La honte est un sentiment redoutable. Elle vous donne rendez-vous avec vous-même, se glisse parmi vos souvenirs et y répercute des échos de ce que vous êtes devenu. Suivez-la, elle vous mènera ailleurs en disparaissant, comme un vêtement dont vous détricotez les mailles. La honte vous couvrait ? Il n’en reste qu’un fil, qui vous servira de guide.

Par Guillaume Lohest

Au printemps de mes quatorze ans, j’ai commis un vol. J’étais un adolescent plutôt timide, suiveur, passe-partout. Je gagnais l’estime de mes amis par des coups d’éclat occasionnels, des audaces verbales passagères dont je ne me montrais capable que dans certains moments d’euphorie. Je n’étais pas un imbécile, c’est donc sur ce terrain que je menais mes batailles en défiant les adultes dont l’autorité était dépourvue d’intelligence. C’était lâche, j’en conviens à présent, mais il me fallait bien quelque chose pour mériter le respect. C’était tout ce que j’avais à disposition, et à quatorze ans la jeunesse est un purgatoire cruel pour les garçons à la mue tardive et au visage quelconque. J’utilisais des mots compliqués à défaut de pouvoir sortir une voix d’homme. Mais cette fois-là, c’était différent, je n’ai pas à me chercher d’excuses.

Le village était situé dans une cuvette cernée d’innombrables vergers haute-tige et de vastes étendues boisées. C’était une région pauvre, désertée par l’industrie, le taux de chômage battait des records nationaux. L’alcoolisme n’y était pas en reste mais on ne le voyait pas comme tel, car il se fondait dans une consommation d’alcool sociale et joyeuse, intégrée à un folklore vigoureux. Quelques citadins, qui y avaient leurs maisons de campagne, affirmaient pourtant sans sourciller que c’était la plus belle région du pays. Des touristes flamands et hollandais s’y pressaient tous les week-ends de mars à octobre. Mon village était le centre du monde.

Au-delà du cimetière montait un chemin de pierre à peine carrossable qui conduisait à des parcelles de forêt et de vergers abandonnés. Un homme y vivait. On l’appelait « le Bourguignon » parce qu’il était originaire de France et qu’une grande gueule, à son arrivée, avait estimé dans sa géographie approximative que Lyon se situait en Bourgogne. On l’appelait aussi le « moutonneux » parce qu’il avait un petit troupeau de brebis. On l’appelait surtout le fou, parce qu’il vivait seul, reclus, portait une énorme barbe et de vieux lainages troués, et vivait en autarcie dans une caravane et quelques cabanons de bois. Il fabriquait son fromage, pressait son jus de pommes, conservait ses légumes. Les gens racontaient qu’il avait tout quitté d’une vie précédente dont on ne savait rien. Et puisqu’on ne savait rien, justement, on racontait toutes sortes de choses, qu’il avait été maire, qu’il était l’ancien patron d’une grande usine textile, qu’il avait eu une femme célèbre qui s’était tuée en voiture, qu’il avait revendu un domaine viticole au prix fort. Mon père lui avait parlé une ou deux fois et le trouvait plutôt sympathique. Il m’avait donné sa version des faits : selon lui, si le Bourguignon avait tout quitté, c’était à cause d’un livre. Il m’en avait dit quelques mots auxquels je n’avais pas prêté attention. « Mais cesse de l’appeler le moutonneux » avait-il ajouté, « il s’appelle Jérémie et Lyon n’est pas en Bourgogne. » Mon père ne supportait pas l’esprit de meute, ni qu’on se moquât des personnes fragiles ou marginales. Ma honte d’avoir volé cet homme n’en est que plus tenace.

J’avais donc quatorze ans ce printemps-là. C’était un après-midi de grand soleil à la mi-mai. Nous étions cinq ou six, en bande, à errer sans but précis dans les vergers en fleurs. Les autres fumaient, je les imitais. De quoi parlions-nous ? De football peut-être, de scooters, de filles, je ne sais plus. Nous sommes arrivés près de la caravane du Bourguignon et il était là, dehors, occupé à préparer des semis, accroupi dans la terre. Son tee-shirt était sale et mal ajusté. Sa barbe grisonnante semblait envahie de nœuds et couverte de poussière. L’un de nous a dû dire quelque chose, nous nous sommes mis à rire. Il a relevé la tête et, nous apercevant, nous a fait signe d’approcher.

— Une limonade maison ?
C’est sans doute moi qui me suis avancé le premier. Nous sommes entrés dans la parcelle. Il m’a invité à le suivre dans une cabane où étaient alignés des centaines de bocaux. « Ceci devrait faire l’affaire » a-t-il dit en me tendant une bouteille en verre qui contenait une boisson d’un brun poisseux. Nous nous sommes assis sur des rondins qui traînaient ici et là, ou à même le sol.

Tout ce que nous avons dit, je l’ai oublié. Ses paroles à lui, je m’en souviens un peu. J’avais à l’esprit ce que m’avait dit mon père et j’étais curieux d’en apprendre davantage. Il a été question ce jour-là de pétrole, de centrales nucléaires, de famines et de guerres. Le Bourguignon faisait passer toutes sortes de semences entre nos mains et répétait que ça valait de l’or. Il s’est aussi emporté contre les voitures, les routes, le plastique, la télévision, les supermarchés. Il voulait nous faire goûter des fleurs. Je ne comprenais pas ce que mon père lui trouvait de sympathique, il me semblait tout de même bien dérangé. Nous n’étions pas à notre aise. Aucun de nous n’osait répondre. Nous avons poliment terminé nos verres de limonade puis nous sommes repartis fumer et flâner ailleurs.

Le soir de ce même jour, mon père avait invité des vieux amis à dîner, un couple de Bruxellois qu’il avait rencontrés durant ses études et n’avait plus revu depuis vingt ans. Leur fille les accompagnait.
Leur fille. J’étais encore insensible aux décharges amoureuses, pas au trouble causé par un face-à-face avec quelqu’un comme elle. Déborah devait avoir un ou deux ans de plus que moi mais son corps, contrairement au mien qui s’accrochait à l’enfance, avait déjà atteint l’autre rive et il m’était impossible de ne pas le remarquer.
Très vite, nous nous sommes retrouvés dans le salon, à deux, isolés des souvenirs de jeunesse de ses parents et de mon père. Ils riaient fort et buvaient bien. Déborah parlait beaucoup, avait un avis sur tout, jugeait abondamment. Ses amies étaient si matérialistes ! Les garçons, tellement prévisibles, idiots, maladroits ! Et les gens, préoccupés par leur petit confort, lassants ! Ses yeux subtils glissaient sur tout ce qui bouge. Elle donnait l’impression que le monde n’était pas à sa hauteur. J’écoutais, intimidé mais pas désarçonné. J’en avais des choses à raconter, moi aussi, des choses imprévisibles, pas idiotes, alors quand Déborah s’est soudain arrêtée en disant « mais et toi, tu en penses quoi des gens autour de toi ? », je ne me suis pas démonté, je l’ai suivie dans ses jugements sévères et j’en ai même rajouté, si ma mémoire ne me trahit pas :
— Les gens, il n’y en a pas beaucoup qui sortent du lot, la plupart vivent comme tout le monde. C’est pas dingue cette histoire d’avoir une jolie maison, un bon travail, une voiture, des enfants qui réussissent et puis rebelote la génération d’après.
Je n’ai peut-être pas dit exactement cela. Mais c’est plausible, si les grandes idées qui allaient me pousser dans le dos quelques années plus tard étaient déjà là, prêtes à germer dans un petit recoin encore insoupçonné de moi-même.
— Petit anticonformiste, tu m’intrigues, a-t-elle dit.

Ensuite, je ne me souviens plus précisément, Déborah m’a peut-être demandé un autre verre de vin, j’ai sans doute hésité à outrepasser la limite fixée par mon père. Un projet s’est dessiné dans mon esprit qui faisait d’une pierre deux coups.
— J’ai mieux que ça. Je vais te montrer quelque chose. Tes parents seraient d’accord qu’on aille faire un tour ?

Quelques minutes plus tard nous étions dehors, sur le chemin de terre au-delà du cimetière. Nous marchions côte à côte, Déborah me pressait de questions, mais on va où, tu ne me dis rien, c’est pas trop loin au moins ? Je souriais probablement, heureux de cette éclaircie de hardiesse qui m’avait pris par surprise, comme chaque fois.
En approchant des vergers du Bourguignon, j’ai posé un doigt en travers de ma bouche.
— Restons ici un instant, ai-je murmuré, asseyons-nous derrière ce tas de rondins.
— Mais enfin explique-moi, on est chez qui là ? a demandé Déborah.
— Un type habite dans cette caravane, les gens disent qu’il est un peu cinglé mais j’ai parlé avec lui cet après-midi. Regarde.
Je lui ai montré, dans l’obscurité, le potager, les cabanons, les brebis endormies.
— Il est comme coupé de la société.
J’avais dû penser que ça lui plairait, quelqu’un d’imprévisible. Elle se taisait. J’ai poursuivi :
— Il mange même des fleurs et n’achète presque rien. Dans ce cabanon, là, tu vois, il garde des centaines de bocaux. Il fait son fromage aussi.
Déborah a fini par lâcher :
— Mais c’est génial.
Nous sommes restés plusieurs minutes en silence. On entendait le bruitage éternel d’une lisière de forêt la nuit, un hululement de chouette, des aboiements montant des habitations, les branchages agités par un vent calme. Je dirais aujourd’hui que le petit gars de la campagne en mettait plein la vue de la jolie citadine. Mais alors ce ne devait être qu’un sentiment confus et exaltant.
— Il n’a pas toujours vécu comme ça, mon père dit que c’est un livre qui l’a changé.
Avant que Déborah ait pu répondre, j’étais debout.
— Attends-moi ici.

Avec précaution, je me suis approché de la cabane où j’étais entré l’après-midi même. Je guettais le moindre bruit en provenance de la caravane qui n’était qu’à une dizaine de mètres. La porte de l’abri à conserves était maintenue fermée par un simple crochet. Après l’avoir délicatement soulevé, je me suis introduit dans le cabanon. La pénombre n’y était pas complète, une petite fenêtre rudimentaire laissait entrer la faible clarté de la lune. Assez pour que je repère le flacon que j’avais aperçu quelques heures plus tôt sur une étagère à hauteur d’épaule.
Déborah n’avait pas attendu. Je l’ai retrouvée juste derrière la porte du cabanon et l’effet de surprise a précipité mon geste, le bois a grincé puis heurté un bocal à l’intérieur. Nous avons entendu bouger dans la caravane, mais Déborah avait saisi ma main et nous étions bien plus haut, déjà à l’abri des buissons du chemin quand, peut-être, nous ne le saurons jamais, le Bourguignon a jeté un œil au-dehors pour constater que les alentours étaient calmes. La même chouette continuait de hululer de temps en temps. Les brebis dormaient.

J’avais quatorze ans. C’était une liqueur de mirabelle dont j’ai avalé quelques gorgées. Déborah en a bu bien davantage, elle qui riait en prenant des airs de procureur : tu as volé, tu es coupable, je te condamne. Nous ne sommes restés que quelques minutes sur un petit carré d’herbe que les ronces n’avaient pas encore envahi. Son genou, parfois, heurtait le mien. Puis elle s’est levée, a dissimulé le flacon dans sa veste en jean et nous sommes rentrés chez mon père.

En repartant, ses parents avaient promis de revenir en été. Ils n’en ont pas eu l’occasion. Mon père a reçu une promotion quelques semaines plus tard, nous avons déménagé dans un autre pays, un autre village, un autre centre du monde. Déborah est devenu un souvenir que je ne suis pas certain d’avoir gardé intact. Peut-être son visage était-il moins équilibré, son air moins hautain, sa voix plus rauque et son sourire plus fade. Avec les grands souvenirs, on n’est jamais sûr de ce qui se joue.

Par contre, le verger du Bourguignon est toujours bien en place. Je l’ai acquis pour une somme très avantageuse que jamais je n’aurais imaginé pouvoir posséder en intégralité sur mon compte en banque, du temps où je faisais le procès de la vie normale de monsieur tout-le-monde. J’ai signé l’acte de propriété chez un notaire de la région ce matin même, un petit homme efficace et poli qui flottait dans son costume à carreaux.
En arrivant sur les lieux, mon premier réflexe a été de pousser la porte du petit cabanon où le moutonneux entreposait ses bocaux. Ils sont toujours là. Certains ont pourri. J’en ai ouvert un qui a empesté l’air d’un parfum nauséabond de céleri vinaigré. D’autres, contenant des liqueurs, semblent récupérables.
C’est sur une étagère du fond que je l’ai trouvé. Sa couverture blanc cassé, où l’on distingue une planète enchaînée, a jauni avec le temps. Des pages en étaient décousues. À la vue des innombrables annotations dans les marges, des soulignements, de l’usure du papier, j’ai deviné qu’il devait s’agir du livre dont avait parlé mon père, celui qui avait changé la vie du Bourguignon. Certains mots étaient traduits dans l’interligne car il s’agissait d’une édition originale en anglais. Ce livre de 1972, tout le monde aujourd’hui en parle comme d’une évidence : The limits to growth (*). Qui le lit encore ? Personne. Est-il nécessaire de lire une prophétie quand sa réalisation est presque achevée ?Je ne sais pas si les lieux ont connu un propriétaire intermédiaire entre le Bourguignon et moi, après sa mort, avant que j’achète. C’est possible. Un investisseur lointain qui n’en aurait finalement rien fait, ou un parent éloigné. Tout semble avoir été abandonné en l’état, le livre comme le reste. Je ne sais pas ce que je vais en faire, maintenant que c’est mon tour de changer de vie.

(*) Ce titre a été initialement traduit en français par « Halte à la croissance ! ». On l’appelle aussi communément le « rapport Meadows », du nom de l’un de ses auteurs, ou le rapport du Club de Rome. On a – discrètement – fêté, cette année, son cinquantième anniversaire…

N.B. : Cette histoire est une pure fiction.