Cet article est paru dans la revue Valériane n°173
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Par Sylvie La Spina,
rédactrice en chef
La réduction du travail du sol, allant jusqu’à la suppression du labour ou au semis direct, figure parmi les pratiques de gestion durable des terres et constitue la base de l’agriculture dite « de conservation des sols ». Si ce modèle offre beaucoup d’avantages, il a le plus souvent recours aux herbicides pour gérer les adventices, ce que dénoncent les agriculteurs bio.
Une voie du milieu existe-t-elle pour prendre soin de notre terre nourricière ? Où en est le développement de l’agriculture biologique de conservation des sols aujourd’hui ? Quels freins et quels leviers pour un développement de ces pratiques en Wallonie ?
Partie 1 : Le labour remis en question
Si les premiers signalements, en Flandre, remontent au second siècle après J-C, c’est seulement au XIe siècle que se généralisa le remplacement de l’araire par la charrue (1). Ce nouvel outil de travail du sol participa largement à la révolution agricole du Moyen-Âge, qui permit de tripler la production via une augmentation des rendements et une mise en valeur de terres incultes. Utilisée en traction animale, la charrue fut attelée aux machines dès le XXe siècle, ce qui permit d’accroître la profondeur et la vitesse de travail.
Mi-figue, mi-raisin
Munie d’une lame (soc) qui coupe le sol selon un plan quasiment horizontal, la charrue sectionne les tiges souterraines et les racines. Un versoir arqué renvoie ensuite la tranche de terre sur le côté, ce qui la retourne. Selon Eddy Montignies, agronome indépendant spécialisé en agroécologie, « le labour permet en premier lieu d’aérer le sol et d’accélérer la minéralisation de la matière organique par la vie du sol. Il corrige des structures, désherbe et permet de gagner du temps. » Il fait place nette en enterrant en profondeur les semences d’adventices, ce que 90 % des espèces végétales ne supportent pas.
Le labour remonte en surface les sels minéraux et les argiles… mais aussi les pierres. En stimulant la minéralisation, il augmente la fertilité des sols sur le court terme mais réduit le taux de matières organiques et dégage du gaz carbonique. La charrue tue les vers de terre en les blessant et en les soumettant à la sécheresse et aux prédateurs ; et elle détruit leurs galeries. Elle déchire les hyphes des champignons mycorhiziens. Enfin, le passage des engins provoque un tassement des sols, mais le véritable danger réside dans la formation d’une « semelle de labour » sous la zone de travail. Imperméable à l’air et à l’eau, elle peut entraver le développement racinaire des cultures.
Marc-André Selosse, biologiste spécialiste de la vie des sols, résume : « A long terme, le labour réduit la teneur en matières organiques et affecte la structure du sol ; il fait décroître la biomasse et l’activité vivante souterraine ; il rend paradoxalement les sols plus sensibles au tassement. Mais le labour reste surtout facteur d’érosion. » (2) En effet, certaines rotations laissent le sol à nu pendant six mois, de l’automne au printemps, les exposant aux agressions des pluies. Le biologiste conclut :
« Le labour offre des avantages à court terme, mais n’est guère désirable sur le long terme. »
Marc-André Selosse, spécialiste des sols, invité au Salon bio Valériane 2024. Photo (c) Yves Lobet.
L’agriculture de conservation des sols
L’impact sur le long terme du labour sur les sols agricoles encourage de nombreux producteurs à remettre en question cette pratique. Le mouvement est né aux Etats-Unis dans les années 1930’ à la suite du Dust Bowl. Les sols agricoles de l’Oklahoma, du Kansas et du Texas, mis à nu et déstructurés par un labour intensif, ont été emportés par une série de tempêtes, provoquant l’exode de millions de personnes. Cet événement a déclenché une évolution rapide des pratiques des agriculteurs américains, encouragés par des programmes gouvernementaux. On regroupe aujourd’hui ces techniques sous le terme d’agriculture de conservation des sols (ACS).
Les pratiques d’ACS sont variées. Elles vont de la diminution de la fréquence et de la profondeur du labour (maximum 15 cm) à son arrêt total. Un travail superficiel du sol est parfois utilisé, tandis que certains pratiquent le semis direct, qui consiste à réaliser une fente dans le sol dans laquelle sont déposées les semences, sans travail préalable. Outre la minimisation de la perturbation mécanique des sols, l’ACS repose sur deux autres piliers : la maximisation de la couverture organique (plantes ou résidus organiques) et de la diversité végétale cultivée. Dans sa thèse sur l’ACS, Manon Ferdinand dénombra, pour 2020, 191 pratiquants en Wallonie, soit 5,5 % des fermes spécialisées en grandes cultures (3).
A ce jour, il n’existe pas de cahier des charges de l’ACS, contrairement à l’agriculture biologique qui est définie dans un règlement européen.
Les herbicides, talon d’Achille de l’ACS
L’ACS repose le plus souvent sur l’utilisation d’herbicides pour éviter le « salissement » des terres. Le recours au glyphosate, considéré comme un mal nécessaire, est défendu par les promoteurs de l’ACS, en témoigne Simon Dierickx, coordinateur de l’asbl Greenotec : « Le glyphosate est la seule molécule herbicide qui est à la fois totale, systémique et non rémanente (dans sa fonction herbicide). La conservation d’un mulch (les plantes mortes) en surface permet de limiter voire supprimer les problèmes d’érosion, d’améliorer les capacités d’infiltration du sol, son activité biologique, de réduire les charges de mécanisation et la consommation de carburant tout en améliorant le potentiel de stockage de carbone du sol. D’une certaine manière, le glyphosate peut être un allié dans la mise en place de pratiques agricoles durables ».
Un discours qui redore le blason de ce pesticide, sujet à de nombreuses polémiques : condamnation pour publicité mensongère de Monsanto en 2015, publication des Monsanto Papers en 2017… Cette promotion du glyphosate comme l’allié d’une agriculture verte a sans doute contribué à la décision des autorités européennes de prolonger son autorisation d’utilisation jusque 2033. L’utilisation des herbicides provoque des tensions parmi les pratiquants de l’ACS et explique que de nombreux producteurs bio maintiennent un travail superficiel du sol ou un labour occasionnel. Marc-André Selosse analyse :
« Il faudrait que demain, on arrive à la rendre plus « bio ». On est loin de la perfection car le glyphosate est très toxique pour toute une partie de la vie du sol. Sa toxicité a été démontrée pour les vers de terre et les champignons mycorhiziens. »
Le labour est surtout une méthode de gestion des adventices
D’autres inconvénients
Arrêter de labourer ne règle pas tous les problèmes. Au cours d’une étude en ferme, Brieuc Hardy a observé une présence de champignons mycorhiziens particulièrement faible dans les parcelles avec un long historique de non-labour. Il explique ce fait étonnant par la rotation culturale comprenant une part importante de plantes qui ne mycorhizent pas comme la moutarde, le colza et la phacélie. « Les périodes prolongées sans plantes à mycorhizer affaiblissent les populations de champignons mycorhiziens, tout comme l’apport excessif de fumures minérales. »
Par ailleurs, le non-labour ne séquestre pas davantage de carbone dans le sol. « C’est ce qu’on a cru il y a quelques années, mais les études ne s’intéressaient qu’aux horizons superficiels. En réalité, le carbone s’accumule en surface, mais n’est plus incorporé en profondeur. », explique le chercheur. Un constat rejoint par Gilles Colinet, chargé de cours à la Faculté des Sciences Agronomiques de Gembloux. « Le non-labour concentre le carbone en surface, mais globalement, on ne change rien au niveau du profil, ce qui peut poser d’autres problèmes. Globalement, j’aime bien l’idée, mais je reste prudent par rapport au slogan. » Le non-labour réduit également le processus de minéralisation, et donc, la fertilité des sols sur le court terme.
Vers une voie du milieu ?
Le remplacement des animaux de trait par les tracteurs et le perfectionnement des machines a conduit à une intensification du labour. L’augmentation de sa fréquence, de sa profondeur et de la vitesse de travail a occasionné une perturbation excessive des sols et une altération de sa fertilité sur le long terme. Le remplacement, en agriculture conventionnelle, des engrais organiques par des produits minéraux à action rapide et la diminution des résidus de cultures ont progressivement appauvri les sols en humus, réduit leur rôle d’éponge et la stabilité de leur structure.
Pour Eddy Montignies, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. « Le labour profond exercé seul est dommageable. Il pourrait par contre être inclus dans une démarche plus globale : réduction de la taille des parcelles, absence de labour en hiver, rotation diversifiée comprenant la prairie temporaire et évitant la succession de plantes non mycorhizantes, installation de bandes-relais pour la faune et les champignons, apports réguliers de matières organiques diverses, couverture systématique des sols… Ces pratiques atténuent l’effet négatif indéniable du labour. »
Se passer totalement de labour peut aboutir à d’autres problématiques, comme une réduction trop importante de la minéralisation, garante de la libération d’éléments nutritifs pour les plantes. La gestion des adventices en non-labour repose le plus souvent sur l’utilisation d’herbicides nocifs pour la vie du sol et pour la santé globale des écosystèmes et des humains. La voie du milieu semble donc à privilégier, en minimisant les perturbations du sol tout en se passant de pesticides. Une agriculture biologique de conservation des sols est-elle possible et viable ?
Eddy Montignies plaide pour une voie du milieu, n’excluant pas totalement le labour
Lire la suite : Partie 2 : Et si on cultivait bio dans labour ?
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