Nature & Progrès Belgique s’est lancé, en 2018, dans différents questionnements autour des productions, transformations et consommations céréalières bio afin de voir quelles seraient les solutions pour valoriser les céréales locales tout au long de la chaîne, du champ à l’assiette. Pour comprendre les manières de voir et de faire des producteurs et des transformateurs de cette filière bien spécifique, l’association s’est munie d’un outil peu courant, en ce qui la concerne : la sociologie.

Par Maylis Arnould

C’est comme cela que, durant la première moitié de l’année 2019 avec l’aide de toute l’équipe de Nature & Progrès, j’ai réalisé mon mémoire de fin d’études en sociologie qui concernait la capacité d’initiation d’un rapprochement entre production, transformation et commercialisation en céréales en Wallonie au sein des producteurs du label Nature & Progrès. Ou, plus précisément, quelles étaient les perceptions et les actions des producteurs et des transformateurs, dans le label ainsi que dans la filière. Les résultats dans leur intégralité étant trop complexes pour être résumés en quelques lignes, je vous présente ici les deux chapitres que je considère comme les plus importants : « Qu’est-ce que l’agriculture biologique pour les producteurs et transformateurs que j’ai rencontrés », ainsi que « Par quels moyens ils réussissent à s’autonomiser »…

Ce la bio que signifie pour les producteurs et transformateurs de Nature & Progrès

Être reconnu comme producteur et/ou transformateur biologique par ses pairs et par la société apparaît, chez plusieurs d’entre eux, comme une dimension identitaire forte qui permet de se rattacher à un groupe d’appartenance. Ici, les agriculteurs bio. Plusieurs raisons peuvent amener une personne à choisir de produire de façon biologique : tout d’abord, la transmission des techniques déjà utilisées sur la ferme avant d’en être le propriétaire, c’est-à-dire la continuité d’une méthode d’agriculture et/ou de transformation héritée des parents, ou encore la rencontre d’une personne – un agronome, par exemple – qui arrive à transmettre de nouvelles techniques de culture.
Parmi les douze producteurs et transformateurs avec qui je me suis entretenue, cinq ont commencé directement en agriculture biologique et sept sont passés par le biais de la reconversion. Cette bifurcation, que l’on définira ici comme « un changement important et brutal dans l’orientation de la trajectoire, dont à la fois le moment et l’issue étaient imprévisibles, pour l’acteur comme pour le sociologue » (1), peut prendre différentes formes. Elle peut découler du constat de l’inefficacité des produits phytosanitaires qui amène à essayer d’autres techniques agricoles, passer par la découverte d’une agriculture différente – par des lectures notamment – ou encore intervenir par un évènement marquant, tel que la venue d’un enfant, par exemple. Ce passage d’un système conventionnel à un système biologique provoque des changements qui peuvent être liés au fonctionnement intégral de la ferme – incluant également la transformation et la commercialisation, par exemple -, aux pratiques de production – la suppression de l’utilisation de produits phytosanitaires, l’utilisation du labour, la transformation de cultures en prairies temporaires, etc. -, voire parfois à la construction d’un nouveau regard sur sa propre activité. Ces nouvelles pratiques agricoles induisent un rapport au métier qui intègre le changement comme une norme d’identité professionnelle : le parcours est désormais marqué par la mobilité, des choix ont été faits pour tendre vers un modèle qui correspond davantage aux personnes et à leurs convictions.
Le bio n’est donc pas simplement une liste de pratiques agricoles, ni une transposition de méthodes conventionnelles sans l’utilisation de produits pesticides chimiques. Elle pourrait aller jusqu’à être un raisonnement ou une philosophie de vie, pour citer un des interrogés. Cette « pensée bio » pourrait donc trouver des définitions multiples et être liée, selon les individus, à d’autres sphères de leur vie personnelle. Nombreuses sont les définitions que les entretenus donnent de ce qu’ils pensent être le bio. Mais, pour plusieurs, il réside avant tout dans une connaissance particulière de la terre qui peut passer par une écoute, une observation ou un toucher. Pour eux, cette écoute particulière de la terre et du sol n’a pas pour but de les maitriser. L’agriculture biologique est, depuis le début de son existence, l’objet d’une « controverse qui oppose deux visions de la qualité bio avec d’un côté les tenants d’un « bio-label » strictement délimité par des contraintes réglementaires et les partisans d’un bio souvent décrit comme une « philosophie » ou un « état d’esprit » et qui échappe dès lors durablement à toute objectivation par des critères » (2). La « qualité bio », définie par le dispositif de jugement du label biologique européen, est ainsi souvent réduite au respect des règles de son cahier des charges.
Parmi les producteurs et transformateurs, une constatation est souvent faite : cette « qualité bio » serait en diminution ! A leurs yeux, l’irruption de l’agro-industrie sur le marché de l’agriculture biologique amène non seulement une diminution de la dimension protectrice de la nature mais également une concurrence parfois jugée déloyale, tant les moyens économiques et matériels ne sont pas les mêmes. Tout ce qui engendre une baisse des prix des produits bio et une concurrence par rapport à des petits producteurs qui ne peuvent donner au consommateur des prix aussi faibles doit donc être combattu.
Se considérer comme « agriculteur bio » peut avoir, comme nous l’avons vu, une pluralité de définition et de pratiques, certaines étant parfois même en opposition. Tous les producteurs et transformateurs bio ne sont pas considérés comme des pairs et toutes les techniques ne sont pas perçues de la même façon. Cette différenciation est présente également dans l’utilisation du terme « biologique » : ainsi, les individus interrogés ont-ils davantage tendance à utiliser « la bio », plutôt que « le bio », afin de se démarquer d’un bio industriel, ainsi eu nous l’avons expliqué précédemment.

L’autonomisation comme ligne directrice de la filière céréalière

« La bio » représente donc une diversité de techniques et de pratiques agricoles, ainsi que de valeurs, allant bien au-delà d’un simple respect de normes techniques, ce qui introduit une certaine liberté dans le fonctionnement des fermes et des ateliers de production dans lesquels je me suis rendue. Parmi ces valeurs, il en est une apparaît comme particulièrement forte : l’autonomie ! Certains la considèrent même comme une sorte de finalité. Cette autonomisation – bien que défendue et valorisée dans la charte de Nature & Progrès – amène quelques tensions entre recherche d’autonomie, collectivité et individualisation des pratiques. Elle nous permet également de voir dans quelles mesures les producteurs et transformateurs veulent se démarquer officiellement – ou pas – de ce qu’ils considèrent être « le bio » pour faire naître un « nouveau bio », et comment cette autonomie se traduit dans les prises de décision.
Chez les producteurs, c’est à travers la diversification et la gestion de leur filière qu’apparaît le plus fortement la recherche, ou l’acquisition, de l’autonomie, notamment en transformant ou en commercialisant à la ferme. Il y a même certaines fermes où strictement « rien – les céréales – ne part ailleurs ! C’est semé, récolté, stocké, nettoyé, moulu, vendu. Et si c’est la pomme de terre, c’est planté, récolté, stocké, trié, empaqueté, vendu ! », ainsi que l’affirme franchement une des personnes rencontrées. Pour d’autres, cela peut passer par le seul fait de faire moudre ses céréales chez un tiers, aux alentours, pour les vendre ensuite à la ferme, ou encore d’acquérir un petit moulin, plutôt que de passer par une vente en gros – à des boulangers, par exemple. L’autonomisation peut être aussi une indépendance revendiquée à même champ, par la maîtrise et la liberté des techniques utilisées et des choix de production qui sont opérés, comme opter pour la polyculture-élevage ou l’utilisation de la charrue…
Parmi les formes d’autonomie qui apparaissent chez les producteurs et les transformateurs, il sera également parfois question de matériel mais, cette fois-ci, pas pour aller dans les champs. Ces achats leur éviteront de dépendre de tiers pour le stockage, le séchage ou la mouture, par exemple. Ils pourront être motivés par différentes raisons, la certitude de récupérer finalement son propre produit, notamment. En plus de la qualité, l’argument économique se retrouve également dans l’acquisition de matériel ; posséder son propre atelier ou son propre matériel de transformation peut être une manière de se garantir un revenu lorsqu’on ne pourra plus travailler, via une revente ou une location, par exemple.
Comme nous venons de le voir, producteurs et transformateurs se rejoignent sur des facteurs d’autonomisation. Si l’autonomisation est moins mise en avant dans les objectifs de l’atelier, elle reste visible sur certains aspects propres aux activités de transformation en amont, pendant la fabrication, et en aval. Elle se traduit, en amont, par la maîtrise de la provenance des ingrédients utilisés qui est, pour la plupart des transformateurs interrogés, une particularité importante dans leur métier. Certains vont acheter leurs propres céréales pour les emmener ensuite chez leur meunier afin de pouvoir choisir la qualité de la farine qu’ils vont utiliser, d’autres vont mettre beaucoup d’énergie à tendre vers une liste d’ingrédient la plus locale possible, même si cela coûte un peu plus cher. Là où « la bio » passe, chez les producteurs, par une connaissance particulière de la terre, elle passe ici par une connaissance particulière de son produit et de ses techniques de transformation. La liberté dans ses propres recettes, l’utilisation d’un ingrédient particulier ou encore la fabrication d’un produit qui n’a que très peu de concurrence sur le marché permettent d’atteindre une marge d’action plus grande.
Passées les étapes de l’approvisionnement et de la transformation, vient alors la toute dernière étape : la vente ! Ici aussi, la liberté de choisir comment, où et à qui vendre – ou pas – prend une part importante dans le cheminement de fabrication. Pour certains, le choix a été fait de vendre directement dans leur atelier, de collaborer avec des Groupements d’Achats ou d’approvisionner des magasins biologiques et/ou locaux, dans une volonté d’avoir des acheteurs pluriels, alors que d’autres préfèrent passer par des grossistes, pour des raisons économiques notamment. Contrôler la finalité de sa production peut également passer par un regard sur les endroits où va se trouver sa marque, pour des raisons de valeur, d’indépendance vis-à-vis des prix ou encore de différenciation sur le marché.

Conclusion

Ces quelques fragments de mon analyse, plus vaste, montrent qu’il existe une multitude de façons de définir ce qu’est l’agriculture biologique, ainsi que d’appréhender l’autonomie au quotidien. De nouvelles démarches de relocalisation et de valorisation des céréales biologiques ont émergé, depuis la réalisation de cette étude, montrant que, chaque jour qui passe, de nouvelles personnes œuvrent à rendre nos céréales plus locales et de meilleure qualité. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir que des producteurs de Nature & Progrès font partie, ou même sont à l’initiative, de ces dynamiques !

Notes :
(1) Claire Bidart, « Crises, décisions et temporalités : autour des bifurcations biographiques », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 120, no. 1, 2006, pp. 29-57.
(2) Geneviève Teil, « Le bio s’use-t-il ? Analyse du débat autour de la conventionnalisation du label bio », Économie rurale, 332 | 2012, 102-118