N’ajoutons évidemment pas l’effroi à l’effroi, ni la sidération à la sidération, mais sachons plutôt regarder en face – aujourd’hui que le grand incendie s’est enfin calmé – ce qui sera peut-être l’effet le plus grave du réchauffement climatique sur une planète tout doucement en voie d’asphyxie. Posons-nous prudemment cette question : de tels méga-feux pourraient-ils, un jour, atteindre nos contrées ?

Par Dominique Parizel

Introduction

Températures et sécheresse extrêmes dans l’hémisphère sud… Les médias, à l’unisson, jettent leurs cris d’orfraies à la mi-décembre ! Mais c’est bien depuis septembre que les forêts australiennes partent en fumée. Sydney est plongée, depuis des semaines, dans une étrange brume orangée. Y habiter revient à fumer trente ou quarante cigarettes par jour. Même pour les nourrissons… Fin décembre, les pompiers australiens font face à deux cents feux, au moins, dans cinq provinces. Les températures atteignent les 47°C et le vent change constamment de direction (1). Les images des satellites montrent la côte sud-est disparaître sous une épaisse fumée et la carte de la NASA qui répertorie les incendies en temps réel n’est déjà plus qu’un amas indistinct de minuscules points rouges, comme autant de piqûres d’un moustique enragé…

"Les Australiens ont l’habitude des feux…"

Le bush, une notion typiquement australienne, désigne toutes les zones peu habitées de l’immense pays-continent. L’incendie du bush peut donc recouvrir des réalités extrêmement différentes : du simple feu de broussailles en zone désertique aux véritables feux de forêts menaçant l’habitat urbain. Une simple superposition de la carte des feux à celle des climats australiens montre que ce sont bien les forêts tempérées de Nouvelle-Galles du Sud – province grande comme vingt-six fois la Belgique – et de l’état de Victoria – grand comme sept fois et demie la Belgique -, au sud-ouest, qui sont les plus durement touchées, de même que quelques zones tropicales du nord du Queensland. Pas grand-chose à brûler, par contre, dans le gigantesque « outback » désertique qui occupe tout le centre du continent… Voilà une première façon de comprendre la gravité de la catastrophe : plus des trois quarts des feux de cette année concernent la Nouvelle-Galles du Sud…

Mais les Australiens sont coutumiers des feux qui, lorsqu’ils sont bien maîtrisés, contribuent même à l’entretien du patrimoine forestier. Cette année, hélas, plus personne ne maîtrise quoi que ce soit. Une première polémique naît donc au sujet des « feux de contrôles » qui auraient été insuffisants ou, au contraire, directement à l’origine d’incendies plus graves (2). Il s’agit, tout simplement, de « petits feux », provoqués localement lorsque le risque est bas, afin de réduire le combustible forestier – feuilles, branches mortes -, ou de créer des zones coupe-feu empêchant un incendie plus grave de se propager… Certains polémistes décrètent donc qu’il y avait trop de combustible au sol et que l’état des chemins forestiers a même empêché les pompiers de passer, que la bureaucratie administrative a omis d’agir pour nettoyer les forêts, ce qui s’avéra faux par la suite… D’autres, au contraire, incriminèrent les aborigènes australiens qui ont, depuis la nuit des temps, développé la culture des « petits feux » afin de protéger leur milieu de vie. En tout état de cause, il semble aujourd’hui que ces efforts de prévention ne suffisent plus, une étude concluant même que les efforts de « gestion du risque », consentis durant les cinq années qui précédèrent les incendies de 2009 dans l’Etat de Victoria, n’eurent aucun effet mesurable sur leur intensité… D’effet mesurable, les polémiques malintentionnées n’en eurent donc qu’un seul : enfumer un peu plus le débat sur le réchauffement climatique !

Alors, liés au réchauffement climatique, les feux ?

Les feux se déclarèrent particulièrement tôt, en 2019 : dès le mois d’août, avec cent trente foyers déjà actifs début septembre. Ils prirent ensuite une ampleur inédite, alimentés par des vents puissants et changeants, une sécheresse et des températures très inhabituels. Dès novembre, la situation était incontrôlable, bien que le service d’incendie de Nouvelle-Galles du Sud soit un des plus importants au monde, avec six mille huit cents pompiers… totalement impuissants ! Le Bureau australien de météorologie pointa rapidement l’influence du changement climatique dans la fréquence et la sévérité des feux. Les trois mois du printemps austral – comprenez septembre, octobre et novembre – avaient bel et bien été les plus chauds et les plus secs jamais enregistrés ! Des records de températures furent encore battus par deux fois, en décembre, avec une moyenne de 41,9°C, le 18. Que s’est-il passé ?

Les météorologistes accusent le « dipôle de l’Océan Indien » (3) – IOD pour Ocean Indian Dipole. La température de ses eaux est rarement homogène à une même latitude et les différences entre sa partie occidentale – les côtes africaines – et sa partie orientale – les côtes indonésiennes – sont même de plus en plus importantes. Ce phénomène, baptisé dipôle, connaît trois phases : neutre quand les températures sont similaires, négative quand la température est plus élevée côté indonésien, positive quand la température est plus élevée côté africain. En phase négative, les vents soufflent ordinairement d’ouest en est. Puis, durant l’été austral, avec les vents de mousson, une remontée d’eau froide survient, en surface, côté est : c’est la phase neutre du dipôle. La phase positive, elle, est exceptionnelle mais son pic – la valeur la plus élevée observée depuis 1997 – fut atteint en octobre 2019, dû à une remontée plus importante d’eau froide de surface vers l’Indonésie et engendrant une baisse des précipitations. On observa ainsi, inversement, une hausse soudaine des températures de l’océan le long des côtes africaines. La Corne de l’Afrique fut touchée par des précipitations supérieures de plus de 200% à la normale saisonnière. Cette phase positive du dipôle se marqua aussi par une hausse des températures plus à l’ouest, notamment sur l’Australie… De plus, plus une eau est chaude, plus elle humidifie l’atmosphère en augmentant son instabilité. C’est l’inverse qui se produisit, cet été, sur l’Australie : les eaux furent plus fraîches que d’habitude, l’humidité limitée et les chances de précipitations plus faibles… Chaleur et sécheresse, nous y voilà…

Un monstre nommé "pyrocumulonimbus"

Chaleur et sécheresse ! Les records succèdent aux records : 48,9°C, le 4 janvier, à Penrith, une valeur jamais relevée du côté de Sydney… Des vents secs et virulents convergent à l’avant d’un front froid et intensifient les incendies. Depuis plusieurs semaines, la chaleur des feux contribue à former de pyrocumulus – d’immenses nuages de fumée -, évoluant fréquemment en « pyrocumulonimbus ». Kekséksa ?

Ce 4 janvier, les satellites montrent l’énorme panache né des incendies qui ravagent la Nouvelle-Galles du Sud : le sommet de nuages gigantesques (4) atteint même la stratosphère en raison de l’extrême convection qui les génère. Ces nuages, dont la couleur ocre laisse penser qu’ils sont composés de produits de combustion issus des incendies, évoluent fréquemment jusqu’à l’orage. Il s’agit donc d’orages déclenchés par la source de chaleur, elle-même, issue des incendies, et la foudre produite par ces orages contribue à rallumer de nouveaux foyers, entretenant ainsi un cercle vicieux particulièrement désastreux. Par ailleurs, ces « pyrocumulonimbus » sont responsables de très violentes rafales, extrêmement dangereuses sur le terrain pour tous ceux qui combattent le feu ; certains de ces monstres atmosphériques évoluent même en supercellules orageuses contenant de puissants courants ascendants et descendants, des mésocyclones profonds et durables particulièrement effrayants, évidemment, dans le contexte particulier d’un feu intense. De tels « pyrocumulonimbus » a même pu suggérer à certains observateurs la comparaison avec… une bombe atomique !

On l’a compris : sécheresse intense et chaleur élevée, conjuguées à des vents tourbillonnants, produisent des flammes qui embrasent les forêts bien au-delà de la cime des arbres. Rien de vraiment connu chez nous, rien que nous soyons même, un tant soit peu, en mesure d’imaginer… Début janvier, à la manière de celui d’un volcan en éruption, l’immense panache généré par les méga-feux australiens s’étendait déjà sur plus de vingt millions de kilomètres carrés, atteignant l’Amérique du Sud, de l’autre côté du Pacifique. Il a ensuite largement fait le tour du globe… Nous ne mégotterons donc pas ici sur la masse de carbone dégagée dans l’atmosphère : selon la NASA, entre août et début décembre, les feux australiens avaient déjà relâché l’équivalent de la moitié des émissions du pays entier, pour l’année précédente…

Conséquences incommensurables sur la biodiversité

Surgissent alors les chiffres les plus effarants… Une étude du WWF et d’un chercheur de l’Université de Sydney, Chris Dickman (5), évalue à plus d’un milliard d’individus le nombre de mammifères, d’oiseaux, de reptiles, de batraciens et de chauve-souris ayant péri, à travers tout le pays… Là non plus : guère de place pour la polémique. L’ordre de grandeur est à la fois plausible et vertigineux. « Beaucoup d’animaux ont été tués directement par les feux, put ainsi expliquer Rebecca Keeble, directrice régionale du Fonds international pour la protection des animaux, au quotidien français Libération (6), et d’autres succombèrent en raison du manque de nourriture, de refuges et de la prédation d’autres espèces. » Le continent austral recèle une flore et une faune comptant des espèces uniques au monde, nous le savons… Hélas, David Phalen, professeur du département vétérinaire de l’université de Sydney et spécialiste de la biodiversité australienne, put alors révéler que « l’Australie a de très mauvaises statistiques en matière de préservation de la biodiversité… (7) » Il rappela ainsi combien « les espèces nuisibles introduites par l’homme, comme les renards, les souris, les rats et surtout les chats sauvages, ont déjà causé l’extinction de nombreux oiseaux, reptiles et mammifères. En outre, l’homme a fait beaucoup de mal à son environnement pour adapter les terrains à l’agriculture, l’industrie et l’implantation résidentielle. Cela a déjà conduit à une fragmentation de l’espace naturel. Ces incendies ajoutent une nouvelle pression sur des espèces animales qui luttaient déjà pour leur survie. Aujourd’hui, il est tout à fait possible que certaines espèces soient perdues à jamais. » Et de citer le cas du cacatoès de Latham, de la grenouille Pseudophryne corroboree ou encore de l’opossum nain des montagnes… Et de tellement d’autres… Les fans des koalas déploreront, quant à eux, la disparition de 30% de la population de la bande côtière, située entre Sydney et Brisbane, plus au nord. Des pertes importantes, dans la mesure où les groupes vivant plus au sud – sud de la Nouvelle-Galles du Sud et Etat de Victoria – sont plutôt considérés comme excédentaires et disposent d’une moins grande diversité génétique…

Concernant la flore, enfin, citons juste la forêt subtropicale humide du Gondwana, à la limite du Queensland, qui n’avait jamais été atteinte par des incendies, et qui a brûlé pour la première fois. Car les régions en proie aux flammes ne furent pas celles, nous l’avons dit, qui brûlent habituellement. Or, dans ces régions de savane plus fréquemment brûlées, la végétation, plus basse, repousse aussi plus vite. La situation est différente pour les forêts de la côte est, où il faudra des décennies avant que les arbres ne repoussent, s’ils en sont capables tant sera grand le stress hydrique lié au climat qui change, tant s’accroîtra demain le risque de nouveaux feux. Avec, pour résultat, une perte de couverture forestière dramatique pour la faune et la flore. Et pour la vie, d’une manière générale…

Sommes-nous concernés ?

Une étude réalisée par des scientifiques anglais et australien (8), montre que le dérèglement climatique augmente les risques d’incendies, presque partout dans le monde. « Les feux en Australie sont un signe de ce que pourraient être les conditions normales dans un monde futur qui se réchaufferait de 3 C », commenta le météorologue britannique Richard Betts, un des scientifiques qui examinèrent les cinquante-sept études concernant l’impact du changement climatique sur les incendies, publiées depuis le dernier rapport du GIEC en 2013. Toutes montrent une hausse de la fréquence et de la sévérité des périodes où les conditions météorologiques seront favorables à leur propagation, avec une combinaison de hautes températures, de faibles précipitations et de vents souvent forts…

Une telle conjonction d’éléments paraît, pour l’heure, peu probable en Wallonie. Quoi que nos canicules estivales, de plus en plus fréquentes, se combinent, de plus en plus souvent, à une sécheresse très inhabituelle. Des vents intenses viendront-ils, un jour, compléter un scénario cauchemardesque ? La seconde moitié du XXIe siècle verra-t-elle notre forêt, déjà bien mal en point, partir en fumée de Marche à Saint-Hubert et d’Arlon à Bastogne ? La fatalité n’est assurément pas seule en cause…

Notes :

(1) Lire le récit de Nelly Didelot, Australie : les nouvelles flammes du Sud, dans Libération, 22 décembre 2019

(2) Gary Dagorn, Les incendies en Australie sont-ils dus à un défaut d’entretien des forêts ?, dans Le Monde, 9 janvier 2020

(3) Voir : www.meteo-paris.com/actualites/incendies-devastateurs-en-australie-la-responsabilite-de-l-ocean-indien-11-janvier-2020.html

(4) Voir : www.keraunos.org/actualites/fil-infos/2020/janvier/australie-incendies-fumees-pyrocumulonimbus-orages

(5) Voir : https://sydney.edu.au/news-opinion/news/2020/01/08/australian-bushfires-more-than-one-billion-animals-impacted.html

(6) Aude Massiot, Australie : plus d’un milliard d’animaux morts dans les feux, dans Libération, 7 janvier 2020

(7) Incendies en Australie : « Il est tout à fait possible que certaines espèces soient perdues à jamais« , propos recueillis par Charlotte Chabas, dans Le Monde, du 14 janvier 2020

(8) Voir : https://sciencebrief.org/briefs/wildfires