La grande histoire de l’agriculture biologique n’est plus à écrire. Chacun sait aujourd’hui dans quelles circonstances quelques poignées d’agriculteurs et de consommateurs se regroupèrent spontanément pour dire non à des techniques admises par tous comme novatrices mais qui n’en détraquaient pas moins l’environnement, compromettant ainsi une production alimentaire de qualité. Ces quelques groupes d’irréductibles expérimentèrent, pas à pas, des méthodes originales qui ne seraient ni un retour à quelque pastoralisme primitif ni une autre fuite éperdue dans une croisade idéologique. Faut-il encore énumérer ici les terribles impasses du modernisme agricole soumis à la chimie, à la mécanisation et à la destruction de la nature ? Nous l’avons fait maintes fois… Aujourd’hui, ce sont les solutions biologiques et les fondements mêmes de la bio (1) que plébiscitent, par leurs choix alimentaires, les citoyens-consommateurs. L’illusion de la maîtrise totale, industrielle, la foi aveugle dans un progrès, une téléologie (2) qui semble s’imposer comme une évidence, n’a pourtant pas disparu. Les technocrates sont toujours parmi nous et ne paraissent décidément pas prêts à lâcher le morceau. Pour quelles raisons exactes, nous nous efforcerons de l’analyser…

Par Dominique Parizel

 

Introduction

Mais à quoi peut bien tenir une telle option manifeste (3) prise sur le futur ? Pourquoi Elon Musk (4) nous vend-il aujourd’hui du voyage dans l’espace, avec quasi autant d’assurance que de lourdes berlines électriques capables de sillonner sans s’arrêter la côte ouest de l’Amérique, de Los Angeles à Vancouver, quand la Californie évidemment n’est pas complètement ravagée par les flammes ? Et pourquoi d’innombrables médias, marchands d’audience et de papier, sont-ils, comme un seul homme, si prompts à lui emboîter le pas et à chroniquer le moindre de ses « coups de génie » ? Parce qu’il aurait enrôlé madame Irma et sa magnifique boule de cristal et qu’elle lui aurait confié toutes ces choses sur l’avenir dont nous ne saurions rien ? Ou parce qu’il n’ignore pas justement, en richissime spécialiste du marketing, que l’espace intersidéral – Star Wars oblige ! – est encore le mythe de développement dans lequel croient sans réfléchir une large majorité d’Américains – et, avec eux, la masse de ceux qui ont encore les Etats-Unis pour seul et unique point de mire – et dans lequel il semble par conséquent toujours plus opportun d’investir quelques dollars ? Et parce que la pensée dominante – au moment précis où j’écris ces lignes – nous assure toujours que la grosse berline au moteur électrique succédera tout naturellement à la grosse berline au moteur thermique ? Si l’on évacue ici, sans doute un peu rapidement, quelques questions tenaces sur l’origine de l’électricité et sur la capacité réelle des batteries – mais nous en sommes toujours à penser, n’est-ce pas, tout au fond de nous, que la technologie peut tout ? -, gageons cependant que, dans l’état actuel de la physique et tant que nos connaissances ne nous permettront pas de voyager à la vitesse de la lumière, nous demeurerons stupidement coincés au fin fond du système solaire avec nos gentilles petites fusées pour tintinophiles si gourmandes en carburant, que nous ne serons par conséquent pas très avancés mais d’autant plus pressés, sans doute, de regagner la jolie petite planète bleue – ou ce qu’il en reste ! -, M. Musk nous vendant alors probablement un nouveau retour à la Terre. Home sweet home, les gars ! Dans le même ordre d’idées, une large majorité de Belges refuse de croire qu’on se passera des voitures à motorisations essence et diesel, en 2035, à Bruxelles. Ce qui tient pourtant, à nos yeux, de l’évidence. Alors, dites-moi, à quoi rêvons-nous encore, nous qui sommes de toute façon trop pauvres – comprenez : nous qui manquons à ce point de dollars – pour espérer poser un jour le pied dans une rutilante fusée SpaceX ?

A quoi nous fait encore rêver l’agro-technocratie qui s’obstine à nous promettre des rendements pharamineux à l’aide de méthodes si absurdement opacifiées par le secret industriel que plus personne ne sait exactement de quoi on parle ? Tout cela continue pourtant à mettre à mal nos écosystèmes, néonicotinoïdes en tête, et à empoisonner humains et animaux sans que les hautes sphères de la politique paraissent disposées à se pencher, ne serait-ce qu’un instant, sur la question. Aujourd’hui, le simple citoyen – celui qui, plein d’angoisse, s’interroge chaque jour qui passe sur la nature exacte de ce qu’il mange – ignore sans doute pourquoi et comment on lui ment, et cela sciemment. Il sait pourtant de plus en plus sûrement qu’on lui ment ! Et ce sentiment de mensonge – médiatique, publicitaire et politique – croît sans doute aussi vite que les différentes crises – économique, écologique, énergétique et climatique -, c’est-à-dire que la menaçante réalité que ce même citoyen – à moins qu’il ne soit encore le prisonnier consentant de sa bulle auto-boulot-réseaux sociaux – reçoit un jour ou l’autre en pleine face. Et nul ne mesure encore les conséquences possibles, dans nos pays, de ce désillusionnement qui habite de plus en plus l’inconscient collectif…

Nous ne nous bornerons donc pas seulement à faire ici le récit de la confrontation entre une minuscule association comme la nôtre avec un monstre technologique, inutile et dangereux, nommé néonicotinoïdes mais nous chercherons surtout à apercevoir le sens, la grave interrogation démocratique qui se dégage de la permanence incompréhensible de leur usage, en dépit de protestations toujours plus vives et plus pertinentes qui émanent de citoyens confrontés au réel, et non au récit prêt à copier/coller pour médias complices et plus trop enclins à prendre la peine d’investiguer par eux-mêmes, ou seulement à descendre prendre un peu l’air sur le terrain… Cette persistance irrationnelle dans une croyance qui paraît coulée dans le bronze – celle d’un ministre qui se prétend pourtant réformateur – conduit aujourd’hui notre association, à son corps défendant, devant un tribunal. Nous y demandons l’annulation d’une dérogation accordée à trois néonicotinoïdes pourtant bel et bien interdits ! Mesure-t-on suffisamment – que cette cour nous donne tort ou raison – l’incongruité d’un tel parcours décisionnel ? Après plus de vingt-cinq ans d’un combat opiniâtre, des citoyens européens de tous horizons obtiennent enfin la prohibition de produits notoirement tueurs d’abeilles et qui n’auraient tout simplement jamais dû être autorisés, nous montrerons pourquoi. Mais il demeure pourtant, dans la petite Belgique pourtant pas si éloignée de la « citadelle bruxelloise » – c’est-à-dire de l’Europe et de ses Institutions -, un lobby betteravier tout aussi insignifiant que notre minuscule association mais suffisamment introduit pour que prévale, sans le moindre débat, son intérêt économique particulier. De quelle démocratie parle-t-on là ? De celle où des lanceurs d’alerte doivent risquer de lourdes condamnations pour « trahison » – ou carrément leurs vies ! – pour défendre ce qu’ils estiment être l’intérêt bien compris du simple citoyen ? De celle où de simples et minuscules associations, dont la seule ambition est l’éveil des gens à une vie meilleure, se voient obligées – parce que personne d’autre ne ferait cela à leur place – de soulever glaive et bouclier pour mettre en lumière les accointances particulières d’un grand commis de l’Etat ? Etat qui pleurnichera sans doute alors sur sa faiblesse si expertement consentie face aux multinationales et à leurs lobbies ? Si une grande ombre plane aujourd’hui sur nos démocraties, elle émane peut-être moins de nos extrémismes que d’une mollesse coupable face à la tentation technocratique. Périodiquement resurgit, en effet, une des nombreuses têtes de l’hydre qui, tirant argument de marchés devant lesquels il faut nécessairement plier le genou, s’en vient réclamer un gouvernement de technocrates (5), c’est-à-dire un conclave d’experts non élus qui mèneraient des réformes « impopulaires mais nécessaires ». Comme s’il existait un point oméga, brillant au firmament, et que nous vénérerions à l’unisson, comme si l’unique obstacle pour tendre vers lui et l’étreindre de tout notre être était l’irrésolution d’un petit peuple ignare et versatile, rétif au néolibéralisme économique dont ils ignoreraient encore les bienfaits. Bref, comme si cet unique obstacle était l’exercice de la démocratie lui-même ! 55% des Français, paraît-il, envisageraient sérieusement pareille option (6). Incompétences et absences de courage justifiant, pour ainsi dire, le coup d’état des experts ! Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de blâmer ici, une fois encore, le politique. Bien au contraire, la politique, la vraie – celle qui entend et défend ceux d’en bas, dont elle comprend l’existence et traduit en actes les aspirations – est plus que jamais une impérieuse nécessité. Celle qui rend finalement aux citoyens le pouvoir qui est le leur afin de construire l’avenir qui leur convient…

(1) Avant d’aller plus loin, nous prions le lecteur de relire avec attention notre étude présentée en 2018 et intitulée : Le sol vivant n’est pas une option, par Fabrice de Bellefroid

(2) N’ayons pas peur des mots : la téléologie est une façon de penser qui ne considère que les fins à atteindre, peu importe les voies à parcourir et les moyens à mettre en œuvre

(3) Entendons ce mot avec l’écho de la doctrine de la « destinée manifeste » (Manifest Destiny), utilisée pour justifier la « Conquête de l’Ouest » par les Etats-Unis d’Amérique, puis un interventionnisme constant en Amérique latine…

(4) Milliardaire américain d’origine sud-africaine, Elon Musk entend combattre le réchauffement climatique et implanter des colonies humaines sur Mars. Il est notamment fondateur du constructeur automobile Tesla et de la firme astronautique SpaceX.

(5) Perdant patience devant la difficulté de constituer un nouveau gouvernement fédéral belge, M. Joachim Coens, candidat à la présidence du CD&V et patron du port de Zeebruges, plaida, début novembre, pour la constitution d’un « gouvernement d’experts ».

(6) https://www.atlantico.fr/decryptage/3194287/comme-une-ombre-sur-la-democratie—38-des-francais-se-disent-en-faveur-d-un-regime-autoritaire-pour-reformer-la-france-et-eviter-le-declin

Chapitre 1 - 2006 : le "multifactoriel", ce tueur d’abeilles

L’histoire reste donc, tout entière, à écrire ! Et celle de l’agriculture du XXIe siècle dépendra de ce que les mangeurs accepteront de manger… Au tournant du nouveau siècle cependant, politiques et industriels semblent converger, comme un seul homme, vers un agro-business dont le potentiel économique s’annonce florissant. Tous rêvent de hautes technologies, de blouses blanches et d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Pas d’agriculteurs les pieds dans la glèbe… Qu’on en juge : visitant les States, début mai 2001, Jaak Gabriëls, le ministre fédéral belge de l’agriculture d’alors, revient émerveillé par les innombrables bienfaits vantés par le très pro-OGM International Food Policy Institute. Il déclare donc les OGM très utiles pour la sécurité alimentaire et pour aider les pays en voie de développement à combattre la famine endémique, une contrevérité particulièrement répandue à l’époque. La Belgique présidant l’Union Européenne pendant le second semestre de l’année, il lui revient de conduire, en septembre, une réunion des ministres de l’agriculture des quinze, à l’occasion de laquelle il dit vouloir « relancer le débat sur les OGM ». Le mois qui suit, inaugurant en compagnie d’Hendrik Verfaillie alors PDG de Monsanto, CropLife International, une nouvelle vitrine des multinationales de l’agrochimique localisée à Bruxelles, monsieur le ministre affirme même que cette réunion de septembre serait « un premier pas pour débloquer le moratoire européen sur les OGM, prononcé en juin 1999, et pour donner à ces technologies l’opportunité d’être développées en Europe également » et se risque même à ajouter que « pour rester économiquement durable, le secteur devait impérativement intégrer les OGM) ! » (1).

Une quinzaine d’associations dont, bien sûr, Nature & Progrès, protestèrent aussitôt, demandant au monde politique de se prononcer clairement : oui ou non envisageait-on alors de mettre en péril la santé du consommateur et de l’environnement afin de complaire quelques grandes multinationales ? Le début des années 2000 fut alors marqué par une véritable révolution dans l’attitude des consommateurs belges. Suite à une action de mobilisation de Greenpeace, ils passèrent à l’action avec, pour effet le plus significatif, l’abandon presque unanime des ingrédients à base d’OGM par les principaux fabricants et chaînes de supermarchés en Belgique. Souvent contraints et forcés, Danone, Kraft Jacobs Suchard, Master Foods, Nestlé et Unilever renoncèrent aux OGM, tout comme les supermarchés Carrefour, Delhaize, Colruyt et Aldi, en ce qui concerne leurs marques propres. Ce mouvement, d’abord essentiellement perceptible en Europe, s’étendit ensuite à travers le monde, de la Corée du Sud au Brésil, de la Nouvelle-Zélande au Canada… Et même aux Etats-Unis où une chaîne de supermarché de premier plan – Trader Joe’s – décida d’abandonner les ingrédients transgéniques pour les produits de ses marques propres.

Un coup d’avance

L’industrie ne s’affola pas. Elle avait déjà un coup d’avance, confirmant par là-même que les OGM n’étaient, au fond, rien d’autre qu’une sordide affaire de pesticides (2). Depuis son déploiement, dans les années nonante, une nouvelle génération de produits suscitait déjà une intense controverse. En France, dès 1994, des apiculteurs firent état de troubles graves au sein de leurs colonies d’abeilles, survenant principalement au début de la floraison des tournesols qui fournissent beaucoup de nectar et de pollen aux insectes. Ces troubles pouvaient conduire à la mortalité plus ou moins rapide des butineuses. Un nouvel insecticide, utilisé pour le traitement préventif du tournesol, fut alors incriminé : l’imidaclopride. On évoquait alors peu la famille d’insecticides dont il faisait partie – les néonicotinoïdes (3) – mais davantage le nom de sa formulation commerciale, produite par Bayer, vendue en France – le Gaucho ! L’imidaclopride est alors souvent montrée du doigt au même titre qu’une autre molécule phytosanitaire nommée fipronil, alors commercialisée en France sous le nom de Régent. Mais, au fil du temps, ce sont bien les néonicotinoïdes qui démontreront des effets particulièrement aigus, ces nouveaux insecticides ayant ceci de nouveau d’être neurotoxiques, c’est-à-dire d’agir sur le système nerveux central de l’insecte. De plus, le produit n’est plus pulvérisé sur les plantes comme la plupart des produits « classiques » mais il enrobe les graines, ce qui a pour effet d’accroître nettement son efficacité. Seuls trois chercheurs français s’associèrent à l’inquiétude des apiculteurs quant aux effets de ces nouveaux produits : le chimiste Jean‑Marc Bonmatin, le toxicologue Luc Belzunces et le pathologiste Marc Colin. Leurs premières recherches sont publiées au début des années 2000 ; elles montrent que les abeilles sont exposées à l’imidaclopride par le nectar et le pollen. Cette molécule leur est très toxique, même lorsque les concentrations sont faibles, provoquant des perturbations du comportement susceptibles d’expliquer les mortalités constatées par les apiculteurs.

Dès 2001 – sept ans tout de même après les premiers signalements d’apiculteurs ! -, le ministre de l’Agriculture français, Jean Glavany, convoque un groupe d’experts, le Comité scientifique et technique de l’étude multifactorielle des troubles des abeilles (CST), dont fait alors partie l’apidologue Gérard Arnold. Son rapport final est publié en 2003 et sa conclusion est claire :

« Dans l’état actuel de nos connaissances, selon les scénarios développés pour évaluer l’exposition et selon les facteurs d’incertitude choisis pour évaluer les dangers, les rapports PEC/PNEC (“predictive environmental concentration”/“predictive no effect concentration”) obtenus sont préoccupants. Ils sont en accord avec les observations de terrain rapportées par de nombreux apiculteurs en zones de grande culture (maïs, tournesol), concernant la mortalité des butineuses, leur disparition, leurs troubles comportementaux et certaines mortalités d’hiver. En conséquence, l’enrobage de semences de tournesol et de maïs par le Gaucho conduit à un risque significatif pour les abeilles. »

La toxicité de l’imidaclopride pour les abeilles est reconnue pour la première fois, ce qui amène le ministre à suspendre l’utilisation du Gaucho sur le tournesol et le maïs, deux cultures très visitées par les abeilles. L’originalité du travail du CST fut d’introduire de qualité sur chacune des études analysées – trois cent quarante ! -, ce qui n’avait été fait jusqu’alors ni en France, ni en Europe. Ces critères visaient, par exemple, à s’assurer que les échantillons étaient en nombre suffisant et représentatif des conditions naturelles, que des lots contrôles (non traités) étaient bien présents, etc. Un grand nombre d’études furent ainsi rejetées en raison de leur qualité scientifique insuffisante ; elles avaient pourtant été prises en compte pour l’homologation du Gaucho ! Pareil constat aurait déjà dû nous inquiéter, nous y reviendrons…

Sauver les abeilles ?

Pour l’heure, nous ne quittons pas notre rôle d’association de terrain dont beaucoup de membres sont des jardiniers et, le cas échéant, des passionnés d’apiculture. Particulièrement sensibles à l’un des symptômes les plus graves de la dégradation de notre environnement, nous nous investissons corps at âmes dans la cause de la défense des abeilles. Notre revue accueille régulièrement des articles rédigés par le CARI (4) notamment. Un dossier complet est consacré aux abeilles et au miel, à l’été 2003… Ayant finalement compris que les études indépendantes françaises n’auraient aucun effet sur les décideurs belges, nous trempons notre plus belle plume dans l’encre de Chine, en date du 26 février 2004. La lettre est adressée à Rudy Demotte, ministre fédéral de la Santé Publique.

Outre notre grande inquiétude, nous lui disons combien « les effets du fipronil (Régent) et de l’imidaclopride (Gaucho) sur les abeilles sont particulièrement préoccupants. Les premiers dépérissements de colonies sont apparus, en 1995 en France, sur du tournesol traité avec du Gaucho ; ils se sont généralisés depuis dans d’autres pays européens : en Allemagne – perte de 30 % des colonies lors de l’automne 2002, principalement en zone de grandes cultures et plus particulièrement sur du colza traité avec du Gaucho -, en Italie – 30 % de perte de cheptel et de 70 % de perte de production liés en partie aux traitements des cultures de maïs, de tournesol et de céréales avec du Gaucho -, en Belgique – perte de 30% de colonies, au printemps 2003, dans les zones de grandes culture et de maïs -, en Espagne – premières pertes inexpliquées des colonies signalées, entre autres, en Andalousie, en zones de culture. Plusieurs problèmes ont également été signalés en République tchèque – tests sur du colza traité au Gaucho – et au Canada – sur des trèfles cultivés derrière des pommes de terre traitées à l’imidaclopride… Des causes similaires sont immanquablement à l’origine de ce qui se passe dans ces différents pays.

Les nouveaux neurotoxiques susnommés présentent des caractéristiques fort différentes des produits des anciennes générations. Ils s’avèrent extrêmement toxiques, en particulier pour les abeilles, à des doses infimes : douze pico-grammes en douze jours suffisent à produire un effet ! De plus, cette toxicité est cent fois plus importante que pour les produits classiques. Certains produits de dégradation de ces molécules présentent également une toxicité chronique plus élevée que la molécule mère. Enfin, la toxicité chronique est plus importante que la toxicité aiguë : jusqu’à cent mille fois plus pour certains produits dérivés. Les effets peuvent se faire sentir à des doses très faibles, cent fois inférieures à la limite de détection habituelle.

(…)

Dans un souci de santé publique, il nous paraît primordial de prendre à présent les mesures de précaution qui s’imposent. Nos voisins Français viennent de prendre des mesures en ce sens en suspendant la vente du Régent et en surveillant étroitement le Gaucho.

(…)

Nature & Progrès a donc l’honneur de vous demander :

– de retirer l’agréation de ces produits pour les usages agricoles et non agricoles,

– d’informer d’urgence les particuliers et les agriculteurs sur les risques liés à l’utilisation de ces produits,

– d’organiser la récolte des stocks encore disponibles chez les agriculteurs, les horticulteurs et les particuliers,

– de procéder à une étude d’impact sur la santé humaine de cette nouvelle génération de produit,

– de prier votre administration de publier, de façon précise, les statistiques d’utilisation de ces pesticides en Belgique, pour les secteurs agricoles et non agricoles, ainsi que pour les particuliers. »

A notre grand regret, ce courrier est demeuré sans réponse. Trace précieuse de l’état d’esprit qui prévalait alors, en date du 5 mars 2004, l’UIPP – Union des Industries de Protection des Plantes – publie dans le quotidien Le Monde, une page entière où elle dit vouloir « mieux expliquer son métier » aux consommateurs et aux citoyens. On peut notamment lire, sur cette page, qu’avant « de donner une Autorisation de Mise sur le Marché, les autorités compétentes doivent avoir acquis la certitude que les produits soumis à leur contrôle, utilisés dans le cadre des bonnes pratiques, n’ont pas d’effet sur la santé humaine et préservent l’environnement. » Nous verrons plus loin sur quoi reposait alors cette affirmation pour le moins téméraire s’apparentant, avec ce que nous savons aujourd’hui, à un mensonge caractérisé.

Secouer l’opinion en mettant les preuves sur la table

La terrible indifférence des pouvoirs publics belges et le mépris glacial des industriels de la « protection des plantes » nous obligent alors à changer notre fusil d’épaule. C’est à l’opinion que nous voulons nous adresser, arguments scientifiques à l’appui. Nature & Progrès investit donc une énergie considérable dans l’organisation d’une grande journée d’étude qui eut lieu le 15 juin 2006, à la Citadelle de Namur, afin que personne, selon la formule consacrée, ne puisse plus jamais dire : « je ne savais pas !« . Cette une journée intitulée « Dépérissement des ruchers et pesticides : France et Belgique, un même problème, deux approches différentes » visait à mieux comprendre pourquoi la réponse des politiques à un problème identique était diamétralement opposée dès qu’on enjambait le Quiévrain. « Face aux évidences venues de France, demandions-nous alors, l’attitude belge sera-t-elle encore tenable longtemps ? » Etaient présents, lors de cette mémorable journée, les scientifiques français susnommés – Jean‑Marc Bonmatin, chimiste, Luc Belzunces, toxicoloque, et Gérard Arnold, apidologue – mais également le président de l’UNAF (Union Nationale de l’Apiculture Française), Henri Clément, qui suggérait déjà de passer au combat juridique pour être enfin pris au sérieux ! Autrement dit : n’attendez pas de ceux qui vous représentent qu’ils défendent la cause des abeilles mais, pour faire valoir la cause environnementale, pour faire contrepoids aux puissants lobbies de la chimie, passez dès aujourd’hui à d’autres modes d’action. Le message était déjà extrêmement clair. Peut-être eussions-nous dû l’entendre dès cette époque ? Car le message des trois scientifiques n’était pas moins limpide : la contamination des pollens par l’imidaclopride, à des doses sublétales pour l’abeille et infinitésimales dans le cas de ces produits, n’est même plus une hypothèse, nous dirent-ils en substance ! Nous étions alors en 2006 et toutes les preuves nécessaires étaient déjà réunies ! Luc Belzunces, toxicologue à l’INRA d’Avignon, nous décrivit alors, dans le détail combien la dégradation de l’imidaclopride et de ses métabolites était susceptible d’induire des effets potentiellement dangereux pour l’abeille, Jean-Marc Bonmatin, chimiste au CNRS d’Orléans, questionna même des quantités utilisées susceptibles d’être dangereuses… pour l’homme ! Gérard Arnold enfin, chercheur en apidologie au CNRS de Gif-sur-Yvette exposa très longuement l’organisation complexe des colonies d’abeilles et les systèmes sophistiqués de communication qu’elles mettent en œuvre au sein de ruche, concluant que l’influence d’un neurotoxique tel que l’imidaclopride était manifestement de nature à perturber grandement son fonctionnement. Gérard Arnold fut aussi un des premiers à critiquer vertement celui des comités d’experts qui n’ont souvent, avait-il alors conclu, d’experts que le nom…

Que des informations d’une importance aussi capitale soient totalement ignorées par les pouvoirs publics belges nous sembla un fait particulièrement inquiétant et interpellant.

Nous avons donc renouvelé notre demande d’application urgente du principe de précaution et de suspension immédiate de l’imidaclopride sur tout le territoire de la Belgique. Et, vu les doses extrêmement faibles auxquelles ces nouveaux pesticides s’avéraient toxiques, nous avons souligné l’urgence de revoir de fond en comble les normes d’agréation de tous les produits phytosanitaires…

« Face à la redoutable incompétence des pouvoirs publics belges, écrivions-nous à cette époque, incapables de relayer et de prendre en compte ces nouvelles données scientifiques, faudra-t-il un jour en arriver à l’extrémité que nous suggère le patron de l’apiculture française ? Faudra-t-il porter l’affaire devant les tribunaux ? L’avenir nous le dira ! »

Sus donc à Varroa Destructor !

Est-il intéressant de faire l’autruche et d’enfouir sa tête dans le sable ? On peut en douter mais c’est pourtant ce que choisirent alors de faire les autorités publiques belges. On peut certes préférer le terme officiel de « surmortalité des abeilles » à celui de « dépérissement des ruchers », les faits sont là – en toutes matières écologiques, les faits sont souvent bêtement et particulièrement têtus ! -, elles meurent ! Et elles meurent – les sales bêtes ! – d’une manière tout à fait anormale. Le pouvoir politique peut-il continuer à tourner en rond et à demeurer longtemps insensible à la question ? Certes non. Chez nous pourtant, les néonicotinoïdes sont toujours perçus comme une avancée majeure permettant d’apporter une solution aux problèmes des insectes ravageurs dans les cultures tout en réduisant, grâce à l’effet microdose, la pollution liée à l’épandage des pesticides « classiques ». Notre action est donc essentiellement perçue, par les pouvoirs politiques en place, comme une critique de la science et de la liberté de chercher, ce que notre opposition persistante aux OGM n’a fait que confirmer à leurs yeux. Il est donc tout-à-fait normal, dans cet esprit, que les ministres, fédéral de la Santé Publique, Rudy Demotte, et wallon de l’Agriculture, Joé Happart, réagissent en confiant aux monde scientifique le soin de résoudre le problème. La Région Wallonne charge ainsi le professeur Eric Haubruge de la réalisation d’une vaste étude multifactorielle sur le problème. Ses premières conclusions soulignèrent – ô divine surprise ! – l’effet néfaste de la varroase (5), un mal connu des apiculteurs depuis belle lurette et dû à un méchant parasite au nom charmant de Varroa Destructor ! Où l’on nous apprend qu’un individu fatigué et affaibli a plus de chance, s’il passe sous la pluie et dans un courant d’air, de rentrer chez lui grippé… « Et sans doute, ironisions-nous à l’époque, tombant de Charybde en Scylla, recommandera-t-on, pour éradiquer le fléau, l’application de nouveaux insecticides encore interdits chez nous ? Quoi qu’il en soit, c’est au pied du mur qu’on reconnaîtra le maçon. Car l’homme de la rue, lui, n’attend qu’une seule chose : que le sort des abeilles s’améliore et qu’elles retrouvent une vie normale. »

Or, de vie normale, elles ne retrouvèrent pas. Et, en attendant, de très nombreux petits apiculteurs wallons continuèrent, les uns après les autres, à jeter l’éponge, dégoûtés par l’immense inertie qui leur était opposée. Le paysage de l’apiculture en Wallonie – surtout composé de passionnés qui entretiennent un véritable patrimoine culturel en même temps qu’une production de grande qualité – continua à se désertifier inexorablement et leur disparition annoncée fit place à une production de plus en plus industrielle. La triste histoire est, hélas, bien connue… Nature & Progrès rumina, des années durant, sa déception qu’aucune étude spécifique ne fut réalisée sur l’effet précis des molécules incriminées par les apiculteurs en matière de destruction de ruchers. Certes, un groupe de travail fut bien constitué au ministère fédéral mais se contenta, semble-t-il, de faire le relevé de toutes les études déjà réalisées et de toutes les mesures déjà en vigueur… Nul n’envisagea la moindre remise en question, la moindre réévaluation de ce qui se faisait habituellement en matière de pesticides et qui, semblait-il alors, ne produisait pas d’effets en termes de santé publique. Cette lourde inertie doit aujourd’hui nous interroger. Quant à la « grande étude multifactorielle », nous avions compris depuis bien longtemps que la montagne accoucherait d’une souris. Et la montagne, comme prévu, accoucha bien d’une souris…

Une question toutefois restait posée – en plus des nombreuses autres auxquelles on refusait obstinément de répondre -, elle était d’ordre politique : pourquoi des produits pouvaient-ils être interdits d’usage d’un côté de la frontière alors que leur emploi semblait parfaitement justifié de l’autre ? Une frontière mise en place par l’histoire des hommes aurait-elle le pouvoir magique de rendre l’arsenic moins toxique, comme celle qui arrêta naguère le nuage de Tchernobyl ? Ou allait-on carrément jusqu’à sous-entendre que les autorités françaises étaient incompétentes ? L’agressivité des lobbies pro-chimiques semblait pourtant partout la même et il fallut donc que la décision française d’interdire l’imidaclopride fut amplement justifiée pour qu’un ministre eut un jour le courage politique de la prendre… Ou peut-être avions-nous le seul tort de ne pas disposer, en Belgique, d’un puissant syndicat apicole capable d’intenter de retentissantes actions en justice ? Ou, peut-être, nos législations et nos réglementations étaient-elles diamétralement opposées ? Mais alors quelle était la bonne et quelle était la mauvaise ? On nous expliquait pourtant, en cette période bénie où quelques malheureux référendums nationaux l’avaient déjà considérablement affaiblie, que l’Europe était plus que jamais en marche… Mais peut-être fut-elle alors plus efficace pour vendre les produits de Bayer & consorts que pour sauver d’une mort certaine la petite abeille désorientée ? Dans nos esprits, en tout cas, le soupçon avait grandi et, en conclusion de la grande journée d’étude du 15 juin 2006, le public se demanda pour quelle raison ont cherchait à prendre Varroa Destructor pour seul bouc émissaire du dépérissement des abeilles alors que les preuves de la présence, à des doses sublétales, d’imidaclopride dans les pollens des fleurs butinées par elles étaient disponibles en France… De longs et fructueux échanges témoignèrent du peu de crédit accordé aux résultats de l’étude multifactorielle révélés juste avant notre journée d’étude – ô miraculeux hasards du calendrier ! – et qui désignait la varroase comme source unique de tous les maux du rucher. Certains intervenants osèrent même s’interroger sur l’indépendance réelle qui était encore celle de notre recherche publique en la matière, constatant qu’elle était alors largement financée… par des firmes de produits phytosanitaires !

(1) Voir Le Soir, du 8 juin 2001

(2) Promue comme une réponse à l’agriculture chimique, en promettant de diminuer l’usage des pesticides, l’agriculture transgénique n’en fut que le prolongement, en ne trouvant qu’une seule et même application quasi-générale : faire place nette autour une plante rendue résistante à un pesticide donné, souvent le Roundup, qu’on pouvait ainsi répandre à souhait

(3) Dans l’entre-deux-guerres, l’industrie chimique développa des insecticides à base de nicotine ou du sulfate de nicotine à partir de déchets en poudres provenant de déchets de l’industrie cigarettière. Une nouvelle génération d’insecticides neurotoxiques leur succéda, dès lors dénommés « néonicotinoïdes » car leur structure chimique demeure apparentée à celle de la nicotine… Ces nouveaux insecticides neurotoxiques furent dits « systémiques » car le toxique circule dans tout le système vasculaire de la plante : feuilles, pollen ou nectar – dans le cas des plantes mellifères – contiennent l’insecticide. Les néonicotinoïdes, à la différence des autres générations d’insecticides, agissent à doses extrêmement faibles sur le système nerveux central des insectes en général et des abeilles en particulier…

(4) l’asbl CARI – www.cari.be -, anciennement Centre apicole de recherche et d’informations, fait la jonction entre la recherche scientifique en matière d’apiculture et les besoins du secteur. Un important laboratoire y occupe près de la moitié du personnel, travaillant sur les produits de la ruche et principalement le miel, quant à sa caractérisation et à l’analyse de sa qualité. Le CARI travaillé également dans le cadre du dépérissement des abeilles, sur la question de l’impact des pesticides, et fait partie de BeeLifewww.bee-life.eu – afin de contribuer aux dossiers montés sur les néonicotinoïdes, le glyphosate, etc.

(5) Varroa destructor, nous apprend aimablement Wikipédia, est une espèce d’acariens parasites de l’abeille adulte, ainsi que des larves et des nymphes. Il est originaire de l’Asie de du Sud-Est, où il vit aux dépens de l’abeille asiatique, Apis cerana, qui résiste à ses attaques, contrairement à l’abeille domestique européenne, Apis mellifera.

Chapitre 2 - 2009 : Où l’expert s’autorise à autoriser ce qu’il ne saurait en aucun cas refuser…

En 2001, avec les OGM, on nous avait dit : « laissez faire les scientifiques, ils savent ce qu’ils font. Ils travaillent pour le plus grand bien de l’humanité et n’ont de comptes à rendre qu’à leurs pairs… » En 2006, face à l’évidence scientifique que l’imidaclopride tue les abeilles, les mêmes nous ont prétendu : « non, non, c’est un esprit malin nommé varroa… » Certes, notre candeur, à cette époque, n’a encore d’égale que notre foi inébranlable en l’impartialité de l’Etat. La preuve étant pourtant faite, tant sur le terrain que dans le laboratoire, de la nocivité de produits tels que l’imidaclopride, nous cherchons naturellement à savoir comment on a pu se fourvoyer à les autoriser, et dans quelles circonstances. Pareille interrogation, pour légitime qu’elle nous paraisse alors, se heurte pourtant rapidement à d’importants écueils… Notre croyance dans le grand mythe d’une expertise scientifique européenne et notre certitude de son indépendance commencent, lentement mais sûrement, à se fissurer. Car notre longue quête de l’expert européen indépendant, et des études scientifiques qui servent de base aux autorisations en matière de pesticides, nous apprend au moins une chose : tout deux sont vraiment bien cachés !

Toxicité aiguë et toxicité chronique

Reprenons donc le scénario farfelu, hautement improbable et scientifiquement ridicule, qui est celui des apiculteurs français et de leurs quelques amis qui se prétendent chercheurs : les premières surmortalités d’abeilles sont apparues dans le Sud-Ouest de la France, au début des années nonante, en même temps que l’arrivée sur le marché des insecticides – persistants, neurotoxiques et systémiques – qui imprègnent toute la plante à partir d’un enrobage de la graine. Ceux que nous appellerons finalement néonicotinoïdes… Or les abeilles, qui consomment quotidiennement le nectar et le pollen qu’ils empoisonnent, perdraient ainsi le sens de l’orientation et disparaîtraient, ce qui entraînerait le vidage complet des ruches, de nouvelles abeilles devenant butineuses au fur et à mesure que disparaissent les anciennes, pour disparaître ensuite à leur tour… Vous dites ? Une hypothèse crédible sur le plan scientifique ? Ah bon… Mais alors comment un tel scénario peut-il être possible, sachant qu’un pesticide ne peut être mis sur le marché qu’au terme d’une évaluation complète de ses effets toxiques sur l’Homme et sur l’environnement, et notamment sur les « espèces non visées » dont fait partie l’abeille, ainsi que l’indique clairement la Directive européenne 91/414. Toute substance insecticide fait ainsi l’objet d’une série d’études permettant de cerner le risque que son emploi fait courir aux ruchers. Ces études, collationnées dans un gros dossier, sont ensuite soumises à une procédure complexe où interviennent non seulement l’EFSA – l’Autorité Européenne de Sécurité Alimentaire – mais aussi les experts de tous les Etats membres…

Quelques apiculteurs amateurs mais aussi quelques fous « encartés » chez Nature & Progrès décidèrent, un beau jour, d’aller jeter un coup d’œil à ces dossiers, censés disculper les pesticides commercialisés en Europe des mortalités catastrophiques enregistrées dans les ruchers. Grosse surprise : seule la toxicité aiguë est mesurée or, si l’abeille consomme journellement du nectar contaminé, c’est bien de toxicité chronique – à doses répétées ! – qu’il faudrait parler. Les effets dits sublétaux – c’est-à-dire non mortels, comme la désorientation, par exemple – ne sont investigués qu’indirectement par des essais en tunnel et en champ, trop peu rigoureux pour les dévoiler. Et ces essais sont bien trop courts pour prendre en compte les effets différés – ceux qui seraient induits par la consommation, en sortie d’hiver, par exemple, d’un pollen stocké l’été précédent. Tant d’insuffisances nous poussent à solliciter, avec la grande politesse qui sied aux gens bien élevés, la Commission européenne afin qu’elle revoie ses méthodes d’évaluation du « risque abeilles » des pesticides. Et afin qu’en attendant elle retire les autorisations des substances concernées…

L’expert : où t’es, papa où t’es ?

Vers 2007, Direction Générale de la Santé des Consommateurs – dites DG SanCo, c’est plus branché -, une chef d’unité se dit prête à revoir les méthodes d’évaluation en question, pour autant qu’un avis d’expert vienne confirmer les doléances exprimées ! L’expert, voyons, l’expert… Celui qui est cité dans la partie « abeilles » des guidelines de la Directive est l’EPPO – l’Organisation Européenne de Protection des Plantes -, basée à Paris. Un rapide coup de fil met en évidence la fait qu’il existe bien un problème d’évaluation, l’expert – quoiqu’expert lui-même – avouant même être contraint de déléguer l’expertise. Il n’a plus d’expert « abeilles » en interne. La mission de proposer de nouvelles guidelines d’évaluation à la Commission européenne est donc sous-traitée à une coupole scientifique internationale, l’ICPBR, la Commission Internationale pour l’Etude des Relations entre Plantes et Abeilles. Cette structure, plutôt informelle, comporte un groupe de travail « Risques des pesticides pour les abeilles » qui sera chargé de faire le travail en trois phases – un schéma général d’évaluation, des tests sur le couvain d’abeilles, des tests en tunnels et en champ – qui seront présentées lors de sa prochaine réunion, à Bucarest, en octobre 2008… Devinez quoi : trois malheureux citoyens apiculteurs font le voyage afin de présenter leurs demandes en matière d’évaluation du risque et d’entendre les propositions des trois sous-groupes de travail chargés de l’élaboration des nouvelles guidelines… Le président y accueille chaleureusement tout un chacun et commence par remercier… les généreux sponsors qui ont permis l’organisation matérielle de la réunion : BASF-Agro, Syngenta, BayerCropscience, du Pont de Nemours… Deux des trois présidents de sous-groupes sont issus de compagnies phytopharmaceutiques ; les sous-groupes, qui comptent entre quatre et sept membres, en comptent tous au moins deux qui sont issus desdites compagnies…

Leurs propositions sont salées : en matière de tests larvaires, par exemple, il est proposé de considérer comme « à risque faible » – c’est-à-dire : ne nécessitant plus d’étude ultérieure – tout produit lorsque la contamination n’a pas fait périr plus de 30% du couvain total, et cette proportion peut aller jusqu’à 50% pour l’un ou l’autre des stades : œufs, larves ou nymphes ! En matière de schéma global d’évaluation, c’est encore pire : la proposition est de considérer comme « à risque faible » – ne faisant pas l’objet d’étude ultérieure, donc -, toute substance dès lors que l’abeille n’est pas exposée (1) à plus du dixième de la « dose létale 50 », soit la dose référence qui, statistiquement, tue par intoxication aiguë la moitié des abeilles d’un échantillon. D’étude de toxicité chronique, il n’est jamais question… Nos trois candides intrépides refusant évidemment d’entériner les résultats des sous-groupes de travail – une première sans doute dans les annales de cette belle institution -, une note contradictoire fut ensuite envoyée mais ne modifia en rien les conclusions transmises à l’EPPO. Une nouvelle note fut donc adressée à cette dernière institution, en avril 2010, mais de nouvelles guidelines furent cependant publiées, entièrement conformes aux conclusions de l’ICPBR…

Tout cela fut donc relaté à l’EFSA, en lui demandant de déclarer ces guidelines inacceptables puisqu’elle aussi est chargée d’élaborer des règles en matière d’évaluation et qu’elle aussi est confrontée, par le biais d’une de ses unités qui les examine pour avis, à tous les dossiers soumis par les compagnies désireuses de faire autoriser une substance. Toutefois, apprenons-nous alors, l’EFSA ne peut se saisir d’un dossier – les guidelines ou le dossier d’une molécule… – que sur demande expresse de la Commission ! La boucle est ainsi bouclée : la Commission ne bouge que si nous lui amenons un expert, et l’expert lui ne bouge que si la Commission le lui demande. Les instances européennes inventent le mouvement perpétuel et les citoyens apiculteurs ne sont pas près de descendre du manège !

Des moyens pour une expertise indépendante ?

Donc, s’agissant de pesticides ou d’OGM, l’Europe manifestement a dérapé. Certes, la mise en place d’une réelle expertise – compétente et indépendante – exige-t-elle d’importants moyens : laboratoires et centres d’essais publics pour recouper les études fournies par l’industrie, fonctionnaires en nombre suffisant pour contrôler des dossiers. Or, en cette année 2010, une seule unité de l’EFSA – le PRAPeR (Pesticides Risk Assessment and Peer Review Unit) – voit passer tous les dossiers d’évaluation des pesticides : en tout, plus de deux cents dossiers depuis 2002. Chaque dossier comporte des milliers, parfois même des dizaines de milliers de pages à analyser. Et pour faire le boulot l’unité compte… vingt-huit fonctionnaires ! Comment garantir au citoyen européen la véracité des affirmations données par l’industrie en gage d’innocuité de ses substances ? La Commission européenne ne s’est même pas dotée, elle-même, de l’expertise interne capable d’évaluer la pertinence des propositions qui lui sont faites en matière de guidelines

La fameuse étude de Gilles-Eric Séralini, professeur à l’université de Caen, jeta ensuite un immense pavé dans la mare. Mais là où le ban et l’arrière-ban du monde scientifique crut qu’il s’en prenait, une fois encore, aux OGM – des rats nourris au maïs OGM NK603 développaient d’énormes tumeurs -, Séralini dénonçait au fond les conditions d’autorisation dudit maïs OGM et partant l’intégralité du fonctionnement des institutions européenne en la matière. NK603 était une très vieille histoire, une vieille machine autorisée dans le cadre d’une ancienne réglementation dont on considéra, semble-t-il, qu’elle avait déjà été suffisamment testée et qu’il était inutile, par conséquent, de perdre son temps à le refaire… Ceci démontrait par l’absurde ce que nous savions déjà : l’ensemble des protocoles utilisés par l’EFSA devaient être revus et il eut, entre-temps, été judicieux d’appliquer le principe de précaution en suspendant toutes les autorisations nouvelles et en rouvrant l’ensemble des anciens dossiers. Séralini démontrait, par son audacieuse expérience, que les pesticides, au même titre que les OGM, cessaient d’être un strict objet scientifique mais étaient avant tout un objet politique. Mais dont le monde politique était toutefois incapable d’appréhender la spécificité car quels étaient, au fond, les moyens mis à sa disposition pour le faire ? D’un point de vue institutionnel, il doit s’appuyer sur les travaux de l’EFSA, une agence créée pour restaurer la confiance du consommateur qui, par définition, ne passe pas son temps à traquer et à dévoiler les problèmes structurels du système agricole dont elle défend les produits. Autrement dit : une agence spécialement créée pour dire oui à l’industrie ne pouvait pas tout-à-coup se mettre à dire non (2)…

De plus, confondre systématiquement science et expertise est une véritable maladie de notre temps. La science, par définition, c’est chercher ce qu’on ne connaît pas ! L’expertise, au contraire, concerne un objet technologique brusquement lâché dans la sphère sociale. Aucun scientifique n’est formé aux pratiques d’expertise, c’est-à-dire à répondre dans un délai très court à une question extrêmement précise sur base de données qu’il ne peut pas générer lui-même. Ceux qui engagent ces scientifiques exigent que leur réponse soit « science based« , ce qui est rigoureusement impossible. De plus, l’expertise étant un travail rémunéré, tous sont sommés de répondre par oui ou par non aux questions qu’on leur pose, et personne n’aime payer bien cher un expert pour qu’il réponde… qu’il ne sait pas (3) ! En attendant, si on nous promet évidemment une réforme de l’EFSA, pesticides et autres molécules magiques poursuivent leur route enchantée dans notre environnement et dans nos champs. Quant aux abeilles, elles crèvent et tout le monde s’en fout.

(1) L’exposition est estimée sur base du fait que la culture est, ou non, attractive pour l’abeille, et si oui, sur base de la quantité de pollen et/ou de nectar ingérée par l’abeille

(2) Le 11 octobre 2012, un rapport de la Cour des comptes européenne sur la gestion des conflits d’intérêts concernant l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), l’Agence européenne de la sécurité aérienne (EASA), l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) et l’Agence européenne du médicament (EMA) indiquait qu' »aucune de ces agences ne gérait les situations de conflit d’intérêts de manière appropriée ». « Un certain nombre de lacunes, de gravité variable, ont été relevées dans les politiques et les procédures spécifiques des agences, ainsi que dans leur mise en œuvre ». En mai 2012, la présidente de l’EFSA avait déjà été contrainte de démissionner en raison de ses liens trop étroits avec l’ILSI (International Life Sciences Institute), le lobby des géants de l’agroalimentaire…

(3) Lire, à ce sujet, Alexis Roy, Les experts face au risque : le cas des plantes transgéniques, PUF, 2001. Cet ouvrage reconsidère la définition traditionnelle du travail des experts – selon laquelle ils décrivent alors que les décideurs prescrivent – en s’attachant à montrer dans quelle mesure l’expertise – qui se situe à mi-chemin entre la pratique scientifique et la décision politique – joue un rôle beaucoup plus actif puisqu’elle érige des normes, les hiérarchise, et contribue ainsi à énoncer de nouvelles règles de comportement…

Chapitre 3 - 2012 : En Europe, enfin, on s’interroge…

Suite au lamentable quiproquo avec l’ICPBR dont tout le monde a maintenant bien compris qu’il ne défend pas l’intérêt du simple citoyen, un groupe de travail mis en place au sein de l’EFSA rédige, courant 2012, un avis scientifique constatant que la toxicité des pesticides mis sur le marché n’a pas été correctement évaluée. Plusieurs aspects essentiels n’ont, en effet, pas été pris en compte : la toxicité sur les larves, les effets à long terme sur les colonies, la toxicité chronique sur les adultes et la toxicité sublétale, c’est-à-dire le fait que les abeilles soient désorientées après une exposition à un insecticide et, ainsi rendues incapables de retrouver leur ruche, promises à une mort rapide dont l’insecticides n’est cependant pas la cause directe. Ce groupe montre également que les essais conduits sur le terrain suivent une seule ligne directrice, très peu protectrice, établie par l’ICPBR ; les expositions des abeilles aux produits systémiques enrobant les graines – nos fameux néonicotinoides – n’étaient ainsi pas réellement considérées.

En 2013, l’EFSA évalue donc enfin les risques associés à l’utilisation de la clothianidine, de l’imidaclopride et du thiaméthoxame, trois néonicotinoïdes aux noms rebutants, utilisés pour le traitement des semences, et identifie un certain nombre de risques aigus associés à l’utilisation de ces produits, certaines évaluations demeurant toutefois difficiles à achever, en raison du caractère incomplet des données fournies par les firmes. Vingt ans après la mise sur le marché de l’imidaclopride et de composés voisins, une série de données n’ont toujours pas été fournies par les compagnies phytosanitaires en vue de finaliser l’évaluation de leur toxicité. Mais, malgré cette absence, les nombreuses substances ont bel et bien été autorisées, sans que personne, au sein du personnel politique, n’ait été en capacité de s’en offusquer ou ait simplement soupçonné qu’il put éventuellement y avoir un problème !

Cette sentinelle qu’on assassine !

Tel fut le titre d’un dossier rédigé à l’été 2013, suggérant doucement qu’après l’abeille, gardienne de notre environnement naturel, c’est l’homme évidemment qui pâtirait de l’incurie généralisée qui s’était emparée du monde agricole. D’ailleurs, il en souffrait déjà et tout le monde le savait pertinemment. Les pesticides, c’est comme les morts sur la route et les particules fines : le tribut que nous payons en silence à nos nouvelles divinités barbares…

Collaborant désormais avec le PAN-Europe (Pesticide Action Network Europe), nous nous réjouissons du vote européen, intervenu le 29 avril 2013, qui a soutenu la proposition de suspension pour deux ans de trois néonicotinoïdes faite par la Commission (1), en dépit des lourdes pressions exercées par Bayer. Deux textes parus, en 2012, dans la revue Science avaient également mis en évidence le phénomène de désorientation subi par les abeilles, consécutivement à une exposition à de très faibles doses de néonicotinoïdes. Rien de vraiment nouveau pour nous mais l’EFSA nous surprenait alors agréablement, elle qui n’avait eu jusqu’alors à la bouche que les arguments généralement utilisés par l’industrie : « c’est multifactoriel », « c’est très difficile à dire »… Sans évidemment prétendre qu’ils en étaient la cause, elle constatait à présent un haut niveau de risque pour les abeilles exposées aux néonicotinoïdes (2)…

D’autre part, les procédures d’autorisation de mise sur le marché (AMM) de tous les pesticides ayant été gravement mises en cause, ils étaient susceptibles d’être tous déclarés hors-la-loi puisque, sur base de la législation européenne, un pesticide ne peut être mis sur le marché que s’il est sûr pour les abeilles et l’environnement. Et un rapport de l’EFSA indiquait alors clairement qu’aucun pesticide n’avait été testé pour sa toxicité à long terme concernant ses effets sur les abeilles. La Commission européenne pourtant, fidèle en cela à sa détestable habitude, ne s’était fendue que d’une proposition minimaliste : l’interdiction des trois néonicotinoïdes n’était que partielle car toujours autorisés sur les céréales d’hiver, et comme toujours en enrobage de semences. Jean-Marc Bonmatin ne nous avait-il pas démontré, dès 2006, que la culture d’un maïs aux semences enrobées de néonicotinoïdes – suivi d’un maïs aux semences non enrobées et non traitées, les deux années suivantes – laissait encore dans les fleurs des concentrations toxiques pour les abeilles, la troisième année ! De plus, l’EFSA avait également clairement montré, dans ses rapports, un haut risque pour les bourdons et les abeilles solitaires nichant dans le sol… Car, le temps passant, les connaissances aussi se précisent : on sait à présent que les néonicotinoïdes ont une durée de vie de plusieurs années dans le sol et dans l’eau. Deux années de suspension apparaissaient donc déjà très insuffisantes pour observer si des colonies d’abeilles ont le temps de se repeupler et si, globalement, la nature va mieux. Bayer, de son côté, demandait déjà des homologations pour un nouveau produit dénommé thiaclopride, un autre néonicotinoïde moins toxique pour les abeilles mais utilisé à plus hautes doses et dont la toxicité serait finalement la même, preuve que c’est bien l’ensemble des pesticides systémiques présents dans le nectar et le pollen qui doivent être prohibés.

Appliquer le principe de précaution

A ce moment, nos collègues du PAN sont formels : ils remettront en question, au niveau des tribunaux, le fait que toutes les recommandations de l’EFSA n’aient pas été respectées !

« Nous savons, dit alors Martin Dermine, représentant du PAN-Europe, que l’EFSA est une Institution très écoutée par la Cour européenne de Justice. Nous allons donc pousser dans ce sens pour que les décisions aillent beaucoup plus loin et ne soient pas limitées à deux années. Je constate – et c’est ce qui me convainc le plus de l’utilité de cette démarche – que le principe de précaution est rarement appliqué – tant au niveau européen qu’au niveau national – car la crainte est grande de perdre en justice face aux firmes. Les industries demandent, en effet, des dommages et intérêts exorbitants quand elles gagnent et les Etats, comme la Commission, ne bougent que si on leur apporte des arguments scientifiques en béton. Or la Commission n’a bougé, dans le cas des trois néonicotinoïdes, que suite au rapport de l’EFSA… Elle disposait pourtant déjà de toutes les publications scientifiques utiles, ainsi que des statistiques de mortalité des abeilles. Nous leur avions montré la coïncidence entre ces mortalités et la mise sur le marché des principaux néonicotinoïdes : rien n’y a fait, ils ont complètement fermé les yeux ! »

Nous savons, à ce moment, que la décision d’interdiction pour deux ans de trois néonicotinoïdes sera nettement insuffisante pour assurer la sauvegarde des abeilles. Nos amis du PAN-Europe nous convainquent qu’il faut d’abord les interdire globalement, en application du principe de précaution, et cela pour une durée suffisamment longue. Reste à définir exactement ce principe de précaution. Certains parlent erronément de « consensus au sein de la communauté scientifique », alors qu’au contraire quelques sérieux indices de toxicité doivent suffire pour qu’on ait ensuite le temps d’examiner ce qui se passe vraiment. Nous pensons alors que ce raisonnement sera peut-être enfin pris en compte lorsque prévaudra le préjudice économique d’une disparition totale des pollinisateurs (3). A ce moment, en application de la Convention d’Aarhus (4) qui permet aux ONG d’agir dans les six semaines de la publication officielle d’un nouveau règlement, nous songeons à introduire conjointement une demande de révision de la décision de la Commission sur base d’un moratoire de dix ans pour l’ensemble des néonicotinoïdes. La Commission européenne, qui aurait ainsi trois mois pour nous répondre, nous envoyant plus que certainement promener, nous pourrions ainsi porter l’affaire devant les tribunaux…

Une fin annoncée…

La France prit ensuite les devants : en 2015, la loi sur la biodiversité interdisait les néonicotinoïdes, dès le printemps 2016, car ils présentent une toxicité aigüe, notamment pour les abeilles. L’Allemagne lui emboîta le pas, les trois néonicotinoïdes généralement incriminés étant prohibés au même moment… La Belgique, elle, discutait toujours, forte d’un secteur betteravier qui se désintéresse, semble-t-il, des abeilles comme un poisson d’une pomme…

(1) Règlement publié le 24 mai 2013. Voir : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32013R0485&from=EN

(2) Domenica Auteri, qui a présidé les travaux de l’EFSA, expliquait au quotidien Le Monde, du 16 janvier 2013, que les « poussières produites lors des semis (…) peuvent être transportées par le vent et se déposer dans l’environnement. La dose létale de ces produits étant de quelques milliardièmes de gramme par abeille, un simple contact avec ces poussières peut être fatal à l’hyménoptère. » Voir aussi : http://www.efsa.europa.eu/fr/press/news/130116.htm

(3) Des chiffres « magiques » surgissent périodiquement au sujet de l’évaluation économique du coût de la disparition des principaux pollinisateurs ; ainsi cita-t-on à l’époque le montant de 153 milliards d’euros par an pour l’ensemble de l’Union européenne…

(4) La Convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement a été signée par trente-neuf états, le 25 juin 1998.

Chapitre 4 - 2018 : Et si malgré tout cela, en fin de compte, nous dérogions ?

Février 2018 : un quart de siècle après les premiers signalements de surmortalité d’abeilles, l’EFSA publie enfin une évaluation montrant que la plupart des utilisations de néonicotinoïdes présentent un risque pour les abeilles sauvages et domestiques. Une situation totalement inepte alors que le simple bon sens voudrait que l’innocuité d’un produit pour la faune et pour la santé humaine soit toujours démontrée avant que soit autorisée sa mise sur le marché et qu’il soit abondamment répandu dans notre environnement ! Personne évidemment ne se risque à reprocher quoi que ce soit aux industriels de la « protection des plantes » qui comptent, cela va de soi, parmi les fers de lance de notre belle économie…

Et, pourtant, ce qui devait arriver arriva : le 27 avril 2018, les États membres de l’Union européenne adoptent finalement la proposition de la Commission interdisant, pour toutes les cultures en plein champ, trois néonicotinoïdes dont nous ne regretterons pas les dénominations dignes d’un jeu vidéo bas de gamme : clothianidine, imidaclopride et thiaméthoxame. L’interdiction ne vaut malheureusement pas pour de nombreux pays africains notamment (1), ce qui démontre, s’il en était encore besoin, l’extrême indécence de l’industrie chimique dans ce dossier. Quelle confiance accorder encore à un protagoniste qui manque à ce point d’éthique ?

Et en Belgique ?

Le 12 mars 2019, une large majorité se dégage en Commission de la Santé Publique de la Chambre pour interdire la vente des néonicotinoïdes en Belgique. Cette majorité se compose d’Ecolo et de Groen, du PS et du SPA, du CDH et de la N-VA. Les autres partis présente en Commission – MR, CD&V et Open-Vld – s’abstiennent.

Bien entendu, une interdiction européenne d’utiliser un pesticide est toujours assortie d’une possibilité de dérogation pour tout état membre. Elle lui permet encore l’emploi des molécules prohibées, dans le cas d’un risque élevé et pour une période limitée de cent vingt jours. La Belgique est une grande habituée du fait, en ayant pris le réflexe, pour ainsi dire sans réfléchir. Et c’est bien ce que fit, une fois encore, le ministre fédéral de l’Agriculture, Denis Ducarme, sans que personne d’ailleurs en paraisse réellement surpris. Il justifia sa décision par l’absence d’alternative à ces produits dans la culture de la betterave et de la chicorée, ces cultures étant gravement touchées, dans nos contrées isolées, par une jaunisse véhiculée par des pucerons. « Ni les Pays-Bas, ni la Rhénanie, ni l’Angleterre, ni la France ne sont atteints dans une telle proportion« , déplora le ministre, sans jamais nous expliquer pourquoi (2)… Nous ne nous étendrons pas sur les mauvais arguments d’une filière aux abois ni sur ceux d’un ministre qui la soutient mordicus (3) et sans autre forme de procès. Le ministre, qui n’a sans doute jamais croisé d’abeille au cours du dernier quart de siècle, prétendit avoir là une position « volontaire mais raisonnable » et autorisa, sur la base de la dérogation de cent vingt jours les trois néonicotinoïdes incriminés en cultures de betteraves et de chicorées mais aussi, tant qu’on y était et pour faire bonne mesure, de carottes et de laitues… Il se garda bien de préciser que le délai de cent vingt jours était amplement suffisant pour traiter les funestes semences et polluer les terres de cultures pour de nombreuses années…

Chez Nature & Progrès, l’incompréhension et la colère sont si grandes que, cette fois, advienne que pourra, c’est bien la justice qui tranchera. Toujours associée au Pesticide Action Network (PAN), Nature & Progrès a déposé une requête en annulation de la dérogation Ducarme et une première phase du procès a déjà eu lieu, début juin, devant le Conseil d’Etat où notre vaillant avocat fit face aux six confrères envoyés par la partie adverse. N’ayant pas été suivis sur la condition de l’urgence, nous plaiderons donc ultérieurement sur le fond du dossier. Faut-il encore expliquer, après tout ce qui vient d’être dit, pour quelles raisons notre patience est à bout ? Le ministre prétend que « les alternatives actuelles aux néonicotinoïdes – des pulvérisations d’insecticides – ne sont pas respectueuses de l’environnement et des insectes. Elles sont même dangereuses pour les utilisateurs. » C’est délirant : les néonicotinoïdes sont bien les pesticides les plus redoutables et les autres, en effet, effrayent même les agriculteurs… Daniel Ducarme, préférant sans doute ignorer qu’en 2019, la Raffinerie tirlemontoise s’est vantée de se lancer dans la culture de betterave en bio, soutient qu’interdire les trois néonicotinoïdes sonnerait la mort à petit feu du secteur betteravier, soit 10% de la surface cultivée belge : « la fin des néonicotinoïdes signifierait une perte de rendement de 40 %, me disent les experts que j’ai consultés et déboucherait probablement sur le démantèlement de la filière. » Cela, par contre, risque bien d’être vrai, quoi qu’il arrive. Ce n’est déjà plus qu’une question de temps ! « La période transitoire sera relativement courte afin de trouver des alternatives respectueuses de l’environnement, conclut le ministre. En tout cas, ce ne sera certainement pas au-delà de cinq ans. » Donc, dans cinq ans, nous sommes d’accord au moins là-dessus, notre secteur betteravier, s’il n’est pas bio, aura bel et bien vécu. Mais qu’en sera-t-il, dans cinq ans, de nos abeilles ?

Comme une marée noire…

Dans un article du journal Le Monde (4), le journaliste Stéphane Foucart explique pourquoi l’interdiction des néonicotinoïdes par la Commission européenne intervient beaucoup trop tard. L’introduction de ces substances en Europe, au début des années 1990, dans des conditions de légalité extrêmement douteuses – et avec une légitimité, en tout cas, très proche du zéro pointé ! – et leur adoption massive par un modèle agricole dominant dont la fuite en avant était déjà patente ont coïncidé avec le déclin des abeilles et surtout – c’est le fait majeur qu’on a trop beau jeu d’oublier – avec un effondrement général de l’ensemble de l’entomofaune. Il aura fallu vingt-cinq ans pour que les autorités compétentes, aveuglées par la fausse promesse des intérêts agroindustriels, acceptent enfin d’en prendre toute la mesure. Une telle catastrophe réglementaire, décisionnelle et évidemment écologique est comme une authentique marée noire dont nous n’avons pas fini de mesurer l’impact sur nos misérables vies ! Et il n’en va pas seulement de nos écosystèmes, aujourd’hui terriblement menacés, il en va s’en doute bien plus encore des grandes institutions européennes et de nos petites baronnies locales d’un autre âge dont l’honnête citoyen n’a pas fini de se lasser. Un grand coup de rein est sans doute aujourd’hui indispensable, tant pour reconstruire nos écosystèmes que pour repenser le fonctionnement de nos démocraties… Mais qui paiera pour les pots dont tout porte aujourd’hui, malheureusement, à croire qu’ils seront bel et bien cassés ?

(1) Lire : https://www.csan-niger.com/les-neonicotinoides-autorises-au-niger-et-dans-les-pays-de-la-zone-cilss.php

(2) Le Soir, du 27 avril 2019

(3) Nous avons choisi de réserver, à cet exercice, une analyse spécifique, présentée en 2019 et intitulée : « Pesticides et agriculture : déroger ne peut jamais devenir l’ordinaire !« 

(4) Stéphane Foucart, Néonicotinoïdes : l’interdiction intervient alors que les dégâts sont immenses et en partie irréversibles, dans Le Monde du 28 avril 2018

Conclusion

La Divine Providence leur indiquant le sens de leur destinée manifeste, des colons intrépides s’en furent à la découverte du lointain Far-West. Ils ignoraient alors que les bouleversements qu’ils feraient subir à l’écosystème des Grandes Plaines d’Amérique du Nord transformeraient, un demi-siècle plus tard, l’agriculture du monde entier (1). Une telle évolution était-elle vraiment inéluctable ? La pression migratoire venue de la vieille Europe était-elle vraiment trop forte, ou les Etats-Unis naissants s’étaient-ils dotés d’emblée des moyens suffisants pour tout réguler ? La vague irrésistible charrierait quoi qu’il en soit, dans son sillage, l’extermination de millions de bisons (2) et l’anéantissement quasi-total des peuples et des cultures amérindiennes (3). Sans la nécessité de rendre plus fertiles les immensités dévastées des Grandes Plaines, en recourant d’abord massivement au procédé Haber-Bosch pour les inonder d’engrais azotés, les questions d’OGM et de néonicotinoïdes ne pollueraient sans doute pas aujourd’hui l’existence des autres peuples du monde… L’idée même d’une agriculture à taille mondiale est un non-sens absolu qui plonge ses racines dans l’idéologie expansionniste – on eut, en d’autres temps, parlé d’impérialisme – née dans l’esprit torturé des WASP (4) capitalistes américains, ceux-là même qui contrôlèrent aussi d’une main de fer l’industrie pétrolière dès son apparition… Sans céder le moins du monde à la tentation de l’uchronie, nous devons aujourd’hui nous efforcer de penser, au contraire, que notre avenir n’est en rien déterminé par les fièvres ethnocentriques et les travestissements du passé. Ni Buffalo Bill, ni John D. Rockefeller ne peuvent plus être aujourd’hui nos héros ; l’un fut le piètre exécutant d’une puissance exterminatrice mais sut ensuite soigner son image, l’autre fut un impitoyable et insatiable homme de Dieu qui, sous couvert de libéralisme, fit du capitalisme un outil totalitaire (5). Tout deux sont des fantômes d’un autre temps dont l’influence reste malheureusement bien trop prégnante dans celui qui est le nôtre. L’idéologie dont ils demeurent les emblèmes est toujours à ce point nichée au cœur de notre vie communautaire qu’elle nous empêche de discerner correctement où se situent vraiment les intérêts réels des peuples d’Europe en l’année 2019. L’indécision chronique au sujet de poisons nommés néonicotinoïdes, le mirage qu’ils osent encore nous promettre, en sont le symptôme flagrant. Or il faut s’affranchir à présent de ces vieilles choses du passé ! Pensons à qui nous sommes vraiment, collectivement, hic et nunc (6). Nous n’avons plus vingt-cinq ans à perdre, comme ce fut malheureusement le cas avec les poisons tueurs d’abeilles !

Mais comment comprendre, comment admettre que le microcosme qui nous gouverne n’ait pas encore terminé sa mue ? Comment soutenir encore – alors que la bio a derrière elle un demi-siècle d’existence ! – la frange du monde agricole qui s’engage à toute allure dans une impasse ? Le jugement, dès lors, qui sera rendu dans l’affaire des néonicotinoïdes vaudra ce que vaudra l’entendement d’un juge car peut-être lui aussi n’aura-t-il pas encore tout à fait accompli sa mue ? Au fond, peu importe… Ce qui compte, aujourd’hui, c’est de comprendre et d’anticiper le mouvement qui est en marche. En matière de pesticides, nous l’avons montré, ni le monde scientifique ni le monde politique n’ont brillé par d’exceptionnelles facultés d’anticipation, ni par une vision suffisamment instruite du réel et de sa grande intelligence. Bien au contraire : ils nous ont montré leur face la plus opaque et la plus servile. Pas qu’elle cache forcément de la malhonnêteté ou de la corruption d’ailleurs, non, juste une face lisse et craintive témoignant d’un manque d’imagination et de volonté de regarder ailleurs. L’industrie agroalimentaire, quant à elle, se confina dans son immense arrogance, s’avérant totalement incapable de s’associer au destin collectif. Elle se montra égoïste, parfois même retorse, n’ayant pour horizon ni la qualité de la vie ni celle des denrées produites, ce qui est tout de même un comble. Si elle n’affiche pas bien vite d’autres ambitions, la marche de l’histoire risque de lui réserver de bien peu enviables aléas…

Nature & Progrès, enfin, a entrepris cette nouvelle étude afin de mieux laisser entrevoir l’état d’esprit qui est aujourd’hui le sien face à un monde dont de nombreux indices montrent à quel point il est finissant. Qu’une association de « pères tranquilles » telle que la nôtre ne trouve plus d’autre issue que de s’en remettre à un juge témoigne à quel point nous gagnent, nous aussi, de bien lourdes appréhensions… Elles concernent d’abord l’état de nos institutions et de nos démocraties : qu’un ministre se permette de déroger à la loi ne peut être – nous l’avons souvent dit ! – un fait banal, dépourvu de gravité. Il doit s’en expliquer de manière forte et il ne le fait pas car il en est incapable : que valent, en effet, quelques malheureuses betteraves malades face au sort terrible réservé aux abeilles, face au génocide de notre entomofaune ? Comment ignorer qu’il n’y a pas urgence à son sujet ? Plus encore, l’état de nos écosystèmes nous préoccupe comme jamais : qui peut encore aujourd’hui ignorer que le climat se détraque, que nos forêts périclitent, que nos campagnes s’empoisonnent ? Mais surtout nous tracasse le grand désarroi de nos concitoyens car le temps de l’indolence et de la passivité est terminé. Chacun entend agir à présent pour sauvegarder la part de sens qui lui reste. L’action, il faut le craindre, sera souvent confuse, inorganisée, désespérée… Or il appartient à ceux qui nous gouvernent et qui nous jugent de rendre à l’énergie citoyenne un avenir crédible. S’accrocher à un pesticide, en l’occurrence, est certainement l’un des plus mauvais signes qu’on puisse encore donner…

(1) Lire à ce sujet : Dan O’Brien, Bisons des Grandes Plaines, éditions Au diable vauvert, 2019

(2) En lien avec notre autre étude présentée en 2019, intitulée « La juste place de l’animal dans notre monde« , on pourra estimer que, si la pensée spéciste – c’est-à-dire l’évidence de la supériorité d’une espèce sur une autre – reflète bien une réalité, c’est sûrement à cette occasion qu’on en trouvera la preuve la plus éclatante

(3) Si l’on peut qualifier de « génocide », la « destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux », on voit mal aujourd’hui comment le sort réservé aux Nations indiennes d’Amérique dans la seconde moitié du XIXe siècle peut échapper à cette qualification…

(4) WASP pour « White Anglo-Saxon Protestant » : les anglo-saxons protestants blancs qui présidèrent aux destinées des Etats-Unis d’Amérique et à celles, par conséquent, du monde entier depuis le milieu du XIXe siècle…

(5) Lire, à son sujet, les chapitres le concernant de : Matthieu Auzanneau, Or noir, la grande histoire du pétrole, éditions La Découverte, 2016

(6) Ici et maintenant, quoi…