Alors que les objectifs officiels prétendent toujours contenir le réchauffement global dans une fourchette comprise entre 1,5 et 2°C à la fin du siècle, le ministre français de la transition écologique a mis carrément les pieds dans le plat, fin février, en évoquant la nécessité de « préparer notre pays à une hausse de température moyenne de quatre degrés ! » Mais mesure-t-on vraiment les bouleversements qu’une telle trajectoire va représenter en termes d’agriculture ? Sans doute devrons-nous vite nous réfugier sous les arbres…

Par Antonio Fernandes Martins

 

Nous y préparer – y préparer simplement nos imaginations – nous force à mieux faire connaissance avec les pistes de résilience agricole déjà connues. « Syntropique », rien à voir avec Saint-Tropez évidemment… Il s’agit, en fait, du contraire d’ »entropique ». Attention ! Pas « anthropique », c’est-à-dire relatif à la présence et à l’action humaine, mais « entropique », relatif à l’entropie qui caractérise l’état, la tendance au désordre d’un système, la dispersion de l’énergie qu’il contient. L’objet de l’agriculture syntropique est donc tout simplement la régénération des écosystèmes, sur base de ce que fait la nature, dans les conditions de lumière et de fertilité qu’on y trouve…

Il y a une quinzaine d’années, engagé dans un programme de coopération au développement dans le Nordeste brésilien, je me suis d’abord aperçu que d’importantes ressources existaient, au sein de certaines associations et pôles de connaissance, en matière de cultures en milieu semi-aride (1). C’est en marquant mon intérêt pour ce savoir particulièrement précieux que j’ai pu, à l’occasion d’une formation, entrer en contact avec Ernst Götsch et l’agriculture syntropique. J’ai alors pris une grosse claque, même si je n’avais probablement d’emblée tout compris…

 

Götsch, le visionnaire

Ce Suisse alémanique a fait un extraordinaire travail de compréhension du vivant. Travaillant d’abord dans la sélection génétique afin d’adapter des plantes à des sols malmenés, il a rapidement préféré l’optique inverse, à savoir créer les conditions générales qui vont permettre à des plantes de se sentir bien là où elles poussent. Après avoir travaillé au Costa-Rica, il est venu reforester une vaste zone de cinq cents hectares, dans l’état de Bahia, au Brésil. En quarante ans, il a reconstitué une forêt luxuriante, au départ d’un endroit surexploité de la forêt atlantique (2). Bien sûr, en milieu tropical, tout va beaucoup plus vite… Néanmoins, cinq cents hectares suffisent à créer un véritable microclimat qui fit même réapparaître dix-sept sources… Götsch découvrit alors que ce territoire au sol dégradé s’était jadis appelé « Olhos de agua« , c’est-à-dire les « Yeux d’eau« , mais de mauvaises pratiques agricoles l’avaient totalement rendu infertile et inexploitable

Durant la formation, nous avons travaillé par cercles concentriques, l’idée étant de réinstaller de la forêt, au départ d’une clairière, en même temps que les graines des plantes annuelles. L’originalité du système est que tout commence en une seule fois : la canopée du futur et la forêt fruitière de moyen terme, comme les légumes de la nouvelle saison… Tout est mis en terre, en même temps, sous forme de boutures et de graines ! Ni plants, ni greffage mais, en milieu tropical, tout démarre évidemment beaucoup plus vite que chez nous. Cela ne fit que renforcer ma conviction initiale : on peut aisément cultiver en milieu semi-aride, même avec neuf mois de sécheresse par an, pour peu que les pratiques adoptées soient bonnes. Celles-ci sont essentiellement liées à une couverture du sol produite à partir d’arbres et de plantes adaptés à son état d’évolution, qui amènent de la matière mais participent aussi à la dynamique du système, notamment par la libération dans le sol d’exsudats en réaction à la taille.

De plus, rares sont les plantes – et même les arbres – qui tolèrent le plein soleil, celui-ci ne concernant que la canopée, les autres ayant besoin de la protection d’autres arbres. L’agriculture syntropique s’inspire donc du modèle stratifié de la forêt, la terre du reste étant extrêmement généreuse… J’ai longtemps médité cette expérience inspirante, à mon retour en Belgique, sans jamais avoir l’occasion, malheureusement, de mettre ces connaissances en pratique. Leur transposition dans un climat tempéré me paraissait, à vrai dire, des plus difficiles. Au Brésil, on travaille, le plus souvent, directement avec les graines, en levant au besoin les dormances par des méthodes appropriées. Tout est ensuite très rapide, la photosynthèse fonctionne à plein toute l’année. J’en suis longtemps resté là…

 

Le meilleur cacao au monde

Puis j’ai retrouvé cette forme d’agriculture quelques années plus tard, dans le cadre d’une rencontre sur la reforestation du Portugal qui avait lieu dans l’Alentejo, région au climat particulièrement sec du sud du pays. La Herdade do Freixo do Meio (3), une exploitation très extensive d’environ deux mille hectares, sur le modèle traditionnel – le montado – de cette région du Portugal, y exploite principalement le liège du chêne-liège et du chêne vert, avec les pata negra, les cochons noirs locaux, qui glandent – littéralement : ils mangent les glands – par-dessous. Ce système est présent là-bas depuis le moyen-âge et on n’en fait pas beaucoup plus depuis, sauf bien sûr qu’Ernst Götsch est évidemment venu y faire un tour et qu’une partie expérimentale, en syntropie, est installée sur la ferme… Je me suis alors souvenu que la zone qu’il avait investie au Brésil était considérée comme improductive car il n’y avait carrément plus d’eau. Or, aujourd’hui, ce territoire de forêts est extrêmement diversifié d’un point de vue agricole, productif au-delà de ce que les hommes et les femmes qui l’ont repeuplé sont capables de cueillir et de consommer. Il profite donc aussi aux animaux et à la biodiversité. Götsch produit, entre autres, un des meilleurs cacaos au monde : cinq tonnes annuelles sur cinq hectares nichés au cœur de son vaste système agroforestier (4), alors que, dans la vision traditionnelle, la région n’était pourtant pas une région à cacao… Il avait bien sûr commencé sa mise en place en utilisant de l’apport externe, mettant à décomposer tout ce qu’il pouvait trouver, accumulant jusqu’à un mètre de matière organique sur les zones initialement travaillées, en ce compris les livres de la bibliothèque de sa belle-mère décédée…

 

Sols dégradés, aridité

L’âme même de l’agriculture biologique, telle que nous la connaissons, est le soin qu’elle recommande d’apporter au sol. Or, si le bilan du conventionnel en la matière est clairement catastrophique, il faut également s’interroger sur les pistes d’amélioration de la fertilité en bio, du moins si l’on compare le volume de photosynthèse produite en regard du volume de décomposition, ce qui donne une idée assez exacte de la fertilité générée. On s’aperçoit alors que même la bio est source de dégradation de l’écosystème, dans la mesure où son système est insuffisamment auto-fertile. C’est une faiblesse, en maraîchage notamment, où des d’apports externes sont toujours indispensables – sous forme de compost – et s’avèrent d’ailleurs souvent largement insuffisants. Les maraîchers bio doivent-ils, pour autant, s’astreindre à une production supplémentaire de biomasse, dans le seul but de nourrir leur sol ? Il semble toujours préférable d’opter pour un « compostage de surface » – cinq centimètres sur tout ou partie du terrain – car on amène ainsi beaucoup plus de vie dans le sol. Le bilan est très différent lors d’une « mise en tas » qui occasionne de déperditions, des dispersions d’énergie, des « fuites » du système sous différentes formes indésirables : production de méthane, lessivages, chaleur dégagée… La différence est essentielle car le simple apport de nutriments reste une vision purement mécaniciste, tandis que l’optimalisation des processus de la vie, pour un même apport en matière, est le véritable gage d’une meilleure fertilité…

L’application du modèle syntropique en climat tempéré devra bien sûr tenir compte du fait que la grande majorité des plantes que nous utilisons sont domestiquées. Il nous est, par exemple, devenu difficile de reproduire des fruitiers à partir de leurs semences, raison pour laquelle nous devons greffer, ce qui n’est jamais indispensable sous les tropiques. Bien sûr, notre production maraîchère, en milieux tempérés, est contrainte de freiner l’évolution naturelle d’un sol qui est de tendre vers la forêt. Celui qui veut produire des légumes ne laisse jamais la forêt s’installer, c’est une chose qui nous paraît évidente. Mais est-il, malgré tout, inimaginable d’accompagner cette évolution, en travaillant à la fertilité du sol par la présence d’arbres ? Plusieurs pistes semblent envisageables à cet effet, à condition qu’un élargissement de l’espace soit possible pour introduire une dynamique très large de rotations de très long terme, incluant des cycles entiers combinant arbres fruitiers peu exigeants et maraîchage, puis arbres fruitiers et petit élevage, puis réinitialisation avec des fruitiers plus exigeants et de nouveau du maraîchage, etc. Avec l’objectif d’atteindre enfin un système d’abondance. L’équilibre du processus inclura d’autres espèces d’arbres occupant l’espace encore libre du système productif, en ayant pour caractéristique de très bien répondre à la taille et d’amener ainsi plus de fertilité. L’expérience de Götsch – certes en milieu tropical – en montre la possibilité, même si des clairières doivent être maintenues pour que des annuelles, surtout en production maraîchère, disposent d’une lumière suffisante pour pousser…

Si nous évoquons ici surtout le maraîchage qui doit encore faire l’objet de recherches dans les directions déjà suggérées, c’est certainement dans l’arboriculture et la production d’arbres fourragers que la transposition de l’agriculture syntropique en climat tempéré semble la plus évidente. Elle gagne ainsi du terrain, et de plus en plus près de chez nous. La participation à une formation qui eut lieu, en Bourgogne, à l’automne 2022, m’a relancé à fond sur le sujet, avec des propositions très concrètes relativement à sa possible adaptation.

 

Une voie d’avenir ?

La syntropie a actuellement une prétention à la professionnalisation ; elle se diffuse progressivement et quelques expériences sont menées, un peu partout dans le monde : en Asie, en Nouvelle-Zélande… Très spectaculaire en milieu tropical, par la rapidité de ses processus, elle produit des effets sans doute trois à quatre fois plus lents en milieux tempérés. Là où vingt-cinq ans suffisent à produire une canopée en zone tropicale, un siècle au moins est sans doute nécessaire, chez nous… Nous ne verrons pas apparaître immédiatement les espèces qui feront un jour la canopée, alors que là-bas, je l’ai dit, tout peut être semé en même temps…

Mais nous pouvons observer et imiter la nature – ce qu’ambitionne d’ailleurs la bio -, la stimuler et tenter d’optimaliser les processus qu’elle met en œuvre. Ajoutons à cela l’intérêt porté à la vie du sol – même si l’objectif, en syntropie, est de refaire du sol forestier ! – et on s’apercevra que les intuitions de l’agriculture biologique se trouvent confortées par le développement de l’agriculture syntropique, même s’il est indispensable de penser à présent beaucoup plus loin afin de pouvoir affronter les défis du futur… L’obsession de la syntropie est la vie et la régénération des écosystèmes, la nécessité d’alimenter sans cesse l’ensemble des processus vivants ! On ne sera jamais trop résilient face à ce que l’avenir nous promet… En France, l’agriculture syntropique, ou agroforesterie successionnelle, est promue par l’Association française d’agroforesterie (5). La syntropie bouleverse la plupart de nos représentations du vivant et, par conséquent, de nos pratiques ! Affirmant la possibilité de produire plus, tout en rendant les sols auto-fertiles, elle conçoit des systèmes en mesure de se passer d’arrosages et d’intrants externes, elle est capable également de stocker bien plus de carbone que la plupart des méthodes culturales ordinaires. La biodiversité végétale et animale s’en trouvera ainsi grandement enrichie, aussi bien hors du sol que dedans. Elle se dit surtout très adaptée pour restaurer des sols pauvres ou dégradés…

 

Les plantes, progressivement, créent le sol

Rappelons que la syntropie se définit par opposition à l’entropie (6), un terme de thermodynamique qui désigne le phénomène de dégradation de la qualité de l’énergie d’un système, sa dispersion, sa désorganisation, un processus tendant vers la simplification. La syntropie, au contraire, cherche la diversification, la complexification, la concentration de l’énergie, son organisation. Si les deux phénomènes bien sûr coexistent en agriculture syntropique, son objectif est d’obtenir un solde positif en faveur de la concentration de l’énergie.

Le « paradigme syntropique », fut développé par Götsch dans l’Etat de Bahia, au Brésil. Également appelé « agroforesterie de succession », il se fonde sur le modèle de la forêt et cherche à recréer des milieux productifs, similaires dans leurs formes, fonctions et dynamiques aux écosystèmes forestiers originaux. Au commencement, nous le savons, la planète n’était que roches. Vinrent ensuite les lichens, les mousses et les fougères qui préparèrent le sol pour l’arrivée des premiers arbres, et ainsi de suite jusqu’à la grande forêt « climaxique ». D’où la notion de succession : chaque plante, en se décomposant sur place, améliore les conditions du sol pour l’apparition d’autres plantes plus exigeantes qui lui succéderont, sur un chemin d’évolution passant par la colonisation, l’accumulation et enfin l’abondance. La photosynthèse joue ainsi un rôle absolument essentiel : via la matière organique qu’elle crée, elle transforme la lumière du soleil en fertilité qui nourrit les micro-organismes du sol – champignons, bactéries… -, lesquels fournissent, en échange, les minéraux et l’eau nécessaires à la croissance des plantes. Le sol est couvert en permanence de matières organiques en décomposition qui l’alimentent et le protègent.

Toute parcelle agricole livrée à elle-même, nous le savons, tendra finalement vers la forêt. Plutôt que de lutter contre ce processus, l’agriculture syntropique s’en inspire et tente de l’imiter. Elle veut simplement aller dans le même sens pour produire des aliments. Certes née sous les tropiques, cette forme agricole est applicable partout où a lieu une succession végétale qu’il s’agit de prendre en cours, plutôt que de la contrecarrer. Les grands principes, utilisés par Götsch dans la forêt atlantique brésilienne, restent donc valables, bien qu’à un rythme forcément différent, dans d’autres contextes, dont nos climats tempérés, C’est précisément ce que s’attellent à transmettre des expérimentateurs-formateurs comme Felipe Amato (7) et Steven Werner.

 

Des notions importantes

Quelles sont ces grands principes dont s’inspire la syntropie ? Stratification et perturbation, en ce compris celles que produit le « mammifère humain », apparaissent comme essentielles.

– la stratification

La notion de stratification regroupe, à la fois, celle d’ »étage » et celle d’exposition à la lumière du soleil. Pour bien réaliser la photosynthèse et créer ainsi les bons sucres, chaque plante, en plus de sa hauteur, a des besoins spécifiques en lumière. On considère schématiquement qu’il existe quatre grandes strates, chacune étant elle-même subdivisée : basse, moyenne, haute et émergente.

Chez nous, par exemple, si des lignes de fruitiers sont installées dans une prairie – pommiers et poiriers constituant la strate haute -, on veillera à les accompagner d’arbres émergents – des peupliers… -, d’arbustes moyens – des sureaux… – et d’éléments de la strate basse – de la consoude… La densité des fruitiers sera la même que dans un système classique auquel on ajoutera notamment des espèces à croissance rapide qui réagissent bien à la taille, de manière à créer le sol qui conviendra aux cultures cibles. On parlera aussi, dans ce cas, d’arbres « nourrices ». Des systèmes spécialement adaptés au maraîchage peuvent ainsi être conçus, en choisissant les espèces et les espacements adaptés, de même que de systèmes adaptés aux céréales, aux vignes, aux petits fruits… La densité est la base de l’auto-fertilité : plus il y a de photosynthèse, plus il y a d’énergie dans le système ! Le but est de produire un maximum de biomasse, en plus des cultures cibles, par une optimalisation de l’occupation de l’espace, dans ses trois dimensions. La diversité des différentes strates va attirer de nombreux auxiliaires.

– la perturbation

Des événements comme la foudre, les orages, les tempêtes, le gel, les incendies ou même la présence de gros mammifères – nous pensons ici au mammouth ou à l’éléphant, aux cervidés, aux ruminants… – perturbent le système forestier. Beaucoup de biomasse végétale se retrouve alors au sol, offrant une nourriture plus importante aux organismes qui y vivent car toute la matière organique reste sur place. La structure de ce sol s’améliore par conséquent, ce qui accélère la succession végétale, optimalise le potentiel de croissance et de photosynthèse. Le sol est prêt à accueillir des végétaux plus exigeants et la succession est alors enclenchée. Le vivant intègre donc la perturbation comme une stratégie d’évolution !

– le rôle du mammifère humain

Interpréter les phénomènes du vivant sous l’angle unique de la compétition est donc une vision totalement erronée. Le flux de la vie est essentiellement mu par la coopération entre les espèces qui toutes concourent à la réussite de l’évolution. Le sol, lui, se maintient et évolue par la diversité et la densité du végétal. Tous les organismes vivants participent à l’optimalisation des processus de la vie…

 

De stimulantes interventions…

Les oiseaux sèment énormément, les limaces et les champignons sélectionnent en éliminant les végétaux qui ne se trouvent pas dans les conditions requises… Les singes taillent les arbres pour se nourrir ou fabriquer un « nid », et ils plantent aussi, les castors favorisent l’installation d’arbres à proximité des cours d’eau. Écureuils, campagnols et pies disséminent les glands, les noisettes, les noix… En fonction de l’état du sol et du contexte géoclimatique, certaines graines vont germer et pousser… En tant que mammifères proches du singe, notre rôle est notamment de perturber le système forestier afin de stimuler et d’optimaliser son évolution, tout en favorisant les espèces qui nous nourrissent.

Dans un système syntropique, l’homme va, dès lors, intervenir sur les végétaux à croissance rapide – voir l’exemple plus haut -, en les taillant ou les « trognant » régulièrement. Une telle intervention permet de mieux doser la lumière que reçoit chaque espèce et de donner beaucoup de matière pour couvrir et nourrir le sol. Par la même occasion, les racines des arbres taillés vont libérer des exsudats qui nourrissent la vie du sol – bactéries et champignons etc. La taille du saule, par exemple, va rendre disponibles des hormones de croissance nécessaires aux cultures cibles : fruitiers, légumes, céréales, bois d’œuvre, etc. Tout le système sera ainsi stimulé pour mieux croître. Le but de la manœuvre est de produire, en plus des cultures cibles, suffisamment de matière pour que le sol reste couvert en permanence et que le système soit auto-fertile, c’est-à-dire qu’il produise, par la photosynthèse, plus de matières que le sol n’est en mesure d’en décomposer. Générant beaucoup plus de vie, cette pratique est très différente de celle qui consiste en une simple importation de matière. L’intervention humaine est ici, non seulement bienvenue, mais très attendue par le système qui s’en trouve amélioré, optimalisé.

L’autre fonction – qui est, en fait, la première – de l’intervention de notre espèce dans le macro-système Terre, est la dissémination par dispersion des graines ou par bouturages. Disséminer, c’est nourrir la diversité et l’abondance. Le macro-système Terre est riche d’une expérience de millions d’années, en ce qui concerne les processus du vivant. Le « paradigme syntropique » invite donc l’humain – comme toutes les autres espèces vivantes, d’ailleurs – à une simple collaboration. Ce faisant, l’humain assumera pleinement ses fonctions. Arrêtons donc de penser que nous serions le summum de l’intelligence, c’est le macro-système dont nous faisons partie qui est intelligent !

 

L’eau, ça se plante !

Autre aspect vital du système : densité et stratification ont un impact primordial sur le cycle de l’eau ! Dans un système syntropique, les sols ne sont pas lessivés, lors de pluies diluviennes, comme ils le sont en monoculture. La présence de végétaux, dans toutes ses strates, va ralentir l’écoulement de l’eau et favoriser son infiltration afin de recharger les nappes phréatiques. La couverture permanente du sol va nourrir les bactéries et les champignons, et maintenir l’humidité de surface, en périodes de sécheresse. La taille des arbres « nourrices » va libérer des racines qui seront décomposées par les champignons saprophytes, ces derniers retenant et redistribuant, en cas de besoin, l’eau pour les végétaux des alentours.

Rappelons ici – c’est important ! – que la photosynthèse est une réaction chimique endothermique, c’est-à-dire qu’elle absorbe de la chaleur pour se réaliser, elle rafraîchit l’environnement où elle a lieu. La fraîcheur qu’on ressent dans un sous-bois n’est donc pas seulement une question d’ombre : plus il y a de densité végétale, plus il y a de photosynthèse et plus il y a de photosynthèse, plus la « clim’ » atmosphérique fonctionne naturellement grâce aux arbres… Il y a mieux encore : dans les forêts monoculturales – où les végétaux ont tous la même taille -, les vents passent par-dessus sans déposer la moindre humidité, accentuant au contraire une tendance à l’assèchement. Dans la forêt diversifiée et stratifiée, par contre, l’air s’engouffre, sous forme de vortex, dans les irrégularités formées par les strates. Il descend, ce faisant, et se refroidit, puisque l’air est toujours plus frais dans les basses couches. Ce phénomène permet la condensation d’une partie de l’eau qu’il contient. Le système forêt est donc capable, avec juste un peu de vent, de capter une importante partie de l’humidité atmosphérique et de la conserver, un apport qui est bien sûr particulièrement précieux, en cas de canicule prolongée, et qui n’est jamais comptabilisé par aucun pluviomètre. De même, l’évaporation par le stomate refroidit la feuille qui peut, dès lors, mieux condenser l’eau. S’inspirer au maximum du modèle forestier permet donc de ralentir le cycle de l’eau, de la maintenir le plus longtemps possible à l’intérieur du système. L’avantage du modèle forestier n’est donc pas seulement de diminuer l’effet de serre, par une capture optimale du carbone, il est aussi de faire chuter directement la température, par l’accroissement de la photosynthèse, chacun de ces deux aspects étant favorisé par une forte densification végétale.

Bien sûr, un minimum d’eau est toujours indispensable lorsqu’on plante un arbre mais, dans le cadre d’un cycle, l’arbre est toujours indispensable pour que le cycle conserve un maximum d’eau. Conclusion : l’eau se plante !

 

Une complexité qui ne peut être réduite !

Implanter une production, en agriculture syntropique, demande évidemment de solides connaissances au sujet de chaque plante qu’on y introduit : sa place dans la ligne d’évolution du sol – la succession -, sa réaction à la taille, son port, ses besoins en lumière – sa strate. Ces connaissances sont nécessaires pour établir un design cohérent. Des interventions fréquentes – et au bon moment – seront également requises pour que le sol soit toujours couvert, au pied des cultures cibles, et pour doser la lumière, tout en stimulant la croissance d’ensemble. C’est beaucoup de travail et de savoir, et cela pose évidemment la question de la rentabilité pour l’agriculteur syntropique, d’autant plus que nous manquons encore d’expérience dans le long terme qui permettrait de la démontrer en milieu tempéré.

Toutefois, la prise en compte – à court et à long terme – des effets délétères – ou qui le deviendront – de méthodes culturales plus classiques permet de parier que l’amélioration constante de la fertilité des sols et la limitation des arrosages s’avéreront rapidement de sérieux avantages. Tout cela, bien sûr, en favorisant la biodiversité et l’autonomie de ceux qui cultivent. Démultiplier la biomasse végétale disponible, ainsi que la biomasse animale du sol – vers, collemboles, acariens… -, apparaît ainsi comme une suite logique du mouvement entamé par l’agriculture biologique. L’accroissement important d’une matière organique stable dans nos sols, ainsi que le développement d’un énorme potentiel de stockage du carbone, seront aussi de sérieux atouts qui plaideront en faveur de cette nouvelle piste agricole.

Ne faisons donc pas plus longtemps l’autruche : les conditions de culture sont susceptibles de beaucoup changer, et rapidement. Ce qui était rentable jusqu’ici ne le restera pas forcément demain. Mais comment produire notre nourriture dans un contexte où les régimes hydriques seront perturbés par des sécheresses persistantes ou des pluies diluviennes, où les sols agricoles sont déjà majoritairement appauvris et dégradés, où la biodiversité est en déclin massif et où le carbone est libéré plutôt que séquestré dans les sols agricoles ? Notre modèle agricole, quel qu’il soit, dépend d’intrants externes très énergivores – tant pour leur fabrication que pour leur transport – dont la fragilité d’approvisionnement et la concurrence entre les différentes utilisations est aujourd’hui mieux comprise mais dans la douleur. Pire encore : pour la plupart de nos végétaux cultivés – soit 85% d’entre eux -, la photosynthèse décline fortement au-delà des 35°C (8). C’est la nature que nous voyons « végéter », lors des épisodes de canicule… Comment assurerons-nous la croissance de nos plantes alimentaires, alors qu’on peut déjà s’attendre à une fréquence accrue de tels pics, et bien au-delà de cette température ? Pourrons-nous nous passer des enseignements de l’agriculture syntropique comme tentative de réponse globale à ces défis, par la restauration d’agroécosystèmes auto-fertiles ? Pourrons-nous simplement nous passer d’arbres autour et dans de nos cultures ? N’est-il pas déjà grand temps de les planter ?

Les quelques idées simples que nous venons d’énoncer, vous l’avez compris, nous projettent dans un futur agricole vivant, affranchi des énergies fossiles et dont la fertilité est alimentée par l’énergie lumineuse du soleil. Qui est aujourd’hui en mesure de proposer mieux ?

 

Notes :

(1) Voir, par exemple : www.asabrasil.org.br/

(2) Voir : https://agendagotsch.com/en/www.youtube.com/watch?v=stABAx82TbY

(3) Ferme en agriculture biologique depuis 1997 : https://freixodomeio.pt/ – Voir le documentaire intitulé Le ventre de Lisbonne, de Henri Fortes et Stefano Tealdi, 2017. https://www.youtube.com/watch?v=B31CRjhEbRI

(4) Voir : www.jdbn.fr/avec-le-pionnier-de-la-reforestation-au-bresil/

(5) Voir : – www.agroforesterie.fr/agriculture-syntropique/. Voir aussi : https://lesagronhommes.com/hub-agriculture-syntropique-france/

(6) Le dogme de l’entropie comme horizon inéluctable de tout système est cependant parfois remis en question : voir l’ingénieur Philippe Guillemant.

(7) LinkedIn : Felipe Amato, instagram : @felipeamatosyntropy, facebook : Steven We

(8) Prof. Gabriel Cornic, voir Encyclopédie de l’environnement : effet de la température sur la photosynthèse.