L’hiver qui s’installe n’est pas si inerte que cela pour les insectes…
Fini, bien sûr, le vol planant des jolis papillons et des abeilles bourdonnant dans les champs. Fini également le vrombissement des mouches et des moustiques qui nous vampirisent. Que cela nous attriste ou nous enchante, nous avons tous remarqué l’absence des insectes en cette rude saison d’hiver. Mais se sont-ils tous endormis ?

Par Morgane Peyrot

Introduction

L’hiver est arrivé, avec ses soirées brumeuses et ses petit matins gelés. Une sorte de calme plat a envahi les campagnes silencieuses et les forêts. On n’entend guère chanter ni les oiseaux ni les criquets, la faune environnante semble s’être volatilisée, et la vie se fait rare sous la grisaille qui nous atterre. Mais, dans ce paysage aux allures tranquilles, le petit peuple qui nous entoure n’a pas disparu pour autant, et si la plupart d’entre eux restent bien à l’abri dans leur cachette, certains s’aventurent malgré tout de temps à autre à glisser une aile ou une patte au-dehors. Vous avez certainement déjà deviné de qui je parle ? Nos charmants amis les insectes ne sont jamais très loin de nous, et tous ont développé des stratégies aussi efficaces que surprenantes pour résister à ces conditions drastiques. Voici révélés ci-après quelques-uns de leurs étonnants secrets…

Le phénomène de la diapause

Selon les cas, plusieurs options s’offrent aux insectes pour supporter le rafraichissement de l’air ambiant et les intempéries qui vont de pair. Rappelons que ces derniers sont des animaux à sang froid – ectothermes – dont la température interne dépend directement de celle de l’atmosphère. En deçà d’un certain seuil, ils ne peuvent maintenir leurs fonctions biologiques vitales. Il leur faut donc assurément se protéger pour éviter de finir congelés ! L’immense majorité d’entre eux se met alors au ralenti, dans une phase d’hibernation ou de léthargie que l’on nomme la « diapause ». Ce phénomène, consistant en une réduction de l’activité pour limiter les dépenses énergétiques, a lieu dès les débuts de l’hiver : grâce à leur horloge interne, les insectes sont capables de « mesurer » la quantité de froid accumulée, ce qui garantira leur réveil au retour des beaux jours, sans risque d’être surpris en pleine gelée. Cet état de torpeur peut durer allègrement plusieurs années, ce qui permet à certaines espèces d’échelonner l’émergence des individus et d’assurer leur survie en cas d’aléas climatiques ou de maladies. La diapause peut être vécue sous forme adulte – imago – mais c’est biensouvent sous la forme d’œuf ou de larve qu’ils préfèrent se cacher. C’est notamment le cas des coléoptères, dont les grosses larves dodues s’enfoncent à dix centimètres sous la surface du sol afin de profiter de la chaleur de la terre qui leur offre les conditions idéales pour effectuer leur nymphose, c’est-à-dire le dernier stade de développement avant la transformation, comparable à la chrysalide des chenilles. D’autres se logent dans l’écorce des arbres, sous un tas de bois, ou encore dans les interstices des bâtiments. Ainsi donc, la plupart des insectes sont littéralement « endormis » durant tout l’hiver, certains plus que d’autres…

Les aventuriers qui résistent

Il est cependant possible de rencontrer quelques vagabonds virevoltants qui semblent tout à fait insensibles à la rigueur environnante. Plusieurs papillons, par exemple, sont visibles en hiver ; il leur suffit des maigres rayons que prodigue une journée ensoleillée pour qu’ils recommencent à s’agiter. C’est le cas du beau paon de jour (Aglais io), du morio (Nymphalis antiopa) ou encore du citron (Gonepteryx rhamni) qui est, parmi les papillons, notre champion de longévité en Europe. Il est capable de vivre durant plus de douze mois et d’apparaître, même en plein mois de décembre ! Son secret réside dans son hémolymphe – le sang des insectes – où circule une substance comparable à un véritable antigel pour automobile. Elle lui offre une incroyable capacité de résistance au gel : il lui suffit de se blottir sous quelques feuilles mortes et le voilà tranquille…

D’autres encore ont trouvé des astuces intéressantes en se montrant quelque peu « profiteurs ». Ainsi les chenilles des phengaris, un genre de petits papillons bleus, entretiennent-elles une relation particulière avec certaines espèces de fourmis, que l’on qualifie de « myrmécophile ». Lorsque les jours commencent à raccourcir et à se rafraîchir, la chenille se laisse tomber de sa plante et se met à sécréter des phéromones que les ouvrières confondent avec celles d’une jeune reine. La chanceuse se voit ainsi entraînée dans la fourmilière et dorlotée jusqu’au retour du printemps ! Certains autres, comme les insectes du genre Aphidius, des parasites des pucerons, sont capables de manipuler leur hôte pour les forcer à s’installer dans un lieu protégé du froid et propice à leur développement. Enfin, les bourdons et les abeilles domestiques, eux aussi, ne dorment pour ainsi dire que d’un œil. Groupés dans leur abri en un noyau compact, ils s’affairent à maintenir la chaleur de la ruche, tout en guettant l’ombre d’une éclaircie qui leur permet, de temps à autre, une virée à l’extérieur. Il arrive ainsi exceptionnellement de les apercevoir en cette période.

Il existe aussi un mystérieux papillon qui n’apparaît qu’en hiver ! Dans le genre marginal, c’est un effronté qui a choisi de tout faire à l’envers. Il s’agit de l’hibernie défoliante (Erranis defoliaria). Cet étrange papillon de nuit tire son nom de son comportement hivernal, d’une part, et des dégâts que peuvent occasionner les chenilles sur leur hôte, d’autre part. La période de vol s’étend, chez lui, de septembre – octobre à décembre – janvier, un fait assez inhabituel chez les insectes qui lui confère un caractère original. Mais ce n’est pas tout ! Le dimorphisme sexuel – la différence morphologique entre les sexes – est très marqué et impressionnant chez cette espèce. En effet, si le mâle a une apparence de papillon tout à fait ordinaire, la femelle est aptère – sans ailes – et possède un corps jaunâtre trapu, qui lui donne plutôt l’apparence d’une grosse larve ! Elle vit ainsi sur les troncs d’arbres et attire les mâles en émettant une phéromone odorante lors de la période nuptiale.

Les grands migrateurs

Migrer est une autre solution qui s’offre aux insectes pour se prémunir des aléas climatiques hivernaux. Le sujet porte à réflexion pour la communauté scientifique qui manque encore parfois de données attestant la véracité de ces comportements chez certaines espèces, notamment chez les libellules, comme le sympétrum rouge-sang (Sympetrum sanguineum), dont les migrations irrégulières seraient surtout dues aux conditions environnementales. Quelques spécimens, en revanche, sont bien connus pour leur spectaculaire migration rassemblant des insectes par milliers. Le meilleur exemple en la matière est probablement celui des splendides papillons monarque (Danaus plexippus) qui ordonnancent, chaque année, un gigantesque cortège de millions d’individus partant du Canada et du nord des États-Unis vers le Mexique. L’Europe compte également son lot de grands voyageurs, comme la belle dame (Vanessa cardui), qui parcourt près de quatre mille kilomètres par an pour rejoindre l’Afrique du Sud depuis les pays scandinaves, ou encore le sphinx de la vigne, un beau papillon de nuit aux ailes rosées, qui migre jusqu’en Afrique du Nord ou de l’Ouest. Certains de nos syrphes – ces petites mouches pollinisatrices « déguisées » en guêpes ou en abeilles – sont aussi capables d’impressionnantes prouesses migratrices, notamment le syrphe porte-plume (Episyrphus balteatus) qui effectue des allers-retours du nord vers le sud, parfois sur de longues distances, en fonction des saisons.

Alors ? L’influence du changement climatique

Diverses activités humaines sont génératrices de pollution et facteurs de dérèglements climatiques, ce qui a tendance à perturber l’équilibre des insectes, comme des oiseaux, en déréglant leur horloge interne. Cela implique, à l’avenir, de nombreuses conséquences sur leur comportement. En outre, plusieurs d’entre eux commencent à modifier leur stratégie d’hibernation. Différentes études ont prouvé qu’une augmentation de la température entraîne un bouleversement de la période d’activité et influence grandement l’avènement de la diapause, qui peut être retardée, ou dont la durée peut même diminuer. Un exemple probant est celui des moustiques Wyeomyia smithii, d’Amérique du Nord, dont l’entrée en diapause a été retardée de plusieurs semaines en moins de trente ans à peine ! Ces changements risquent, à terme, de déstabiliser les écosystèmes en permettant à des espèces d’être actives sur de plus longues durées et à des moments de l’année où elles ne l’étaient pas auparavant, ce qui pourrait, entre autres, conduire à des phénomènes d’invasions biologiques d’insectes facteurs de maladies. C’est déjà le cas, notamment, de moustiques que l’on observe remonter depuis l’Afrique vers le sud du continent européen. Un autre risque important serait le déclin toujours croissant de nombreuses espèces qui, face à l’augmentation rapide de la température, pourraient ne pas avoir le temps de mettre en œuvre les longs processus biologiques d’adaptation nécessaires pour survivre à ces nouvelles conditions. Voici donc une autre bonne raison d’envisager avec la plus grande prudence les changements qui menacent tout un pan de la biodiversité environnantes et, par effet boomerang, notre propre espèce.

Est-ce grave ?

Nous venons de mettre en évidence certaines perturbations de la diapause des insectes qui sont manifestement liées à l’activité humaine et qui bouleversent leur comportement. Dans quelle mesure le réchauffement climatique est-il vraiment le seul responsable, c’est évidemment assez difficile à dire. Mais est-ce vraiment important ? Quel sera, en retour, l’impact du comportement des insectes sur la vie des humains ? C’est tout aussi difficile à dire car cela dépendra largement du comportement des humains eux-mêmes et de l’évolution de leurs rapports avec le milieu naturel. La seule chose qui semble sûre, à leur qu’il est, c’est qu’il existe suffisamment d’indices susceptibles de nous inciter à la plus grande prudence. Homo sapiens en tiendra-t-il compte ? Ses aventures avec un certain virus l’inciteront-elles à reconsidérer son attitude face à la grande crise écologique ? L’avenir nous le dira…