La plupart des jardiniers, même bio, s’interrogent peu au sujet de leurs semences potagères. L’important travail d’observation nécessaire au maintien du socle de caractéristiques propres aux variétés traditionnelles et patrimoniales qu’ils aiment utiliser leur échappe donc souvent. La nécessité préalable de caractériser ces variétés n’est-elle pas cependant une condition sine qua non de cet intérêt ? Mais de quoi s’agit-il ? Et pourquoi l’importance de ce travail majeur tend-t-elle encore à leur échapper ?

Par Philippe Delwiche et Marlène Moreau

Introduction

La caractérisation préconisée par l’UPOV (Union internationale pour la Protection des Obtentions Végétales) peut se définir comme une méthode internationale et standardisée qui permet la description des variétés et donc la distinction de leurs caractères propres au sein des autres variétés d’une même espèce. La caractérisation vise notamment à mettre en exergue les éléments marquants de la diversité phénotypiques, comme la taille, la forme, la couleur des feuilles et des fruits, la période de maturité, l’architecture des plants ou des grappes de fruits… L’UPOV prévoit des fiches de description – dites fiches UPOV – qui permettent de compiler ces différentes observations pour une large gamme d’espèces. L’objectif poursuivi est principalement de fournir un guide de caractéristiques à observer en vue de permettre l’inscription des variétés considérées au Catalogue officiel, ou en vue de l’obtention d’un COV (Certificat d’obtention végétale).

La lente érosion des variétés traditionnelles

L’inscription d’une variété dans le « Catalogue Officiel des Espèces et Variétés » est indispensable pour sa commercialisation et c’est de cette inscription que les industriels de la semence tirent actuellement leur situation de monopole. Différents tests doivent être réalisés en vue de cette inscription. Ils portent sur les caractères phénotypiques de la variété. Ils sont dits DHS pour :

– Distinction : la variété doit être distincte de celles qui sont déjà inscrites ;

– Homogénéité : la variété doit être uniforme par rapport à l’ensemble de ses caractères ;

– Stabilité : la variété doit rester identique à elle-même suite aux multiplications successives.

Ces critères DHS permettent d’obtenir un COV, c’est-à-dire un quasi brevet industriel qui protège, pour vingt-cinq ans, la variété de la concurrence et permet l’inscription au Catalogue officiel. Ainsi, le marché des semences est-il dûment verrouillé et réservé aux seules variétés pouvant être appropriées par un COV. La majorité de ces variétés de légumes aujourd’hui inscrites sont des hybrides F1, c’est-à-dire issus de deux variétés distinctes mais qui ne sont pas stables. D’éventuelles plantes de la génération suivante présenteraient donc des caractéristiques totalement disparates et produire des semences au départ d’hybrides F1 n’aurait donc aucun sens. Le jardinier ou le maraîcher qui en utilisent doivent, par conséquent, racheter leurs semences, chaque année, au semencier qui les produits.

Publié en 2006, le Catalogue français des espèces et variétés potagères permet d’évaluer l’érosion des variétés traditionnelles au profit des hybrides :

– asperge : 23 hybrides et 2 traditionnelles ;

– aubergine : 28 hybrides et 4 traditionnelles ;

– carotte : 82 hybrides et 12 traditionnelles ;

– chicorée witloof : 36 hybrides et 1 traditionnelle ;

– chou brocoli : 8 hybrides et aucune traditionnelle ;

– chou de Milan : 21 hybrides et 5 traditionnelles ;

– chou-rave : 2 hybrides et aucune traditionnelle ;

– chou rouge 7 hybrides et 2 traditionnelles ;

– concombre 39 hybrides et 3 traditionnelles ;

– enfin, pour la tomate : 390 variétés hybrides et 19 variétés fixées, dont la ‘Saint-Pierre’, la seule de cette longue liste à être parfois cultivée par les jardiniers bio…

Pour l’agro-industrie, la fabrication d’une variété ne vise qu’à augmenter la rentabilité et à faciliter sa commercialisation, sans jamais se soucier des qualités gustatives et nutritives. Pour ne prendre qu’un seul exemple, concernant la tomate, le caractère « durée de conservation » évalue la fermeté sur des fruits cueillis alors que la couleur verte a disparu sur la moitié de leur surface ! Et l’observation peut se prolonger pendant cinquante-six jours. Il est donc possible d’acheter aujourd’hui, dans la grande distribution, des tomates cueillies… deux mois plus tôt !

Se réapproprier le travail de caractérisation

Il est très important de distinguer les objectifs qui animent les artisans-semenciers – les « sentinelles » actives dans la sauvegarde du patrimoine – et les jardiniers, de ceux que poursuivent l’UPOV et, avec elle, les géants de l’agro-industrie qui recherchent un monopole commercial.

Pour les défenseurs de la biodiversité cultivée, la caractérisation présente différents intérêts. Elle participe, tout d’abord, au maintien des variétés populations, mais sans les brider, afin de permettre une coévolution, sous l’action des terroirs et de l’Homme. Il s’agit de s’assurer que les variétés multipliées sur le long terme correspondent bien à un socle de caractéristiques lié à la variété de départ, et de fixer des balises à une sélection conservatrice in situ qui sera nécessairement « évolutive » par rapport à son environnement. Leur grande résilience leur permet, en effet, de s’acclimater, de s’adapter au milieu, tout en répondant à des pratiques et des besoins locaux, aux attentes du consommateur, en ce qui concerne les qualités nutritives et gustatives, mais aussi au grand défi que représente la perspective d’une adaptation au changement climatique.

Ce travail est également utile en vue de la réinscription de certaines variétés au sein du catalogue national. Dans ce cas, la caractérisation est importante afin de pouvoir les comparer avec des variétés figurant dans la littérature semencière ancienne, dans le but de prouver leur origine régionale, comme le requiert la réglementation. C’est d’ailleurs à un retour de cet exercice, réalisé avec l’oignon ‘Rouge pâle de Huy’, que sera consacrée la deuxième partie de cet article. Enfin, pour les férus d’histoire, ce travail de caractérisation permet aussi de retracer l’histoire passionnante de nos variétés à travers les siècles.

Les variétés locales ou patrimoniales sont des variétés population qui sont apparues dans une région, ou dans la ceinture verte d’une ville, et qui ont subi la sélection naturelle pendant des décennies – comme la chicorée frisée ‘de Namur’ – et même pendant des siècles – comme la carotte ‘Yellow belgian carrot’. Elles peuvent également avoir été introduites et, en s’adaptant à leur nouveau terroir, avoir perdu leur nom et une partie de leurs caractères, comme la variété allemande apparue dans la ceinture verte de la ville de Bautzen, ‘Bautzener Dauer’, devenue ‘Blonde de Laeken’ lorsqu’elle fut adoptée par les maraîchers et les consommateurs bruxellois.

 

Variétés population et lignées pures

Il existe plusieurs types de variétés au sein de chaque espèce potagère. Une variété est constituée d’un ensemble de plantes qui présentent des caractères communs, visibles et invisibles, qui la distinguent des autres variétés de la même espèce.

Les variétés population – aussi appelées anciennes, locales, de pays, de ferme ou traditionnelles – sont les plus anciennes : elles existent depuis les débuts de l’agriculture et sont à l’origine de toutes les variétés modernes. Pour les espèces potagères, elles sont majoritairement issues d’un travail collectif de maraîchers installés dans la ceinture verte des villes dont elles portent souvent le nom. Elles sont multipliées en pollinisation libre, sélectionnées par sélection massale et leur grande diversité génétique permet, par une constante évolution, de s’adapter à des conditions de sols, de terroirs et de climats qu’il est difficile d’imaginer.

Prenons pour exemple le haricot, originaire d’Amérique, et qui n’est déjà plus une plante sauvage lorsqu’il est introduit en Europe, à la fin du XVe siècle. Sa culture est déjà recommandée, en 1560, dans l’ouvrage Della Agricoltura de l’agronome italien Giovanni Tatti. Lors du processus de domestication en Europe, un caractère va freiner sa progression vers le nord du continent : sa sensibilité à la photopériode qui, sous les tropiques, ne lui permet de fleurir que pendant les périodes de jours courts. Sous nos latitudes, où les jours sont longs en été, le haricot ne fleurit qu’en octobre, lorsque les jours raccourcissent et il n’a donc pas le temps de terminer son cycle de vie. La souplesse d’adaptation des variétés population et la sélection vont permettre de supprimer totalement, en quelques siècles, toute sensibilité à la photopériode et d’obtenir une floraison qui s’effectue indépendamment de la longueur des jours. A tel point qu’en Suède, un pays ou le soleil ne se couche plus à l’approche du solstice d’été, les « Brunabönorfrån Öland« , quatre variétés traditionnelles de haricot brun ‘Bonita’, Karin’, ‘Katia’ et ‘Stella’ sont cultivées sur l’île d’Öland. Patience et longueur de temps !

Pour Jean Pierre Berlan, les variétés populations sont les seules qui méritent le terme de variété puisqu’il n’hésite pas à déjà parler de clone à propos des lignées pures. Les lignées pures sont issues d’individus, prélevés parmi les variétés population, qui présentent les caractères recherchés. Isolés et multipliés entre eux, pendant plusieurs générations, ils produisent une majorité d’individus identiques mais munis d’un patrimoine génétique fortement amoindri par une consanguinité prolongée. Les premières lignées pures furent plutôt sélectionnées par des obtenteurs qui n’étaient plus des maraîchers ou des paysans mais des semenciers, comme les Vilmorin.

Nous l’avons dit : les hybrides F1 sont obtenus par le croisement de deux variétés différentes de lignées pures qui fournit des individus très homogènes et d’une grande vigueur par l’effet d’hétérosis. Contrairement aux variétés population et aux lignées pures, les hybrides sont instables dans leur descendance et impossible à reproduire par le jardinier. Les critères de sélections de ces variétés ne visent qu’à satisfaire la filière du maraîchage industriel et de la grande distribution.

 

Génotype et phénotype

Le génotype est l’ensemble de l’information génétique d’un individu, alors que le phénotype est l’ensemble des caractères observables – vue, goût, odorat… – de l’individu. Il constitue l’expression du génotype qui ne produit donc qu’en partie le phénotype.

Exemples : de vrais jumeaux possèdent un génotype identique. L’un d’eux, souvent dans la maison, reste blanc de peau alors que l’autre passe ses journées au soleil et possède une peau bronzée : à génotype égal, le phénotype « couleur de la peau » est différent. Le phénotype est donc le reflet du génotype, auquel s’ajoute l’influence du milieu et du climat. Pour les variétés des espèces légumières, la sélection ne peut s’effectuer que sur les caractères observables :

– résistance au froid, à la chaleur, à la sécheresse, à l’humidité, aux maladies… ;

– précocité, port végétatif, rendement… ;

– couleur, forme, tendreté, goût… ;

– aptitude à la conservation…

A titre d’exemple : la caractérisation de l’oignon ‘Rouge pâle de Huy’

Le ‘Rouge pâle de Huy’ apparaît, au plus tard, à la fin du XIXe siècle, dans le catalogue du marchand-grainier Auguste Dony, d’Antheit (1898). Au début du XXe siècle, ce sont les marchands Collette-Ronchaine, de Huy (1900), Alexis Perwez, de Statte (1905), Collette-Mühlen, de Huy (1909), Athanase Guyaux-Hankenne, de Huy (1923), Gonthier, de Wanze (1924), Lafontaine, de Statte (vers 1930), ainsi que la coopérative socialiste Les Campagnards, de Tihange (1921), qui le commercialisent. On voit donc que cette variété population fut sélectionnée et maintenue par une importante communauté de maraîchers-semenciers cultivant les terres de la ceinture verte de la ville de Huy. Dans les années 1970-1980, les dernières terres maraîchères sont avalées par l’urbanisation mais la maison Gonthier propose toujours l’oignon ‘Rouge pâle de Huy’ dont la semence est produite en France, sans doute par ou pour le semencier Vilmorin-Andrieux. Celui-ci le propose, en effet, dès 1947, dans son Dictionnaire des plantes potagères. Il disparaît du catalogue Gonthier lors d’une première faillite, en 1995.

Dans le cadre du sauvetage de notre patrimoine légumier et du projet Biodomestica, Laurent Minet, du CTH Gembloux, obtient, en 2014, un lot de graines conservées par le centre de recherche agronomique de Wageningen, aux Pays-Bas. Celles-ci proviennent de la maison Simon Louis Frères & Cie, de Bruyères-le-Châtel en Ile-de France, un important producteur de semences potagères. Cette présence en France n’est pas étonnante, l’oignon ‘Rouge pâle de Huy’ y ayant connu un succès certain jusque dans la région de Bordeaux. Le travail de multiplication et d’observation peut donc commencer au CTH Gembloux.

En 2018, une belle parcelle est dédiée à notre oignon chez l’artisan-semencier Semailles et nous nous réunissons, avec Laurent, pour effectuer la caractérisation. Il est nécessaire, dans un premier temps, de vérifier si la variété retrouvée correspond bien à la variété d’origine ; nous nous limitons pour cela à l’observation du bulbe qui est la seule partie de la plante quelque peu décrite et illustrée dans les documents anciens à notre disposition. Il est à noter que ces catalogues de graines, revues horticoles et livres de jardinage anciens sont importants pour ce travail mais ils apportent également la preuve historique de l’existence d’une variété patrimoniale, indispensable à l’inscription, par la Région Wallonne, dans la liste D des anciennes variétés destinées au jardinage amateur.

Une fois établie l’adéquation entre le lot reçu et la variété recherchée, la caractérisation se poursuit en observant les caractères mais que la documentation ne permet pas d’appréhender. Caractères propres au bulbe – nombre de points végétatifs par kilo, teneur en matière sèche… – ou aux feuilles – port, cassure, longueur… – ainsi qu’à l’époque de maturité et à la tendance à la montaison. Pour certaines espèces potagères, il est nécessaire d’effectuer ces observations en plusieurs étapes, en tenant compte des stades de croissance, et sur deux ans, en ce qui concerne les espèces bisannuelles. Ce travail terminé, les variétés patrimoniales peuvent intégrer le catalogue des artisans-semenciers et c’est alors aux jardiniers amateurs de les adopter et d’en assurer la pérennité.

Aux semences, citoyens !

Standardiser à jamais les principales variétés potagères est la grande ambition commerciale de l’industrie semencière. Les hybrides F1 permettent ainsi de les vendre et revendre, année après année, à qui veut encore s’amuser à les cultiver – alors qu’il est pourtant si facile de les acheter, sous plastique, en grandes surfaces… Mais l’industrie cherche-t-elle vraiment à améliorer la vie des gens ? Jamais de la vie ! L’industrie veut juste du profit et c’est son talon d’Achille, le citoyen l’a enfin compris. N’ayant de cesse de déconstruire ce que sa grande crédulité a docilement avalé des décennies durant, il s’aperçoit que la semence non plus, ce n’est pas tout à fait ce qu’on lui avait toujours dit…

La semence boucle le cycle de la vie végétale, au champ comme au jardin. A travers elle se joue la capacité d’une plante à s’adapter à des conditions spécifiques, à travers elle se détermine tout ce qui doit être conservé et tout ce qui doit évoluer, de la fourche à la fourchette… Aussitôt qu’ils intègrent cela dans l’intimité profonde de leurs pratiques, dès que la connaissance et le savoir-faire oubliés arrivent jusqu’à eux, jardiniers et maraîchers refusent de laisser cette prérogative essentielle aux seuls industriels. Car ce patrimoine est en grande partie le leur. Cette grande diversité variétale locale est précisément celle qu’avaient cultivée pour eux leurs ancêtres. Au nom de quoi laisser, sans réagir, l’industrie faire main basse sur un bien aussi précieux ? C’est un non-sens qui saute alors aux yeux. Encore faut-il maîtriser tous les tenants et aboutissants de cette démarche salutaire. En cela réside la vraie gageure…