Cet article est paru dans la revue Valériane n°175
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Par Luc Koedinger,
membre de Nature & Progrès,
agroforestier et ethnobotaniste,
coordinateur de LIBER asbl
Un monument fait de bois, de feuillage et de fruits orne la façade d’une ferme luxembourgeoise. Découvrons l’histoire partagée de l’homme et de l’arbre. Et si ce patrimoine culturel immatériel était classé, et ce savoir-faire, propagé dans nos villes et dans nos campagnes ?
Josy Urbes en culotte courte juste après la guerre
Josy Urbes et son poirier sont des compagnons de longue date. Une photo de 1948 témoigne de la présence de l’arbre déjà bien développé alors que Josy est encore en culottes courtes. Plus de 70 années de vie commune. Leur histoire commence avec ses parents, agriculteurs, qui achètent cette ferme grand-ducale située à Brouch. La bâtisse date du milieu du XIXe siècle et l’espalier a été planté par les anciens propriétaires, probablement à l’époque qui a vu naître la tour Eiffel.
Transmission et préservation d’un patrimoine
Depuis des siècles, ces arbres en espalier et leurs fruits étaient considérés comme un véritable patrimoine économique, sujet au troc et à la fabrication de réserves alimentaires. L’invention du circuit très court. Durant la période de l’après-guerre, notre poirier recevait les soins et les tailles nécessaires comme il était d’usage. Les années passèrent et la façade de la ferme devint terne… C’est pourquoi, en 1975, la famille s’accorde à rénover la façade. La protection du poirier devient une vraie préoccupation et ils décident que durant les travaux l’arbre sera délicatement écarté de la façade avant d’y être refixé. Un jour des années 90, le voisin, qui réalisait habituellement la taille de l’arbre, commença à montrer des signes de fragilité et le faire monter à l’échelle n’était plus envisageable. Josy Urbes saisit l’occasion et construit une nacelle afin d’éviter l’échelle à son ami. C’est l’occasion rêvée pour la transmission du savoir-faire, car elle peut accueillir les deux hommes. L’année suivante, Josy Urbes va s’occuper seul de la taille de son arbre et, depuis, il réalise avec précision la taille d’hiver et d’été.
Quelques années plus tard, c’est au tour du poirier de montrer des signes de vieillesse. Son sens de l’observation du végétal fait remarquer à Josy Urbes que le poirier ne faisait plus de gourmands. Il considère que l’arbre manque d’eau et de nutriments. Un drainage va être enterré avec délicatesse autour de la circonférence des racines. Une idée judicieuse car ce tuyau de drain va lui permettre l’arrosage pendant les périodes de sécheresses et l’apport d’amendements. Le résultat est splendide, l’arbre est en bonne santé et sans la moindre branche morte. Aujourd’hui, le fruitier est en pleine production. Quelques cicatrices témoignent de son vécu. Le tronc présente une large plaie ancienne et la perte à la verticale du tronc d’une branche charpentière. Durant des années, le chat escaladait le tronc, puis la branche, afin d’accéder au grenier. Ses griffes ont endommagé l’épiderme pourtant rugueux du végétal. Josy Urbes a mis un terme à cette mauvaise habitude féline en fermant l’ouverture. Une jeune branche saine la remplace aujourd’hui.
Josy Urbes dans la nacelle
Qu’en est-il des fruits dans ce récit ? Le nom de la variété est inconnu à son propriétaire, mais il précise que ce sont de bonnes poires qui se mangent en septembre durant deux semaines. Cette courte période de consommation est une occasion de partages fruitiers avec ses amis et voisins.
Espèces en voie de disparition
Josy Urbes est un homme de la terre, agriculteur, avec une grande affinité pour les arbres. Lors de notre entretien, il nous a parlé du noyer de la voisine qui avait subi une taille à la mauvaise saison et qui perdait sa sève à grand flot. Josy Urbes avait trouvé la solution pour arrêter l’« hémorragie », et, satisfait, il précise que l’arbre a bien cicatrisé. Jadis le monde paysan était peuplé de « Josy Urbes », des paysans proches du vivant, connaissant leur environnement, la faune et la flore, les arbres, les haies et leurs usages. C’est ainsi qu’aujourd’hui, on trouve encore ce patrimoine arboricole dans des lieux où une personne connaît encore cette taille et la transmet autour de lui, depuis sa rue jusqu’aux villages aux alentours.
Une question me préoccupait durant notre entretien. Qu’allait devenir le magnifique poirier après sa longue collaboration avec Josy Urbes ? Car le changement de propriétaire est de nos jours souvent fatal aux arbres. Il m’a rassuré en me précisant que les futurs habitants de la ferme allaient s’en occuper correctement…
Le poirier de Josy Urbes en hiver © Daphné Koedinger (2025)
Tenir la forme
Trois familles de formes sont utilisées pour mener les arbres fruitiers en espalier. Premièrement, les formes historiques, aristocratiques et bourgeoises, dont Jacques Beccaletto fait l’inventaire dans son ouvrage de référence « Encyclopédie des formes fruitières » (Actes sud, 2010). Il s’agit de toutes les formes préétablies comme les U, les doubles U, le verrier, la palmette, etc. Suivent les formes adaptées, également d’une certaine rigidité et obéissant aux mêmes règles que les formes historiques, mais ayant le souci de coloniser l’espace autour d’une fenêtre, d’un portail ou d’un escalier. Le dernier choix, à priori moins savant, sont les formes organiques, celles qui tentent d’occuper une grande partie de la façade. Elles sont libres, contournent les fenêtres, les portes ou d’autres éléments architecturaux et peuvent coloniser plusieurs façades d’une bâtisse. Ce sont des formes paysannes qui occupent une place de choix dans l’inventaire des arbres vivants. Certains arbres possèdent encore des reliques d’une forme historique, mais ont laissé la place à une forme organique. Les causes sont souvent des accidents de parcours, comme la perte de branches charpentières qui sont remplacées librement. Précision importante : il est impératif que les arbres fruitiers censés occuper toute une façade soient greffés sur des porte-greffes vigoureux ! Les petites formes comme les double U, U, palmettes sont destinées à rester petites. Les futurs grands sujets sont greffés sur franc…
Sur les traces historiques des arbres en espalier
Les origines moyenâgeuses manquent d’écrits ou d’œuvres picturales. Longtemps l’humain a coupé les forêts autour de ses cités et a ainsi éloigné l’arbre. Les fruitiers font exception, car les cartes anciennes nous révèlent de nombreux vergers autour des villes. En revanche, les traces d’arbres en espalier sont très rares. Au Moyen Âge, la paysannerie la plus modeste et sans terre avait comme préoccupation la production de son alimentation, tout lopin de terre à proximité fût apprécié tout comme les abords des modestes fermes. En 1905, Georges Gibault, bibliothécaire érudit de la Société Nationale d’Horticulture de France, écrit un article concernant l’origine des espaliers, mettant en avant les travaux des auteurs français de la fin du XVIe siècle et du XVIIe siècle. Ces écrits, servant avant tout à approfondir les techniques de la taille, ont en commun de ne pas présenter la technique du palissage comme une nouveauté. Les fruitiers en espaliers sont donc présents depuis bien des siècles.
Longtemps, l’humain a observé les vignes prendre appui aux arbres, guidées par la main du paysan. Il est dès lors possible d’imaginer que par la suite, ces lianes ont migré vers les murs des fermes. C’est pourquoi la vigne est le précurseur des fruitiers en façade et qu’elle a ouvert la voie aux arbres fruitiers : les figuiers au sud de l’Europe et les poiriers dans nos régions. La paysannerie a très tôt compris les avantages de cette association du monde minéral et du monde végétal, à savoir que l’abri de l’homme pouvait ainsi épauler l’arbre qui à son tour lui fournissait des fruits. La paysannerie a ouvert la voie de cette technique qui par la suite s’est raffinée, perfectionnée et sublimée par Jean-Baptiste de la Quintinie au XVIIe siècle. Cette hypothèse de l’origine paysanne des espaliers devrait trouver son historien.ne qui à son tour en cherchera les traces lointaines… Le XIXe siècle est sans nul doute l’apothéose de l’arboriculture fruitière en Europe et dans le monde, d’abord en termes d’obtention phénoménale de variétés fruitières et ensuite par les techniques de tailles. Les formes furent orientées pour être productives et esthétiques.
Vers un renouveau
Les deux guerres du XXe siècle et surtout la mondialisation des échanges agricoles ont d’abord mis un frein à cette culture puis l’ont conduit à son déclin. La forme, la couleur, parfois le parfum sont les critères du fruit convoité par les industriels, mais le goût est absent des étals. Quoi de plus normal : les fruits sont cueillis trop tôt et les nouvelles variétés obtenues doivent principalement répondre au critère de la transportabilité. Dans un monde de l’énergie rare et chère, le circuit court et la saisonnalité redeviendront d’actualité, ainsi que la saveur des fruits !
L’arbre fruitier en espalier ou contre-espalier peut être planté dans de très nombreux lieux : jardin, parc, clôture, maison particulière, bâtiment public, industriel, etc… Des solutions techniques pour tous type de façades ont été élaborées par Sven Tabara. Pour ses multiples intérêts, il mérite aujourd’hui d’être mis sous les projecteurs d’une reconnaissance nationale, comme c’est le cas en France depuis 2023. En Belgique s’est constitué un groupe pour réaliser les démarches pour cette même reconnaissance. Un dossier commun sera rentré à l’UNESCO pour classer l’arbre fruitier en espalier comme patrimoine immatériel de l’humanité.
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