Cet article est paru dans la revue Valériane n°173

 

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Par Sylvie La Spina,

rédactrice en chef

La réduction du travail du sol, allant jusqu’à la suppression du labour ou au semis direct, figure parmi les pratiques de gestion durable des terres et constitue la base de l’agriculture dite « de conservation des sols ». Si ce modèle offre beaucoup d’avantages, il a le plus souvent recours aux herbicides pour gérer les adventices, ce que dénoncent les agriculteurs bio.

 

Une voie du milieu existe-t-elle pour prendre soin de notre terre nourricière ? Où en est le développement de l’agriculture biologique de conservation des sols aujourd’hui ? Quels freins et quels leviers pour un développement de ces pratiques en Wallonie ?

Partie 2 : Et si on cultivait bio sans labour ?

 

Et si on conciliait les avantages de l’agriculture biologique et ceux de l’agriculture de conservation des sols ? De plus en plus de producteurs se lancent dans des tests, tandis que la recherche et l’encadrement se mettent en place et que des filières se développent pour soutenir ces initiatives vertueuses.

 

Bio et ACS, des modèles complémentaires

L’agriculture biologique autant que l’ACS cherchent toutes deux, par des méthodes différentes, à prendre soin des sols, à les conserver voire à les regénérer. Cependant, l’actuelle dépendance des pratiques sans-labour par rapport à l’utilisation d’herbicides cristallise des tensions entre les partisans des deux modèles, menant à des débats houleux.

Pour Vincent Delobel, éleveur bio de chèvres sous mention Nature & Progrès dans le Tournaisis, il ne faut pas opposer bio et ACS.

« Il faut se garder de tout grand principe, de toute grande morale. Humainement, il ne faut pas cliver les deux mondes, mais que chacun reconnaisse les progrès que l’autre fait et la marge de progrès qu’on doit encore chacun faire ».

Marc-André Selosse complète : « On a deux agricultures de progrès qui résolvent une partie du problème. Du coup, on se retrouve avec deux solutions partielles qui se bombardent, et pendant ce temps-là, dans leur dos, 90 % de la surface agricole française, c’est du conventionnel ! Les deux camps se trompent d’ennemi. On ne peut pas opposer les pas en avant, il faut les faire converger. J’attends l’agriculture biologique de conservation. Il faut que l’agriculture de conservation et l’agriculture bio marchent la main dans la main pour dire : il y a des alternatives, nous les incarnons, et il y a toujours à améliorer ».

 

Simple comme ABC ?

Pour Brieuc Hardy, le bio sans labour semble difficile en raison des difficultés de gestion des adventices en perturbant le moins possible le sol, notamment les plantes vivaces comme le chardon. L’agriculture biologique de conservation (ABC) implique une gestion très technique souvent contrariée par les aléas climatiques, qui ont tendance à s’intensifier. Pourtant, le chercheur pense que ce serait une solution idéale pour limiter les phénomènes d’érosion en région limoneuse.

André Grevisse, agriculteur bio de la mention Nature & Progrès en polyculture-élevage en Gaume, souligne les difficultés entrainées par la réduction de travail du sol pour nourrir les plantes étant donné la minéralisation plus faible. Etant donné que l’agriculture biologique repose entièrement sur les engrais organiques, cette minéralisation est nécessaire. Gautier Aubry, agronome chez Farm for Good, constate que l’on s’est habitués à des minéralisations excessives liées à la généralisation du labour.

 

André Grevisse attire l’attention sur l’importance des matières organiques et d’une minéralisation suffisante en bio

 

L’initiative Farm for Good

L’initiative Farm For Good (FFG) (4) s’est mise en place en Wallonie pour lever une partie des freins au développement de l’ABC. Elle rassemble aujourd’hui une centaine d’agriculteurs biologiques dispersés partout en Wallonie. Cette structure veut démocratiser les pratiques de l’ABC pour tous les producteurs bio, en fournissant un accompagnement et des formations aux producteurs, et en développant des débouchés commerciaux.

 

Gautier Aubry met cependant en évidence, comme frein à la pratique de l’ABC, le manque de temps (pour l’agriculteur et pour l’entrepreneur de travaux agricoles) lors de la saison estivale, pour semer un couvert dans la foulée des récoltes. L’agronome conseille de démarrer l’interculture le plus tôt possible afin d’assurer son expansion. « En déplaçant l’épandage de fumier et les travaux de fissuration de sol après le semis des couverts, on peut gagner cinq à dix jours au mois d’août. La croissance des plantes pendant une semaine au mois d’août correspond à un mois de croissance en octobre ! » Sinon, il est possible d’associer la culture précédente au trèfle blanc, qui formera un couvert bien développé après la récolte. C’est possible dans les cultures de céréales, moutarde et tournesol, mais plus difficile à appliquer pour les protéagineux. Le sarrasin et le chanvre ne se prêtent pas aux cultures associées. Des solutions techniques se développent donc pour hâter l’installation du couvert, ce qui donne plus de chance à l’interculture de se développer et d’endiguer le développement des adventices.

Pour l’agronome de FFG, un autre facteur limitant est encore la réticence des producteurs à investir dans les couverts végétaux. « Ils coûtent entre 80 et 100 euros par hectare en bio. Il faut les convaincre du bénéfice de cet investissement ». L’intérêt des couverts végétaux est évident. Dans des essais d’association de cultures de céréales et trèfle, le rendement de la culture de la céréale cultivée après le couvert a doublé. FFG a développé un mélange de plantes (niger, lin, phacélie, trèfle, fénugrec et radis chinois) idéal en interculture pour tous types de sols et tous types de rotations. Le mélange de semences, 100 % bio, est réalisé à façon par des semenciers de manière à faciliter la vie des producteurs et obtenir un prix plus intéressant.

 

Démarrage d’un couvert hivernal à la Ferme de Grange, coopérateur chez Farm For Good.

 

Les leviers

Pour de nombreux producteurs, associer l’agriculture biologique à une réduction du travail du sol est un idéal. Adopter cette nouvelle forme d’agriculture constitue cependant un risque économique important à seule charge des producteurs. De plus, cette transition nécessite un accompagnement qui est encore lacunaire en Wallonie. « Les agriculteurs doivent découvrir les nouveaux outils de leur boite à outils. Ils utilisent toujours les mêmes. Il y en a qui sont très rentables comme la couverture vivante du sol, d’autres qui sont très économiques comme l’enrobage des semences avec des microorganismes… », explique Gautier Aubry. La technicité de l’ABC implique pour les producteurs de tester et, au fil des années, consolider leur expérience en tirant profit des essais qui ont fonctionné et en essayant de les reproduire. Mais les années de culture passent et ne se ressemblent pas, notamment en raison de la variabilité des conditions météorologiques.

Vincent Delobel essaie, depuis 2015, de réduire les labours pratiqués sur sa ferme. Inspiré par une ferme expérimentale anglaise qui testait l’ACS, il a ensuite rencontré la famille Demasy, pionnière en bio sans labour en Belgique. Puis, des réseaux de producteurs « progressistes » se sont constitués. Ces échanges entre pratiquants sont, pour lui, une clé pour que chacun puisse progresser dans ses pratiques. Vincent remarque que réduire la fréquence des labours implique des changements globaux au niveau de la ferme : génétique cultivée (des populations de céréales), calendrier des travaux agricole (démontage plus précoce des prairies temporaires), adaptation d’outils (transformation d’un semoir classique) et des pratiques de fertilisation (ensilage de fumier pailleux libérant plus d’azote à action rapide)… Avec d’autres collègues, Vincent envisage d’investir dans une fraise adaptée aux techniques de l’ABC en créant une coopérative d’utilisation de matériel agricole.

Un manque important, pour l’ABC aujourd’hui, est la disponibilité de variétés d’intercultures adaptées à ce système. Pour le moment, Protect’eau teste des variétés qui ont été développées par les semenciers sur base des critères habituels, c’est-à-dire, la forte productivité de semences à un faible coût de production. Or, il faudrait développer des variétés plus spécifiquement adaptées à l’ABC pour optimiser encore la mise en place et la fonctionnalité de ces couverts.

Il est également important de travailler sur le développement de filières de valorisation des productions de l’ABC. FFG a lancé le mouvement en passant des accords avec des transformateurs artisanaux, travaillant à petite échelle, et industriels, permettant d’écouler des volumes. Le projet « ABC to food » (5) mené par le CRA-W, l’UCLouvain et Meurice R&D, en collaboration avec FFG, a pour objectif de développer des débouchés pour huit cultures (froment, moutarde, avoine, millet, tournesol, colza, féverole et luzerne) pour diversifier l’assolement. Les industriels Bionat, Copains, Puratos et Meurens Natural se sont engagés à développer des recettes à base de ces matières premières.

Le travail en coopérative et la consolidation des filières offre davantage de flexibilité aux producteurs par rapport à l’écoulement de leurs productions, ce qui facilite leurs pratiques. Au sein de la coopérative FFG, sur 50 hectares semés en moutarde en septembre, 15 ont, fin février, résisté au gel et pourraient être récoltés fin juin si le développement de la culture se passe bien. « Il faut être opportuniste, et profiter de cette possibilité de valorisation même si la culture a été semée en tant que couvert végétal », explique Gautier Aubry, qui résume : « En ABC, on n’a pas de réussite tous les ans dans toutes les parcelles, chaque succès est un « plus » pour la terre ».

Autant de perspectives de développement encourageantes pour une généralisation de l’agriculture biologique de conservation dans les années à venir.

 

REFERENCES

Témoignages de Marc-André Selosse, Eddy Montignies, André Grevisse, Vincent Delobel, Brieuc Hardy et Gautier Aubry recueillis par interview.

(1) Mazoyer M. et Roudart L. 2002. Histoire des agricultures du monde. Points. 736 p.

(2) Selosse M-A. 2021. L’origine du monde. Actes Sud. 480 p.

(3) Ferdinand M. 2025. La diversité des pratiques en agriculture de conservation. Thèse.

(4) https://www.farmforgood.org/fr/

(6) https://www.cra.wallonie.be/fr/abc-to-food

 

Un atelier des sols vivants à Festi’Valériane

Samedi 6 septembre, Terre-en-Vue animera un « atelier des sols vivants » à Festi’Valériane. Au travers de 30 cartes, cet outil pédagogique, ludique et collaboratif permet d’acquérir les connaissances fondamentales sur les sols, leur vie et leurs cycles. Il permet comprendre les impacts des pratiques agricoles et de discuter des actions à mener pour engager la société vers une meilleure préservation de cette ressource finie. Infos pratiques à venir.

 

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