A quelques semaines d’élections capitales, il est grand temps de faire les bilans. Voici donc un aperçu global de la vision de Nature & Progrès pour l’avenir de l’alimentation et de l’agriculture wallonne. Elle comporte différentes revendications précises que nous ne manquerons pas de détailler auprès des nouveaux élus… En espérant qu’elles auront l’heur de les inspirer avant d’agir !

Par Sylvie La Spina

Introduction

L’agriculture européenne est à bout de souffle ! Le modèle agricole d’après-guerre atteint aujourd’hui ses limites. Si le progrès technologique et scientifique, et la politique agricole menée, ces dernières décennies, ont permis d’accroitre les rendements en Europe, ils n’ont pas rempli les objectifs premiers de la politique agricole commune (PAC) repris dans le Traité de Rome (1957) :

– « Augmenter la productivité de l’agriculture » : là, le pari peut paraître réussi si on considère que les rendements agricoles ont doublé, voire triplé, en cinquante ans. Néanmoins, une part de cette hausse de productivité est issue de pratiques non durables et entame de manière dramatique le potentiel du sol. L’utilisation de la fertilisation chimique, si elle permet des croissances végétales plus rapides en court-circuitant les processus longs de minéralisation du sol, entraîne une sensibilité accrue des plantes aux maladies (1), résolue par l’utilisation de pesticides. Néanmoins, fertilisants, fongicides, insecticides et travail mécanique excessif causent un déclin de la vie du sol, allant vers une perte de fertilité importante dans les sols cultivés de manière intensive (2). L’usage des pesticides a pollué – et pollue encore ! – les eaux de surface et souterraines (3) et provoque le déclin de nombreux maillons de nos écosystèmes, par exemple les insectes (4).

– « Assurer un niveau de vie équitable à la population agricole » : si le travail physique en agriculture s’est fortement allégé avec le développement de la mécanisation, force est de constater que les conditions de rémunération des producteurs ne se sont pas améliorées grâce à la politique menée ces dernières décennies. Un grand nombre de producteurs survivent aujourd’hui grâce aux aides octroyées par la politique agricole européenne. En 2016, les aides octroyées dans le cadre de la Politique Agricole Commune (PAC) représentaient entre 117 et 503 % du revenu par unité de travail, pour les agriculteurs wallons (5). Cette situation n’est pas valorisante pour les producteurs qui se sentent « assistés » plutôt que de recevoir la juste rémunération qui est directement en lien avec la commercialisation de leurs produits.

– « Stabiliser les marchés » : la mise en place de systèmes de régulation des marchés et de la production – quotas… – a permis, pendant un temps, de stabiliser les prix et les marchés. L’Europe se dirige cependant, depuis une vingtaine d’années, vers une ouverture des marchés, provoquant des fluctuations importantes de prix que subissent de plein fouet les producteurs. Les accords internationaux fragilisent encore la condition des producteurs. La politique d’exportation est instable, notamment en cas de fermeture de marchés : embargo russe…

– « Garantir la sécurité des approvisionnements » : si le consommateur européen semble à l’abri de pénuries alimentaires, la sécurité de l’approvisionnement alimentaire pose question car ceux-ci dépendent, à présent, de productions alimentaires délocalisées. Les denrées alimentaires voyagent d’un bout à l’autre de la planète, des régions abandonnent certaines cultures pour se spécialiser dans des denrées destinées à l’exportation. Force est de constater que notre agriculture ne nous nourrit plus ! La Wallonie dépend largement de l’importation de céréales alimentaires tandis que la majorité des céréales wallonnes partent en énergie ou en fourrages. Notre région produit un million et demi de tonnes de pommes de terre sur trente-huit mille hectares (6) et se targue d’être le premier exportateur mondial de produits à base de pommes de terre !

– « Assurer des prix raisonnables aux consommateurs » : si le prix de vente au consommateur des produits issus de cultures ou d’élevage intensifs est relativement faible, c’est sans compter les externalités de ce mode d’agriculture : impacts environnementaux – pollution, perte de biodiversité, perte de fertilité naturelle des sols, émission de gaz à effets de serre, etc. – et sociétaux – développement de maladies associées à la pollution par les pesticides, augmentation de la stérilité, etc. Le « pas cher », au final, nous coûte extrêmement cher, et souvent plus cher, globalement, que les produits issus de l’agriculture extensive ou biologique (7). Par ailleurs, les défis climatiques imposent une nouvelle manière de considérer notre modèle agricole, en misant davantage sur le local et sur la réduction de l’émission des gaz à effet de serre. Force est de constater que le modèle agricole prôné jusqu’ici n’a pas tenu ses promesses et qu’il est grand temps d’évoluer.

L’agriculture : un projet de société

Depuis ses origines, Nature & Progrès rassemble producteurs et consommateurs pour réfléchir aux questions agricoles et alimentaires, et définir un modèle durable pour notre santé et celle de la Terre. Impliquer les consommateurs dans l’évolution de l’agriculture, c’est garantir un modèle agricole en accord avec notre société, c’est renouer avec une production locale pour une consommation locale. C’est surtout instaurer une véritable relation de confiance entre producteurs et consommateurs et, mieux, un véritable partenariat. La confiance ne se décrète pas et le consomm’acteur, s’il est heureux, offre un prix juste au producteur, conforme à la qualité de l’aliment qu’il lui fournit. Et le producteur retrouve ainsi la fierté de remplir sa mission nourricière, mais aussi toutes les autres : entretenir nos paysages, développer notre biodiversité, tisser les liens sociaux de nos villages (8)…

Nature & Progrès prône donc une production bio locale qui répond à la demande des consommateurs. L’alimentation biologique a de plus en plus de succès auprès des consommateurs, au point que l’offre ne suffit pas, notamment en légumes et fruits. La bio a connu une croissance importante dans notre région : 11,8 % des fermes et 9,7% de la SAU wallonnes sont actuellement en bio. Le Plan Stratégique Bio wallon a débloqué des moyens humains et financiers en vue d’atteindre 18% de la SAU en 2020 et les indicateurs montrent que ce chiffre sera atteint. Il est donc important d’envisager maintenant l’augmentation à 30% de la SAU en maintenant un référentiel réglementaire élevé. Nature & Progrès demande que des moyens soient affectés afin d’accompagner la conversion vers l’agriculture biologique, qu’une attention particulière soit mise sur la qualité du bio via l’adoption de normes strictes afin de se protéger du bio low-cost qui pourrait envahir notre marché.

Les dossiers prioritaires

– Une Wallonie sans pesticides

Les pesticides n’ont jamais tenu leurs promesses ! Leurs impacts sur l’environnement et sur la santé sont aujourd’hui indéniables et extrêmement inquiétants ; l’ampleur des dommages constatés mérite une réaction urgente et ambitieuse. Oui, notre agriculture peut se passer des pesticides chimiques de synthèse, comme le démontre quotidiennement le travail des agriculteurs biologiques et les nombreuses alternatives recensées par notre projet « Vers une Wallonie sans pesticides, nous y croyons » : itinéraires techniques, avancées des outils mécaniques, ou même de nouvelles manières de produire comme l’illustre le Plan Bee pour le sucre. Nature & Progrès demande donc que les moyens soient mis en œuvre – recherche, encadrement, formation… – pour supprimer – et non réduire ! – les pesticides chimiques de synthèse de notre environnement.

– Une agriculture locale pour un consommateur local

Nature & Progrès défend la nécessité d’une agriculture wallonne répondant aux besoins alimentaires des citoyens locaux (9). Dans ce but, il est nécessaire d’encourager la production de céréales à des fins alimentaires – céréales panifiables et orge brassicole – plutôt qu’énergétique ou même fourragère. Le redéploiement d’outils de transformation adaptés – meuneries et micro-malteries travaillant à façon – est essentiel pour redévelopper des filières wallonnes qui vont du grain à la table.

– Des élevages liés au sol

L’élevage doit faire face à de nombreux défis : crise des prix, coûts de production élevés, réduction de la consommation de viande et préoccupations de consommateurs concernant les impacts des élevages sur le climat et le bien-être des animaux.

Pour Nature & Progrès, les bovins doivent être élevés en systèmes herbagers, reposant un maximum sur le pâturage et sur l’herbe. Non seulement les systèmes herbagers sont les plus économiques pour les producteurs mais ils maximisent surtout l’impact positif de l’élevage sur l’environnement et le climat – entretien des prairies permanentes riches en biodiversité et importants puits de carbone -, et le bien-être des animaux. Les races dominantes actuelles sont hyperspécialisées et peuvent difficilement se contenter de l’herbe, notamment dans les régions à sol et à climat plus difficiles. Selon une étude du CRAW (10), les bovins de race Blanc Bleu Belge élevés selon le schéma conventionnel consomment autant de céréales que des porcs, soit deux cents grammes par kilo de viande valorisable. Nature & Progrès encourage donc l’élevage de races mixtes, permettant de valoriser autant le lait que la viande et qui sont – selon les résultats du projet BlueSel (11) – plus rentables que les races spécialisées, dans le modèle herbager. Par ailleurs, ces races permettent de mieux valoriser les veaux, ce qui est une solution au problème éthique majeur de l’élimination des veaux en élevage laitier spécialisé. L’élevage des monogastriques doit également être mieux connecté au cycle de la ferme – davantage d’autonomie alimentaire – et liés au sol – parcours extérieurs. Les besoins comportementaux des animaux doivent être respectés. Selon Nature & Progrès, la consommation de viande blanche devrait être réduite par rapport à celle de viande rouge, étant donné la consommation en céréales de ces animaux qui est concurrente avec l’alimentation humaine. Selon le modèle défini par Nature & Progrès, l’élevage de monogastriques devrait être une activité de diversification des fermes et non leur activité principale, à l’origine d’élevages de grandes tailles et engendrant une situation économique instable pour le producteur, en cas de crises sanitaires, économiques, etc.

– Favoriser l’autonomie des producteurs

Les producteurs wallons sont principalement fournisseurs de matières premières pour l’industrie, généralement localisée en Flandre. Les éleveurs en vaches allaitantes sont naisseurs mais peu engraissent leurs animaux. Cette situation maintient les producteurs dans une situation de dépendance par rapport aux industries et les empêche de profiter de la plus-value sur leurs produits. Il est donc primordial, aux yeux de Nature & Progrès, d’encourager l’autonomie des producteurs dans leur activité de culture ou d’élevage, mais aussi dans la valorisation de leurs produits.

Pour ce faire, il est nécessaire de mettre les moyens en œuvre pour aider les producteurs à se diversifier et à réaliser par eux-mêmes, ou via un partenariat, la transformation de leurs produits. Ceci peut se faire par la création de coopératives et par la mise en place de groupements de producteurs. Dans le cas de la valorisation de la viande, Nature & Progrès soutient la nécessité de remettre en place des possibilités d’abattage de proximité ou à la ferme – camion mobile d’abattage, tir en enclos… -, étant donné la raréfaction des outils d’abattage wallons. La découpe de la viande ne doit pas être oubliée car elle constitue également un maillon faible de la filière (12).

– L’accès aux terres agricoles

En vue de maintenir et d’encourager une agriculture familiale et artisanale, l’accès aux terres agricoles est une chose primordiale. Deux obstacles majeurs doivent toutefois être mis en évidence : le manque de souplesse du bail à ferme qui provoque un désengagement des propriétaires de terres, passant alors par des sociétés de gestion ou gardant simplement leurs terres inoccupées, et l’érosion constante du pool de terres agricoles disponibles en Wallonie, par les phénomènes d’artificialisation, que ce soit pour le logement ou les activités économiques. Nature & Progrès prône donc l’inclusion de clauses environnementales dans les baux à ferme, en accord avec le propriétaire et le producteur. Ce bail à ferme doit également sortir de la quasi-perpétuité. Par ailleurs, Nature & Progrès soutient l’idée de la création de zones nourricières protégées, comme celles qui sont mises en place en Suisse, afin de protéger les terres agricoles et les consacrer à une agriculture visant à rencontrer les besoins alimentaires locaux (13).

A travers ces différentes recommandations, Nature & Progrès revendique une agriculture biologique, locale, nourricière et familiale, fruit d’un partenariat étroit entre les producteurs, les transformateurs et les consommateurs wallons. Riche de son patrimoine et de son savoir-faire, la Wallonie est en première ligne pour répondre à ces objectifs. Un défi à relever ensemble !

Notes

(1) Nombreuses références scientifiques dont, par exemple, la métanalyse de Veresoglou S.D., Barto E.K., Menexes G. et Rillig M.C. 2012. Fertilization affects severity of disease caused by fungal plant pathogens. Plant Pathology 62 (5) : 961-969.

(2) Nombreuses références scientifiques dont la revue de Kalia A. et Gosal S.K. 2011. Effect of pesticide application on soil microorganisms. Archives of Agronomy and Soil Science 57 (6) : 569-596.

(3) Consulter notamment le rapport du Service Public de Wallonie sur l’Etat de l’environnement wallon (2017) – Fiches EAU 8 « Micropolluants dans les eaux de surface » et 14 « Pesticides dans les eaux souterraines ».

(4) Nombreuses références scientifiques dont, par exemple, la méta-analyse récente de Sánchez-Bayo F., Wyckhuys K.A.G. 2019. Worldwide decline of the entomofauna : A review of its drivers. Biological Conservation, 232 : 8-27.

(5) SPW. 2018. Evolution de l’économie agricole et horticole de la Wallonie (voir tableau III.8 en annexe).

(6) SPW. 2018. Evolution de l’économie agricole et horticole de la Wallonie (voir annexe II.2)

(7) Voir notamment les analyses de True Price : www.trueprice.org

(8) L’implication de la société civile dans les questions agricoles est mise en avant par le Code wallon de l’agriculture (Art.D1er, §3, point 4)

(9) La fonction nourricière de l’agriculture wallonne pour la consommation locale a été définie comme prioritaire dans le Code wallon de l’agriculture (Art.D1er, §2 et Art.D1er, §3, point 1)

(10) Van Stappen F., Delcour A., Gheysens S., Decruyenaere V., Stilmant D., Burny Ph., Rabier F., Louppe H. et Goffart J.-P. 2014. Etablissement de scénarios alternatifs de valorisations alimentaires et non alimentaires des ressources céréalières wallonnes à l’horizon 2030. Biotechnologie, Agronomie, Société et Environnement. 18 : 193-208

(11) Vanvinckenroye C., Walot Th., Bontemps P.-Y., Glorieux G., Knoden D., Beguin E. et Le Roi A. 2016. Le Blanc-bleu-mixte. Dossier technico-économique de base.

(12) Le code wallon de l’agriculture prévoit de favoriser l’autonomie des agriculteurs et des exploitations agricoles, individuellement ou collectivement, en termes de production, de transformation et de commercialisation (Art.D1er, §2, point 8). Il vise également la diversification de la production agricole (Art.D1er, §2, point 12)

(13) Le code wallon de l’agriculture met en évidence la nécessité de conserver les surfaces affectées à la production agricole (Art.D1er, §2, point 7)