.brussels/

L’anticapitalisme, impossible slogan, impérieuse nécessité

On l’entend depuis toujours dans les milieux militants mais c’est assez récent dans le grand public et dans les médias : sortir du capitalisme semble revenu à l’ordre du jour. Récemment, Félicien Boogaerts, créateur de la chaîne Youtube Le Biais Vert, interrogeait la figure de Greta Thunberg dans son court-métrage Anita, y insinuant, avec subtilité mais ambiguïté, la suspicion sur la récupération par le “système” du personnage d’Anita. Et même Nicolas Hulot, loin d’être marxiste, l’affirmait lors de sa démission surprise : “On entretient un modèle économique responsable de tous ces désordres climatiques”…

 

Par Guillaume Lohest

Introduction

Au printemps dernier, la blogueuse Emma, qu’on avait découverte grâce à sa mise en BD du concept de charge mentale, a publié un petit livre stimulant, intitulé Un autre regard sur le climat. Elle y défend l’idée, avec pédagogie et humour, qu’on ne peut rien attendre des capitalistes et des États à leur solde, qu’il faut donc uniquement compter sur l’intelligence et les luttes collectives…

Réponse : oui !

La question, légitime, reprend donc place dans les grands médias : “Faut-il sortir du système capitaliste pour lutter contre le réchauffement climatique ?” Réponse : oui ! C’est étrange, au fond, quand y pense, qu’on reprenne le problème par cette question-là. Car cela fait des années que le capitalisme vert, la croissance verte, le développement durable, non seulement ont été démontés dans leurs fondements théoriques, mais donnent le spectacle permanent de leur totale inefficacité en la matière.

D’un point de vue théorique, Daniel Tanuro – L’impossible capitalisme vert, 2010 – est l’un des auteurs qui explique le plus clairement pourquoi il est impossible de lutter contre le réchauffement climatique en restant dans le cadre d’une société capitaliste. “Il y a évidemment des capitaux « verts », puisqu’il y a des marchés « verts » et des possibilités de valoriser du capital. Mais la question n’est pas là. Si l’expression « capitalisme vert » a un sens, c’est en effet de supposer possible que le système rompe avec la croissance pour auto-limiter son développement et utiliser les ressources naturelles avec prudence. Cela ne se produira pas, car le capitalisme fonctionne sur la seule base de la course au profit, ce qui s’exprime dans le choix du PIB comme indicateur. Or cet indicateur est totalement inapte à anticiper les limites quantitatives du développement, et encore plus inapte à percevoir les perturbations qualitatives induites dans le fonctionnement des écosystèmes.

Par ailleurs, en-dehors même de toute démonstration théorique, le capitalisme vert est empiriquement en échec, dans les faits. Le développement durable était peut-être, sur papier, une belle idée mais il s’est avéré qu’en pratique, il a seulement pris la forme d’un capitalisme vert totalement inefficace. Les émissions mondiales de CO2 n’ont jamais diminué, pas une seule année depuis trente ans. Certains petits malins diront probablement que c’est parce qu’on n’a jamais essayé vraiment le capitalisme vert. On leur répondra que nous n’avons vraiment pas envie de passer les trente prochaines années à réessayer la pire des réponses possibles à laquelle d’ailleurs personne n’a vraisemblablement jamais vraiment cru.

L'anticapitalisme vert...

Le capitalisme vert est une impasse totale, considérons cela pour acquis. Comment expliquer, alors, qu’un vaste mouvement anticapitaliste n’ait pas déjà émergé ? C’est ici que cet article entre en zone de turbulences parce qu’il va prendre à rebours le bon sens militant le plus élémentaire, voire le bon sens tout court. Il faudra certainement mettre ces réflexions à l’épreuve dans les mois à venir mais c’est néanmoins ainsi qu’elles apparaissent, dans le tempo très rapide des mobilisations pour le climat qui se réfléchissent et se critiquent presque plus rapidement qu’elles ne s’organisent. Cette provocation n’est pas gratuite : elle a pour but d’interroger un regain de discours anticapitalistes et antisystème dans l’espace des mobilisations actuelles, discours qui me semblent, en l’état, dépolitisants. Soyons clairs : ce n’est pas l’anticapitalisme comme analyse critique qui est en cause ici mais son déploiement comme étendard, comme une sorte de fétiche qui pourrait soudain nous exonérer de penser le caractère inextricable de notre situation. Mais allons-y, mettons l’hypothèse en pâture.

J’avance donc l’idée que l’anticapitalisme, en tant que discours prosélyte de mobilisation, est une réponse en miroir aussi creuse, aussi rhétorique que la question posée par les médias. « Faut-il sortir du capitalisme pour lutter contre le réchauffement climatique ?« , font mine de s’interroger les uns en connaissant parfaitement l’évidence de la réponse. « À bas le capitalisme« , clament les militants. Le chien aboie, la caravane (du capitalisme) passe.

… mais l’impossible posture révolutionnaire

Alors oui, le capitalisme est une impasse. Mais faire de ce constat de base une bannière de ralliement l’est tout autant. Pourquoi ? Parce que l’enjeu n’est pas de faire comprendre théoriquement à nos contemporains que Marx avait raison mais de se défaire collectivement des rapports sociaux et de l’imaginaire qui caractérisent le système capitaliste. Or, à brandir des slogans qui laissent penser qu’il existe une chose, le capitalisme, qui nous serait extérieure et qu’il suffirait d’abolir, on se ment collectivement sur l’ampleur du problème. Plus précisément, on cherche à attirer l’attention de tous sur un méga-objet théorique, totalisant, comme s’il s’agissait d’un bloc solide à dynamiter, alors qu’on est plutôt en présence d’un liquide visqueux qui nous colle à la peau, y compris à celle de la plupart des militants anticapitalistes.

L’image vaut ce qu’elle vaut ; je pense que les gens ne s’y trompent pas. Ils savent que la ligne de partage entre exploitants et exploités n’est plus aussi limpide qu’en 1917, qu’elle s’est démultipliée et a colonisé, jusqu’à l’intime, les rapports sociaux. Les classes moyennes et populaires occidentales – tant que l’on peut encore se permettre cette expression – ont comme intériorisé le pacte social passé avec le système capitaliste : elles savent qu’elles lui doivent une bonne partie de ce qu’elles ont encore, de ce qu’elles n’ont pas encore perdu. Elles ont conscience, au fond, que la question n’est pas d’abattre le capitalisme par une démonstration ou une révolution, mais de s’en défaire.

Il reste, bien sûr, des milliards de personnes, dans ce monde, qui peuvent légitimement se définir comme totalement perdantes de l’histoire capitaliste, sous tous les rapports d’exploitation, et donc légitimement entrer en révolution contre des adversaires totalement distincts d’eux-mêmes. Ce n’est pas le cas des classes moyennes occidentales. Et elles le savent, confusément peut-être, mais assez clairement pour rendre le kit de la révolution anticapitaliste à la grand-papa peu praticable à leurs yeux.

Et pourtant, ce kit revient en force, sous la forme d’un expédient rhétorique qu’il suffirait de nommer pour solutionner toutes les difficultés d’un seul coup : non seulement celles, gigantesques, de l’intrication des crises – climat, dette, biodiversité, épuisement des ressources, pollutions, inégalités, etc. – mais aussi celles de toute mobilisation de masse, de toute lutte collective : la pluralité des approches, des leaderships, des visions et des stratégies, la superposition des dominations, les dynamiques provisoires et instables, la frustration du manque de résultat, les querelles d’ego.

Militer pour une abstraction

Revenons au climat. Depuis plusieurs mois déjà, des voix s’élèvent pour dire qu’avec les marches climat, on fait fausse route. Que c’est trop gentil. Qu’on n’obtiendra rien de cette manière. Que ce sont des mobilisations de bobos. La frustration et l’impatience montent. On appelle à davantage de radicalité, ce qui, vu la situation, est indispensable !

Le problème ne se situe pas dans cette saine et logique frustration, en soi, mais dans le fait qu’elle amène de nombreux militants à réhabiliter une conception de la militance et de l’engagement que j’estime problématique, voire infantile. Il s’agit de ce que le philosophe Miguel Benasayag appelle “l’engagement-transcendance”. “Dans les dispositifs transcendants, écrit-il, le moteur de l’agir se trouve ailleurs que dans les situations concrètes : dans une promesse.” Appliquée aux mobilisations pour le climat, cette analyse pointe le risque d’une fuite en avant dans un discours anticapitaliste ou, plus sommairement encore, antisystème, qui résonnerait comme la promesse d’un monde non capitaliste, avec un réchauffement climatique qu’il serait encore possible de maintenir sous les 2°C. Cela signifie que l’action militante devient subordonnée à ce rêve, à cette illusion, à ce que Nietzsche appelait un “arrière-monde”, poursuit Benasayag, “un monde derrière celui-ci, paradis sur terre rêvé, société de fin de l’histoire au nom de laquelle on se bat, qui justifie la lutte, le sacrifice de cette vie et que l’engagement a pour but de faire advenir.

L’idéal de “stabilisation” du climat réactive un rêve de stabilisation plus globale : un monde sans capitalisme, sans conflits, sans pollution, sans compétition, sans injustices. Or ce monde est une pure abstraction, il n’existe pas : croire en lui et militer pour le faire advenir condamne ceux qui se livrent à cette chimère à devenir des “militants tristes”, dit Benasayag, car sans cesse déçus par un réel toujours en deçà de leurs attentes. “La “tristesse” du militant renvoie à l’affect propre à l’interprétation du monde qui est la sienne. Pour lui, le monde est une erreur : il n’est pas tel qu’il doit être. Le vrai monde est autre, ailleurs, et militer, c’est sacrifier le présent à l’avenir, ce monde-ci à l’autre, le vrai, le parfait : le seul qui vaille la peine d’être vécu.

Contre un anticapitalisme de posture

Ainsi déçu, aigri, le militant se met à chercher sans fin les causes de l’échec dans des erreurs théoriques et stratégiques. Il accuse les autres militants d’être trop ceci, pas assez cela, endormis, instrumentalisés ou manipulés, jamais assez “purs” en somme. Le bla-bla prolifère, semant la division. C’est la course à qui sera le plus radical, le plus intransigeant. Le moindre lien avec ce qui est assimilé au capitalisme – qui est partout – est signe de compromission. N’y a-t-il pas quelque chose de cet ordre dans les débats sans fin au sujet de la bonne stratégie à adopter au sein des luttes climatiques, dans la suspicion à l’égard de Greta Thunberg, dans les critiques de plus en plus dogmatiques entre différentes chapelles stratégiques, ceux qui organisent les marches, ceux qui ne croient qu’en l’action directe, ceux qui ne croient qu’en la révolution ?

Une analyse anticapitaliste du monde est indispensable mais ne nous dispense pas d’affronter le réel. Elle est à distinguer d’un anticapitalisme de posture qui ne sert, lui, qu’à cela : se masquer à soi-même l’extrême complexité de la situation de lutte. C’est, en quelque sorte, la soupape de sécurité du désespoir militant. Ou, pour le dire positivement, la soupape de sécurité du désarroi vis-à-vis d’un agir complexe, que Benasayag appelle un agir “situationnel”, un engagement-recherche ou un engagement immanent. Ce type d’engagement, au contraire de l’engagement-transcendance, qui “est le fruit d’une raison consciente d’agir”, est “l’expression d’un désir vital. Et c’est ce désir qui fait sa force, celle de répondre au défi de cette époque.

Inlassablement et minutieusement

J’ai conscience qu’il est très compliqué d’accepter ce que disent ces lignes car cela rompt avec la vision classique, tellement répandue, de l’utopie nécessaire pour “changer le monde”. Mais je pense que cela vaut la peine d’essayer de sortir de ce schéma. Sinon, on reste dans une mentalité à la fois religieuse – dans la lutte – et binaire – dans l’analyse. “Puisque les politiques ne réagissent pas, puisqu’il est de toute façon certain qu’on ne pourra contenir le réchauffement climatique sous la barre des 2°C, alors les marches climat sont inutiles”, pense le militant religieux binaire.

Je pense, pour ma part, que les marches pour le climat sont à la fois totalement inutiles ET absolument indispensables. Vivre et militer au cœur de ce paradoxe implique de sortir d’une vision idéaliste, celle d’un changement qui serait “causé par la volonté et l’action d’une conscience éclairée”, pour lui opposer une “vision plus réaliste du changement comme émergence liée à une série de processus tout à fait décentralisés et aveugles, non voulus et non concertés, donc.

Les marches pour le climat sont totalement inutiles en regard de l’objectif concerté – et un peu abstrait – de maintenir le réchauffement sous la barre des 2°C. Elles sont par contre totalement indispensables car elles sont une matrice dans laquelle se déploie une pluralité de situations réelles : situations de lutte, de vie, d’analyse, de cheminements, d’alliances, etc. Et toutes ces situations, liées selon les mots de Benasayag à un “désir vital”, et non à un objectif programmatique, peuvent déboucher sur des transformations, peut-être insoupçonnées, peut-être même souvent insoupçonnables. Par ailleurs, dans cet engagement “en situations”, les “groupes, classes, genres, secteurs sociaux, ne sont pas d’emblée et pour toujours dans un rôle invariant : un même groupe profondément réactionnaire dans une situation peut, par exemple, participer dans un autre à l’émancipation, et inversement.

Jusqu’à ce qu’on constate qu’il n’est plus là !

Enfin, contenir au maximum le réchauffement garde du sens, même en-dehors de la fixation d’un seuil réaliste ou souhaitable. On peut lutter en-dehors de la vision “solutionniste” d’un objectif programmatique préétabli. Obtenir des changements radicaux dans les politiques fiscales, agricoles, énergétiques, dans les domaines de la consommation, du logement, etc., tout cela demeure absolument indispensable et urgent, quel que soit le degré de réchauffement. Comme le dit l’écrivain américain Jonathan Franzen dans une tribune extraordinaire, même si on accepte que la bataille du réchauffement climatique est perdue dans sa globalité, “tout mouvement vers une société plus juste et plus civile peut désormais être considéré comme une action significative en faveur du climat. Assurer des élections équitables est une action climatique. La lutte contre l’inégalité extrême des richesses est une action climatique. Fermer les machines de la haine sur les médias sociaux est une action pour le climat. Instaurer une politique d’immigration humaine, défendre l’égalité raciale et l’égalité des sexes, promouvoir le respect des lois et leur application, soutenir une presse libre et indépendante, débarrasser le pays des armes d’assaut, voilà autant de mesures climatiques significatives. Pour survivre à la hausse des températures, chaque système, qu’il soit naturel ou humain, devra être aussi solide et sain que possible.

Se défaire du capitalisme est indispensable, redisons-le. Pour lutter contre le réchauffement climatique entre autres. Mais c’est un point de départ, un moteur, une nécessité au sens philosophique du terme : cela “ne peut pas ne pas être”. Faire de l’anticapitalisme un slogan ou une posture de ralliement reviendrait à transformer cette puissance d’agir en folder marketing – pour les autres -, voire en exutoire – pour soi. Passer de la nécessité au processus de transformation, commencer à se défaire du capitalisme, en un mot, c’est le prendre par tous les bouts de réel où il revêt l’habit d’une injustice précise, d’une insoutenabilité, d’un dégât, d’une exploitation, d’une violence… Pas en mode cosmétique, bien sûr. Il ne s’agit pas de le peindre en vert mais de le prendre et de ne pas le lâcher. De s’en défaire inlassablement et minutieusement… Jusqu’à ce qu’on constate qu’il n’est plus là !

Le rôle de la sélection variétale dans la qualité des céréales panifiables wallonnes

Est-il nécessaire d’insister encore sur l’importance de la qualité du pain que nous mettons sur notre table ? Nature & Progrès a maintes fois vanté les mérites d’un pain fabriqué artisanalement. Mais de quels blés parlons-nous ? Aux yeux du consommateur, la sélection variétale joue-t-elle vraiment un rôle important dans la qualité du pain qu’il mange ? Qu’est-ce, à ses yeux, qu’un pain local, qu’un blé local ?

Par Mathilde Roda

Introduction

Il est permis de se demander, quand on connaît la place qu’occupe le pain dans notre alimentation, comment nos céréales wallonnes peuvent être si peu destinées à fabriquer nos propres farines ? Nature & Progrès, pourtant, a développé plusieurs pistes de redynamisation de la filière céréalière wallonne. Nous creusons donc encore cette question en compagnie de Georges Sinnaeve, chercheur au Centre de Recherche Agronomique (CRA) de Gembloux, spécialisé en technologie céréalière.

Du bon pain…

Quand on parle de ce qui influence la qualité nutritive du pain, on en revient souvent à considérer la qualité de la mouture ou de la panification. Parfois certains osent le dire : un bon pain dépend aussi d’un bon grain ! Georges Sinnaeve est de ceux-là.

Qui décide qu’une céréale est "panifiable", c’est-à-dire qu’on peut l’utiliser pour fabriquer du pain ?

« Un tableau est publié par Synagra – l’association professionnelle de négociants en céréales et autres produits agricoles – qui régit les normes en fonction des cultures. En 2014, ils spécifiaient encore des critères pour le blé meunier tandis que maintenant ils n’en spécifient plus. En fait le blé meunier est devenu tellement anecdotique dans nos champs qu’ils n’ont plus voulu mettre de critères. Mais c’est envoyer un assez mauvais signal, ce n’est pas un encouragement à produire du blé meunier. »

Comment fait-on alors maintenant pour définir qu’une céréale peut être panifiée ?

« Cela résulte d’accords bilatéraux entre fournisseurs et utilisateurs et chacun détermine ses propres critères. Personnellement, j’utilise encore le référentiel de 2014 à des fins de comparaison, même si Synagra l’a supprimé. Mais les choses peuvent changer : on observe que les filières courtes redémarrent, avec des acteurs, des agriculteurs qui transforment eux-mêmes, qui valorisent eux-mêmes leurs céréales en direct avec un boulanger. Quelque chose est donc entrain de se mettre en place, en dehors de la filière classique. »

…au bon grain

Quels sont, dès lors, les critères importants à considérer pour obtenir du blé meunier ?

« L’humidité est le critère le plus important et le plus compliqué à gérer avec le climat belge mais c’est ce qui va être le garant de la qualité initiale. Une poche d’humidité dans un silo peut être le point de départ du développement de microorganismes qui vont produire des mycotoxines. En lien avec cela, il faut être attentif à la maturité du grain à la récolte. En Belgique, avec les incertitudes climatiques, il existe une tendance à précipiter les récoltes et cela peut engendrer des difficultés dans le cadre du négoce. On rentre ensuite dans des critères plus techniques, comme la teneur en protéines qui est mesurée à l’entrée des silos. Pour autant qu’on connaisse la variété, c’est considéré comme un indicateur de la qualité panifiable car cette teneur donne un indice quant aux autres critères technologiques qui ne sont mesurables qu’en laboratoire et qui vont indiquer le rendement meunier, l’aptitude des protéines à gonfler au moment de la panification ou encore la résistance au travail mécanique. »

L’humidité et la maturité sont donc les deux principaux facteurs limitants en Belgique ?

« Un dernier élément est très important pour la Belgique, c’est ce qu’on appelle le « nombre de chute de Hagberg » qui permet de détecter une germination précoce. Lorsqu’alternent pluie et soleil au moment de la maturation du grain, ce facteur peut déclencher la germination et provoquer la fermentation. Le climat est vraiment l’aspect qu’on ne maîtrise pas du tout et, en Belgique, c’est l’aspect qui peut être le plus déterminant. »

Quelle place pour la sélection variétale ?

L’adaptation au climat est donc essentielle en Belgique ?

« Ce n’est pas le tout d’avoir un niveau de qualité, il faut aussi une variété qui, quel que soit le lieu de culture et quelles que soient les années, ait une certaine stabilité. Il est donc compliqué d’ajuster le process de transformation : certaines variétés sont parfois un cran en-dessous du niveau de qualité souhaité mais sont beaucoup plus régulières, donc plus intéressantes d’un point de vue industriel. »

Concrètement, comment se fait la sélection des variétés ?

« Le CRA intervient dans ce qu’on appelle les « essais catalogue ». Quand une société développe une nouvelle variété, elle doit la faire inscrire. Il existe une dizaine de zones de culture sur la Belgique où sont implantées des variétés témoins et des variétés en demande d’inscription. Pour être inscrites, les variétés subissent des essais pendant deux ans et doivent apporter un plus par rapport à ce qui existe déjà. Le principal problème réside dans le fait que, jusqu’à présent, ce plus s’est davantage orienté vers le rendement, l’aspect nutritionnel étant peu souvent pris en compte. On peut le regretter mais c’est comme ça. Des variétés résistantes à la verse ou à la fusariose sont donc privilégiées, tout en réduisant l’utilisation de produits phytosanitaires, un aspect des choses qui est intégré depuis très longtemps dans la sélection variétale. La valorisation, par contre, l’est beaucoup moins. C’est un critère qui ne pèse pas lourd dans l’inscription des variétés… »

Certaines variétés se prêtent-elles mieux à certaines transformations alimentaires ?

« Ce devrait être le cas mais, malheureusement, on n’applique pas aux céréales les mêmes principes qu’aux pommes de terre, à savoir recommander des variétés en fonction de l’utilisation très précise qu’on veut en faire. Certains détails peuvent pourtant avoir leur importance : c’est autant le produit que la technologie, les additifs ou les auxiliaires technologiques utilisés qui influencent la recherche de nouvelles variétés. Parce qu’il y a des variétés qui se corrigent facilement avec des auxiliaires technologiques mais qui, sans eux, ne conviennent plus. »

La sélection pour l’agriculture biologique est-elle spécifique ?

« Nous ne faisons pas de différence, dans nos analyses, en fonction du mode de production. Mais, même si nous utilisons les mêmes critères et les mêmes outils, nous devons adapter nos curseurs. Il paraît évident que rien ne sera accepté, en filière bio, si la teneur en protéines est placée à 12,5 comme en conventionnel. Nous ajustons donc les curseurs, avec les acteurs bio, en fonction des utilisations. De plus, dans les filières classiques, l’opérateur ne va pas s’adapter à ce qu’il reçoit ; il exige simplement que les céréales entrent dans son process. Un producteur bio plus artisanal, à l’inverse, va sentir beaucoup plus le produit. Et quand je dis sentir, c’est même jusqu’au niveau tactile : s’il faut pétrir ou laisser reposer plus longtemps la pâte, il le fera. Je dirais même que, maintenant, que ce soit au niveau de l’agriculture, de la meunerie, de la boulangerie, on est en train de retrouver un certain savoir-faire… »

Le consommateur : un acteur essentiel du changement !

« Nous sortons, en matière de panification, d’une époque qui commence à être révolue, où l’on pouvait faire du pain avec presque n’importe quel froment. On ajoutait trente-six trucs et on parvenait toujours bien à rectifier une qualité un peu pauvre. Maintenant, comme le consommateur est plus attentif à réduire les additifs, l’accent est remis sur la variété, sur la recherche de variétés adaptées à des modes de panification plus doux, exempts d’additifs. C’est donc une nouvelle donne pour examiner les critères autrement. Si les utilisations à des fins d’alimentation humaine continuent de se développer, il est probable que ces critères liés à l’aptitude à la transformation seront à nouveau amplifiés. L’évolution des mentalités ne se fait toutefois qu’à l’échelle de quelques années et, avec la sélection variétale, on travaille plutôt sur dix ans. Un petit coup de barre est donné quand on veut changer de cap mais il faut des années avant qu’on le ressente. On conserve donc beaucoup de diversité variétale, au CRA, parce qu’il faut pouvoir rebondir sur des variétés existantes lorsque les enjeux changent et orienter, à ce moment-là, différemment leur sélection. La vraie difficulté, c’est que ça met du temps à se traduire dans les faits ! »

Donc, même au niveau de la recherche, vous sentez un changement ?

« En ce qui nous concerne, nous travaillons à ces problématiques depuis des années. Mais il faut que le consommateur, aussi bien que les transformateurs et les agriculteurs, soient prêts pour cela. Il faut que tous les facteurs s’alignent pour que les choses bougent vraiment. J’ai cependant l’impression qu’il est maintenant admis que les curseurs avaient peut-être été poussés un peu loin, que chacun est en train de refaire un pas vers plus de savoir-faire, pour se passer de fongicides et d’auxiliaires technologiques. Tout ça, tout au bout de la ligne, fait qu’on retrouve des produits plus sains. On en revient donc vers des filières plus courtes, où les différents interlocuteurs se parlent, alors que les filières avaient tendance à n’être qu’une succession d’opérations sans aucun dialogue entre les opérateurs. Réinstaurer tout cela, c’est réinstaurer une autre façon de faire. L’avenir nous dira ce qu’il en sera. »

Faillite sanitaire du système agricole intensif

Le système agricole intensif nous empoisonne ! De plus, le processus européen d’autorisation des pesticides est totalement défaillant car il est intégralement sous la coupe de l’industrie qui les fabrique, ainsi que le montre un récent rapport du Pesticides Action Network Europe. Alors où Nature & Progrès demande à l’Europe l’abolition pure et simple des pesticides, comment faire pour assurer au simple citoyen des garanties minimales de santé publique ?

Par Catherine Wattiez

Introduction

Les pesticides contaminent, à des degrés divers, toutes les couches de la population : les utilisateurs professionnels, les riverains de zones agricoles et la population générale, dont les groupes les plus vulnérables sont les individus en développement et les personnes âgées.

Un grave problème de santé publique

De nombreuses études épidémiologiques impliquent des pesticides dans plusieurs pathologies chez des personnes exposées professionnellement. Chez les professionnels, ce sont le plus souvent des pathologies cancéreuses, des maladies neurologiques et des altérations du système reproducteur.

L’intérêt de l’exposition des riverains, pour la question des conséquences, est relativement récent. Un nombre croissant de données scientifiques abondent dans le sens d’un excès de troubles divers décris en ce qui les concerne. L’association française Générations Futures suit ce sujet de près et je vous invite à consulter leur site (1). En ce qui concerne la population générale, de nombreuses études indépendantes ont également attiré l’attention sur les effets notamment hormonaux, nerveux et immunitaires d’une exposition à certains pesticides, même à faible dose, lors de périodes clé du développement de certains organes. Cette exposition peut avoir lieu dans l’utérus au niveau du fœtus, et/ou pendant l’enfance et/ou lors de la puberté.

Les pesticides perturbateurs hormonaux, par exemple, peuvent être à l’origine de cancers hormono-dépendants – tels le cancer de la prostate, des testicules et des seins -, d’altérations du métabolisme – menant, par exemple, à l’obésité et au diabète -, de disfonctionnements de l’appareil reproducteur – entraînant une diminution de la fertilité, une puberté précoce chez les filles. Les perturbateurs hormonaux peuvent aussi occasionner des problèmes cardio-vasculaires et provoquer des désordres mentaux et comportementaux – tels l’altération de la mémoire et de l’attention. Ils peuvent agir pas des mécanismes dits épigénétiques, c’est-à-dire qui impliquent l’activation ou la désactivation de l’expression de certains gènes. Certains de ces effets sont héritables et peuvent être transmis jusqu’à la quatrième génération, même si ces individus de quatrième génération n’ont jamais été exposés directement à ces perturbateurs hormonaux. Ceci a été mis en évidence chez le rat.

L’industrie écrit ses propres règles !

Le Règlement européen 1107/2009, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, est tel qu’il ne peut assurer le niveau élevé de protection de la santé et de l’environnement annoncé. Il est complété, de façon également critiquable, par le Règlement 283/2013, établissant les exigences en matière de données applicables aux substances actives.

Disons-le d’emblée : l’industrie des pesticides exerce une grande influence sur tout le processus d’autorisation des pesticides ! Un rapport de février 2018 du Pesticides Action Network Europe, intitulé « Homologation des pesticides – L’industrie écrit ses propres règles » (2), décrit de façon précise cette mainmise de l’industrie qui contribue à déterminer le type de tests requis par la législation et les méthodologies d’évaluation des risques. L’industrie réalise des études sans en publier ses résultats car ces études sont sous le couvert du secret industriel ! Elles ne peuvent donc pas être communiquées et ne peuvent donc pas être évaluées par des experts indépendants. A l’inverse, des études publiées par des experts indépendants – et donc examinées par des pairs – sont rarement prises en considération. Parmi les personnes chargées d’évaluer les tests à l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) ou au niveau des Etats Membres, nombre d’entre elles ont des conflits d’intérêt. La navrante saga de la ré-autorisation du glyphosate illustre bien le problème pour ceux qui ont quelque peu suivi cette question.

L’autorisation d’un produit pesticide, d’autre part, est basée sur la seule toxicité de la substance active. Rappelons qu’un produit pesticide, tel qu’il est utilisé par l’agriculteur ou le simple consommateur, est dénommé « produit formulé ». Il est composé d’une substance active et d’autres substances appelées « co-formulants », destinés à faciliter l’utilisation du produit ou à améliorer son efficacité. La nature de ces « co-formulants » est, le plus souvent, considérée comme un secret industriel. Tous sont considérés, à tort, comme des substances sans effet biologique. Or de plus en plus d’études montrent que le produit formulé peut être beaucoup plus toxique que la substance active ! Citons comme exemple une étude de 2007, réalisée par le professeur Gilles-Eric Séralini de l’université de Caen et son équipe (3), qui a montré que le Roundup de Monsanto était, selon le temps d’exposition, jusqu’à mille à cent mille fois plus toxique sur des cellules embryonnaires humaines en culture que sa substance active, le glyphosate seul. Gilles-Eric Séralini et son équipe (4) ont également testé, sur divers types de cellules humaines en culture, la toxicité de neuf produits pesticides – insecticides, fongicides, herbicides -, en comparaison avec celle de leur substance active déclarée. Ces auteurs, qui ont publié en février 2014, ont montré que huit formulations sur neuf sont, en vingt-quatre heures, jusqu’à mille fois plus toxiques que leur prétendu principe actif !

Les effets d’une exposition à des produits formulés ne sont pas investigués sur le long terme. Ce sont les Etats membres de l’Union européenne qui sont, seuls, chargés de l’autorisation des produits formulés. Pourtant, le Professeur Séralini et son équipe (5) ont testé – sur deux ans, ce qui est la durée totale de vie d’un rat de laboratoire – des rats alimentés avec du maïs OGM tolérant le Roundup : du maïs OGM alimentaire non traité fut donné à un groupe de rats contrôle et du maïs OGM alimentaire traité au Roundup fut donné à un autre groupe de rats. Un troisième groupe était alimenté avec du maïs OGM non traité mais abreuvé avec de l’eau contenant 0,1 µg/l de Roundup, cette concentration étant la limite en glyphosate permise dans l’eau potable en Europe. Ils ont ainsi montré, dans une publication de juin 2014, la survenue chez les rats de grosses tumeurs mammaires et de déficiences des reins et du foie. Ces résultats remettent en question l’innocuité des herbicides formulés à base de glyphosate, sur le long terme, à des concentrations auxquelles ils contaminent la nourriture – le maïs OGM tolérant le Roundup et traité au Roundup – et l’environnement – l’eau.

Quant aux effets cocktails…

La population générale est exposée principalement via l’alimentation, à des cocktails de pesticides, présents à faible dose. Ces cocktails de pesticides peuvent avoir des effets toxiques additifs, antagonistes ou synergiques, par exemple lorsqu’ils sont présents simultanément dans l’organisme à la suite de l’ingestion des aliments. La synergie renforce les effets nocifs de chacune des substances du mélange. Or il n’existe, jusqu’à présent, aucune prise en compte des effets cocktails des pesticides !

Ces effets cocktails sont documentés par un nombre croissant d’études récentes. Nous citerons celle de 2019 du projet européen EDC-MixRix (6) qui a mis en évidence les effets sur la santé de l’exposition combinée à un mélange de substances perturbatrices du fonctionnement hormonal. Des analyses de sang et d’urine chez des femmes enceintes ont permis d’identifier les mélanges de perturbateurs hormonaux présents, ayant des effets délétères sur la croissance et le métabolisme, le développement neurologique et sexuel.

Des effets sur le comportement, le métabolisme et le développement ont été observés chez des animaux exposés au même mélange que celui retrouvé chez les femmes enceintes et ont mis en évidence l’action spécifique de ce cocktail sur l’hormone thyroïdienne responsable, chez l’homme aussi, d’un bon développement du fœtus, du nouveau-né et du jeune enfant. Dans la majorité des cas, les substances évaluées isolément à des doses de concentration similaires à celles retrouvées dans le mélange de perturbateurs hormonaux n’avaient pas d’effets néfastes. De plus, des effets cocktails sont susceptibles de se produire fréquemment dès lors qu’un nombre croissant – environ 27% – de fruits et légumes contiennent de multiples résidus allant de deux à plus de dix résidus différents par échantillon. Ceci selon l’EFSA elle-même (7) qui publie, chaque année, les données relatives aux résidus de pesticides dans l’alimentation des européens. Je rappelle qu’il est conseillé de manger plusieurs fruits et légumes par jour…

Et aux perturbateurs hormonaux…

L’association française Générations Futures a publié, en septembre 2018, un rapport dénommé EXPPERT10 (8), concernant les cocktails de perturbateurs hormonaux dans nos assiettes. Ce rapport se base sur les données officielles relatives aux résidus de pesticides, publiées par l’EFSA. Il montre que, sur environ cent dix mille résidus de pesticides quantifiés au total par l’EFSA, 63 % sont suspectés d’être des perturbateurs hormonaux ! Ceci est évidemment très inquiétant, eu égard aux effets cocktails potentiels engendrés pour des substances – les perturbateurs endocriniens – dont on ne peut prétendre qu’une dose sûre, sans effet, existe.

On constate ici combien les critères d’exclusion des substances actives sur base de leur extrême dangerosité sont insuffisants ! Certaines substances actives sont, en effet, écartées sur base de leur seule dangerosité, sans que l’on ne tienne compte du degré d’exposition de l’homme. Il s’agit des substances classifiées cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) « avérées » et « présumées ». Les substances seulement « suspectées » d’avoir ces propriétés pourront toutefois être autorisées. Ces critères d’exclusion concernent aussi les substances peu biodégradables et fortement bioaccumulables et ayant un potentiel de propagation à longue distance dans l’environnement.

Les perturbateurs hormonaux sont, eux aussi, exclus de mise sur le marché mais le niveau de preuve demandé pour être qualifié comme tel est extrêmement élevé ! Les critères scientifiques, adoptés par les Etats membres en décembre 2017 (9), pour qualifier les pesticides de perturbateurs hormonaux exigent la caractérisation précise du mécanisme de perturbation hormonale : il faudra, non seulement, démontrer que la substance active est un perturbateur hormonal et qu’elle a des effets négatifs mais également démontrer le mode d’action par lequel ce perturbateur hormonal crée des effets négatifs. L’industrie pourra donc bien souvent arguer que ces modes d’action ne sont pas connus pour ne pas voir la substance interdite ! Seront alors laissés sur le marché la plupart des pesticides qui sont des perturbateurs hormonaux dangereux. En outre, ces critères scientifiques se limitent aux pesticides qui interagissent avec des hormones spécifiques, telles les oestrogènes, les androgènes, les thyroïdiennes et les stéroïdogéniques.

On peut enfin pointer du doigt, l’insuffisance de certains tests : les méthodologies sont dépassées et les tests incomplets. En outre, on emploie actuellement rarement les tests disponibles évaluant le potentiel de perturbation hormonale, d’immunotoxicité et de neurotoxicité du développement.

Nos chances de rester en bonne santé…

Il existe, fort heureusement, des études épidémiologiques récentes nous montrant les avantages pour la santé d’une alimentation biologique. Nous citerons ici l’étude épidémiologique publiée, en octobre 2018, menée par une équipe de l’INRA, de l’INSERM, de l’université de Paris 13 et du CNAM (10), portant sur 68.946 participants. Une diminution de 25% du risque de cancers, tous types confondus, a été observée chez les consommateurs réguliers d’aliments biologiques, par rapport aux personnes n’en consommant pas ou seulement occasionnellement. Le risque de cancer du sein, chez les femmes ménopausées, a diminuée de 34% et le risque de lymphomes de 76%. Manger bio pourrait aussi être associé à la préservation d’une bonne santé cardio-métabolique, en diminuant les facteurs de risque connus du diabète et de maladies cardio-vasculaires.

Ces quelques considérations montrent, d’une part, l’insuffisance patente de protection de la santé du Règlement européen 1107/2009 qui régit le système agricole intensif conventionnel et, d’autre part, les effets favorables au maintien d’une bonne santé d’une alimentation issue de l’agriculture biologique. Nous avons donc ici suffisamment d’excellentes raisons de prôner un arrêt total de l’utilisation des pesticides de synthèse par un changement des pratiques agricoles !

Notes

(1) Voir : www.generations-futures.fr

(2) Voir : www.generations-futures.fr/wp-content/uploads/2018/02/homologation_industrie_ecrit_ses_regles_050218_finale.pdf

(3) Voir : Benachour N, Sipahutar H, Moslemi S, Gasnier S, Travert C, Séralini GE, Time-and dose- dependent effects of roundup on embryonic cells and placental cells, Arch. Environ. Contam. Toxicol., 2007 July, 53 (1), 126-133.

(4) Mesnage R, Bernay B, Seralini GE, Ethoxylated adjuvants of Glyphosate based herbicides are active principle of human cell toxicity, Elsevier Toxicology, 10 Sept 2012.

(5) Séralini et al, Etude republiée : toxicité chronique de l’herbicide Roundup et d’un maïs génétiquement modifié tolérant le Roundup, Open Access Springer, Environmental Sciences Europe, 2014, 26 :14

(6) Ake Bergman et al, Integrating epidemiology and experimental biology to improve risk assessment of exposure to mixtures of Endocrine Disruptive Compounds, final technical report, 29 June 2019  https://edcmixrisk.se

(7) Voir : https://www.efsa.europa.eu/en/efsajournal/pub/5348

(8) Voir : https://www.generations-futures.fr/publications/exppert-10-pesticides-alimentation-perturbateurs-endocriniens

(9) Voir : http://lynxee.consulting/europe-publication-criteres-perturbateurs-endocriniens/

(10) Voir : Inra, Inserm, Université de Paris 13, CNAM, Moins de cancers chez les consommateurs d’aliments bio, Jama Internal Medecine, 22 octobre 2018 https://presse.inserm.fr/moins-de-cancers-chez-les-consommateurs-d’aliments-bio/32820

Climatologues et citoyens : la déprime de l’apocalypse ?

Les climatologues sont déprimés et le disent. “Parfois, je me suis sentie seule, comme abandonnée de tous. Ça m’est arrivé d’en pleurer : après une mission de plusieurs mois en Antarctique – où les conditions sont très dures, où on a cumulé les problèmes techniques, où on est loin de ses proches -, je suis rentrée et j’ai croisé quelqu’un qui m’a dit ‘Ah ces histoires de changements climatiques, ça me fatigue’. Ça nous blesse, personnellement. C’est comme si tout notre investissement ne servait à rien. (1) »

Par Guillaume Lohest

Introduction

Célia Sapart, chercheuse au FNRS, n’est pas la seule climatologue à être émotionnellement touchée. Dans une vidéo de France Info, plusieurs chercheurs confessent un même ressenti de découragement et d’impuissance. C’est le cas par exemple de Benjamin Sultan, qui reconnaît presque qu’il est trop tard : “Là je parle en tant que citoyen. J’y crois plus trop en fait. Je ne crois plus au fait qu’on va réussir à lutter contre le changement climatique et à éviter ce qu’on prédit. (2)” Et même Jean-Pascal Van Ypersele, qui nous avait habitués à la modération et au sang-froid, montre des signes d’inquiétude : « Ce n’est pas facile, mais on n’a pas le choix. On est sur une barque qui est en train de couler et j’ai l’impression d’être là avec ma petite cuiller pour écoper l’eau, alors qu’il faudrait une pompe rapide…« 

Nous espérons nous tromper

Nous sommes vraiment une drôle de troupe, nous, les spécialistes du changement climatique. Comme les autres scientifiques, nous nous levons tous les matins pour nous diriger vers nos bureaux, nos laboratoires et nos terrains. Nous collectons et analysons nos données, puis nous écrivons des articles dans des revues savantes. Mais c’est là que nous déraillons : nous sommes les seuls membres de la communauté scientifique à espérer chaque jour nous tromper. (3)” La santé émotionnelle des chercheurs travaillant sur le climat a elle-même fait l’objet d’études scientifiques, qui décrivent notamment les mécanismes de protection mis en place. La chercheuse australienne Lesley Hughes est sans doute celle qui a le plus précisément décrit la situation schizophrénique dans laquelle vivent et travaillent les spécialistes du climat. “Nous espérons nous tromper sur le rythme de la montée du niveau des océans, et sur le fait qu’une accélération aussi rapide risque d’inonder les foyers d’un milliard de personnes d’ici la fin du siècle. Nous espérons nous tromper sur la disparition de notre emblème naturel le plus précieux, la Grande Barrière de Corail, autrefois si magnifique. Nous espérons nous tromper sur la vitesse à laquelle fondent les glaciers des Andes et du Tibet, mettant en péril l’approvisionnement en eau douce de plus d’un sixième de la population mondiale. Nous espérons nous tromper sur le fait que les déplacements de populations dues à l’augmentation des désastres climatiques feront probablement passer l’actuelle crise des réfugiés pour un événement dérisoire. Nous espérons, nous espérons, nous espérons. (4)”

L’éco-anxiété ou solastalgie

Les climatologues ne sont pas les seuls à connaître ces profondes inquiétudes existentielles. Parmi les citoyens conscients de l’ampleur des bouleversements annoncés, des manifestations d’angoisse apparaissent aussi, de plus en plus répandues. Certains psychologues évoquent même un nouveau syndrome, appelé l’éco-anxiété ou solastalgie. Ce terme a été proposé, en 2007, par Glenn Albrecht, un philosophe australien. “La solastalgie fait référence à la souffrance psychique qu’un individu peut ressentir face à la destruction lente mais chronique des éléments familiers de son environnement.” Plus généralement, explique Alice Desbiolles, médecin en santé publique, “nous pourrions étendre ce concept de solastalgie à toutes les personnes pour lesquelles la prise de conscience que l’humanité est en train de détruire son unique habitat – la planète – s’accompagne d’une souffrance morale, quelle que soit sa forme, de l’insomnie à l’angoisse, voire à la dépression. (5)”

L’inaction totale des gouvernements, l’apathie collective des sociétés face à l’effondrement de la biodiversité et au réchauffement climatique provoque un désarroi de plus en plus grand chez les individus prenant au sérieux le consensus scientifique. De plus en plus de gens comprennent que les petites formules insistant sur le fait qu’il est encore temps d’agir, que des solutions existent, sonnent faux dès qu’on pose un œil sur les courbes. En effet, depuis que ces petites formules incantatoires existent, malgré l’accumulation des discours et des gestes éco-citoyens, on émet chaque année davantage de gaz à effet de serre. La réalité de 2019 est particulièrement dure à affronter. On a connu des mobilisations citoyennes sans précédent, des jeunes sont sortis dans la rue par dizaines de milliers, et pourtant aucune réaction politique d’envergure n’est au rendez-vous. En parallèle, l’évidence d’un réchauffement climatique catastrophique suivant le scénario le plus noir prévu par le GIEC saute aux yeux : le permafrost sibérien a commencé son dégel septante ans plus tôt que prévu, le Groenland fond de façon inquiétante, la France et l’Arctique ont enregistré cet été des températures record à peine croyables, l’Inde a connu une sécheresse sans précédent. Mais rien, désespérément rien. À peine un petit sursaut des partis écologistes aux élections européennes, immédiatement accusés par tous les autres de vouloir instaurer un totalitarisme vert alors même que leurs propositions politiques sont mesurées et pas réellement révolutionnaires.

Entre le déni, sidération et dépression

Et ce sombre tableau ne concerne encore que le seul réchauffement climatique. Comme le rappelle souvent l’astrophysicien Aurélien Barrau, l’effondrement des populations animales et de la biodiversité est une catastrophe au moins aussi alarmante et dramatique. Le premier rapport de synthèse de l’IPBES – une sorte de GIEC de la biodiversité – publié début mai, prévient : « La nature décline globalement à un rythme sans précédent dans l’histoire humaine – et le taux d’extinction des espèces s’accélère, provoquant dès à présent des effets graves sur les populations humaines du monde entier (6). » Pour la première fois depuis sa création en 2012, les médias ont plutôt bien relayé les alertes de l’IPBES. Durant quelques jours, en tout cas… Or l’ampleur du désastre mériterait une couverture médiatique aussi soutenue que le réchauffement climatique. « La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier. » Mais on peut comprendre les rédactions : les nouvelles sont si mauvaises, si massives, si inéluctables… Elles semblent incapables de provoquer des électrochocs collectifs. Faut-il continuer de mitrailler d’’informations scientifiques – alarmantes parce que scientifiques, justement – une population qui balance entre le déni, la sidération et la dépression ?

Le philosophe australien Clive Hamilton résume bien la situation dans laquelle nous nous trouvons. “Une majorité de citoyens ont recours à des stratégies d’évitement psychologique pour dénier les faits scientifiques. Et même la minorité qui accepte cette vérité du changement climatique a des difficultés pour vivre avec chaque jour. C’est tellement difficile à accepter que nous préférons la mettre de côté et détourner notre attention. Ce sont des mécanismes de protection inconscients. Nous sommes tous humains… Quand on regarde l’avenir auquel nous et nous enfants ainsi que les animaux seront confrontés, y penser chaque jour devient insupportable. C’est pourquoi nous sommes, chacun à notre façon, climato-sceptiques. (7)”

Une incroyable inversion de la menace

Du coup, dans cet espace de sidération, s’engouffrent des ingénieurs du déni, renversant la logique des choses. Profitant de la prolifération de l’inquiétude climatique dans l’espace public, ils font comme si cette préoccupation était l’idéologie dominante alors qu’elle n’est qu’un cri qui résonne, avec fracas certes mais dans le désert de l’inaction politique. L’implacable constat scientifique est à leurs yeux un soi-disant dogmatisme religieux. Les écologistes sont qualifiés de « khmers verts« , alors même qu’ils ne sont pas au pouvoir… Galvanisés par l’image minoritaire et insolente qu’ils ont d’eux-mêmes, ils font feu de tout bois, faisant mine de ne pas voir qu’ils allument une réalité déjà en flammes, un incendie qui est hégémonique. Le champion toutes catégories de ces pompiers-pyromanes – dont on se demande s’ils ont déjà sincèrement réfléchi quelques secondes après la lecture d’un rapport du GIEC, si tant est qu’ils ont lu ces rapports – est le docteur Laurent Alexandre. Cet urologue médiatique, par ailleurs entrepreneur, semble en croisade contre les collapsologues et les écologistes. Voici ce qu’il écrivait dans une tribune adressée à L’Express, le 12 mars : “La jeune et très irritante Greta Thunberg organise une grève de l’école pour exiger que nous divisions au minimum par quatre notre consommation énergétique, ce qui ramènerait la consommation des Français entre celle du Nigeria et celle de l’Égypte. Imposer un tel retour en arrière ne peut passer que par la dictature. Les jeunes qui font la grève de l’école sont manipulés par des officines cherchant à faire avancer leur agenda révolutionnaire ou à servir les intérêts des industriels des énergies prétendument renouvelables. On persuade la jeunesse que la seule solution est d’accepter la dictature et de revenir au moyen âge. (8)”

Les Verts vont mettre nos enfants sous Prozac”, s’inquiète Laurent Alexandre. Quel renversement de la réalité ! Le danger n’est plus le réchauffement climatique mais ceux qui veulent sérieusement lutter contre celui-ci. La menace n’est plus le désert, mais le cri. L’appel à l’aide est présenté comme un ordre autoritaire. Ainsi Laurent Alexandre – mais aussi Pascal Bruckner, Elisabeth Levy et quelques autres – inverse tous les rapports de force réels : Greta Thunberg est au pouvoir à la place de Donald Trump, les éco-anxieux sont à l’Élysée, le lobby du renouvelable domine celui du pétrole… L’urgence écologique est à leurs yeux une agression, l’inquiétude des scientifiques une anomalie. En se fermant de facto à l’expertise des spécialistes – climatologues et biologistes surtout – considérés comme dépressifs, les anti-écolos médiatiques opèrent un transfert de légitimité : ils confient la science aux seuls ingénieurs. Si elle n’était délirante, cette imposture fallacieuse mériterait le Prix Nobel de prestidigitation. “N’écoutez pas les marchands de peur, les intellectuels apocalyptiques, les ayatollahs verts : la vie n’a jamais été aussi magnifique”, conclut l’urologue médiatique, sans doute sincèrement persuadé qu’une formidable invention technologique pourra reconstituer les glaciers himalayens, faire pousser des hôtels aux normes passives dans les déserts et, au passage, ressusciter les quelques soixante mille Indiens dont le suicide est lié aux conséquences du réchauffement climatique (9).

Arrêter le train !

Le parti pris de cet article est à l’opposé de cette psychologisation aberrante du souci pour la préservation de la biodiversité et de la lutte contre le réchauffement climatique. Pour le dire d’une formule rapide, je pense qu’il est sain d’être profondément affecté par ces questions en tant qu’individu rationnel et doué de sensibilité. Comme le détaille avec brio Harald Welzer, c’est au contraire la stratégie collective actuelle qui relève de la pathologie. “Si l’on décline cette stratégie en descendant au niveau de l’individu, on a affaire à une personnalité pathologique qui ne voit pas le moindre problème à gagner septante fois plus que tous les autres, tout en consommant massivement leurs matières premières, qui consomme pour cela quinze fois plus d’énergie, d’eau et de denrées alimentaires et qui rejette dans son environnement neuf fois plus de substances nocives que des personnes moins favorisées. Cette personnalité socio-pathologique, de surcroît, se désintéresse catégoriquement des conditions de vie de ses enfants et petits-enfants. Avec tout cela, il admet parfaitement que, par sa faute et celle de ses semblables, huit cent cinquante-deux millions de personnes souffrent de la faim dans le monde et que vingt millions soient en fuite. (10)”

Dans Les guerres du climat, qui date de 2008, ce sociologue allemand proposait déjà un regard lucide, informé des leçons de l’Histoire, sur la façon dont les sociétés et les individus peuvent réagir à des bouleversements de l’ordre du réchauffement climatique. Conflits violents pour les ressources, migrations massives, changements des cadres de référence entraînant des sociétés entières dans la barbarie. Il faut, selon lui, apporter des réponses non pas d’abord techniques mais culturelles, en se forçant à penser à long terme, politiquement.

Il ne suffit pas, écrivait-il alors, de se complaire indéfiniment dans l’univers dénué de sens et de transcendance d’un capitalisme mondialisé. Il s’agit, justement, parce que nous sommes dans une situation de crise, d’exiger de nous-mêmes des visions, des conceptions d’ensemble ou ne seraient-ce que des idées qui n’ont pas encore été pensées. Une telle solution peut paraître naïve, elle ne l’est pas. Ce qui serait naïf, c’est de croire que le train lancé vers la destruction progressive des conditions de survie de très nombreux êtres humains changerait de vitesse et de direction si, à l’intérieur du convoi, l’on courait en sens inverse. Les problèmes, disait Albert Einstein, ne peuvent être résolus avec les modèles de pensée qui ont conduit à eux. Il faut changer complètement de direction, et pour cela commencer par arrêter le train. (11)”

Le sens de l’apocalypse

On reproche souvent aux défenseurs de la nature de paralyser la population en dressant des constats trop pessimistes. Apocalyptiques, disent certains. Nous serions bien inspirés de les prendre au mot, mais pour les contredire. Car, en réalité, la signification des apocalypses est bien différente de l’acception courante qui en fait un synonyme de grande catastrophe ou de fin du monde. Il s’agit, dans les sources religieuses, d’un dévoilement, souvent mêlé de terribles événements, mais dont la fonction est justement une sorte de mobilisation générale – et non une paralysie. Comme l’explique Bruno Latour, l’apocalypse, “cela ne veut pas dire catastrophe. L’apocalypse signifie la certitude que le futur a changé de forme, et qu’on peut faire quelque chose. C’est comme si la forme du temps avait changé et que l’on pouvait donc maintenant enfin faire quelque chose. C’est une pensée pour l’action contre la sidération et la panique. Tant que l’on croit qu’on va bien s’en sortir, que l’on va essayer de retrouver un degré de croissance à 1%, nulle action n’est envisageable. (12)”

Sauf à s’installer dans la sidération, les climatologues déprimés et les éco-anxieux ne vivent donc rien d’anormal. Leur inquiétude peut devenir apocalyptique, au sens plein et positif du terme, c’est-à-dire générer la vision d’un avenir qui change radicalement de forme, et entraîner une puissante mobilisation. Les pseudo-optimistes, en face, ricaneurs ou adeptes de la positive attitude, se trompent sur toute la ligne quand ils rappellent qu’il y a eu des prophètes de malheur à toutes les époques. Car les sombres prédictions passées étaient basées sur des croyances religieuses ou sectaires, et souvent millénaristes, de fin des temps, en tout cas jamais sur des communautés scientifiques de spécialistes décrivant des phénomènes naturels sur des échelles de probabilité, à partir du peer-review et de la rationalité la plus stricte qui soit.

Les accusations de religiosité, la pathologisation de la radicalité est l’ultime mécanisme de défense de ceux qui refusent de lire ou de comprendre les rapports scientifiques qui font consensus. Cette attitude, étrangement et paradoxalement antiscientifique, cette mentalité d’ingénieur prométhéen, « solutionniste », optimiste, technophile, est un refus de voir que la ligne du progrès peut être brisée, peut atteindre un point de basculement. “À l’inverse, pour Bruno Latour, l’apocalypse c’est la compréhension que quelque chose est en train d’arriver et qu’il faut se rendre digne de ce qui vient vers nous. C’est une situation révolutionnaire, en fait. Donc c’est assez normal qu’il y ait des sceptiques qui nient ou qui dénient le caractère apocalyptique de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. (13)”

 

Oserions-nous conclure que de telles angoisses, nous aussi, nous guettent. Après avoir été taxés naguère d’ »antisciences » alors que nous osions à peine nous opposer aux OGM, voici donc Nature & Progrès pris en flagrant délit de jouer les Cassandre à force d’annoncer les crises : climatique, écologique, alimentaire, etc. ? Là où les autres ont beau jeu de feindre l’effarement et l’indignation, de clamer leur volonté d’action tout en faisant l’ »oreille de veau »… Mais quel est dans tout cela le bénéfice personnel pour le militant écologiste qui n’a que sa bonne foi à faire valoir ? Les bien-nantis vilipendent sa vision de malheur et, en plus de cela, le voilà qui déprime, alors que gonflent encore les rangs de ceux qu’il convainc et qui le suivent… Mais pour aller où ? Pleurer à l’unisson le délitement du monde ?

Notes

(1) Cécile Bertheaud, “Les climatologues, en pleine étuve émotionnelle” dans L’Écho, 3 décembre 2018.

(2) https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/video-on-a-l-impression-d-etre-annonciateur-de-mauvaises-nouvelles-des-climatologues-racontent-leur-quotidien_2956509.html#xtor=EPR-2-[newsletterquotidienne]-20180927-[lesimages/image0]

(3) Lesley Hughes, “Quand la catastrophe planétaire est notre boulot quotidien”, traduction d’Aurélien Gabriel Cohen, Revue Terrestres, 14 octobre 2018.

(4) Idem.

(5) Dr Alice Desbiolles, “La solastalgie, ou le nouveau mal du siècle ?”, tribune dans La Croix, 30 janvier 2019.

(6) Communiqué de presse de l’IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services) : “Le dangereux déclin de la nature : Un taux d’extinction des espèces « sans précédent » et qui s’accélère”, mai 2019, https://www.ipbes.net/news/Media-Release-Global-Assessment-Fr

(7) Clive Hamilton, « Nous sommes, chacun à notre façon, climato-sceptiques« , propos recueillis par Johann Harscoët dans L’Écho, 23 février 2019.

(8) Laurent Alexandre, “Les Verts vont mettre nos enfants sous Prozac”, L’Express, 12 mars 2019.

(9) Tamma A. Carleton, “Crop-damaging temperatures increase suicide rates in India” in PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences), 15 août 2017, 114 (33) 8746-8751.

(10) Harald Welzer, Les guerres du climat, Gallimard, 2009 (2008 pour l’édition originale allemande), pp. 321-322.

(11) Idem, p. 340.

(12) Bruno Latour, « L’apocalypse est notre chance« , propos recueillis par Nicolas Weill dans Le Monde, 22-23 septembre 2013.

(13) Idem.

Pesticides et zones de sécurité

Nature & Progrès, chacun le sait, milite depuis de longues années pour la généralisation de l’agriculture biologique. Dans l’intervalle, nous devons cependant continuer la lutte contre les pesticides qui n’ont de cesse d’empoisonner nos campagnes. Mais, en attendant leur bannissement total, des mesures d’urgence doivent être prises pour protéger les pauvres gens qui habitent dans des zones très exposées. A ce troisième niveau de combat, la France envisage aujourd’hui une initiative intéressante : l’établissement de zones non traitées dans les zones d’habitat. De quoi s’agit-il ?

Par Marc Fichers

Introduction

En France, comme en Wallonie, les pesticides sont agréés avec une attention renforcée pour la santé et pour l’environnement, et les agriculteurs qui utilisent ces produits sont tenus de respecter une règlementation très stricte. Les pesticides, pourtant, se retrouvent massivement dans l’environnement, ainsi que l’a montré l’étude Propulpp (1), coordonnée par l’Institut scientifique de service public (ISSEP). Cette étude a mesuré l’exposition des populations rurales aux pesticides dans les heures et les jours consécutifs aux traitements et, si l’essentiel de la pollution se produit pendant les deux heures qui suivent la pulvérisation, certains produits continuent à se déposer douze heures ou même vingt-quatre heures plus tard. D’autre part, si la pollution diminue au fur et à mesure qu’on s’éloigne du champ, elle est toujours bien présente jusqu’à cinquante mètres de distance. Il n’y a donc plus de doutes que ces produits se retrouvent en bord de champs, dans les jardins des particuliers… Dans des quantités certes minimes, jugent leurs défenseurs qui affichent cependant un refus malsain d’analyser toute forme d’ »effet cocktail » occasionnée par les différentes molécules disséminées et leurs métabolites.

Des riverains légitimement inquiets

Comme dans des cas d’épidémies, inciter les riverains à se protéger est la première mesure sanitaire qu’il faut prendre. Voir là une volonté délibérée d’attiser leurs peurs est une attitude de très mauvaise foi qui n’est plus supportable. Des mesures furent donc prises, au niveau wallon, par le Ministre de l’Environnement (2) mais elles ne pourront rien changer puisqu’elles n’apportent, au fond, rien de plus que les bonnes pratiques déjà en vigueur. Elles ont toutefois le mérite de mettre en avant la prise de conscience que les pesticides épandus sur un champ dérivent. Ce fait ne sera donc plus contesté : les pesticides agricoles mettent en danger la santé des riverains qui sont en droit d’exiger un environnement sain. Les riverains sont donc légitimes à demander aux pouvoirs publics qu’ils les protègent.

Soulignons ici que ces pesticides, dans leur grande majorité, sont utilisés sur des cultures qui ne servent pas à nourrir la population : trente-huit mille hectares de pommes de terre – alors que quatre mille sont suffisants pour la consommation des Wallons et des Bruxellois -, des céréales qui servent majoritairement à nourrir le bétail – et pour un quart d’entre elles à fabriquer… des biocarburants ! La population doit donc subir les effets néfastes de productions qui ne servent pas l’intérêt général et qui n’ont aucun caractère d’urgence. Est-ce vraiment tolérable ? N’est-ce pas à l’utilisateur – et donc à l’agriculteur- qu’il incombe de tout mettre en œuvre pour que les produits qu’il choisit d’utiliser, dans son seul intérêt, restent sur le champ et ne s’échappent pas polluer la vie d’autrui.

Protéger la population en réorientant l’agriculture

Aux yeux de Nature & Progrès, la seule façon de sortir de cette crise « par le haut », dans l’intérêt de tous, est d’opter résolument pour une Wallonie sans pesticides. C’est le conseil que nous donnerons au prochain gouvernement wallon, aussitôt qu’il sera en place. Ceci suppose de soutenir plus encore le développement de l’agriculture biologique B – mais n’est-ce pas ce que demandent explicitement les consommateurs ? – et de transférer l’ensemble des moyens humains et financiers actuellement dévolus à la recherche et à l’encadrement des pesticides vers la recherche et l’encadrement des alternatives aux pesticides. C’est de pure logique, non ! Soulignons ici que la recherche et l’encadrement des pesticides actuellement mis en œuvre visent à optimaliser l’utilisation de ces produits, alors que leur usage est bien connu des agriculteurs et qu’ils n’ont plus grand-chose à apprendre dans ce domaine. Pour ce qui est des alternatives utilisées en bio, par contre, les agricultures ont aujourd’hui grand besoin d’être encadrés ! Ces alternatives existent, comme le montre notre action, et leur généralisation placerait notre région dans une position d’excellence. Qu’est-ce qu’on attend ?

Dans l’attente d’un territoire débarrassé – aussi rapidement que possible ! – des pesticides, il demeure urgent de protéger les populations de première ligne. Mais comment faire ? Tout mettre en œuvre, bien sûr, pour que les pesticides soient uniquement appliqués sur les cultures. Pourrons-nous encore admettre longtemps d’un agriculteur ne se sente en rien responsable du fait qu’on retrouve – dans l’eau, dans l’air et dans les cours d’écoles – les pesticides qu’il épand ? Interdire les pesticides les plus dangereux – et les plus polluants – serait donc un minimum, dans l’intérêt des riverains, protéger les zones d’habitations en interdisant l’application de pesticides dans les zones d’habitat constituerait un pas supplémentaire. Les aides de la PAC (Politique Agricole Commune) pourraient être orientées dans ce sens ; c’était le cas jadis quand les villages étaient encore entourés de prairies…

Les politiques ne peuvent rester sourds plus longtemps à la demande des consommateurs qui réclament avec force un environnement sain, acceptant pour ce faire d’acheter plus chers des produits biologiques… Les agriculteurs, quant à eux, doivent saisir l’opportunité de produire de quoi nourrir la population locale sans polluer son environnement. Tournons, pour cela, résolument le dos à une production destinée au marché mondial. Nous n’avons vraiment plus rien à y gagner !

Une initiative venue de France : des "zones non traitées"

Eviter que des riverains de parcelles agricoles ne soient exposés, bien malgré eux, à des traitements phytosanitaires est un sujet qui fâche, en France également, depuis de très longues années, tant du côté des agriculteurs que de celui des associations de protection de l’environnement et des citoyens.

Lors des débats sur la loi EGALIM – loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous -, le gouvernement français a refusé de mettre en place des mesures trop restrictives concernant l’encadrement des pratiques phytosanitaires, préférant se fier – nous en avons parlé – aux « bonnes pratiques » des agriculteurs. Celles-ci devraient être formalisées, à partir du début de l’année prochaine, dans des chartes d’engagements rédigées à l’échelle départementale, en concertation avec les citoyens ou leurs représentants. Un groupe de travail a été mis en place pour définir les modalités de mise en œuvre de ces chartes. Lors d’une réunion de ce groupe de travail, le 27 juin dernier, le gouvernement a toutefois présenté des projets de décret et d’arrêté bien plus ambitieux, envisageant la mise en place des « zones non traitées » (ZNT), de cinq à dix mètres de large, et leur combinaison avec d’autres mesures de réduction des dérives. Cette mesure avait déjà été envisagée en 2016 mais avait été enterrée devant la levée de bouclier d’une partie du monde agricole… Ceci fait partie d’un ensemble de mesures réglementaires comprenant notamment la meilleure information des riverains : les utilisateurs de produits phytosanitaires devront les avertir, au plus tard douze heures avant, de l’application d’un traitement phytosanitaire. Les ZNT seront de cinq mètres pour les cultures basses et de dix mètres pour les cultures hautes, comme la vigne… En cas d’utilisation de dispositifs anti-dérives, les ZNT pourront être réduites respectivement à trois et cinq mètres….

La position du gouvernement français a significativement évolué car deux rapports d’expertise commandés à l’Agence de sécurité sanitaire (Anses) et aux inspections des Ministères de l’Agriculture, de l’Ecologie et de la Santé ont préconisé la mise en place de telles distances minimales pour protéger les populations à proximité des zones de traitement. De plus, le Conseil d’Etat a partiellement annulé l’arrêté du 4 mai 2017 réglementant l’utilisation des pesticides « au motif que ces dispositions ne protégeaient pas suffisamment la santé publique et l’environnement » ; la haute juridiction enjoint le gouvernement à prendre les mesures réglementaires nécessaires dans un délai de six mois.

Que dit exactement l’Anses ?

L’Agence fait tout d’abord le constat que les expositions aux produits phytopharmaceutiques, lors des applications et a posteriori, sont de deux ordres : par voie cutanée et par inhalation. De nombreuses études sont en cours pour évaluer ces expositions mais l’Anses recommande néanmoins la mise en place de mesures de précaution combinées : distances d’éloignement minimales entre la zone traitée et les zones à protéger, réduction de la dérive avec le recours à des buses antidérive et à des matériels ou techniques d’application appropriés…

L’Anses constate que les mesures mises en place n’ont pas permis d’assurer une protection suffisante. Depuis 2016 et la publication d’une instruction de la direction générale de l’alimentation (DGAL), des mesures de protection doivent, en effet, être mises en place à proximité d’établissements accueillant des personnes vulnérables : écoles, établissements de santé… L’Agence recommande cependant d’aller plus loin en intégrant des distances minimales de non traitement, « dont une ZNT systématique d’au moins cinq mètres sans dérogation, la combinaison des mesures de protection, un élargissement de la liste des établissements sensibles et des obligations d’information du public« . Elle préconise également un délai minimal de six heures entre la fin du traitement et la présence éventuelle des personnes vulnérables. Elle recommande, par ailleurs, la mise en place de critères de validation des chartes départementales de protection des riverains : mesures allant au-delà de la réglementation, présence de dispositifs de pilotage et de suivi, d’information et de règlement des différends… Le contrôle et les sanctions devraient par ailleurs être renforcés : utilisation obligatoire du GPS lors des traitements jouxtant les zones sensibles pour permettre un contrôle a posteriori, suspension des Certiphyto « pour une durée significative« , renforcement des inspections… Un dispositif de signalement devrait également être mis en place.

Des recommandations particulièrement drastiques, on le voit, qui pourraient bien inspirer les autorités sanitaires en Belgique…

Réagissons à l’accord Mercosur : mettons un visage sur notre viande !

L’Union européenne a donc conclu un nouvel accord de libre-échange avec l’espace économique formé par le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay… Le président d’extrême-droite brésilien, Jair Bolsonaro – grand dévastateur de l’Amazonie -, se serait même engagé, en échange, à respecter l’Accord de Paris sur le climat ! Les agriculteurs européens sont aux abois, redoutant les exportations massives de produits d’éleveurs et de cultivateurs qui ne sont pas soumis – loin s’en faut – aux mêmes règles qu’eux…

Par Sylvie La Spina

Introduction

Mercosur est le diminutif de « Mercado Común del Sur« , soit le « Marché commun du Sud« , communauté économique regroupant quatre pays d’Amérique du Sud. Créé en 1991, le groupement est en négociation avec l’Union européenne depuis 2000, en vue d’établir de nouvelles règles encadrant les échanges commerciaux entre les deux puissances économiques. L’enjeu est de réduire les droits de douanes et d’établir des quotas sur certaines marchandises pour favoriser les exportations. On met ainsi en balance différents secteurs tels que l’agriculture, l’automobile ou l’industrie chimique…

Après une vingtaine d’années de négociations, un accord est arrivé sur la table en juin 2019. Le traité doit encore être voté à l’unanimité par les Etats-membres, dans le cadre du Conseil de l’Union Européenne. Il sera ensuite soumis au Parlement européen et aux Parlements nationaux des différents Etats-membres. Les quatre pays du Mercosur doivent le valider également. Il est donc temps pour les opposants de se manifester, ce que fait actuellement le secteur agricole européen étant donné les menaces que représente l’accord UE-Mercosur pour les producteurs.

La légitimation d’un système antisocial et antiécologique

Le secteur automobile européen était très intéressé par l’accord avec le Mercosur, étant donné les droits de douane de 35 % sur les exportations vers l’Amérique du Sud. L’accord prévoit, en effet, une diminution progressive sur quinze ans – de 35% à 0% – des droits de douane sur un quota de cinquante mille véhicules. La même réduction des droits de douane s’appliquera aux industries chimique, textile, cosmétique et pharmaceutique. En échange, les pays du Mercosur pourront exporter leurs produits agro-alimentaires vers l’Europe, sans frais de douane pour certains quotas : viande de bœuf – 99.000 tonnes -, viande de volaille – 180.000 tonnes -, viande de porc – 25.000 tonnes -, éthanol – 650.000 tonnes -, riz – 60.000 tonnes -, sucre – 180.000 tonnes -, miel – 45.000 tonnes -, fromage – 30.000 tonnes -, lait en poudre – 10.000 tonnes – et lait pour bébé – 5.000 tonnes.

Quelle logique y a-t-il aujourd’hui à importer, à bas prix en Europe, des denrées alimentaires que nous produisons déjà en quantités suffisantes ? Aucune ! Mais c’était sans doute le prix à payer pour développer, encore, l’industrie automobile et l’industrie chimique de l’Union européenne. Dans notre société capitaliste, on veut de la croissance, encore et toujours ! Comme pour d’autres accords de libre-échange – CETA, TTIP… -, le secteur primaire retient moins l’attention que les secteurs secondaires ou tertiaires. C’est une très mauvaise habitude européenne qui met gravement en péril notre sécurité alimentaire.

La viande produite en Europe l’est dans des conditions écologiques et sociales que nous connaissons, que nous avons obtenues pour le bien des personnes et de l’environnement, et pour lesquelles nous nous battons encore quotidiennement. Qu’en est-il de celle qui est produite dans les pays du Mercosur ? Force est de constater que les règles sont fort différentes. Au Brésil et en Argentine, l’élevage bovin s’est surtout développé de manière extensive grâce à l’agrandissement des surfaces agricoles aux dépens de la forêt amazonienne. Pour mieux préserver l’environnement, une exploitation intensive des pâturages est encouragée mais le développement de l’élevage bovin – notamment pour la viande destinée à l’exportation – se fait, de plus en plus, en suivant le modèle des feed lots américains.

Les feed lots sont des parcs d’engraissement regroupant des milliers de têtes de bétail. Ce mode d’élevage suscite des préoccupations d’éthique animale, de santé publique et environnementales : utilisation massive d’antibiotiques et d’hormones, développement de l’antibiorésistance, pollutions issues des fumiers, association de ces élevages avec des cultures industrielles – le plus souvent OGM – et consommatrices en pesticides…  La signature du traité entre le Mercosur et l’Union européenne est donc la légitimation d’un mode de production que nous avons refusé d’appliquer en Europe !

Encore une bonne raison de mieux choisir sa viande !

Cet accord entre le Mercosur et l’Union européenne est donc considéré comme une menace par la plupart des organisations agricoles européennes. Toute cette viande importée dans un marché déjà saturé risque, en effet, de faire baisser les prix en Europe, à des seuils que les éleveurs européens ne pourront concurrencer en raison de normes qu’ils ont voulues plus exigeantes. Malheureusement, pour notre santé et pour notre planète !

De plus, on se demande de quel droit les négociateurs de tels traités économiques ne prennent pas du tout en compte l’avis des consommateurs ? Depuis plusieurs années, on le voit, le citoyen européen est toujours plus exigeant par rapport à la viande dont il se nourrit ; il questionne toujours plus les conditions d’élevage, le bien-être animal, l’impact de la production sur l’environnement et le climat. Encourageons donc, quant à nous, le « consomm’acteur » à se diriger, davantage encore maintenant, vers de la viande biologique issue des élevages de producteurs locaux ! Nous ne le ferons pas, toutefois, sans nous être d’abord inquiétés du sort des consommateurs défavorisés ou désinformés qui n’auront d’autre choix qu’une viande à vil prix produite dans des conditions indignes mais dont le coût écologique, pour la planète, risque d’être rapidement insupportable.

Dépassons la peur que nous inspire ce traité

Oui. Dépassons notre peur de ce traité en agissant ! Renforçons le lien entre production locale et consommation locale. Mettons un visage sur nos aliments ! Aux yeux de Nature & Progrès, l’accord avec le Mercosur est une raison supplémentaire, pour les consommateurs européens, de délaisser les produits anonymes, et notamment les plats préparés industriels – rappelons-nous l’épisode des lasagnes à viande de cheval ! – pour se rapprocher, toujours plus, des producteurs locaux. La Wallonie, par ses herbages, est une terre propice à un élevage de qualité et elle accueille un savoir-faire artisanal reconnu, tant chez les éleveurs que chez les bouchers. De plus en plus d’éleveurs se dirigent vers le bio et font le choix de proposer aux consommateurs locaux leur viande en direct. A ce jour, selon les statistiques de l’AFSCA, la Wallonie compte nonante-trois boucheries à la ferme, un chiffre en nette progression ces dernières années. De nombreux éleveurs passent également par des bouchers pour la réalisation de colis de viande vendus à la ferme.

Bouchers et éleveurs en circuit court ne doivent pas trop s’inquiéter de l’arrivée de la viande à bas prix issue du Mercosur car la clientèle sensible à la qualité bouchère, environnementale et sociale de la viande ne les délaissera pas au profit de produits anonymes à bas prix, venus de l’autre bout du monde. Gageons, au contraire, que ce traité, s’il devait passer, raffermira les convictions et poussera de nombreux consommateurs à revenir vers une viande bio et locale offrant des garanties et du lien !

Les artisans de la viande bio Nature & Progrès

Le label Nature & Progrès Belgique regroupe une septantaine de producteurs et transformateurs biologiques wallons. Tous adhèrent à une charte et respectent un cahier des charges co-construit avec les consommateurs. Nature & Progrès rend donc toute sa place au « mangeur » ! Une vingtaine de producteurs labellisés Nature & Progrès élèvent des bovins et proposent donc de la viande, en direct, au consommateur.

Chez les producteurs bio de Nature & Progrès, les animaux pâturent les prairies à la belle saison, tandis que le foin et quelques céréales cultivées à la ferme subviennent à leurs besoins en hiver. Les éleveurs de Nature & Progrès ont développé une maîtrise de leur filière, notamment au niveau de la transformation – boucheries à la ferme, colis de viande – et de la vente. Le dernier maillon sur lequel ils travaillent est celui de l’abattage : Nature & Progrès mène, depuis cinq ans, des travaux sur l’abattage à la ferme pour optimiser le bien-être animal – même et avant tout au moment de la mort de l’animal – et la qualité de la viande. Le label compte également un boucher artisanal travaillant « à l’ancienne » : depuis le choix de l’animal chez l’éleveur bio, et les conseils d’alimentation, jusqu’à la transformation de la viande selon des méthodes privilégiant les qualités nutritionnelles et gustatives.

Avec Nature & Progrès, ma viande a un visage ! Grâce à ce label qui implique aussi des consommateurs, nous disposons de la garantie que notre viande est produite dans le respect du bien-être animal et de l’environnement ! Le plus sûr moyen de se garantir des effets néfastes du Mercosur est donc de s’investir aux côtés de Nature & Progrès. Quitte même à consommer moins pour consommer mieux !

« Abeille », vous avez dit « abeille » ?

« Les abeilles disparaissent, c’est une catastrophe !« , entendons-nous à longueur de temps dans les médias, le mot « abeilles » désignant en fait constamment l’espèce mellifère domestique. Ainsi passent tristement aux oubliettes… quelques dizaines de milliers d’abeilles sauvages ! Bénigne omission ou erreur fatale ?

Par Morgane Peyrot

Introduction

Depuis plus de vingt ans, s’étalent dans la presse les billets faisant l’historique de la dramatique extinction de l’abeille domestique (Apis mellifera). Certainement pas à tort puisque l’usage des pesticides qui répondent au doux nom de néonicotinoïdes, affaiblissant la flore intestinale de ces dernières, est responsable d’un saut de 4 à 30% de mortalité hivernale, globalement observée par les spécialistes dans les ruchers.

 

 

Une renommée injustifiée

 

C’est un véritable génocide qu’il ne faut certes pas passer sous silence mais qui, d’une part, doit plutôt son succès médiatique à la perte économique générée pour le commerce des produits de la ruche et au lien émotionnel que l’homme entretient avec l’abeille domestique. Et qui, d’autre part, a contribué à donner le monopole du « super pollinisateur » à cette dernière, de manière injustifiée !

L’abeille mellifère, en effet, n’est pas l’assistant le plus efficace à la reproduction des plantes à fleurs. De plus, elle a évincé tout un pan de la riche biodiversité des pollinisateurs, les abeilles sauvages, en particulier, qui constituent pourtant un vaste groupe chez les insectes, avec près de vingt-cinq mille espèces connues à travers le monde. On en dénombre trois cent septante, rien qu’en Wallonie, sans compter les innombrables syrphes, papillons, coléoptères, etc. dont la somme des services écologiques rendus à l’homme et aux écosystèmes est considérable. Les habitantes de nos ruches n’ont donc pas l’apanage du nombre et il semble inconsidéré de continuer à se focaliser uniquement sur leur sort, en négligeant celui de leurs cousines sauvages qui fait trop peu d’échos. Non seulement en vertu des récents apports scientifiques, révélateurs de l’importance du rôle de ces abeilles sauvages en tant que pollinisateurs, mais tout simplement parce qu’elles représentent un élément majeur de notre merveilleux et fragile patrimoine naturel.

A la rencontre des abeilles sauvages

Un étonnant spécimen ressemble fortement à nos ouvrières domestiques mais, en l’observant de plus près, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Comme il ne s’agit pas non plus d’un syrphe – une mouche farceuse aux couleurs mimétiques -, cette belle inconnue est donc une abeille sauvage. Oui, mais laquelle ? Il est bien difficile de s’y retrouver dans ce dédale de couleurs et de formes variées : elles sont de taille imposante, comme les bourdons, ou au contraire minuscules, telles la plupart des Halictes. Elles sont entièrement noires ou bariolées de rouge orangé, de blanc, de points rouges, arborent des reflets métalliques, etc. Les élégantes Eucères portent de très longues antennes, et les Antophores, de spectaculaires yeux colorés. Celles-ci ont des morphologies, mais aussi des modes de vie très divers, souvent bien différents de l’état organisé propre aux abeilles domestiques. Hormis le groupe des bourdons qui érigent également des colonies – bien que d’ampleur modeste -, la plupart d’entre elles sont solitaires. Beaucoup nidifient à même le sol, en creusant la terre meuble des talus, comme la famille des Andrènes. D’autres utilisent le bois mort, telle l’abeille charpentière – autrement nommée Xylocope – au patronyme bien choisi puisqu’elle adore se loger dans les vieilles charpentes. Enfin certaines, dont le groupe des Osmies, utilisent les tiges creuses des Ombellifères ou d’autres végétaux, les galeries vides délaissées des petits rongeurs. Plus surprenant encore, les espèces dîtes « hélicicoles » préfèrent les coquilles vides d’escargot ! Enfin, elles ne font pas de miel. Pollen et nectar sont avant tout rapportés au nid par les femelles pour nourrir le couvain. Les abeilles sauvages travaillent donc pour leur propre intérêt. Une motivation qui, entre autres facteurs, explique leur importante activité de pollinisateur – et malheureusement le peu de considération qu’on leur accorde…

Quelques espèces en Wallonie

L’andrène fauve (Andrena fulva) : commune en Belgique et dans la plupart des pays d’Europe, cette abeille velue au dos roux et au ventre noir se plaît dans les jardins et, en particulier, dans les vergers. Peu exigeante, elle est capable de nidifier dans une simple pelouse, mais elle apprécie les sablières où elle niche en bourgades rassemblant jusqu’à des centaines de nids ! On l’observe de mars à mai.

L’abeille à culotte (Dysapoda hirtipes) : en observant madame on comprend aisément le choix de ce nom car la femelle porte, en effet, d’imposantes soies sur les pattes postérieures qui lui permettent d’amasser de grandes quantités de pollen, essentiellement sur les Astéracées. Elle creuse de profondes galeries – jusqu’à soixante centimètres – dans les zones sableuses et se rencontre de juillet à septembre. Se faisant rare, l’espèce est protégée en Belgique.

La collète du lierre (Colletes hederae) : en fin de saison, d’août à octobre, s’éveille la belle avec la floraison de sa plante favorite. Pour nourrir le couvain, la femelle ne récolte que le pollen du lierre, tandis que le mâle visite de nombreuses espèces. Les nids sont érigés, souvent en bourgades dans les talus argileux ou sableux. Elle est commune, et serait même en expansion en Europe de l’Ouest.

Les véritables "super pollinisateurs"…

Leur diversité n’a d’égale que leur efficacité ! Et pour cause, toutes les différences morphologiques observées résultent d’une adaptation au type de fleurs butinées. En outre, on peut distinguer ces abeilles selon la forme de leur langue. Les abeilles à langue longue sont capables de butiner les fleurs à la corolle profonde – ainsi, le bourdon terrestre (Bombus terrestris) est-il un « généraliste » visitant un panel de plus de trois cents espèces différentes -, tandis que les abeilles à langue courte évoluent sur des fleurs plus planes, telles les Ombellifères ou les Astéracées. La plupart d’entre elles sont des « spécialistes » qui s’approvisionnent sur une famille, voire une unique espèce de plante à fleur, ce qui en fait leur pollinisateur par excellence. La forme du corps des abeilles a également une influence : chez certaines plantes, les grains de pollen sont fortement accrochés aux étamines. Seules les abeilles les plus trapues ont la force nécessaire pour remédier à ce problème : en pénétrant la fleur, elles provoquent des vibrations qui détachent le pollen. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de tomates sans bourdons ! La forme et l’implantation de la scopa – l’organe de récolte du pollen – est un facteur important. Les mégachiles, par exemple, récupèrent, avec leur brosse ventrale, d’importants amas de pollen sans avoir à fournir de gros efforts. Un avantage, indispensable, sachant que le cycle de vie des abeilles sauvages est généralement plus long que celui de l’abeille domestique. Ceci suppose de fournir à la larve de grandes quantités de pollen sur une plus longue période jusqu’à son émergence. Ainsi une osmie peut-elle polliniser jusqu’à quatre-vingt fois plus qu’une ouvrière classique ! L’osmiculture, une pratique développée aux Etats-Unis, consiste à favoriser les espèces indigènes de cette famille et connaît, à ce titre, un essor important en Europe. Par ailleurs, une étude internationale menée en 2016 par trente-cinq chercheurs, prouve que la seule diversité des pollinisateurs sauvages en culture explique une différence de 20 à 30% du rendement dans les petites exploitations. D’après Bernard Vaissières, spécialiste de l’INRA, cela s’expliquerait notamment par le fait que la viabilité du pollen est supérieure lorsque ce sont les abeilles sauvages qui le transportent : celles-ci ne le mélangent pas à d’autres produits de la ruche. Les fleurs sont ainsi mieux fécondées, ce qui augmente la productivité. Enfin, beaucoup de spécimens sont moins frileux que l’abeille domestique et sont donc plus souvent actifs. Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, c’est à n’en plus douter que la palme du « super pollinisateur » revient sans conteste à nos petites sauvages !

Elles aussi sont en grave déclin !

Les études menées en série, après 2010, ont enfin rétabli la vérité et rendu à nos abeilles sauvages la légitimité qu’elles méritent. Le monde agricole et la sécurité alimentaire seraient-ils donc sauvés ? Pas vraiment car les observations des scientifiques s’accompagnent d’un constat alarmant : toutes ces pauvresses sont en train de disparaître ! En 2013, Laura Burkle, de l’Université Washington, dans le Missouri, compara ses observations à des relevés antérieurs effectués, depuis la fin du XIXe siècle, aux mêmes endroits, dans les forêts de l’Illinois. Conclusion : les interactions entre plantes et insectes pollinisateurs ont chuté de moitié. Au mois d’août dernier, Axel Decourtye, directeur scientifique de l’Institut de l’abeille, en France, annonce que 40% des abeilles sauvages seraient gravement menacées d’extinction. Or, fin 2017, un communiqué de presse de l’association Noé, partenaire des actions du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris, indiquait que le statut de conservation de ces dernières n’était connu que pour 40% d’entre elles et qu’en Europe, leur population avait chutée de 37%… Voilà qui en dit long sur leur sort, mais aussi sur celui de l’entièreté du monde vivant si nous nous entêtons à ne pas en faire prestement le centre de nos préoccupations.

Malgré cette triste réalité, peu de disposition sont actuellement mise en place à leur égard. Bien au contraire : l’émotion suscitée, ces dernières années, par le trépas de leurs homologues domestiques a conduit plus d’une collectivité ou association à réagir en implantant des ruches, des ruches, et encore des ruches… Un geste fait avec la meilleure des intentions qui pourrait malheureusement avoir des effets délétères pour les populations d’abeilles sauvages, compte tenu de la concurrence exercée par les abeilles mellifères. Si ces individus peuvent être complémentaires, ce n’est pas le cas lorsque des ruches sont installées trop près de l’unique source de nourriture des abeilles sauvages. Les petites solitaires ne font alors pas le poids face à une colonie constituée de dizaines de milliers d’individus. D’autant plus que les ouvrières domestiques parcourent jusqu’à cinq kilomètres à la ronde pour trouver leurs ressources, contre trois cents à mille mètres seulement pour les abeilles sauvages…

Leur offrir le gîte et le couvert…

De manière localisée cette compétition peut donc être un facteur de leur raréfaction, ce qui nous mène à deviner la première cause de leur déclin après l’utilisation des pesticides : la disparition de leur habitat. Les abeilles sauvages doivent disposer de tout le nécessaire pour constituer leur logis et leur garde-manger, et ce dans un périmètre restreint. Si voulez donc les aider en les accueillant dans votre jardin, il vous faudra respecter ces principes clés. Vous pouvez leur aménager une butte sableuse pour qu’elles y fassent leur nid, en prenant soin de laisser se développer, à proximité, les fleurs autochtones – car ces spécialistes ne sauront se satisfaire de mélanges fleuris vendus en grande surface – ou de leur laisser un coin de friche… Et surtout, ne vous acharnez pas à « nettoyer » sans cesse votre jardin en le débarrassant des « débris » en tous genres et des « mauvaises herbes » ! Beaucoup d’entre elles tapissent leur nid de diverses matières organiques. Les mégachiles utilisent des morceaux de feuilles découpées, les abeilles maçonnes de la boue, et les anthidies cotonnières les « poils » des végétaux. D’autres logent dans le bois mort ou dans des tiges creuses. Cela prendra sans doute un peu de temps mais vous ne manquerez pas de voir apparaître, dans votre quotidien, certaines de ces incroyables abeilles et bien d’autres pollinisateurs sauvages. Une aubaine pour eux et aussi pour votre récolte. Un jardin est, avant tout, un écosystème en continuité des espaces de nature alentour. Pour être en parfait équilibre, il se doit d’abriter la vie.

Aider les abeilles autrement

Et si vous n’avez pas de jardin ? Qu’à cela ne tienne : vous pouvez tout de même agir en faveur des pollinisateurs sauvages, où que vous soyez, simplement en les observant !

Dans le cadre du dispositif Interreg France-Wallonie-Vlaanderen, un projet de large envergure a été créé pour la sauvegarde de ces précieux insectes : le programme SAPOLL. Celui-ci a pour but de combler le manque de données les concernant afin de mettre en place un plan d’action cohérent à l’échelle transfrontalière. Chacun peut y contribuer grâce aux sciences participatives. Le principe en est simple : transmettre les relevés de vos observations sur les plateformes dédiées. Il s’agit d’un acte relativement simple mais de grande importance pour aider les chercheurs à protéger les abeilles sauvages : en témoigne la liste rouge UICN des abeilles d’Europe dans laquelle plus de 50% des espèces ne sont pas classées faute de connaissances approfondies… N’ayez aucune crainte si vous n’êtes pas naturaliste ! De nombreux outils pratiques et simples d’accès sont fournis pour vous permettre d’identifier les spécimens rencontrés. Aucun matériel particulier ne vous sera nécessaire, juste un appareil photo – ou même votre portable, on ne cherche pas la photo artistique – et une bonne paire de bottes ! Pour vous lancer, rendez-vous sur http://sapoll.eu/

 

Une petite cause peut avoir de grands effets et Nature & Progrès endosse sa part de responsabilité en ce concerne la méconnaissance dans laquelle ont longtemps été tenues les malheureuses abeilles solitaires. L’écologie ne nous apprend-elle pas à toujours considérer les choses dans leur globalité ? Nous veillons donc désormais à défendre leurs intérêts aussi, et une action comme le Plan Bee leur réserve, par exemple, une attention toute particulière…

Notre histoire avec les néonicotinoïdes

La grande histoire de l’agriculture biologique n’est plus à écrire. Chacun sait aujourd’hui dans quelles circonstances quelques poignées d’agriculteurs et de consommateurs se regroupèrent spontanément pour dire non à des techniques admises par tous comme novatrices mais qui n’en détraquaient pas moins l’environnement, compromettant ainsi une production alimentaire de qualité. Ces quelques groupes d’irréductibles expérimentèrent, pas à pas, des méthodes originales qui ne seraient ni un retour à quelque pastoralisme primitif ni une autre fuite éperdue dans une croisade idéologique. Faut-il encore énumérer ici les terribles impasses du modernisme agricole soumis à la chimie, à la mécanisation et à la destruction de la nature ? Nous l’avons fait maintes fois… Aujourd’hui, ce sont les solutions biologiques et les fondements mêmes de la bio (1) que plébiscitent, par leurs choix alimentaires, les citoyens-consommateurs. L’illusion de la maîtrise totale, industrielle, la foi aveugle dans un progrès, une téléologie (2) qui semble s’imposer comme une évidence, n’a pourtant pas disparu. Les technocrates sont toujours parmi nous et ne paraissent décidément pas prêts à lâcher le morceau. Pour quelles raisons exactes, nous nous efforcerons de l’analyser…

Par Dominique Parizel

 

Introduction

Mais à quoi peut bien tenir une telle option manifeste (3) prise sur le futur ? Pourquoi Elon Musk (4) nous vend-il aujourd’hui du voyage dans l’espace, avec quasi autant d’assurance que de lourdes berlines électriques capables de sillonner sans s’arrêter la côte ouest de l’Amérique, de Los Angeles à Vancouver, quand la Californie évidemment n’est pas complètement ravagée par les flammes ? Et pourquoi d’innombrables médias, marchands d’audience et de papier, sont-ils, comme un seul homme, si prompts à lui emboîter le pas et à chroniquer le moindre de ses « coups de génie » ? Parce qu’il aurait enrôlé madame Irma et sa magnifique boule de cristal et qu’elle lui aurait confié toutes ces choses sur l’avenir dont nous ne saurions rien ? Ou parce qu’il n’ignore pas justement, en richissime spécialiste du marketing, que l’espace intersidéral – Star Wars oblige ! – est encore le mythe de développement dans lequel croient sans réfléchir une large majorité d’Américains – et, avec eux, la masse de ceux qui ont encore les Etats-Unis pour seul et unique point de mire – et dans lequel il semble par conséquent toujours plus opportun d’investir quelques dollars ? Et parce que la pensée dominante – au moment précis où j’écris ces lignes – nous assure toujours que la grosse berline au moteur électrique succédera tout naturellement à la grosse berline au moteur thermique ? Si l’on évacue ici, sans doute un peu rapidement, quelques questions tenaces sur l’origine de l’électricité et sur la capacité réelle des batteries – mais nous en sommes toujours à penser, n’est-ce pas, tout au fond de nous, que la technologie peut tout ? -, gageons cependant que, dans l’état actuel de la physique et tant que nos connaissances ne nous permettront pas de voyager à la vitesse de la lumière, nous demeurerons stupidement coincés au fin fond du système solaire avec nos gentilles petites fusées pour tintinophiles si gourmandes en carburant, que nous ne serons par conséquent pas très avancés mais d’autant plus pressés, sans doute, de regagner la jolie petite planète bleue – ou ce qu’il en reste ! -, M. Musk nous vendant alors probablement un nouveau retour à la Terre. Home sweet home, les gars ! Dans le même ordre d’idées, une large majorité de Belges refuse de croire qu’on se passera des voitures à motorisations essence et diesel, en 2035, à Bruxelles. Ce qui tient pourtant, à nos yeux, de l’évidence. Alors, dites-moi, à quoi rêvons-nous encore, nous qui sommes de toute façon trop pauvres – comprenez : nous qui manquons à ce point de dollars – pour espérer poser un jour le pied dans une rutilante fusée SpaceX ?

A quoi nous fait encore rêver l’agro-technocratie qui s’obstine à nous promettre des rendements pharamineux à l’aide de méthodes si absurdement opacifiées par le secret industriel que plus personne ne sait exactement de quoi on parle ? Tout cela continue pourtant à mettre à mal nos écosystèmes, néonicotinoïdes en tête, et à empoisonner humains et animaux sans que les hautes sphères de la politique paraissent disposées à se pencher, ne serait-ce qu’un instant, sur la question. Aujourd’hui, le simple citoyen – celui qui, plein d’angoisse, s’interroge chaque jour qui passe sur la nature exacte de ce qu’il mange – ignore sans doute pourquoi et comment on lui ment, et cela sciemment. Il sait pourtant de plus en plus sûrement qu’on lui ment ! Et ce sentiment de mensonge – médiatique, publicitaire et politique – croît sans doute aussi vite que les différentes crises – économique, écologique, énergétique et climatique -, c’est-à-dire que la menaçante réalité que ce même citoyen – à moins qu’il ne soit encore le prisonnier consentant de sa bulle auto-boulot-réseaux sociaux – reçoit un jour ou l’autre en pleine face. Et nul ne mesure encore les conséquences possibles, dans nos pays, de ce désillusionnement qui habite de plus en plus l’inconscient collectif…

Nous ne nous bornerons donc pas seulement à faire ici le récit de la confrontation entre une minuscule association comme la nôtre avec un monstre technologique, inutile et dangereux, nommé néonicotinoïdes mais nous chercherons surtout à apercevoir le sens, la grave interrogation démocratique qui se dégage de la permanence incompréhensible de leur usage, en dépit de protestations toujours plus vives et plus pertinentes qui émanent de citoyens confrontés au réel, et non au récit prêt à copier/coller pour médias complices et plus trop enclins à prendre la peine d’investiguer par eux-mêmes, ou seulement à descendre prendre un peu l’air sur le terrain… Cette persistance irrationnelle dans une croyance qui paraît coulée dans le bronze – celle d’un ministre qui se prétend pourtant réformateur – conduit aujourd’hui notre association, à son corps défendant, devant un tribunal. Nous y demandons l’annulation d’une dérogation accordée à trois néonicotinoïdes pourtant bel et bien interdits ! Mesure-t-on suffisamment – que cette cour nous donne tort ou raison – l’incongruité d’un tel parcours décisionnel ? Après plus de vingt-cinq ans d’un combat opiniâtre, des citoyens européens de tous horizons obtiennent enfin la prohibition de produits notoirement tueurs d’abeilles et qui n’auraient tout simplement jamais dû être autorisés, nous montrerons pourquoi. Mais il demeure pourtant, dans la petite Belgique pourtant pas si éloignée de la « citadelle bruxelloise » – c’est-à-dire de l’Europe et de ses Institutions -, un lobby betteravier tout aussi insignifiant que notre minuscule association mais suffisamment introduit pour que prévale, sans le moindre débat, son intérêt économique particulier. De quelle démocratie parle-t-on là ? De celle où des lanceurs d’alerte doivent risquer de lourdes condamnations pour « trahison » – ou carrément leurs vies ! – pour défendre ce qu’ils estiment être l’intérêt bien compris du simple citoyen ? De celle où de simples et minuscules associations, dont la seule ambition est l’éveil des gens à une vie meilleure, se voient obligées – parce que personne d’autre ne ferait cela à leur place – de soulever glaive et bouclier pour mettre en lumière les accointances particulières d’un grand commis de l’Etat ? Etat qui pleurnichera sans doute alors sur sa faiblesse si expertement consentie face aux multinationales et à leurs lobbies ? Si une grande ombre plane aujourd’hui sur nos démocraties, elle émane peut-être moins de nos extrémismes que d’une mollesse coupable face à la tentation technocratique. Périodiquement resurgit, en effet, une des nombreuses têtes de l’hydre qui, tirant argument de marchés devant lesquels il faut nécessairement plier le genou, s’en vient réclamer un gouvernement de technocrates (5), c’est-à-dire un conclave d’experts non élus qui mèneraient des réformes « impopulaires mais nécessaires ». Comme s’il existait un point oméga, brillant au firmament, et que nous vénérerions à l’unisson, comme si l’unique obstacle pour tendre vers lui et l’étreindre de tout notre être était l’irrésolution d’un petit peuple ignare et versatile, rétif au néolibéralisme économique dont ils ignoreraient encore les bienfaits. Bref, comme si cet unique obstacle était l’exercice de la démocratie lui-même ! 55% des Français, paraît-il, envisageraient sérieusement pareille option (6). Incompétences et absences de courage justifiant, pour ainsi dire, le coup d’état des experts ! Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de blâmer ici, une fois encore, le politique. Bien au contraire, la politique, la vraie – celle qui entend et défend ceux d’en bas, dont elle comprend l’existence et traduit en actes les aspirations – est plus que jamais une impérieuse nécessité. Celle qui rend finalement aux citoyens le pouvoir qui est le leur afin de construire l’avenir qui leur convient…

(1) Avant d’aller plus loin, nous prions le lecteur de relire avec attention notre étude présentée en 2018 et intitulée : Le sol vivant n’est pas une option, par Fabrice de Bellefroid

(2) N’ayons pas peur des mots : la téléologie est une façon de penser qui ne considère que les fins à atteindre, peu importe les voies à parcourir et les moyens à mettre en œuvre

(3) Entendons ce mot avec l’écho de la doctrine de la « destinée manifeste » (Manifest Destiny), utilisée pour justifier la « Conquête de l’Ouest » par les Etats-Unis d’Amérique, puis un interventionnisme constant en Amérique latine…

(4) Milliardaire américain d’origine sud-africaine, Elon Musk entend combattre le réchauffement climatique et implanter des colonies humaines sur Mars. Il est notamment fondateur du constructeur automobile Tesla et de la firme astronautique SpaceX.

(5) Perdant patience devant la difficulté de constituer un nouveau gouvernement fédéral belge, M. Joachim Coens, candidat à la présidence du CD&V et patron du port de Zeebruges, plaida, début novembre, pour la constitution d’un « gouvernement d’experts ».

(6) https://www.atlantico.fr/decryptage/3194287/comme-une-ombre-sur-la-democratie—38-des-francais-se-disent-en-faveur-d-un-regime-autoritaire-pour-reformer-la-france-et-eviter-le-declin

Chapitre 1 - 2006 : le "multifactoriel", ce tueur d’abeilles

L’histoire reste donc, tout entière, à écrire ! Et celle de l’agriculture du XXIe siècle dépendra de ce que les mangeurs accepteront de manger… Au tournant du nouveau siècle cependant, politiques et industriels semblent converger, comme un seul homme, vers un agro-business dont le potentiel économique s’annonce florissant. Tous rêvent de hautes technologies, de blouses blanches et d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Pas d’agriculteurs les pieds dans la glèbe… Qu’on en juge : visitant les States, début mai 2001, Jaak Gabriëls, le ministre fédéral belge de l’agriculture d’alors, revient émerveillé par les innombrables bienfaits vantés par le très pro-OGM International Food Policy Institute. Il déclare donc les OGM très utiles pour la sécurité alimentaire et pour aider les pays en voie de développement à combattre la famine endémique, une contrevérité particulièrement répandue à l’époque. La Belgique présidant l’Union Européenne pendant le second semestre de l’année, il lui revient de conduire, en septembre, une réunion des ministres de l’agriculture des quinze, à l’occasion de laquelle il dit vouloir « relancer le débat sur les OGM ». Le mois qui suit, inaugurant en compagnie d’Hendrik Verfaillie alors PDG de Monsanto, CropLife International, une nouvelle vitrine des multinationales de l’agrochimique localisée à Bruxelles, monsieur le ministre affirme même que cette réunion de septembre serait « un premier pas pour débloquer le moratoire européen sur les OGM, prononcé en juin 1999, et pour donner à ces technologies l’opportunité d’être développées en Europe également » et se risque même à ajouter que « pour rester économiquement durable, le secteur devait impérativement intégrer les OGM) ! » (1).

Une quinzaine d’associations dont, bien sûr, Nature & Progrès, protestèrent aussitôt, demandant au monde politique de se prononcer clairement : oui ou non envisageait-on alors de mettre en péril la santé du consommateur et de l’environnement afin de complaire quelques grandes multinationales ? Le début des années 2000 fut alors marqué par une véritable révolution dans l’attitude des consommateurs belges. Suite à une action de mobilisation de Greenpeace, ils passèrent à l’action avec, pour effet le plus significatif, l’abandon presque unanime des ingrédients à base d’OGM par les principaux fabricants et chaînes de supermarchés en Belgique. Souvent contraints et forcés, Danone, Kraft Jacobs Suchard, Master Foods, Nestlé et Unilever renoncèrent aux OGM, tout comme les supermarchés Carrefour, Delhaize, Colruyt et Aldi, en ce qui concerne leurs marques propres. Ce mouvement, d’abord essentiellement perceptible en Europe, s’étendit ensuite à travers le monde, de la Corée du Sud au Brésil, de la Nouvelle-Zélande au Canada… Et même aux Etats-Unis où une chaîne de supermarché de premier plan – Trader Joe’s – décida d’abandonner les ingrédients transgéniques pour les produits de ses marques propres.

Un coup d’avance

L’industrie ne s’affola pas. Elle avait déjà un coup d’avance, confirmant par là-même que les OGM n’étaient, au fond, rien d’autre qu’une sordide affaire de pesticides (2). Depuis son déploiement, dans les années nonante, une nouvelle génération de produits suscitait déjà une intense controverse. En France, dès 1994, des apiculteurs firent état de troubles graves au sein de leurs colonies d’abeilles, survenant principalement au début de la floraison des tournesols qui fournissent beaucoup de nectar et de pollen aux insectes. Ces troubles pouvaient conduire à la mortalité plus ou moins rapide des butineuses. Un nouvel insecticide, utilisé pour le traitement préventif du tournesol, fut alors incriminé : l’imidaclopride. On évoquait alors peu la famille d’insecticides dont il faisait partie – les néonicotinoïdes (3) – mais davantage le nom de sa formulation commerciale, produite par Bayer, vendue en France – le Gaucho ! L’imidaclopride est alors souvent montrée du doigt au même titre qu’une autre molécule phytosanitaire nommée fipronil, alors commercialisée en France sous le nom de Régent. Mais, au fil du temps, ce sont bien les néonicotinoïdes qui démontreront des effets particulièrement aigus, ces nouveaux insecticides ayant ceci de nouveau d’être neurotoxiques, c’est-à-dire d’agir sur le système nerveux central de l’insecte. De plus, le produit n’est plus pulvérisé sur les plantes comme la plupart des produits « classiques » mais il enrobe les graines, ce qui a pour effet d’accroître nettement son efficacité. Seuls trois chercheurs français s’associèrent à l’inquiétude des apiculteurs quant aux effets de ces nouveaux produits : le chimiste Jean‑Marc Bonmatin, le toxicologue Luc Belzunces et le pathologiste Marc Colin. Leurs premières recherches sont publiées au début des années 2000 ; elles montrent que les abeilles sont exposées à l’imidaclopride par le nectar et le pollen. Cette molécule leur est très toxique, même lorsque les concentrations sont faibles, provoquant des perturbations du comportement susceptibles d’expliquer les mortalités constatées par les apiculteurs.

Dès 2001 – sept ans tout de même après les premiers signalements d’apiculteurs ! -, le ministre de l’Agriculture français, Jean Glavany, convoque un groupe d’experts, le Comité scientifique et technique de l’étude multifactorielle des troubles des abeilles (CST), dont fait alors partie l’apidologue Gérard Arnold. Son rapport final est publié en 2003 et sa conclusion est claire :

« Dans l’état actuel de nos connaissances, selon les scénarios développés pour évaluer l’exposition et selon les facteurs d’incertitude choisis pour évaluer les dangers, les rapports PEC/PNEC (“predictive environmental concentration”/“predictive no effect concentration”) obtenus sont préoccupants. Ils sont en accord avec les observations de terrain rapportées par de nombreux apiculteurs en zones de grande culture (maïs, tournesol), concernant la mortalité des butineuses, leur disparition, leurs troubles comportementaux et certaines mortalités d’hiver. En conséquence, l’enrobage de semences de tournesol et de maïs par le Gaucho conduit à un risque significatif pour les abeilles. »

La toxicité de l’imidaclopride pour les abeilles est reconnue pour la première fois, ce qui amène le ministre à suspendre l’utilisation du Gaucho sur le tournesol et le maïs, deux cultures très visitées par les abeilles. L’originalité du travail du CST fut d’introduire de qualité sur chacune des études analysées – trois cent quarante ! -, ce qui n’avait été fait jusqu’alors ni en France, ni en Europe. Ces critères visaient, par exemple, à s’assurer que les échantillons étaient en nombre suffisant et représentatif des conditions naturelles, que des lots contrôles (non traités) étaient bien présents, etc. Un grand nombre d’études furent ainsi rejetées en raison de leur qualité scientifique insuffisante ; elles avaient pourtant été prises en compte pour l’homologation du Gaucho ! Pareil constat aurait déjà dû nous inquiéter, nous y reviendrons…

Sauver les abeilles ?

Pour l’heure, nous ne quittons pas notre rôle d’association de terrain dont beaucoup de membres sont des jardiniers et, le cas échéant, des passionnés d’apiculture. Particulièrement sensibles à l’un des symptômes les plus graves de la dégradation de notre environnement, nous nous investissons corps at âmes dans la cause de la défense des abeilles. Notre revue accueille régulièrement des articles rédigés par le CARI (4) notamment. Un dossier complet est consacré aux abeilles et au miel, à l’été 2003… Ayant finalement compris que les études indépendantes françaises n’auraient aucun effet sur les décideurs belges, nous trempons notre plus belle plume dans l’encre de Chine, en date du 26 février 2004. La lettre est adressée à Rudy Demotte, ministre fédéral de la Santé Publique.

Outre notre grande inquiétude, nous lui disons combien « les effets du fipronil (Régent) et de l’imidaclopride (Gaucho) sur les abeilles sont particulièrement préoccupants. Les premiers dépérissements de colonies sont apparus, en 1995 en France, sur du tournesol traité avec du Gaucho ; ils se sont généralisés depuis dans d’autres pays européens : en Allemagne – perte de 30 % des colonies lors de l’automne 2002, principalement en zone de grandes cultures et plus particulièrement sur du colza traité avec du Gaucho -, en Italie – 30 % de perte de cheptel et de 70 % de perte de production liés en partie aux traitements des cultures de maïs, de tournesol et de céréales avec du Gaucho -, en Belgique – perte de 30% de colonies, au printemps 2003, dans les zones de grandes culture et de maïs -, en Espagne – premières pertes inexpliquées des colonies signalées, entre autres, en Andalousie, en zones de culture. Plusieurs problèmes ont également été signalés en République tchèque – tests sur du colza traité au Gaucho – et au Canada – sur des trèfles cultivés derrière des pommes de terre traitées à l’imidaclopride… Des causes similaires sont immanquablement à l’origine de ce qui se passe dans ces différents pays.

Les nouveaux neurotoxiques susnommés présentent des caractéristiques fort différentes des produits des anciennes générations. Ils s’avèrent extrêmement toxiques, en particulier pour les abeilles, à des doses infimes : douze pico-grammes en douze jours suffisent à produire un effet ! De plus, cette toxicité est cent fois plus importante que pour les produits classiques. Certains produits de dégradation de ces molécules présentent également une toxicité chronique plus élevée que la molécule mère. Enfin, la toxicité chronique est plus importante que la toxicité aiguë : jusqu’à cent mille fois plus pour certains produits dérivés. Les effets peuvent se faire sentir à des doses très faibles, cent fois inférieures à la limite de détection habituelle.

(…)

Dans un souci de santé publique, il nous paraît primordial de prendre à présent les mesures de précaution qui s’imposent. Nos voisins Français viennent de prendre des mesures en ce sens en suspendant la vente du Régent et en surveillant étroitement le Gaucho.

(…)

Nature & Progrès a donc l’honneur de vous demander :

– de retirer l’agréation de ces produits pour les usages agricoles et non agricoles,

– d’informer d’urgence les particuliers et les agriculteurs sur les risques liés à l’utilisation de ces produits,

– d’organiser la récolte des stocks encore disponibles chez les agriculteurs, les horticulteurs et les particuliers,

– de procéder à une étude d’impact sur la santé humaine de cette nouvelle génération de produit,

– de prier votre administration de publier, de façon précise, les statistiques d’utilisation de ces pesticides en Belgique, pour les secteurs agricoles et non agricoles, ainsi que pour les particuliers. »

A notre grand regret, ce courrier est demeuré sans réponse. Trace précieuse de l’état d’esprit qui prévalait alors, en date du 5 mars 2004, l’UIPP – Union des Industries de Protection des Plantes – publie dans le quotidien Le Monde, une page entière où elle dit vouloir « mieux expliquer son métier » aux consommateurs et aux citoyens. On peut notamment lire, sur cette page, qu’avant « de donner une Autorisation de Mise sur le Marché, les autorités compétentes doivent avoir acquis la certitude que les produits soumis à leur contrôle, utilisés dans le cadre des bonnes pratiques, n’ont pas d’effet sur la santé humaine et préservent l’environnement. » Nous verrons plus loin sur quoi reposait alors cette affirmation pour le moins téméraire s’apparentant, avec ce que nous savons aujourd’hui, à un mensonge caractérisé.

Secouer l’opinion en mettant les preuves sur la table

La terrible indifférence des pouvoirs publics belges et le mépris glacial des industriels de la « protection des plantes » nous obligent alors à changer notre fusil d’épaule. C’est à l’opinion que nous voulons nous adresser, arguments scientifiques à l’appui. Nature & Progrès investit donc une énergie considérable dans l’organisation d’une grande journée d’étude qui eut lieu le 15 juin 2006, à la Citadelle de Namur, afin que personne, selon la formule consacrée, ne puisse plus jamais dire : « je ne savais pas !« . Cette une journée intitulée « Dépérissement des ruchers et pesticides : France et Belgique, un même problème, deux approches différentes » visait à mieux comprendre pourquoi la réponse des politiques à un problème identique était diamétralement opposée dès qu’on enjambait le Quiévrain. « Face aux évidences venues de France, demandions-nous alors, l’attitude belge sera-t-elle encore tenable longtemps ? » Etaient présents, lors de cette mémorable journée, les scientifiques français susnommés – Jean‑Marc Bonmatin, chimiste, Luc Belzunces, toxicoloque, et Gérard Arnold, apidologue – mais également le président de l’UNAF (Union Nationale de l’Apiculture Française), Henri Clément, qui suggérait déjà de passer au combat juridique pour être enfin pris au sérieux ! Autrement dit : n’attendez pas de ceux qui vous représentent qu’ils défendent la cause des abeilles mais, pour faire valoir la cause environnementale, pour faire contrepoids aux puissants lobbies de la chimie, passez dès aujourd’hui à d’autres modes d’action. Le message était déjà extrêmement clair. Peut-être eussions-nous dû l’entendre dès cette époque ? Car le message des trois scientifiques n’était pas moins limpide : la contamination des pollens par l’imidaclopride, à des doses sublétales pour l’abeille et infinitésimales dans le cas de ces produits, n’est même plus une hypothèse, nous dirent-ils en substance ! Nous étions alors en 2006 et toutes les preuves nécessaires étaient déjà réunies ! Luc Belzunces, toxicologue à l’INRA d’Avignon, nous décrivit alors, dans le détail combien la dégradation de l’imidaclopride et de ses métabolites était susceptible d’induire des effets potentiellement dangereux pour l’abeille, Jean-Marc Bonmatin, chimiste au CNRS d’Orléans, questionna même des quantités utilisées susceptibles d’être dangereuses… pour l’homme ! Gérard Arnold enfin, chercheur en apidologie au CNRS de Gif-sur-Yvette exposa très longuement l’organisation complexe des colonies d’abeilles et les systèmes sophistiqués de communication qu’elles mettent en œuvre au sein de ruche, concluant que l’influence d’un neurotoxique tel que l’imidaclopride était manifestement de nature à perturber grandement son fonctionnement. Gérard Arnold fut aussi un des premiers à critiquer vertement celui des comités d’experts qui n’ont souvent, avait-il alors conclu, d’experts que le nom…

Que des informations d’une importance aussi capitale soient totalement ignorées par les pouvoirs publics belges nous sembla un fait particulièrement inquiétant et interpellant.

Nous avons donc renouvelé notre demande d’application urgente du principe de précaution et de suspension immédiate de l’imidaclopride sur tout le territoire de la Belgique. Et, vu les doses extrêmement faibles auxquelles ces nouveaux pesticides s’avéraient toxiques, nous avons souligné l’urgence de revoir de fond en comble les normes d’agréation de tous les produits phytosanitaires…

« Face à la redoutable incompétence des pouvoirs publics belges, écrivions-nous à cette époque, incapables de relayer et de prendre en compte ces nouvelles données scientifiques, faudra-t-il un jour en arriver à l’extrémité que nous suggère le patron de l’apiculture française ? Faudra-t-il porter l’affaire devant les tribunaux ? L’avenir nous le dira ! »

Sus donc à Varroa Destructor !

Est-il intéressant de faire l’autruche et d’enfouir sa tête dans le sable ? On peut en douter mais c’est pourtant ce que choisirent alors de faire les autorités publiques belges. On peut certes préférer le terme officiel de « surmortalité des abeilles » à celui de « dépérissement des ruchers », les faits sont là – en toutes matières écologiques, les faits sont souvent bêtement et particulièrement têtus ! -, elles meurent ! Et elles meurent – les sales bêtes ! – d’une manière tout à fait anormale. Le pouvoir politique peut-il continuer à tourner en rond et à demeurer longtemps insensible à la question ? Certes non. Chez nous pourtant, les néonicotinoïdes sont toujours perçus comme une avancée majeure permettant d’apporter une solution aux problèmes des insectes ravageurs dans les cultures tout en réduisant, grâce à l’effet microdose, la pollution liée à l’épandage des pesticides « classiques ». Notre action est donc essentiellement perçue, par les pouvoirs politiques en place, comme une critique de la science et de la liberté de chercher, ce que notre opposition persistante aux OGM n’a fait que confirmer à leurs yeux. Il est donc tout-à-fait normal, dans cet esprit, que les ministres, fédéral de la Santé Publique, Rudy Demotte, et wallon de l’Agriculture, Joé Happart, réagissent en confiant aux monde scientifique le soin de résoudre le problème. La Région Wallonne charge ainsi le professeur Eric Haubruge de la réalisation d’une vaste étude multifactorielle sur le problème. Ses premières conclusions soulignèrent – ô divine surprise ! – l’effet néfaste de la varroase (5), un mal connu des apiculteurs depuis belle lurette et dû à un méchant parasite au nom charmant de Varroa Destructor ! Où l’on nous apprend qu’un individu fatigué et affaibli a plus de chance, s’il passe sous la pluie et dans un courant d’air, de rentrer chez lui grippé… « Et sans doute, ironisions-nous à l’époque, tombant de Charybde en Scylla, recommandera-t-on, pour éradiquer le fléau, l’application de nouveaux insecticides encore interdits chez nous ? Quoi qu’il en soit, c’est au pied du mur qu’on reconnaîtra le maçon. Car l’homme de la rue, lui, n’attend qu’une seule chose : que le sort des abeilles s’améliore et qu’elles retrouvent une vie normale. »

Or, de vie normale, elles ne retrouvèrent pas. Et, en attendant, de très nombreux petits apiculteurs wallons continuèrent, les uns après les autres, à jeter l’éponge, dégoûtés par l’immense inertie qui leur était opposée. Le paysage de l’apiculture en Wallonie – surtout composé de passionnés qui entretiennent un véritable patrimoine culturel en même temps qu’une production de grande qualité – continua à se désertifier inexorablement et leur disparition annoncée fit place à une production de plus en plus industrielle. La triste histoire est, hélas, bien connue… Nature & Progrès rumina, des années durant, sa déception qu’aucune étude spécifique ne fut réalisée sur l’effet précis des molécules incriminées par les apiculteurs en matière de destruction de ruchers. Certes, un groupe de travail fut bien constitué au ministère fédéral mais se contenta, semble-t-il, de faire le relevé de toutes les études déjà réalisées et de toutes les mesures déjà en vigueur… Nul n’envisagea la moindre remise en question, la moindre réévaluation de ce qui se faisait habituellement en matière de pesticides et qui, semblait-il alors, ne produisait pas d’effets en termes de santé publique. Cette lourde inertie doit aujourd’hui nous interroger. Quant à la « grande étude multifactorielle », nous avions compris depuis bien longtemps que la montagne accoucherait d’une souris. Et la montagne, comme prévu, accoucha bien d’une souris…

Une question toutefois restait posée – en plus des nombreuses autres auxquelles on refusait obstinément de répondre -, elle était d’ordre politique : pourquoi des produits pouvaient-ils être interdits d’usage d’un côté de la frontière alors que leur emploi semblait parfaitement justifié de l’autre ? Une frontière mise en place par l’histoire des hommes aurait-elle le pouvoir magique de rendre l’arsenic moins toxique, comme celle qui arrêta naguère le nuage de Tchernobyl ? Ou allait-on carrément jusqu’à sous-entendre que les autorités françaises étaient incompétentes ? L’agressivité des lobbies pro-chimiques semblait pourtant partout la même et il fallut donc que la décision française d’interdire l’imidaclopride fut amplement justifiée pour qu’un ministre eut un jour le courage politique de la prendre… Ou peut-être avions-nous le seul tort de ne pas disposer, en Belgique, d’un puissant syndicat apicole capable d’intenter de retentissantes actions en justice ? Ou, peut-être, nos législations et nos réglementations étaient-elles diamétralement opposées ? Mais alors quelle était la bonne et quelle était la mauvaise ? On nous expliquait pourtant, en cette période bénie où quelques malheureux référendums nationaux l’avaient déjà considérablement affaiblie, que l’Europe était plus que jamais en marche… Mais peut-être fut-elle alors plus efficace pour vendre les produits de Bayer & consorts que pour sauver d’une mort certaine la petite abeille désorientée ? Dans nos esprits, en tout cas, le soupçon avait grandi et, en conclusion de la grande journée d’étude du 15 juin 2006, le public se demanda pour quelle raison ont cherchait à prendre Varroa Destructor pour seul bouc émissaire du dépérissement des abeilles alors que les preuves de la présence, à des doses sublétales, d’imidaclopride dans les pollens des fleurs butinées par elles étaient disponibles en France… De longs et fructueux échanges témoignèrent du peu de crédit accordé aux résultats de l’étude multifactorielle révélés juste avant notre journée d’étude – ô miraculeux hasards du calendrier ! – et qui désignait la varroase comme source unique de tous les maux du rucher. Certains intervenants osèrent même s’interroger sur l’indépendance réelle qui était encore celle de notre recherche publique en la matière, constatant qu’elle était alors largement financée… par des firmes de produits phytosanitaires !

(1) Voir Le Soir, du 8 juin 2001

(2) Promue comme une réponse à l’agriculture chimique, en promettant de diminuer l’usage des pesticides, l’agriculture transgénique n’en fut que le prolongement, en ne trouvant qu’une seule et même application quasi-générale : faire place nette autour une plante rendue résistante à un pesticide donné, souvent le Roundup, qu’on pouvait ainsi répandre à souhait

(3) Dans l’entre-deux-guerres, l’industrie chimique développa des insecticides à base de nicotine ou du sulfate de nicotine à partir de déchets en poudres provenant de déchets de l’industrie cigarettière. Une nouvelle génération d’insecticides neurotoxiques leur succéda, dès lors dénommés « néonicotinoïdes » car leur structure chimique demeure apparentée à celle de la nicotine… Ces nouveaux insecticides neurotoxiques furent dits « systémiques » car le toxique circule dans tout le système vasculaire de la plante : feuilles, pollen ou nectar – dans le cas des plantes mellifères – contiennent l’insecticide. Les néonicotinoïdes, à la différence des autres générations d’insecticides, agissent à doses extrêmement faibles sur le système nerveux central des insectes en général et des abeilles en particulier…

(4) l’asbl CARI – www.cari.be -, anciennement Centre apicole de recherche et d’informations, fait la jonction entre la recherche scientifique en matière d’apiculture et les besoins du secteur. Un important laboratoire y occupe près de la moitié du personnel, travaillant sur les produits de la ruche et principalement le miel, quant à sa caractérisation et à l’analyse de sa qualité. Le CARI travaillé également dans le cadre du dépérissement des abeilles, sur la question de l’impact des pesticides, et fait partie de BeeLifewww.bee-life.eu – afin de contribuer aux dossiers montés sur les néonicotinoïdes, le glyphosate, etc.

(5) Varroa destructor, nous apprend aimablement Wikipédia, est une espèce d’acariens parasites de l’abeille adulte, ainsi que des larves et des nymphes. Il est originaire de l’Asie de du Sud-Est, où il vit aux dépens de l’abeille asiatique, Apis cerana, qui résiste à ses attaques, contrairement à l’abeille domestique européenne, Apis mellifera.

Chapitre 2 - 2009 : Où l’expert s’autorise à autoriser ce qu’il ne saurait en aucun cas refuser…

En 2001, avec les OGM, on nous avait dit : « laissez faire les scientifiques, ils savent ce qu’ils font. Ils travaillent pour le plus grand bien de l’humanité et n’ont de comptes à rendre qu’à leurs pairs… » En 2006, face à l’évidence scientifique que l’imidaclopride tue les abeilles, les mêmes nous ont prétendu : « non, non, c’est un esprit malin nommé varroa… » Certes, notre candeur, à cette époque, n’a encore d’égale que notre foi inébranlable en l’impartialité de l’Etat. La preuve étant pourtant faite, tant sur le terrain que dans le laboratoire, de la nocivité de produits tels que l’imidaclopride, nous cherchons naturellement à savoir comment on a pu se fourvoyer à les autoriser, et dans quelles circonstances. Pareille interrogation, pour légitime qu’elle nous paraisse alors, se heurte pourtant rapidement à d’importants écueils… Notre croyance dans le grand mythe d’une expertise scientifique européenne et notre certitude de son indépendance commencent, lentement mais sûrement, à se fissurer. Car notre longue quête de l’expert européen indépendant, et des études scientifiques qui servent de base aux autorisations en matière de pesticides, nous apprend au moins une chose : tout deux sont vraiment bien cachés !

Toxicité aiguë et toxicité chronique

Reprenons donc le scénario farfelu, hautement improbable et scientifiquement ridicule, qui est celui des apiculteurs français et de leurs quelques amis qui se prétendent chercheurs : les premières surmortalités d’abeilles sont apparues dans le Sud-Ouest de la France, au début des années nonante, en même temps que l’arrivée sur le marché des insecticides – persistants, neurotoxiques et systémiques – qui imprègnent toute la plante à partir d’un enrobage de la graine. Ceux que nous appellerons finalement néonicotinoïdes… Or les abeilles, qui consomment quotidiennement le nectar et le pollen qu’ils empoisonnent, perdraient ainsi le sens de l’orientation et disparaîtraient, ce qui entraînerait le vidage complet des ruches, de nouvelles abeilles devenant butineuses au fur et à mesure que disparaissent les anciennes, pour disparaître ensuite à leur tour… Vous dites ? Une hypothèse crédible sur le plan scientifique ? Ah bon… Mais alors comment un tel scénario peut-il être possible, sachant qu’un pesticide ne peut être mis sur le marché qu’au terme d’une évaluation complète de ses effets toxiques sur l’Homme et sur l’environnement, et notamment sur les « espèces non visées » dont fait partie l’abeille, ainsi que l’indique clairement la Directive européenne 91/414. Toute substance insecticide fait ainsi l’objet d’une série d’études permettant de cerner le risque que son emploi fait courir aux ruchers. Ces études, collationnées dans un gros dossier, sont ensuite soumises à une procédure complexe où interviennent non seulement l’EFSA – l’Autorité Européenne de Sécurité Alimentaire – mais aussi les experts de tous les Etats membres…

Quelques apiculteurs amateurs mais aussi quelques fous « encartés » chez Nature & Progrès décidèrent, un beau jour, d’aller jeter un coup d’œil à ces dossiers, censés disculper les pesticides commercialisés en Europe des mortalités catastrophiques enregistrées dans les ruchers. Grosse surprise : seule la toxicité aiguë est mesurée or, si l’abeille consomme journellement du nectar contaminé, c’est bien de toxicité chronique – à doses répétées ! – qu’il faudrait parler. Les effets dits sublétaux – c’est-à-dire non mortels, comme la désorientation, par exemple – ne sont investigués qu’indirectement par des essais en tunnel et en champ, trop peu rigoureux pour les dévoiler. Et ces essais sont bien trop courts pour prendre en compte les effets différés – ceux qui seraient induits par la consommation, en sortie d’hiver, par exemple, d’un pollen stocké l’été précédent. Tant d’insuffisances nous poussent à solliciter, avec la grande politesse qui sied aux gens bien élevés, la Commission européenne afin qu’elle revoie ses méthodes d’évaluation du « risque abeilles » des pesticides. Et afin qu’en attendant elle retire les autorisations des substances concernées…

L’expert : où t’es, papa où t’es ?

Vers 2007, Direction Générale de la Santé des Consommateurs – dites DG SanCo, c’est plus branché -, une chef d’unité se dit prête à revoir les méthodes d’évaluation en question, pour autant qu’un avis d’expert vienne confirmer les doléances exprimées ! L’expert, voyons, l’expert… Celui qui est cité dans la partie « abeilles » des guidelines de la Directive est l’EPPO – l’Organisation Européenne de Protection des Plantes -, basée à Paris. Un rapide coup de fil met en évidence la fait qu’il existe bien un problème d’évaluation, l’expert – quoiqu’expert lui-même – avouant même être contraint de déléguer l’expertise. Il n’a plus d’expert « abeilles » en interne. La mission de proposer de nouvelles guidelines d’évaluation à la Commission européenne est donc sous-traitée à une coupole scientifique internationale, l’ICPBR, la Commission Internationale pour l’Etude des Relations entre Plantes et Abeilles. Cette structure, plutôt informelle, comporte un groupe de travail « Risques des pesticides pour les abeilles » qui sera chargé de faire le travail en trois phases – un schéma général d’évaluation, des tests sur le couvain d’abeilles, des tests en tunnels et en champ – qui seront présentées lors de sa prochaine réunion, à Bucarest, en octobre 2008… Devinez quoi : trois malheureux citoyens apiculteurs font le voyage afin de présenter leurs demandes en matière d’évaluation du risque et d’entendre les propositions des trois sous-groupes de travail chargés de l’élaboration des nouvelles guidelines… Le président y accueille chaleureusement tout un chacun et commence par remercier… les généreux sponsors qui ont permis l’organisation matérielle de la réunion : BASF-Agro, Syngenta, BayerCropscience, du Pont de Nemours… Deux des trois présidents de sous-groupes sont issus de compagnies phytopharmaceutiques ; les sous-groupes, qui comptent entre quatre et sept membres, en comptent tous au moins deux qui sont issus desdites compagnies…

Leurs propositions sont salées : en matière de tests larvaires, par exemple, il est proposé de considérer comme « à risque faible » – c’est-à-dire : ne nécessitant plus d’étude ultérieure – tout produit lorsque la contamination n’a pas fait périr plus de 30% du couvain total, et cette proportion peut aller jusqu’à 50% pour l’un ou l’autre des stades : œufs, larves ou nymphes ! En matière de schéma global d’évaluation, c’est encore pire : la proposition est de considérer comme « à risque faible » – ne faisant pas l’objet d’étude ultérieure, donc -, toute substance dès lors que l’abeille n’est pas exposée (1) à plus du dixième de la « dose létale 50 », soit la dose référence qui, statistiquement, tue par intoxication aiguë la moitié des abeilles d’un échantillon. D’étude de toxicité chronique, il n’est jamais question… Nos trois candides intrépides refusant évidemment d’entériner les résultats des sous-groupes de travail – une première sans doute dans les annales de cette belle institution -, une note contradictoire fut ensuite envoyée mais ne modifia en rien les conclusions transmises à l’EPPO. Une nouvelle note fut donc adressée à cette dernière institution, en avril 2010, mais de nouvelles guidelines furent cependant publiées, entièrement conformes aux conclusions de l’ICPBR…

Tout cela fut donc relaté à l’EFSA, en lui demandant de déclarer ces guidelines inacceptables puisqu’elle aussi est chargée d’élaborer des règles en matière d’évaluation et qu’elle aussi est confrontée, par le biais d’une de ses unités qui les examine pour avis, à tous les dossiers soumis par les compagnies désireuses de faire autoriser une substance. Toutefois, apprenons-nous alors, l’EFSA ne peut se saisir d’un dossier – les guidelines ou le dossier d’une molécule… – que sur demande expresse de la Commission ! La boucle est ainsi bouclée : la Commission ne bouge que si nous lui amenons un expert, et l’expert lui ne bouge que si la Commission le lui demande. Les instances européennes inventent le mouvement perpétuel et les citoyens apiculteurs ne sont pas près de descendre du manège !

Des moyens pour une expertise indépendante ?

Donc, s’agissant de pesticides ou d’OGM, l’Europe manifestement a dérapé. Certes, la mise en place d’une réelle expertise – compétente et indépendante – exige-t-elle d’importants moyens : laboratoires et centres d’essais publics pour recouper les études fournies par l’industrie, fonctionnaires en nombre suffisant pour contrôler des dossiers. Or, en cette année 2010, une seule unité de l’EFSA – le PRAPeR (Pesticides Risk Assessment and Peer Review Unit) – voit passer tous les dossiers d’évaluation des pesticides : en tout, plus de deux cents dossiers depuis 2002. Chaque dossier comporte des milliers, parfois même des dizaines de milliers de pages à analyser. Et pour faire le boulot l’unité compte… vingt-huit fonctionnaires ! Comment garantir au citoyen européen la véracité des affirmations données par l’industrie en gage d’innocuité de ses substances ? La Commission européenne ne s’est même pas dotée, elle-même, de l’expertise interne capable d’évaluer la pertinence des propositions qui lui sont faites en matière de guidelines

La fameuse étude de Gilles-Eric Séralini, professeur à l’université de Caen, jeta ensuite un immense pavé dans la mare. Mais là où le ban et l’arrière-ban du monde scientifique crut qu’il s’en prenait, une fois encore, aux OGM – des rats nourris au maïs OGM NK603 développaient d’énormes tumeurs -, Séralini dénonçait au fond les conditions d’autorisation dudit maïs OGM et partant l’intégralité du fonctionnement des institutions européenne en la matière. NK603 était une très vieille histoire, une vieille machine autorisée dans le cadre d’une ancienne réglementation dont on considéra, semble-t-il, qu’elle avait déjà été suffisamment testée et qu’il était inutile, par conséquent, de perdre son temps à le refaire… Ceci démontrait par l’absurde ce que nous savions déjà : l’ensemble des protocoles utilisés par l’EFSA devaient être revus et il eut, entre-temps, été judicieux d’appliquer le principe de précaution en suspendant toutes les autorisations nouvelles et en rouvrant l’ensemble des anciens dossiers. Séralini démontrait, par son audacieuse expérience, que les pesticides, au même titre que les OGM, cessaient d’être un strict objet scientifique mais étaient avant tout un objet politique. Mais dont le monde politique était toutefois incapable d’appréhender la spécificité car quels étaient, au fond, les moyens mis à sa disposition pour le faire ? D’un point de vue institutionnel, il doit s’appuyer sur les travaux de l’EFSA, une agence créée pour restaurer la confiance du consommateur qui, par définition, ne passe pas son temps à traquer et à dévoiler les problèmes structurels du système agricole dont elle défend les produits. Autrement dit : une agence spécialement créée pour dire oui à l’industrie ne pouvait pas tout-à-coup se mettre à dire non (2)…

De plus, confondre systématiquement science et expertise est une véritable maladie de notre temps. La science, par définition, c’est chercher ce qu’on ne connaît pas ! L’expertise, au contraire, concerne un objet technologique brusquement lâché dans la sphère sociale. Aucun scientifique n’est formé aux pratiques d’expertise, c’est-à-dire à répondre dans un délai très court à une question extrêmement précise sur base de données qu’il ne peut pas générer lui-même. Ceux qui engagent ces scientifiques exigent que leur réponse soit « science based« , ce qui est rigoureusement impossible. De plus, l’expertise étant un travail rémunéré, tous sont sommés de répondre par oui ou par non aux questions qu’on leur pose, et personne n’aime payer bien cher un expert pour qu’il réponde… qu’il ne sait pas (3) ! En attendant, si on nous promet évidemment une réforme de l’EFSA, pesticides et autres molécules magiques poursuivent leur route enchantée dans notre environnement et dans nos champs. Quant aux abeilles, elles crèvent et tout le monde s’en fout.

(1) L’exposition est estimée sur base du fait que la culture est, ou non, attractive pour l’abeille, et si oui, sur base de la quantité de pollen et/ou de nectar ingérée par l’abeille

(2) Le 11 octobre 2012, un rapport de la Cour des comptes européenne sur la gestion des conflits d’intérêts concernant l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), l’Agence européenne de la sécurité aérienne (EASA), l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) et l’Agence européenne du médicament (EMA) indiquait qu' »aucune de ces agences ne gérait les situations de conflit d’intérêts de manière appropriée ». « Un certain nombre de lacunes, de gravité variable, ont été relevées dans les politiques et les procédures spécifiques des agences, ainsi que dans leur mise en œuvre ». En mai 2012, la présidente de l’EFSA avait déjà été contrainte de démissionner en raison de ses liens trop étroits avec l’ILSI (International Life Sciences Institute), le lobby des géants de l’agroalimentaire…

(3) Lire, à ce sujet, Alexis Roy, Les experts face au risque : le cas des plantes transgéniques, PUF, 2001. Cet ouvrage reconsidère la définition traditionnelle du travail des experts – selon laquelle ils décrivent alors que les décideurs prescrivent – en s’attachant à montrer dans quelle mesure l’expertise – qui se situe à mi-chemin entre la pratique scientifique et la décision politique – joue un rôle beaucoup plus actif puisqu’elle érige des normes, les hiérarchise, et contribue ainsi à énoncer de nouvelles règles de comportement…

Chapitre 3 - 2012 : En Europe, enfin, on s’interroge…

Suite au lamentable quiproquo avec l’ICPBR dont tout le monde a maintenant bien compris qu’il ne défend pas l’intérêt du simple citoyen, un groupe de travail mis en place au sein de l’EFSA rédige, courant 2012, un avis scientifique constatant que la toxicité des pesticides mis sur le marché n’a pas été correctement évaluée. Plusieurs aspects essentiels n’ont, en effet, pas été pris en compte : la toxicité sur les larves, les effets à long terme sur les colonies, la toxicité chronique sur les adultes et la toxicité sublétale, c’est-à-dire le fait que les abeilles soient désorientées après une exposition à un insecticide et, ainsi rendues incapables de retrouver leur ruche, promises à une mort rapide dont l’insecticides n’est cependant pas la cause directe. Ce groupe montre également que les essais conduits sur le terrain suivent une seule ligne directrice, très peu protectrice, établie par l’ICPBR ; les expositions des abeilles aux produits systémiques enrobant les graines – nos fameux néonicotinoides – n’étaient ainsi pas réellement considérées.

En 2013, l’EFSA évalue donc enfin les risques associés à l’utilisation de la clothianidine, de l’imidaclopride et du thiaméthoxame, trois néonicotinoïdes aux noms rebutants, utilisés pour le traitement des semences, et identifie un certain nombre de risques aigus associés à l’utilisation de ces produits, certaines évaluations demeurant toutefois difficiles à achever, en raison du caractère incomplet des données fournies par les firmes. Vingt ans après la mise sur le marché de l’imidaclopride et de composés voisins, une série de données n’ont toujours pas été fournies par les compagnies phytosanitaires en vue de finaliser l’évaluation de leur toxicité. Mais, malgré cette absence, les nombreuses substances ont bel et bien été autorisées, sans que personne, au sein du personnel politique, n’ait été en capacité de s’en offusquer ou ait simplement soupçonné qu’il put éventuellement y avoir un problème !

Cette sentinelle qu’on assassine !

Tel fut le titre d’un dossier rédigé à l’été 2013, suggérant doucement qu’après l’abeille, gardienne de notre environnement naturel, c’est l’homme évidemment qui pâtirait de l’incurie généralisée qui s’était emparée du monde agricole. D’ailleurs, il en souffrait déjà et tout le monde le savait pertinemment. Les pesticides, c’est comme les morts sur la route et les particules fines : le tribut que nous payons en silence à nos nouvelles divinités barbares…

Collaborant désormais avec le PAN-Europe (Pesticide Action Network Europe), nous nous réjouissons du vote européen, intervenu le 29 avril 2013, qui a soutenu la proposition de suspension pour deux ans de trois néonicotinoïdes faite par la Commission (1), en dépit des lourdes pressions exercées par Bayer. Deux textes parus, en 2012, dans la revue Science avaient également mis en évidence le phénomène de désorientation subi par les abeilles, consécutivement à une exposition à de très faibles doses de néonicotinoïdes. Rien de vraiment nouveau pour nous mais l’EFSA nous surprenait alors agréablement, elle qui n’avait eu jusqu’alors à la bouche que les arguments généralement utilisés par l’industrie : « c’est multifactoriel », « c’est très difficile à dire »… Sans évidemment prétendre qu’ils en étaient la cause, elle constatait à présent un haut niveau de risque pour les abeilles exposées aux néonicotinoïdes (2)…

D’autre part, les procédures d’autorisation de mise sur le marché (AMM) de tous les pesticides ayant été gravement mises en cause, ils étaient susceptibles d’être tous déclarés hors-la-loi puisque, sur base de la législation européenne, un pesticide ne peut être mis sur le marché que s’il est sûr pour les abeilles et l’environnement. Et un rapport de l’EFSA indiquait alors clairement qu’aucun pesticide n’avait été testé pour sa toxicité à long terme concernant ses effets sur les abeilles. La Commission européenne pourtant, fidèle en cela à sa détestable habitude, ne s’était fendue que d’une proposition minimaliste : l’interdiction des trois néonicotinoïdes n’était que partielle car toujours autorisés sur les céréales d’hiver, et comme toujours en enrobage de semences. Jean-Marc Bonmatin ne nous avait-il pas démontré, dès 2006, que la culture d’un maïs aux semences enrobées de néonicotinoïdes – suivi d’un maïs aux semences non enrobées et non traitées, les deux années suivantes – laissait encore dans les fleurs des concentrations toxiques pour les abeilles, la troisième année ! De plus, l’EFSA avait également clairement montré, dans ses rapports, un haut risque pour les bourdons et les abeilles solitaires nichant dans le sol… Car, le temps passant, les connaissances aussi se précisent : on sait à présent que les néonicotinoïdes ont une durée de vie de plusieurs années dans le sol et dans l’eau. Deux années de suspension apparaissaient donc déjà très insuffisantes pour observer si des colonies d’abeilles ont le temps de se repeupler et si, globalement, la nature va mieux. Bayer, de son côté, demandait déjà des homologations pour un nouveau produit dénommé thiaclopride, un autre néonicotinoïde moins toxique pour les abeilles mais utilisé à plus hautes doses et dont la toxicité serait finalement la même, preuve que c’est bien l’ensemble des pesticides systémiques présents dans le nectar et le pollen qui doivent être prohibés.

Appliquer le principe de précaution

A ce moment, nos collègues du PAN sont formels : ils remettront en question, au niveau des tribunaux, le fait que toutes les recommandations de l’EFSA n’aient pas été respectées !

« Nous savons, dit alors Martin Dermine, représentant du PAN-Europe, que l’EFSA est une Institution très écoutée par la Cour européenne de Justice. Nous allons donc pousser dans ce sens pour que les décisions aillent beaucoup plus loin et ne soient pas limitées à deux années. Je constate – et c’est ce qui me convainc le plus de l’utilité de cette démarche – que le principe de précaution est rarement appliqué – tant au niveau européen qu’au niveau national – car la crainte est grande de perdre en justice face aux firmes. Les industries demandent, en effet, des dommages et intérêts exorbitants quand elles gagnent et les Etats, comme la Commission, ne bougent que si on leur apporte des arguments scientifiques en béton. Or la Commission n’a bougé, dans le cas des trois néonicotinoïdes, que suite au rapport de l’EFSA… Elle disposait pourtant déjà de toutes les publications scientifiques utiles, ainsi que des statistiques de mortalité des abeilles. Nous leur avions montré la coïncidence entre ces mortalités et la mise sur le marché des principaux néonicotinoïdes : rien n’y a fait, ils ont complètement fermé les yeux ! »

Nous savons, à ce moment, que la décision d’interdiction pour deux ans de trois néonicotinoïdes sera nettement insuffisante pour assurer la sauvegarde des abeilles. Nos amis du PAN-Europe nous convainquent qu’il faut d’abord les interdire globalement, en application du principe de précaution, et cela pour une durée suffisamment longue. Reste à définir exactement ce principe de précaution. Certains parlent erronément de « consensus au sein de la communauté scientifique », alors qu’au contraire quelques sérieux indices de toxicité doivent suffire pour qu’on ait ensuite le temps d’examiner ce qui se passe vraiment. Nous pensons alors que ce raisonnement sera peut-être enfin pris en compte lorsque prévaudra le préjudice économique d’une disparition totale des pollinisateurs (3). A ce moment, en application de la Convention d’Aarhus (4) qui permet aux ONG d’agir dans les six semaines de la publication officielle d’un nouveau règlement, nous songeons à introduire conjointement une demande de révision de la décision de la Commission sur base d’un moratoire de dix ans pour l’ensemble des néonicotinoïdes. La Commission européenne, qui aurait ainsi trois mois pour nous répondre, nous envoyant plus que certainement promener, nous pourrions ainsi porter l’affaire devant les tribunaux…

Une fin annoncée…

La France prit ensuite les devants : en 2015, la loi sur la biodiversité interdisait les néonicotinoïdes, dès le printemps 2016, car ils présentent une toxicité aigüe, notamment pour les abeilles. L’Allemagne lui emboîta le pas, les trois néonicotinoïdes généralement incriminés étant prohibés au même moment… La Belgique, elle, discutait toujours, forte d’un secteur betteravier qui se désintéresse, semble-t-il, des abeilles comme un poisson d’une pomme…

(1) Règlement publié le 24 mai 2013. Voir : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32013R0485&from=EN

(2) Domenica Auteri, qui a présidé les travaux de l’EFSA, expliquait au quotidien Le Monde, du 16 janvier 2013, que les « poussières produites lors des semis (…) peuvent être transportées par le vent et se déposer dans l’environnement. La dose létale de ces produits étant de quelques milliardièmes de gramme par abeille, un simple contact avec ces poussières peut être fatal à l’hyménoptère. » Voir aussi : http://www.efsa.europa.eu/fr/press/news/130116.htm

(3) Des chiffres « magiques » surgissent périodiquement au sujet de l’évaluation économique du coût de la disparition des principaux pollinisateurs ; ainsi cita-t-on à l’époque le montant de 153 milliards d’euros par an pour l’ensemble de l’Union européenne…

(4) La Convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement a été signée par trente-neuf états, le 25 juin 1998.

Chapitre 4 - 2018 : Et si malgré tout cela, en fin de compte, nous dérogions ?

Février 2018 : un quart de siècle après les premiers signalements de surmortalité d’abeilles, l’EFSA publie enfin une évaluation montrant que la plupart des utilisations de néonicotinoïdes présentent un risque pour les abeilles sauvages et domestiques. Une situation totalement inepte alors que le simple bon sens voudrait que l’innocuité d’un produit pour la faune et pour la santé humaine soit toujours démontrée avant que soit autorisée sa mise sur le marché et qu’il soit abondamment répandu dans notre environnement ! Personne évidemment ne se risque à reprocher quoi que ce soit aux industriels de la « protection des plantes » qui comptent, cela va de soi, parmi les fers de lance de notre belle économie…

Et, pourtant, ce qui devait arriver arriva : le 27 avril 2018, les États membres de l’Union européenne adoptent finalement la proposition de la Commission interdisant, pour toutes les cultures en plein champ, trois néonicotinoïdes dont nous ne regretterons pas les dénominations dignes d’un jeu vidéo bas de gamme : clothianidine, imidaclopride et thiaméthoxame. L’interdiction ne vaut malheureusement pas pour de nombreux pays africains notamment (1), ce qui démontre, s’il en était encore besoin, l’extrême indécence de l’industrie chimique dans ce dossier. Quelle confiance accorder encore à un protagoniste qui manque à ce point d’éthique ?

Et en Belgique ?

Le 12 mars 2019, une large majorité se dégage en Commission de la Santé Publique de la Chambre pour interdire la vente des néonicotinoïdes en Belgique. Cette majorité se compose d’Ecolo et de Groen, du PS et du SPA, du CDH et de la N-VA. Les autres partis présente en Commission – MR, CD&V et Open-Vld – s’abstiennent.

Bien entendu, une interdiction européenne d’utiliser un pesticide est toujours assortie d’une possibilité de dérogation pour tout état membre. Elle lui permet encore l’emploi des molécules prohibées, dans le cas d’un risque élevé et pour une période limitée de cent vingt jours. La Belgique est une grande habituée du fait, en ayant pris le réflexe, pour ainsi dire sans réfléchir. Et c’est bien ce que fit, une fois encore, le ministre fédéral de l’Agriculture, Denis Ducarme, sans que personne d’ailleurs en paraisse réellement surpris. Il justifia sa décision par l’absence d’alternative à ces produits dans la culture de la betterave et de la chicorée, ces cultures étant gravement touchées, dans nos contrées isolées, par une jaunisse véhiculée par des pucerons. « Ni les Pays-Bas, ni la Rhénanie, ni l’Angleterre, ni la France ne sont atteints dans une telle proportion« , déplora le ministre, sans jamais nous expliquer pourquoi (2)… Nous ne nous étendrons pas sur les mauvais arguments d’une filière aux abois ni sur ceux d’un ministre qui la soutient mordicus (3) et sans autre forme de procès. Le ministre, qui n’a sans doute jamais croisé d’abeille au cours du dernier quart de siècle, prétendit avoir là une position « volontaire mais raisonnable » et autorisa, sur la base de la dérogation de cent vingt jours les trois néonicotinoïdes incriminés en cultures de betteraves et de chicorées mais aussi, tant qu’on y était et pour faire bonne mesure, de carottes et de laitues… Il se garda bien de préciser que le délai de cent vingt jours était amplement suffisant pour traiter les funestes semences et polluer les terres de cultures pour de nombreuses années…

Chez Nature & Progrès, l’incompréhension et la colère sont si grandes que, cette fois, advienne que pourra, c’est bien la justice qui tranchera. Toujours associée au Pesticide Action Network (PAN), Nature & Progrès a déposé une requête en annulation de la dérogation Ducarme et une première phase du procès a déjà eu lieu, début juin, devant le Conseil d’Etat où notre vaillant avocat fit face aux six confrères envoyés par la partie adverse. N’ayant pas été suivis sur la condition de l’urgence, nous plaiderons donc ultérieurement sur le fond du dossier. Faut-il encore expliquer, après tout ce qui vient d’être dit, pour quelles raisons notre patience est à bout ? Le ministre prétend que « les alternatives actuelles aux néonicotinoïdes – des pulvérisations d’insecticides – ne sont pas respectueuses de l’environnement et des insectes. Elles sont même dangereuses pour les utilisateurs. » C’est délirant : les néonicotinoïdes sont bien les pesticides les plus redoutables et les autres, en effet, effrayent même les agriculteurs… Daniel Ducarme, préférant sans doute ignorer qu’en 2019, la Raffinerie tirlemontoise s’est vantée de se lancer dans la culture de betterave en bio, soutient qu’interdire les trois néonicotinoïdes sonnerait la mort à petit feu du secteur betteravier, soit 10% de la surface cultivée belge : « la fin des néonicotinoïdes signifierait une perte de rendement de 40 %, me disent les experts que j’ai consultés et déboucherait probablement sur le démantèlement de la filière. » Cela, par contre, risque bien d’être vrai, quoi qu’il arrive. Ce n’est déjà plus qu’une question de temps ! « La période transitoire sera relativement courte afin de trouver des alternatives respectueuses de l’environnement, conclut le ministre. En tout cas, ce ne sera certainement pas au-delà de cinq ans. » Donc, dans cinq ans, nous sommes d’accord au moins là-dessus, notre secteur betteravier, s’il n’est pas bio, aura bel et bien vécu. Mais qu’en sera-t-il, dans cinq ans, de nos abeilles ?

Comme une marée noire…

Dans un article du journal Le Monde (4), le journaliste Stéphane Foucart explique pourquoi l’interdiction des néonicotinoïdes par la Commission européenne intervient beaucoup trop tard. L’introduction de ces substances en Europe, au début des années 1990, dans des conditions de légalité extrêmement douteuses – et avec une légitimité, en tout cas, très proche du zéro pointé ! – et leur adoption massive par un modèle agricole dominant dont la fuite en avant était déjà patente ont coïncidé avec le déclin des abeilles et surtout – c’est le fait majeur qu’on a trop beau jeu d’oublier – avec un effondrement général de l’ensemble de l’entomofaune. Il aura fallu vingt-cinq ans pour que les autorités compétentes, aveuglées par la fausse promesse des intérêts agroindustriels, acceptent enfin d’en prendre toute la mesure. Une telle catastrophe réglementaire, décisionnelle et évidemment écologique est comme une authentique marée noire dont nous n’avons pas fini de mesurer l’impact sur nos misérables vies ! Et il n’en va pas seulement de nos écosystèmes, aujourd’hui terriblement menacés, il en va s’en doute bien plus encore des grandes institutions européennes et de nos petites baronnies locales d’un autre âge dont l’honnête citoyen n’a pas fini de se lasser. Un grand coup de rein est sans doute aujourd’hui indispensable, tant pour reconstruire nos écosystèmes que pour repenser le fonctionnement de nos démocraties… Mais qui paiera pour les pots dont tout porte aujourd’hui, malheureusement, à croire qu’ils seront bel et bien cassés ?

(1) Lire : https://www.csan-niger.com/les-neonicotinoides-autorises-au-niger-et-dans-les-pays-de-la-zone-cilss.php

(2) Le Soir, du 27 avril 2019

(3) Nous avons choisi de réserver, à cet exercice, une analyse spécifique, présentée en 2019 et intitulée : « Pesticides et agriculture : déroger ne peut jamais devenir l’ordinaire !« 

(4) Stéphane Foucart, Néonicotinoïdes : l’interdiction intervient alors que les dégâts sont immenses et en partie irréversibles, dans Le Monde du 28 avril 2018

Conclusion

La Divine Providence leur indiquant le sens de leur destinée manifeste, des colons intrépides s’en furent à la découverte du lointain Far-West. Ils ignoraient alors que les bouleversements qu’ils feraient subir à l’écosystème des Grandes Plaines d’Amérique du Nord transformeraient, un demi-siècle plus tard, l’agriculture du monde entier (1). Une telle évolution était-elle vraiment inéluctable ? La pression migratoire venue de la vieille Europe était-elle vraiment trop forte, ou les Etats-Unis naissants s’étaient-ils dotés d’emblée des moyens suffisants pour tout réguler ? La vague irrésistible charrierait quoi qu’il en soit, dans son sillage, l’extermination de millions de bisons (2) et l’anéantissement quasi-total des peuples et des cultures amérindiennes (3). Sans la nécessité de rendre plus fertiles les immensités dévastées des Grandes Plaines, en recourant d’abord massivement au procédé Haber-Bosch pour les inonder d’engrais azotés, les questions d’OGM et de néonicotinoïdes ne pollueraient sans doute pas aujourd’hui l’existence des autres peuples du monde… L’idée même d’une agriculture à taille mondiale est un non-sens absolu qui plonge ses racines dans l’idéologie expansionniste – on eut, en d’autres temps, parlé d’impérialisme – née dans l’esprit torturé des WASP (4) capitalistes américains, ceux-là même qui contrôlèrent aussi d’une main de fer l’industrie pétrolière dès son apparition… Sans céder le moins du monde à la tentation de l’uchronie, nous devons aujourd’hui nous efforcer de penser, au contraire, que notre avenir n’est en rien déterminé par les fièvres ethnocentriques et les travestissements du passé. Ni Buffalo Bill, ni John D. Rockefeller ne peuvent plus être aujourd’hui nos héros ; l’un fut le piètre exécutant d’une puissance exterminatrice mais sut ensuite soigner son image, l’autre fut un impitoyable et insatiable homme de Dieu qui, sous couvert de libéralisme, fit du capitalisme un outil totalitaire (5). Tout deux sont des fantômes d’un autre temps dont l’influence reste malheureusement bien trop prégnante dans celui qui est le nôtre. L’idéologie dont ils demeurent les emblèmes est toujours à ce point nichée au cœur de notre vie communautaire qu’elle nous empêche de discerner correctement où se situent vraiment les intérêts réels des peuples d’Europe en l’année 2019. L’indécision chronique au sujet de poisons nommés néonicotinoïdes, le mirage qu’ils osent encore nous promettre, en sont le symptôme flagrant. Or il faut s’affranchir à présent de ces vieilles choses du passé ! Pensons à qui nous sommes vraiment, collectivement, hic et nunc (6). Nous n’avons plus vingt-cinq ans à perdre, comme ce fut malheureusement le cas avec les poisons tueurs d’abeilles !

Mais comment comprendre, comment admettre que le microcosme qui nous gouverne n’ait pas encore terminé sa mue ? Comment soutenir encore – alors que la bio a derrière elle un demi-siècle d’existence ! – la frange du monde agricole qui s’engage à toute allure dans une impasse ? Le jugement, dès lors, qui sera rendu dans l’affaire des néonicotinoïdes vaudra ce que vaudra l’entendement d’un juge car peut-être lui aussi n’aura-t-il pas encore tout à fait accompli sa mue ? Au fond, peu importe… Ce qui compte, aujourd’hui, c’est de comprendre et d’anticiper le mouvement qui est en marche. En matière de pesticides, nous l’avons montré, ni le monde scientifique ni le monde politique n’ont brillé par d’exceptionnelles facultés d’anticipation, ni par une vision suffisamment instruite du réel et de sa grande intelligence. Bien au contraire : ils nous ont montré leur face la plus opaque et la plus servile. Pas qu’elle cache forcément de la malhonnêteté ou de la corruption d’ailleurs, non, juste une face lisse et craintive témoignant d’un manque d’imagination et de volonté de regarder ailleurs. L’industrie agroalimentaire, quant à elle, se confina dans son immense arrogance, s’avérant totalement incapable de s’associer au destin collectif. Elle se montra égoïste, parfois même retorse, n’ayant pour horizon ni la qualité de la vie ni celle des denrées produites, ce qui est tout de même un comble. Si elle n’affiche pas bien vite d’autres ambitions, la marche de l’histoire risque de lui réserver de bien peu enviables aléas…

Nature & Progrès, enfin, a entrepris cette nouvelle étude afin de mieux laisser entrevoir l’état d’esprit qui est aujourd’hui le sien face à un monde dont de nombreux indices montrent à quel point il est finissant. Qu’une association de « pères tranquilles » telle que la nôtre ne trouve plus d’autre issue que de s’en remettre à un juge témoigne à quel point nous gagnent, nous aussi, de bien lourdes appréhensions… Elles concernent d’abord l’état de nos institutions et de nos démocraties : qu’un ministre se permette de déroger à la loi ne peut être – nous l’avons souvent dit ! – un fait banal, dépourvu de gravité. Il doit s’en expliquer de manière forte et il ne le fait pas car il en est incapable : que valent, en effet, quelques malheureuses betteraves malades face au sort terrible réservé aux abeilles, face au génocide de notre entomofaune ? Comment ignorer qu’il n’y a pas urgence à son sujet ? Plus encore, l’état de nos écosystèmes nous préoccupe comme jamais : qui peut encore aujourd’hui ignorer que le climat se détraque, que nos forêts périclitent, que nos campagnes s’empoisonnent ? Mais surtout nous tracasse le grand désarroi de nos concitoyens car le temps de l’indolence et de la passivité est terminé. Chacun entend agir à présent pour sauvegarder la part de sens qui lui reste. L’action, il faut le craindre, sera souvent confuse, inorganisée, désespérée… Or il appartient à ceux qui nous gouvernent et qui nous jugent de rendre à l’énergie citoyenne un avenir crédible. S’accrocher à un pesticide, en l’occurrence, est certainement l’un des plus mauvais signes qu’on puisse encore donner…

(1) Lire à ce sujet : Dan O’Brien, Bisons des Grandes Plaines, éditions Au diable vauvert, 2019

(2) En lien avec notre autre étude présentée en 2019, intitulée « La juste place de l’animal dans notre monde« , on pourra estimer que, si la pensée spéciste – c’est-à-dire l’évidence de la supériorité d’une espèce sur une autre – reflète bien une réalité, c’est sûrement à cette occasion qu’on en trouvera la preuve la plus éclatante

(3) Si l’on peut qualifier de « génocide », la « destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux », on voit mal aujourd’hui comment le sort réservé aux Nations indiennes d’Amérique dans la seconde moitié du XIXe siècle peut échapper à cette qualification…

(4) WASP pour « White Anglo-Saxon Protestant » : les anglo-saxons protestants blancs qui présidèrent aux destinées des Etats-Unis d’Amérique et à celles, par conséquent, du monde entier depuis le milieu du XIXe siècle…

(5) Lire, à son sujet, les chapitres le concernant de : Matthieu Auzanneau, Or noir, la grande histoire du pétrole, éditions La Découverte, 2016

(6) Ici et maintenant, quoi…

Le droit à l’habitat léger progresse…

Alors que la Région Wallonne a modifié son arsenal législatif afin de reconnaître l’habitat léger (1), nous vous invitons, pour en savoir plus, à rencontrer Vincent Wattiez, animateur au CCBW (Centre Culturel du Brabant Wallon) – www.ccbw.be -, du RBDL (Réseau Brabançon pour le Droit au Logement) – www.rbdl.be -, du membre du collectif HaLé ! et simple habitant du désormais légendaire quartier auto-construit de la Baraque, à Louvain-la Neuve…

Par Dominique Parizel, Hamadou Kandé et Elise Jacobs

Introduction

Le Code wallon du logement et de l’habitat durable – dont l’article 1er définissait le logement – devient le Code wallon de l’habitation durable – dans lequel l’article 1er définit l’habitation : d’un côté, on y considère le logement, de l’autre, l’habitation légère. Cette définition est le fruit d’une étude juridique sur l’habitat léger, financée par la ministre du logement et celui de l’aménagement du territoire. Le RBDL, Habitat & Participation, le Rassemblement Wallon pour le Droit à l’Habitat, le Centre de Médiation des Gens du Voyage et des Roms, le collectif HaLé ! et de simples habitants, tous ont piloté cette étude et une partie du groupe continue le travail, notamment en ce qui concerne la définition des critères minimaux de salubrité. L’habitat léger est une question de plus en plus discutée, chez Nature & Progrès également ; elle connaîtra un nouveau temps fort avec la conférence que donnera Vincent Wattiez sur l’histoire de ce nouveau décret, ainsi qu’avec l’atelier du collectif HaLé !, lors du prochain salon Valériane.

Un contexte de violence sociale

« La nouvelle législation wallonne s’est enfin risquée à définir l’habitat léger, explique Vincent Wattiez. Cette définition ne vient pas de nulle part. Un point de départ pourrait être celle élaborée par le RBDL, en 2014, en collaboration avec Education permanente en Brabant Wallon, le MOC, Habitat & Participation et l’association Crabe, à Jodoigne. Elle fut ensuite retravaillée, en 2015, par la Commune d’Ottignies – Louvain-la-Neuve, qui l’intégra dans son Règlement communal d’urbanisme (2) et son schéma de structure (3), dans le but de régulariser le quartier de la Baraque. Ce travail de définition fut ensuite poursuivi par l’étude juridique portée par Nicolas Bernard et Isabelle Verhaegen pour l’Université Saint-Louis, ainsi que Caroline Delforge et Charles-Hubert Born pour l’UCL, sur les questions d’aménagement du territoire et de droit administratif. Ce chantier a été systématiquement réalisé dans un cadre collectif, aussi ouvert que possible, avec le maintien perpétuel d’un « cadre de confiance » pour que toutes les parties s’y retrouvent. Réfléchir à deux, c’est une chose, le faire à trente, c’en est une autre…

Au RBDL, nous tenons à travailler sous un angle participatif, tout en étant bien conscients des limites de cette notion quelque peu galvaudée. Nous travaillons aussi de manière unitaire, en rassemblant les personnes qui habitent dans des zones de loisirs et les nouveaux « alternatifs ». Les gens du voyage – ceux qui ont réellement cet habitat dans leurs gènes – se sont joints par la suite… Disons-le clairement : il existe au cœur de la problématique de l’habitat léger une violence sociale et cultuelle parfois difficile à affronter. On aime imaginer un couple, hétéro, blanc, avec deux enfants, dans une jolie yourte en laine bio, mais il est plus compliqué pour les autorités et leurs kyrielles d’agents de reconnaître que toutes ces personnes aussi ont créé une solution viable et valable. Les anciens de la Baraque rappellent que nos premières roulottes foraines, nous sommes allés les chercher, en périphérie bruxelloise, chez des gens du voyage qui les délaissaient au profit de caravanes plus légères… Ceci dessine déjà une vraie cartographie sociale : gens du voyage et gens des zones de loisirs sont souvent exclus de la notion d’habitat léger, à l’heure où un intense mouvement s’oriente pourtant dans ce sens, pour des raisons écologiques, sociales et culturelles, mais aussi économiques. Eux n’avaient attendu personne : les gens du voyage ont toujours vécu comme cela et d’autres avaient fait un choix semblable dès les années septante, ayant migré vers les zones de loisirs, un peu pour les mêmes raisons d’ailleurs : retour à la nature, habitat beaucoup moins cher, autonomie à tout prix… Tout cela est parfois difficile à faire tenir ensemble, même si tous sont en butte aux mêmes problèmes, administratifs notamment. Cette base unitaire peut donc sembler artificielle mais tous ont objectivement des intérêts communs. »

Habitat léger : la définition

« Qu’est-ce qu’une habitation légère, s’interroge Vincent Wattiez ? La Wallonie dispose désormais d’une définition. Il s’agit d’une « habitation qui ne répond pas à la définition du logement visée au 3e alinéa de l’article 1 – l’habitation légère ne serait donc pas un bâtiment, un immeuble bâti, une petite maison en brique, par exemple. Quoi qu’il en soit cela peut être un bien meuble ou immeuble qui satisfait au moins à trois des caractéristiques suivantes :

– démontable,

– déplaçable,

– d’un volume réduit,

– d’un faible poids,

– ayant une emprise au sol limitée,

– auto-construite,

– sans étage et sans fondations,

– qui n’est pas raccordée aux impétrants. »

Toute la question sera de savoir si une Ker Terre, par exemple, est un habitat léger. A mes yeux, c’est évident. Une habitation légère est donc bien aussi « immeuble », comme précisé dans le décret. Une zone de flou apparaît donc lorsqu’il faut déterminer ce qu’est juridiquement un immeuble bâti. Cette frontière mal dessinée créera certainement des conflits d’interprétation administratifs qui devront sans doute être tranchés au Conseil d’état. La Ker Terre, en effet, est en même temps « immeuble » et « construite » sur place à base de tresses de chanvre et de chaux hydraulique qu’on pose en cercle sur un soubassement, et non des fondations… Plus simplement, une cabane dans un arbre est « immeuble » et aussi « bâtie ». Il faudra, à terme, éclaircir cette dernière notion.

Mais il y a plus épineux encore : on stipule, en effet, clairement que l’habitation est un bien destiné à la résidence en disant, d’entrée de jeu, que c’est à l’exclusion des hébergements touristiques, au sens du Code wallon du tourisme. Les gens qui vivent dans les zones de loisirs seraient donc automatiquement des touristes (4) parce qu’ils vivent dans un hébergement touristique ? Que nenni ! La volonté était sans doute d’exclure certains hébergements qui sont loués aux touristes, le temps des vacances, et régis par le code du tourisme, sans que cela n’évacue les habitations légères situées dans les zones de loisirs et qui sont à usage permanent… Si on tient compte, en effet, de la définition de celui qui utilise ordinairement l’hébergement touristique – c’est-à-dire le touriste -, elle ne correspond absolument pas à la définition de celui qui y vit toute l’année. D‘autant plus que ces personnes y sont domiciliées, la plupart du temps, ce que ne sont évidemment jamais les touristes… C’est donc l’usage qui déterminera si c’est hébergement touristique ou une habitation légère. Mais où sera tranchée cette question ?

Un nouveau défi pour l’aménagement du territoire

« La volonté de prendre un coin vert pour y poser son habitat léger pose évidemment d’importantes questions en termes d’aménagement du territoire, poursuit Vincent Wattiez, vu notamment le saupoudrage urbanistique dont la Belgique est victime. Hormis les villes-nations, la Belgique est le sixième pays le plus densément peuplé ! Pourquoi certaines catégories de personnes auraient-elles le droit de s’installer à la campagne et d’autres pas ? L’aménagement du territoire, on le voit, est le terrain d’importants enjeux sociaux… Le plan HP (Habitat Permanent en zone de loisirs) a évacué, en priorité, les habitats légers des zones de loisirs inondables mais on sent – mises à part certaines communes bienveillantes – beaucoup de résistances des pouvoirs publics pour les zones restantes. Au niveau du plan de secteur, les zones d’habitat vert (ZHV) semblent techniquement le plus aptes à accueillir l’habitat léger, ou à reconvertir les zones de loisirs – sa destination première, à vrai dire. Elles viennent à peine d’être créées et paraissent déjà bien trop compliquées et onéreuses à mettre en œuvre pour les communes qui ont eu le courage de s’impliquer dans leur élaboration. Au final, seuls dix-huit sites – sur près de dix fois plus dans le plan HP – sont recevables pour être transformés en ZHV et être ainsi pérennes. Mais est-ce que ces communes auront les moyens d’aboutir ? Ne faut-il pas plus de moyens de la Wallonie ?

Sur la question de la ville ou de la campagne comme localisation du léger, l’exemple du quartier de la Baraque, à Louvain-la-Neuve, me paraît évidemment excellent. Historiquement, il s’agissait d’une friche située juste à côté des quelques maisons du hameau de la Baraque. La ville nouvelle ne cessait alors de s’accroître de toutes parts, urbanisant la plaine et artificialisant les sols, avec la perspective de dépasser le nœud autoroutier qui l’enserrait… Le parking dit « RER » est maintenant voisin, avec sa dalle destinée à construire six cents logements… Je peux donc prétendre aujourd’hui habiter en ville parce que le quartier est complètement englobé par elle, démontrant que l’habitat léger y est possible également. Il n’en a évidemment pas la densité : entre trente et trente-cinq logements à l’hectare, ce qui n’est pas énorme mais n’est pas rien non plus… S’il faut réinjecter de la nature en ville, avec des biotopes élargis à l’humain, pareille question doit être abordée en évitant de chercher d’abord à empiler le plus possible de gens les uns sur les autres qui finalement feront tout, dès que possible, pour prendre une voiture ou un avion et s’enfuir loin de tout… Un quartier comme celui de la Baraque est un authentique poumon vert dans l’espace urbain – il suffit de voir le documentaire Quartier Libre pour bien le comprendre -, un espace naturel au cœur de la ville produit par une forme d’auto-urbanisme. Qu’on nous ait tolérés offre aujourd’hui un exemple d’habitat unique en son genre qui a expérimenté toutes les alternatives sociales et écologiques dont la ville a, depuis, découvert les bienfaits. C’est un système totalement adapté qui répond globalement aux problèmes que les urbains n’arrivent plus à résoudre. Il est un peu à l’image des lieux autonomes souvent proches des villes – et parfois même en pleine ville – qu’on trouve en Allemagne : des Wagenplätz ou des Wagenburg où des gens habitent en caravanes, en camions ou en roulottes, en recréant des espaces de liberté, des bulles d’air… La nature y reprend rapidement le dessus car la notion même de petit habitat sans fondation fait que ceux qui vivent là laissent pousser la végétation autour d’eux. Tout cela suppose évidemment une certaine perte de maîtrise des pouvoirs publics et, généralement, ils n’ont pas facile avec cela… Mais ne plus faire confiance aux projets et au gens, c’est bien cela le problème… »

Le léger fait partie de la solution, pas du problème !

« Est-ce que les zones de loisirs font de l’auto-construction ? Oui, répond Vincent sans hésiter. Le récent mémoire de Tracy Krist, une étudiante liégeoise en architecture, le montre bien, examinant l’évolutivité des habitats permanents des zones de loisirs, très comparable à ce qui s’est passé au quartier de la Baraque : on commence par une caravane qui s’agrandit quand un enfant arrive, etc. C’est typiquement de l’auto-construction. Il existe aussi une forme d’auto-urbanisme, au quartier de la Baraque, car toute nouvelle construction résulte du fait qu’on en a d’abord parlé collectivement en réunion de quartier et qu’un accord est ainsi intervenu. Et cela a pu prendre du temps… C’est peut-être différent en zones de loisirs, dans la mesure où les parcelles sont clairement individualisées et que les habitants les gèrent eux-mêmes séparément. Georges, un habitant d’une zone de loisirs membre du collectif HaLé !, a commencé par une caravane résidentielle autour de laquelle il a érigé une structure en bois. D’incontestables similarités existent avec la Baraque ; il faut se défaire de l’idée qu’il y aurait d’un côté les bonnes pratiques et de l’autre les mauvaises… Les pouvoirs publics doivent aujourd’hui prendre en considération le fait que des personnes ont trouvé, par elles-mêmes, de vraies solutions à la crise du logement ; cela doit être reconnu plutôt qu’être considéré comme un problème.

Mais il ne faudrait pas non plus limiter l’habitat léger à de l’auto-construction car cela reviendrait à en faire uniquement l’affaire de gens capables de travailler de leurs mains. La question est beaucoup plus large : il est possible d’opter pour cette forme d’habitat en ayant deux mains gauches, l’auto-construction n’étant qu’un des neufs critères possibles de l’habitat léger. Par exemple, il n’y a pas que des auto-constructeurs au quartier de la Baraque ; le quartier n’est pas composé exclusivement de corps de métiers – même si, de fait, ils sont très présents – mais avant tout de gens qui ont posé ensemble certains choix de vie.

Il est donc sans doute plus important d’aborder la question sous l’angle de l’autoproduction de « logement », c’est-à-dire cette capacité à produire des solutions, par soi-même, sans spécialement auto-construire. C’est pareil pour nos autres besoins vitaux, comme l’alimentation, etc. Le cadre et les normes actuelles ne permettent plus aux personnes de s’organiser pour trouver comment s’en sortir par elles-mêmes. Pire : si vous êtes au chômage et que vous tentez de recréer des solidarités, on vous fera vite passer pour un fraudeur social, ce qui est assez insidieux. Or l’autoproduction et l’évolutivité du léger permettent cela : on commence par une cabane puis, suivant les besoins, vient une annexe ou autre chose… Une roulotte, par ailleurs, est souvent considérée comme un habitat précaire, alors qu’à y regarder de plus près – et quand vous comprenez que la brique crée trop souvent des vies insalubres de par ses multiples coûts -, c’est une solution symboliquement très forte qui permet de surmonter de nombreux écueils – échecs familiaux, échecs financiers, transformations de vie, mouvements… – et de libérer un temps précieux, alors que le logement traditionnel en engouffre énormément de par le mode de vie qu’il impose. L’habitat léger est un symbole majeur du droit de choisir son habitation. »

Pour tous ceux qui fuient la brique…

« Personnellement, les néo-fermettes quatre façades en briques rouges qui s’étalent sur les campagnes ne me procurent aucun sentiment de sécurité ; elles me font plutôt redouter un peu plus l’avenir, avoue Vincent Wattiez… Nous savons, statistiques à l’appui, que la plupart des couples qui les bâtissent n’y passent pas leur vie ensemble. Ce mode de vie et d’habitat classiques est une source d’angoisses pour beaucoup trop de gens. Et sans doute notre modèle alternatif connaît-il un certain succès car il leur offre une belle bouffée d’air… Pour l’heure, nul ne s’endette pour la vie en mettant une yourte dans le coin d’un pré. A la Baraque, nous avons même mis en place un groupe d’ »habitations gratuites », avec l’idée qu’elles ne seront plus jamais vendues mais bien transmises. Revendre ces habitations, amorties depuis des lustres, nous paraîtrait anormal. De plus en plus de gens fuient la brique parce qu’elle est le bras de levier et l’élément constitutif de la financiarisation du logement ; ils sont de plus en plus nombreux à ne plus pouvoir payer pour cela et surtout à ne plus vouloir subir la vie que cela inflige. Les prix de l’immobilier flambent dans les grandes villes, promettant des quartiers entiers à la gentryfication. Essayons donc autre chose pendant dix ou quinze ans, testons quelques zones dédiées à l’habitat léger, expérimentons une forme d’habitat léger solidaire. Nous verrons bien ce que cela produira de laisser de l’autonomie aux habitants ! La notion d’habitat léger solidaire doit permettre d’éviter absolument tout risque de marchandisation, c’est-à-dire qu’on retrouve finalement une yourte ou une tiny house dans chaque jardin urbain pour qu’elles soient louées bien cher aux gens de passage… Chaque fois que la circulation de produits de première nécessité – comme la nourriture et le logement – est détournée vers la production de fric, cela a produit de la misère et de la pauvreté.

Notre étude juridique montre que la grande majorité des habitants en léger sont propriétaires de leur bien. Mais rien n’exclut que cela puisse changer… Il semble donc important de bien encadrer les personnes qui désirent faire de la « promotion » immobilière par le biais de l’habitation légère. Je ne parle pas ici des chouettes entreprises qui créent des habitations légères dans un respect éthique de l’autonomie des futurs habitants mais bien des professionnels de la plus-value qui sont toujours capables de revendre ou de louer n’importe quoi tant que cela produit un certains rendement. Autant savoir… »

Tous ensemble : "allez, HaLé !"

« Comment travailler maintenant à lever tous les blocages, demande Vincent Wattiez ? En partant d’une rencontre qui eut lieu, à Yvoir, pendant l’été 2015, répond-il, une poignée de personnes a créé le collectif HaLé !, pour Habiter léger !www.habiterleger.be -, qui est le proche cousin du collectif français Halemwww.halemfrance.org -, pour Habitants de logements éphémères ou mobiles. Nous y incluons évidemment les habitants des zones de loisirs, qui revendiquent le droit à un habitat sans être obligatoirement éphémère ni mobile, et nous aimerions que s’organisent des cafés HaLé !, de manière à booster de petits groupes locaux, vecteurs d’autonomie en matière d’habitat léger. Ces groupes doivent pouvoir s’emparer de cette thématique dans une forme d’autonomie et de liberté tout en étant un minimum en accord avec le fait de défendre tous les habitants et tous les habitats légers.

C’est bien un collectif – et pas une association – car ce qui est sauvage doit, me semble-t-il, toujours le rester. Il ne faut sans doute pas institutionnaliser ce collectif pour qu’il garde sa souplesse et soit toujours capable de se régénérer. Les associations ont tendance à se scléroser, soit parce que les employés y glissent doucement dans une routine complaisante, soit parce que les pouvoirs politiques les instrumentalisent en diminuant leurs moyens financiers ou les modalités de les distribuer. L’autonomie et la liberté sont, à mes yeux, consubstantielles du léger et c’est cela, je crois, qu’il nous faut absolument préserver… Le RBDL a mis au point d’autres types de stratégies, dont des outils d’auto-formation soutenus par le Centre Culturel du Brabant Wallon, comme le Mode d’emploi de l’étude juridique ou le Mémorandum de l’habitat léger, une expo photo, un documentaire. Tout cela est mis à la disposition de tous et il fallait les moyens de le faire… Avec ces outils, nous demandons une série de choses claires et concrètes : la reconnaissance culturelle et réglementaire de l’habitat léger, la prise en considération de toutes les familles – les gens du voyage, les habitants des zones de loisirs, les alternatifs, et pourquoi pas les habitants des camions, vans et autres, qui ne sont pas en collectifs ou en plateforme -, un permis allégé et adapté à ces habitations, la création de la notion d’habitat léger solidaire et non commercial, etc.

Nous nous efforçons de mettre en lien les habitants, les associations, les collectifs, des juristes et les pouvoirs publics, en proposant un cadre de confiance pour que toutes les parties se sentent à l’aise et continuent à être présentes. Bien sûr, cela fait parfois de nous d’authentiques contorsionnistes mais, au final, notre méthode permet le maintien autour de la table d’intérêts extrêmement hétérogènes. Nous avons réalisé le même type de travail avec le RWDH concernant le la loi anti-squat’ qui s’est soldée par un recours à la cours constitutionnelle… »

Non marchand et autonomie

Le Belge a sa célèbre « brique dans le ventre » mais il est surtout de plus en plus menotté par son prêt hypothécaire. Pour vivre heureux, nous dit-on, il nous faut absolument logis, voitures, vacances… Et puis, en plus, manger bio !

« Moi, dit Vincent, je ressens souvent une double contrainte insupportable à être exhorté, d’une part, à refuser la malbouffe et à croire, d’autre part, qu’on pose un acte militant en faisant ses courses dans une grande surface bio. Il faut se mettre à la place des personnes qui sont fauchées et qui arrivent à peine à payer un loyer… Sans sa dimension humaine, la bio perd tout son sens ! Et c’est précisément, me semble-t-il, ce que doit éviter l’habitat léger qui me paraît déjà parfaitement mûr pour être absorbé et transformé par le marché. Rappelez-vous, il n’a pas fallu longtemps au bio pour se faire récupérer. Ne parlons pas du mouvement de la transition, il est d’une certaine manière un produit du capitalisme pour renverser la vapeur. On l’aura bien compris en regardant le film « Demain »… »

Une chose est essentielle aux yeux de Vincent Wattiez comme à ceux de Nature & Progrès : la réalisation de leurs besoins de base par les gens eux-mêmes ! L’autonomie est un sentiment gratifiant, avant même d’être une réalité du porte-monnaie. Se sentir autonome rend heureux mais la vie actuelle n’en laisse tout simplement ni le temps ni la place…

« En termes d’habitat, conclut Vincent, une telle prise de conscience peut passer beaucoup mieux par le léger, car le dur suppose une ingénierie trop lourde et une forme d’esclavagisme pour rembourser un prêt à une banque. La crise des « gilets jaunes » le montre bien : il faut toujours plus d’argent pour survivre et beaucoup d’entre nous n’en ont vraiment plus assez. La clé est donc d’avoir le temps de mener une vie plus riche sans être pour autant obligé de mener une vie de riche… »

Notes

(1) Voté en séance plénière le 30 avril 2019, le nouveau Décret wallon entrera en application début septembre

(2) Nouvellement, le Guide Communal d’Urbanisme dans le CoDT

(3) Nouvellement, le Schéma d’Orientation Local dans le CoDT

(4) Touriste : personne qui, pour les loisirs, la détente ou les affaires, se rend dans un lieu de destination situé au-delà de la commune où elle réside habituellement, ou des communes limitrophes à celle-ci, et qui séjourne hors de sa résidence habituelle (Art 1er 49° du Code du tourisme)