Certes, il est bien difficile l’art de la cohérence. Et l’erreur étant humaine, la perfection n’étant pas de ce monde, nous aurions bien tort de nous tracasser outre mesure. Et pourtant… L’autocritique et la réflexion sont la substance même de la citoyenneté active, et s’amuser à réfléchir n’est certainement jamais une perte de temps. Le risque de perdre le fil de nos pensées n’est pourtant jamais bien loin. Voilà pourquoi l’ami François nous aide à en remettre quelques-unes sur leurs rails…

Par François Couplan

Introduction

Cela commence à faire quelque temps que j’observe le monde dans lequel j’évolue. J’avais douze ans lorsque j’ai vraiment pris conscience que ce que les gens disaient n’étaient pas ce qu’ils faisaient. Et aujourd’hui, je reste étonné par notre capacité à vivre en décalage avec les idées que nous professons. Oh, je ne fais pas mieux que les autres, certes, mais je voulais partager avec vous quelques réflexions qui nous concernent particulièrement.

L’attrait grisant de la permaculture

Pendant mon long séjour de dix années dans l’ouest des États-Unis, je vécus à plusieurs reprises dans des communautés établies à la campagne ou en ville. J’y apportai mes compétences, appréciées, en matière de plantes sauvages comestibles, mais ne manquai pas de m’intéresser aux méthodes culturales « nouvelles » qui commençaient à faire recette. C’est ainsi que je découvris, dès le milieu des années septante, l’agriculture naturelle de Masanobu Fukuoka, agronome japonais animé par une belle philosophie ou la French intensive method of gardening, dont je n’avais jamais entendu parler lorsque je vivais dans l’Hexagone, mais qui était basée sur les techniques des maraîchers parisiens du XIXe siècle. De toutes ces méthodes, c’est la permaculture qui me marqua le plus. Cet ensemble de pratiques concrètes avait été imaginé par deux écologistes australiens, Bill Mollison et David Holmgrem, dont je lus avidement les deux premiers ouvrages, Permaculture 1 et 2 – par la suite, je traduisis le second en français. Ce « système intégré et évoluant d’espèces d’animaux et de plantes pérennes utiles à l’homme », destiné à développer une « agriculture permanente », me paraissait intéressant, car il prenait en compte l’ensemble des êtres existant sur le terrain et prônait un travail avec la nature plutôt que contre elle, en commençant par l’observation approfondie des écosystèmes locaux. Ce que j’y appréciais particulièrement était la place accordée à des parcelles totalement livrées à elles-mêmes, qui servaient en quelque sorte de « réservoir de nature » – la fameuse « zone 5 ».

Ce concept me paraissait aller bien plus loin que celui de l’agriculture biologique, qui était alors en pleine éclosion en France avec l’association Nature & Progrès. Ses partisans prônaient l’abandon des pesticides et une utilisation massive du compost dont la préparation permettait de recycler tous les déchets végétaux, la couverture du sol pour limiter l’évaporation et contenir les adventices, le « complantage » de divers légumes et plantes aromatiques : toutes ces techniques me paraissaient certes très positives. Mais lorsque j’entendais les agriculteurs et les jardiniers bio se plaindre des « mauvaises herbes » qui « salissaient » leur terrain et qu’il fallait absolument éradiquer, je ne pouvais m’empêcher d’être choqué par cette haine à peine dissimulée. L’attitude des permaculteurs en cette matière me paraissait beaucoup plus ouverte et ils me consultaient souvent sur l’utilisation de telle ou telle plante qui poussait spontanément sur leur terrain. Mais nous étions à peine en 1980…

Nombril du monde ?

Le temps passa. L’agriculture biologique devint européenne et perdit grandement de sa substance. La réglementation devint de plus en plus laxiste, afin de donner aux producteurs une marge de manœuvre accrue. Le cahier des charges de Nature & Progrès, contraignant, garantissait non seulement la qualité des produits, mais aussi la sincérité des agriculteurs. Aujourd’hui en Europe, d’immenses exploitations « bio » produisent en monoculture des légumes ou des fruits vendus dans les grandes surfaces. On peut, c’est selon, se réjouir ou se désoler de cette évolution mais, connaissant l’être humain, elle me semble en tout cas bien normale…

De même, la permaculture a évolué : c’est bien souvent devenu une mode qui n’a plus grand-chose à voir avec la vision de ses concepteurs, et un ensemble de techniques plutôt qu’une conception du monde. Le principe, considérablement assoupli, peut s’adapter aussi bien à de petits jardins qu’à de grandes surfaces « permacoles » et inspire aussi bien les amateurs que les professionnels. La planification de l’exploitation, son découpage en plusieurs zones et l’intégration de différentes méthodes de culture pour obtenir une productivité maximale sont, il est vrai, toujours à l’ordre du jour. Mais sur les petites surfaces, ce qui est généralement le cas, il est devenu habituel de faire passer la « zone 5 » à l’as – vous savez, celle qui était laissée sauvage, que l’on ne travaillait pas. Évidemment, quand on a peu de terrain, une friche intouchée est considérée comme du gaspillage. Mais le souci est que l’on a toujours trop peu de terrain, même quand on en a beaucoup, comme dans le cas des cultures de marché. Et certains n’hésitent pas à faire appel au bulldozer pour modifier drastiquement leur terrain avec l’idée, sans doute justifiable, de créer des habitats variés, propices à la « biodiversité ». D’ailleurs, il faut le dire, Mollison et Holmgrem eux-mêmes y avaient parfois recours. Et en analysant bien leurs idées, on s’aperçoit que la « zone 5 » était là, non pas pour elle-même, mais pour répondre aux besoins éventuels de l’homme : une bonne rasade d’anthropocentrisme – l’homme est, en fait, au centre de la notion même de permaculture. Que dire, si ce n’est qu’il me semble y avoir tromperie sur le principe du « travail avec la nature » ? Peut-être simplement parce que le terme de « nature » n’a pas été bien défini au départ… : pour moi la « nature » est tout autre chose que la « campagne », mais où existe-t-elle encore dans nos régions ? Le débat mériterait d’être développé mais, quoiqu’il en soit, je constate une nette dilution de l’esprit de départ pour aller vers toujours davantage de mainmise de l’homme sur l’environnement qui lui a été confié, ou sur lequel il s’est arrogé des droits, comme vous voudrez. On analyse, on planifie, on optimise… On reste le nombril du monde !

Vers une "agriculture adaptée" ?

C’est pour cela que je pense maintenant que le « retour à la terre » qui fut à la mode dans les années septante n’aurait pas été, pour moi, la voie à suivre : j’ai préféré partir vivre au fond des bois… Je suis persuadé que ceux qui l’ont pratiqué en ont retiré de grandes satisfactions et surtout une meilleure compréhension d’eux-mêmes et de leur rapport à la vie. Sans doute, certains se sont-ils découragés et ont-ils décidé de réintégrer cette société qu’ils rejetaient. Je pense que c’est faire preuve d’honnêteté, même si l’on peut aussi le ressentir comme un échec. Mais je fais deux constats.

Le premier est que l’agriculture biologique et la permaculture me semblent des formes de production de nourriture indispensables et performantes. Mais tenter de sauver le monde par ces techniques seules ne me paraît pas réaliste. Je relève, en effet, une contradiction majeure à la base de ces démarches.

La raison matérielle principale du dysfonctionnement actuel n’est autre que l’emprise démesurée de l’homme. Au point que la planète entière est dans un état critique. Ceux qui sont conscients du danger de cette situation aimeraient, à juste titre, que les actions humaines soient empreintes de plus de respect, afin de changer les choses. Mais ce respect nécessiterait une autre mentalité que celle que nous avons développée depuis dix mille ans, qui consiste, pour commencer, à imposer notre loi en exigeant que pousse à tel endroit ce que nous avons décidé plutôt que ce qui vient spontanément. Que ce soit dans l’agriculture biologique, la permaculture ou même l’agriculture « naturelle » – un bel oxymore ! -, l’homme dicte sa volonté par la mise en place d’espèces sélectionnées et transformées par son « génie », par la modification du milieu, la « gestion » du terrain et l’éradication des « mauvaise herbes » – le terme lui-même s’avère suffisamment parlant : la guerre est déclarée ! Mais je crois possible de faire la paix et de vivre un équilibre – sinon une harmonie peut-être utopiste – en prenant conscience de ce qui existe par soi-même, en apprenant à connaître végétaux, insectes et autres animaux, et en reconnaissant leur droit à la vie. Par la suite, avec cette attitude, il devient possible de favoriser des plantes choisies pour leurs qualités gustatives, nutritionnelles, voire symboliques, donc de cultiver, mais sans négliger l’apport possible des cadeaux de la nature. J’ai développé en ce sens voici quarante ans une « agriculture adaptée » qui avait, en son heure, soulevé un certain intérêt, mais dont mon nomadisme constant ne m’a pas incité à me poser en prosélyte.

L’abandon du productivisme

Et surtout, surtout, il me semble impératif de réduire ses besoins – peut-être pas aussi drastiquement que je l’avais fait à vingt ans en allant vivre dans la nature, mais avec toute la rigueur et l’honnêteté possibles. Je pense qu’il serait bon, en quelque sorte, de vivre le néolithique avec l’esprit du paléolithique, sans faire de passéisme ni de mysticisme. Au contraire, cela me paraît extrêmement moderne et pragmatique !

Il faut certainement, toutefois, abandonner la vision productiviste qui nous mène. Et c’est là mon deuxième constat. C’est que l’homme a tendance à systématiquement dévoyer les plus belles choses. L’agriculture biologique partait d’excellentes intentions, mais les réalités de la productivité l’ont trop souvent rattrapée. Les règles se sont assouplies car il ne faut pas mettre trop de pression sur les agriculteurs pour leur permettre d’avoir des marges décentes. Il faut assurer une production suffisante pour nourrir la population – plutôt que de l’inciter à réduire ses besoins car le commerce, voire la publicité, s’en mêle. Les « mauvaises herbes » sont bien enquiquinantes, et les « ravageurs » ne méritent que d’être éliminés, mais on n’a plus le droit d’utiliser des « produits chimiques » dans cette vision nouvelle : alors il faudra imaginer d’autres moyens peut-être un peu moins délétères mais certainement défavorables à l’équilibre, sur long terme, de tous les êtres vivant en un lieu donné. Il faudra concevoir de nouveaux outils de lutte dont on s’apercevra un jour des problèmes qu’ils auront engendrés… Certes, on a le droit de penser que la gestion de l’espace agricole par ces méthodes « douces » ou par le développement de nouvelles technologies pourra permettre de résoudre la quadrature du cercle et de cultiver de manière respectueuse de la nature, mais j’estime qu’une profonde réflexion personnelle est un préalable nécessaire et que ce ne sont pas que des techniques particulières qui l’autoriseront. N’oublions pas que l’enfer est pavé des meilleures intentions !