Critique de l’imaginaire du progrès et des impasses auxquelles il nous conduit

Le texte qui suit illustre une démarche d’éducation permanente menée par les bénévoles de la locale bruxelloise de Nature & Progrès, en partant du constat que la durée de vie de nos objets quotidiens – en particulier les appareils électro-ménagers et électroniques – est de plus en plus réduite et que les possibilités de réparation sont généralement limitées et couteuses et que certains produits semblent même être spécifiquement conçus pour ne pas être réparables. Ceci entrainant des conséquences tant environnementales qu’économiques et sociales…

Par Valérie Van Laere

Introduction

Les bénévoles de la locale de Bruxelles se sont donc interrogés sur notre modèle de production et de consommation de biens matériaux et ont alors décidé de développer un cycle d’activités sur – et autour de – l’obsolescence programmée.

Voulons-nous vraiment d’un modèle de société basé sur la surconsommation et les inégalités ? Nos besoins sont-ils réels ou fabriqués par la publicité ? Voulons-nous d’une croissance économique sans limite et à n’importe quel prix ? Est-il possible d’envisager une (dé)croissance raisonnable et raisonnée dans ce domaine ? Telles ont été les questions clefs du projet qui ont guidé les bénévoles dans leurs réflexions, dans la construction du projet et dans les échanges avec les membres de Nature & Progrès et avec tout citoyen soucieux de réfléchir, d’avoir un regard critique et d’agir sur cette problématique sociétale.

Favoriser le partage des « savoirs », trouver les points qui font débat et les expériences qui suscitent un autre regard par rapport au modèle dominant, soulever des interrogations et réveiller l’esprit critique, débattre, se questionner, réfléchir et imaginer ensemble des pistes d’actions individuelles et collectives… Voilà les ingrédients d’une démarche d’éducation permanente afin que tous les citoyens impliqués dans le projet se fassent leur propre opinion et fassent leurs choix en conscience.

Un cycle d’activités diversifié

Afin d’aborder, dans ses multiples dimensions, la complexité de la question de l’obsolescence programmé, son importance dans notre vie quotidienne et notre responsabilité en tant que consommateur, afin d’être à même de devenir des (non-)consommateurs conscients et critiques, les approches ont été diversifiées. Elles ont également été élaborées pour créer un processus évolutif de réflexion à partir de chacune des activités.

Au menu : projection de documentaires et de capsules vidéo (1) mais aussi visites thématiques, rencontres et débats avec des intervenants du secteur (2), puis animations en sous-groupes de travail. Chaque étape a fait l’objet d’une évaluation avec les participant(e)s, ce qui permettait de faire évoluer, d’une part, les réflexions et les activités suivantes et, d’autre part, l’ensemble du processus.

Alors ? L’obsolescence programmée : quoi, pourquoi, comment ? Voici les grandes questions débattues :

– l’obsolescence programmée : qu’est-ce à dire ?

– principales causes et conséquences : environnementales, économiques, sociétales…

– obsolescence programmée et rapports Nord-Sud,

– législation, certifications, normes de qualité, etc… Où en est-on aux niveaux européen et belge ?

– sociologie de la consommation : l’imaginaire de la consommation et la fabrication des besoins, l’influence de la publicité…

– les alternatives et le pouvoir du citoyen.

Forts de toutes ces informations et réflexions, nous pouvons alors envisager des solutions. La dernière activité du cycle consistait donc à proposer aux participants de se répartir en petits groupes de réflexions pour rechercher collectivement comment remédier à l’obsolescence programmée, en proposant des solutions concrètes.

Quelques exemples de réflexions

Face à l’acte d’acheter, quelques questions à se poser : « en ai-je vraiment besoin ? », « dois-je vraiment acheter du neuf ? », « dois-je vraiment suivre la mode », « est-ce nécessaire d’avoir des machines si sophistiquées ? », « n’y a-t-il pas d’autres alternatives ? » Les alternatives peuvent être d’acheter en seconde main – ressourceries, brocantes… -, d’emprunter, d’échanger ou de faire réparer – repair café, tutoriel… -, d’entretenir, de collectiviser l’usage ou de partager – Tournevie, usittoo.be… -, de s’inscrire sur des sites de don – récup à Bruxelles -, de créer des gives box de quartier… Valoriser l’artisanat, remplacer la pièce défectueuse plutôt que de jeter tout l’appareil – via les FabLabs ou les micro-fabriques… -, préférer les entreprises dont la politique est de produire des objets durables et évolutifs – disponibilité des pièces détachées, Fairphone… – et soutenir des start-ups durables sont également des pistes évoquées… Sont également envisagées les questions du coût écologique des produits et des rapports Nord – Sud : quelles conditions de travail nos achats engendrent-ils pour les travailleurs du Sud ?

En tant que consommateurs, nous pouvons également rejoindre, ou même créer, un groupement de pression, faire du lobby citoyen pour influencer les politique et les industriels, pour faire évoluer la législation, en incitant les producteurs à vérifier le coût écologique des produits, à utiliser des matières premières de qualité, à améliorer sa réputation en termes de durabilité, à produire des objets durables et évolutifs… Nous pouvons également faire entendre notre voix aux fabricants afin d’augmenter la durée de vie des produits et d’améliorer leur étiquetage – indication du coût écologique, de la durée de vie, de la réparabilité, de l’existence de pièces détachées… -, de revendiquer la création d’un label « non-obsolescent », d’exiger des manuels de réparation, etc.

En tant que citoyens, nous pouvons enfin impliquer les syndicats dans notre réflexion car la non-obsolescence crée de l’emploi, nous pouvons inciter les pouvoirs publics à organiser des formations en recyclage et en réparation ou même en électronique, en partenariat avec des structures telles que Repair together, Micro-marché, Cf2D, etc.

D’une manière générale, le citoyen veut pouvoir s’exprimer et dire clairement qu’il ne veut pas de ces appareils qui ne fonctionnent pas, qui ne durent pas… « Non, nous ne voulons pas de cette société du tout jetable ! »

Les idées et réflexions ne manquent pas. Cependant, si les citoyens peuvent agir individuellement par rapport à leurs propres modes de consommation, agir collectivement face au lobbying industriel et porter un message politique est plus compliqué. Au-delà de la motivation première, cela demande du temps mais surtout d’acquérir de nouvelles compétences au vu de la technicité et de la difficulté politique du sujet. Une action légale nécessiterait, pour se concrétiser, une expertise juridique et un groupe de citoyens engagés sur le long terme…

Quelques échos des participants

« J’ai beaucoup apprécié ce cycle. Merci de l’avoir organisé. Les vidéos étaient plus qu’intéressantes pour dresser un tableau exhaustif de la problématique. Les échanges étaient très enrichissants et éclairants. J’aimerais me tenir au courant des évolutions en matière de lois et de réglementations. »

« J’ai beaucoup apprécié la sélection de vidéos proposée, abordant le sujet sous différents aspects. J’ai bien aimé le brainstorming en début d’activité permettant à chacun de s’exprimer sur le sujet. Cela permettait de savoir quelles étaient les représentations de chacun et de prendre connaissance de leur façon de se situer par rapport à cette problématique. C’était stimulant pour entamer les échanges et poursuivre la réflexion pendant tout le cycle. »

« J’aimerais maintenant pouvoir agir et me retrouver avec un groupe de travail en vue de créer ou de développer des liens entre diverses initiatives existantes. Peut-être faudrait-il en créer d’autres comme le mouvement HOP en France ? »

« Beaucoup de choses intéressantes ont été abordées et échangées. L’approche méthodologique est bonne selon moi. J’aimerais maintenant approfondir davantage certains aspects économiques et sociaux. »

« J’ai particulièrement apprécié la dernière activité sur la réflexion autour des solutions. C’était la plus intéressante, à mes yeux, car je m’intéressais déjà depuis longtemps au sujet. Nous avions, dans le groupe, des niveaux de connaissances et de compréhension différents. Les échanges entre nous et avec les personnalités du secteur furent donc très enrichissants. Peu de personnes sont encore conscientes du problème et j’ai encore pu m’en rendre compte, ce matin, au cours d’une conversation avec mon garagiste. Poursuivre de telles activités est donc très utile pour amener plus de monde à réfléchir sur le sujet. »

« Je me posais des questions sur toutes ces machines qui se cassaient rapidement. Je savais qu’il existait des repair café et je suis venue au cycle car je voulais en savoir plus, mieux comprendre. J’ai appris beaucoup de choses. »

« J’ai bien apprécié le cycle dans son ensemble : structuré et souple à la fois. L’organisation des réflexions sous forme de « table question » est très agréable et dynamique. Elle a permis à chacun de s’exprimer… »

Plusieurs participant-e-s nous ont aussi envoyé des réactions par rapport aux questions qu’ils se posaient encore et des sujets qu’ils souhaitaient approfondir. Ceux-ci avaient, pour la plupart, été abordées pendant le cycle, étant donné la dynamique participative et auto-constructiviste de la démarche. Bien entendu, tout n’a pu être développé, tant le sujet est vaste…

En conclusion, notre objectif d’éducation permanente est avant tout de mettre les citoyens en éveil et de leur permettre de poursuivre eux-mêmes leurs réflexions au-delà du cycle, de se situer dans une démarche d’autonomisation pour la suite de leur cheminement personnel, sur une thématique donnée mais aussi collectivement… Nous les encourageons donc à poursuivre des rencontres entre eux et les invitons à rejoindre d’autres structures plus spécialisées sur l’un ou l’autre aspect du sujet. Ou même à en créer…

L’évaluation des bénévoles

Les retours des participants ont amené les bénévoles de notre association à conclure que le cycle d’activités a clairement contribué à une meilleure prise de conscience de la problématique de l’obsolescence programmée qui est souvent sous-estimée.

« Au départ, nous avons pu constater un manque général d’appréhension globale du sujet. Donc un accroissement de la compréhension, grâce aux échanges permis par le cycle, est un résultat dont il faut se féliciter. »

« En revanche, si nous avons bien senti, lors des échanges au fur et à mesure du déroulement des activités, un réel développement de l’esprit critique, il reste difficile de mesurer l’impact du cycle en termes de réel changement de comportement des participants. Un nouveau questionnaire, envoyé six mois après l’activité environ, pourrait être utile en ce sens. »

« Au terme du cycle, certain-e-s ont pu se documenter, lire des articles sur le sujet, alors qu’ils ou elles ne le faisaient pas avant. Ils expriment maintenant des intentions en termes d’action individuelle… Le projet a donc eu un réel impact au niveau des individus, de leur façon de réfléchir et de leurs capacités de réaction. »

L’impact de ce cycle sur l’obsolescence programmée fut donc également important pour les bénévoles impliqués dans la réflexion et le développement du projet, en termes d’approfondissement d’une problématique et d’acquisitions de nouvelles connaissances mais aussi en termes de rencontres et d’échanges citoyens. Et, in fine, en termes de « capacité citoyenne » à participer à la co-conception d’activités et à la co-animation d’échanges sous différentes formes…

« Pour les prochaines années, nous pensons que la réflexion autour de cette thématique doit être maintenue et développée car nous constatons, dans notre quotidien, que peu de gens en ont réellement conscience. La surconsommation se généralise et les impacts sur la planète sont conséquents. Or tout autour de nous pousse à surconsommer et les implications de ces modes de consommations sont encore et toujours mal connues, mal comprises et largement sous estimées du grand public. C’est pourtant un des enjeux majeurs de nos sociétés. »

Les bénévoles souhaitent donc poursuivre la réflexion sur la société de (sur)consommation mais aimeraient l’aborder maintenant sous un autre angle que celui de l’obsolescence programmée…

« Nous aimerions poursuivre et augmenter le nombre de citoyens et de groupes de réflexions car, plus il y aura de groupes, plus les possibilités de réseaux, de réflexions, d’idées, de créativité et donc de potentiels levier d’actions seront nombreuses… »

Conclusion

Cette vaste réflexion – et les réaction suscitées – ne fait que conforter Nature & Progrès dans l’idée que l’effort doit évidemment continuer, qu’il faut encourager le citoyen consommateur à agir plus encore. Comment ? En informant son entourage, en l’amenant à s’intéresser à ces questions par le biais notamment d’activités d’éducation permanente, mais aussi en reconsidérant drastiquement sa propre façon de consommer et en indiquant à ses représentants dans quel sens la réglementation doit absolument évoluer… Reste à savoir si les conditions mêmes de la consommation ne vont pas radicalement se transformer sous l’effet des crises en cours. L’avenir nous l’apprendra…