Il m’est venu l’idée saugrenue de raconter l’histoire de nos objets familiers, des armoires et des pièces de notre quotidien. En quelque sorte, l’histoire consumériste de nos murs et des choses que nous plaçons délibérément dedans. Peut-être apercevrons-nous alors comment le consumérisme nous entraîne vers l’abîme en épuisant, lentement mais sûrement, les ressources de la planète où nous vivons…

Par Alain Maes

Au premier jour de cette histoire, je me suis réveillé dans une maison de ville de douze pièces, plus les caves et un grand jardin, tous amoncelés d’objets en tous genres. Au deuxième jour de cette histoire, je décide de quantifier l’accumulation à laquelle presque personne, et sûrement pas moi-même, ne semble pouvoir échapper. Je désire juste donner une visibilité comptable à ces « collections ». Il me faut, pour cela, choisir une pièce dans laquelle je puisse me glisser et inventorier les panoplies sans bousculer les hôtes que je visite. La cuisine s’est offerte comme une évidence.

Inventaires

Au troisième jour, pour dénombrer, j’établis une pyramide des âges de la population belge de vingt à quatre-vingt-quatre ans. Appartenant à la classe moyenne, je recrute préférentiellement dans cette population les cuisines à rencontrer. Afin de donner du corps à cette recherche, j’en choisis trente-sept de tous styles et de toutes les nuances.
Au quatrième jour, pour les affronter, je dessine un bordereau sur lequel tous les objets sont représentés. Au cinquième jour, j’arpente ma première cuisine : une fourchette, une poêle, une boîte de cure-dents, une paille, une pince à glace, un robot multifonctions – avec tous ses accessoires – valent toutes et tous pour un. Je compte tout ce qui permet de cuisiner et tout ce qui permet de manger. Je ne compte pas les aliments ni les produits d’entretien. Mais bien les lavettes, les nappes, les chaises, les caisses en carton pour le rangement des accessoires de la cuisine, pour peu que de près ou de loin ils alimentent nos estomacs, au sens propre comme au figuré… Je ne comptabilise aucune décoration, sauf s’il s’agit d’un objet destiné autrefois à la bouche. Ceci dit, et de manière anecdotique, lorsqu’un mousqueton est rangé dans le tiroir avec les fourchettes, par exemple, je le compte. Je prends des notes sur le bordereau, je comptabilise. Mes « clients » sortent les objets un à un, ils les nomment et je les note. Je fais autant de « barres » qu’il y a d’assiettes, de bols, de gaufriers, d’économes, de tasses, de pinces à escargots, de pics à zakouskis, de cuillères en bois, de presse ail, de passoires, d’entonnoirs… En moyenne, il me faut d’une heure trente à deux heures pour compter une cuisine « raisonnable ».

Je compte, je compte…

Mais attention, je ne compte pas les ustensiles de la cuisine rangés dans les pièces éloignées. Parfois, j’ai transigé pour quelques « brols » entreposés dans la salle à manger toute proche. Mais j’ai évité les garages comme la peste. Bien que cela m’ait été proposé à plusieurs reprises, jamais je ne suis descendu à la cave ni monté au grenier.
Je compte, je compte tant et plus et les objets murmurent, ils parlent ! Ces objets induisent des remarques auprès de mes intervenants. Les objets abondants et surabondants, oubliés, obsolètes, cassés, improbables, redondants ou encombrants, tous ces objets libèrent la parole. Mes hôtes échafaudent des justifications. Devant l’étalage de leurs objets, chacun, chacune se sent obligé obligée de justifier quelques achats, quelques collections, quelques égarements, quelques victoires… Presque toutes et tous commentent, par exemple, l’existence des objets familiaux, leurs raisons d’être essentielles.

« On ne sait même pas pourquoi on les a achetés »
« J’ai acheté ça pour autre chose »
« Aaah ! (horreur) »
« Des bougies Amnesty »
« Une poêle qui ne sert jamais, je vais la benner ! »
« Je n’ai jamais utilisé ces trucs-là ! »
« Cadeaux de Noël ! »
« J’en ai que cinq (déçue) ? »
« Trop de choses affectives »
« Riez mais il y a une explication… »

Paroles des hôtes consternés, ravis et impassibles. Sur ces entrefaites, des hôtes « joueurs » m’ont tenté à compter quelques maisons entières, pour l’expérience, pour savoir. Une idée saugrenue que j’ai saisie à pleines mains. Je révélerai les résultats de cette poursuite d’enquête dans le prochain Valériane. Pour l’heure, je garde le cap, je termine la cuisine. Comme un mouvement perpétuel, il y a toujours le petit dernier, l’objet chéri, encore frais, le dernier arrivé qui sera bientôt le prochain retraité, le prochain désamour.
Le jour le plus long est le sixième jour. J’ai des milliers d’entrées, une quantité d’informations considérable. J’ai observé mes barres, j’ai regroupé, comparé, rassemblé, croisé les datas. La liste des objets de la cuisine contemporaine est très longue.

Paramètres

Le septième jour, je sors du bois sans déjeuner. Sur trente-sept cuisines, la variété des façons de vivre est aussi grande, dans une même tranche d’âge, que les accumulations d’objets sont variables. La « grande variable insaisissable » qui nous occupe est le mode de vie de chacun, de chacune. C’est lui et lui seul qui détermine l’amplitude des variations sur le long terme, sur une vie. À peine cinq pour cent des hôtes ont manifesté – dès mon arrivée – une résistance au système consumériste. Mais « résister » est un concept « météorologique », lui aussi variable. Le dire et le faire sont deux « commandes » mentales dont les résultats sont parfois éloignés. La quantité d’objets varie dès lors, parfois du simple au double, jusqu’au quintuple, aussi pour les personnes en résistance. Puis d’autres paramètres, plus factuels, entrent en jeu. Vivre seul ou vivre en couple requiert une cuisinière. Autrement dit, nos objets ne sont pas toujours multipliés par autant de personnes vivant sous un même toit, et pourtant… Le nombre d’enfants dans la maisonnée et leur âge sont un autre paramètre qui influe sur l’achat d’objets spécifiques, comme les biberons, les bavoirs et les chaises hautes qui bientôt seront des encombrants… Il y a aussi les familles recomposées et les gardes alternées des enfants qui consomment des objets spécifiques dans deux habitations. Il y a les « nouveaux » couples qui se voient en alternance chez l’un puis chez l’autre, deux cuisines et deux maisons, et deux entrepôts pour le même prix ! En fin de parcours, il y a aussi les héritages…
Aussi, un paramètre très terre-à-terre ne doit-il pas nous éloigner d’une certaine vérité. À trente ans, le pouvoir d’achat du jeune reste fragile, alors que celui de ses ainés est au plus fort. Dans cette enquête, une chose n’est pas à discuter : plus les femmes et les hommes prennent de la bouteille, plus ils accumulent. Inversement, moins ils sont vieux, moins ils en ont dans les bras.

Relativiser

Parler de moyennes, dès lors, doit passer par tous les filtres que je viens d’évoquer. Combien d’objets de cuisine avons-nous dans les jambes ? Les scores des deux familles les plus éloignées sont distants d’un ratio de quatorze ! La première compile 143 objets pour deux jeunes de moins de trente ans sans enfant, alors que l’autre compile 2.019 objets pour un couple de retraités, avec deux enfants fantômes (1). Notez que, malgré cet écart – vertigineux -, ces deux couples mangent à leur faim tous les jours de l’année et le second n’est pas obèse… La double page illustrée visualise trois réalités différentes parmi les trente-sept étudiés (2). Abandonnons les familles pour quelques moyennes par personne : la tranche d’âge 20/24 ans possède 165 objets, la 30/34 ans en possède 211, la 50/54 ans en possède 280, la 60/64 ans en possède 357 et la 70/74 ans en possède 464. Aux extrémités, les deux scores les plus éloignés sont distants d’un ratio de huit ! Un jeune de vingt-huit ans possède 73 objets, et un autre jeune de trente-huit ans en possède 581.
Le septième jour toujours, digérant le repas dominical, me revient l’idée – pas neuve – qu’un dessin supplémentaire vaut mieux que toutes les colonnes de chiffres du monde. Pour vous permettre de visualiser pleinement nos entassements, je vous propose de distinguer les « objets de cuisine » des « objets de la table ». Les premiers servent à cuire le repas. Leur nombre met en adéquation les casseroles et les becs de cuisson disponibles sur la cuisinière. Les « objets de la table » sont des multiples, leur nombre met en adéquation les services complets – assiettes, couverts, verres – et les places assises autour de la table, le lieu du repas.
Pour la tranche d’âge 35/59 ans, la moyenne représentée dans l’illustration ci-contre, nous montre que nous disposons de trois fois plus de contenants que de place disponible sur la cuisinière. Les terrines du four, elles, sont quatre fois plus nombreuses que le four peut en accueillir. Nous disposons d’autre part, pour les « objets de table », de vingt-trois services complets – en bleu -, plus une belle réserve « au-cas-où » – en noir… Malheureusement, la place disponible autour de la table – en moyenne de 1,55 mètre carré – autorise seulement six personnes, ou huit mais serrées… C’est trois fois trop peu de place. La tranche d’âge des 24/34 ans est plus raisonnable, elle dispose d’à peine plus d’outils que de places disponibles avec, elle aussi, une belle marge d’ »au-cas-où »… La tranche d’âge 60/84 ans dispose, de son côté, de quatre fois plus d’ »objets de cuisine » mais de cinq fois plus de services complets que sa table peut en recevoir, le tout avec des réserves dignes des plus belles foires d’antiquaires. En veux-tu ? En voilà ! Notre besoin de posséder est le moteur cardinal du consumérisme, faut pas chercher midi à seize heures, goûter oblige…
Le soir du septième jour, je constate – comme vous, je pense – que nous possédons, toutes et tous, bien plus que de raison. Que diviser notre panoplie par deux ou par trois n’entraverait en rien notre « confort », que du contraire peut-être. Car ces objets en abondance convoquent beaucoup d’armoires à remplir qui demandent elles aussi de grandes maisons garnies de pièces à aménager… C’est un cycle sans fin. Nous verrons cela dans le prochain article…
Dernier fait marquant : avec autant d’accessoires de cuisine, aucun hôte ne m’a invité à sa table… Vous me diriez bien pourquoi ?

Conclusion

L’arithmétique est un élément de base de la prise de conscience. Nous adulons tellement les chiffres que nous arrivons trop souvent à ne plus rien leur faire dire du tout… Pourtant, l’arithmétique vient à notre secours si nous arrivons à comprendre que cent c’est plus que dix, et que cent c’est beaucoup trop si nous n’avons besoin que de dix. Pourtant, la folie du profit qui emporte notre monde nous répète sans arrêt que nous avons sûrement besoin de cent, alors même que nous savons très bien qu’il ne nous faut pas plus de dix !
Cette folie s’appelle la croissance, c’est elle qui régit encore nos économies et notre monde. Il faut aujourd’hui tout faire, d’urgence, pour en sortir rapidement. Nous venons de démontrer cette évidence d’une manière on ne peut plus concrète. Et il n’y a strictement rien à ajouter !

Notes :
(1) Les « enfants fantômes » sont les enfants, devenus grands, qui ont quitté la demeure familiale, bien entendu sans prendre avec eux les objets de leur croissance.
(2) L’entièreté de cette recherche a donné lieu à la publication d’un ouvrage, intitulé Une vie discrète, dont je réserve les derniers exemplaires encore disponibles aux bibliothèques. Pour votre curiosité, cet ouvrage est néanmoins consultable gratuitement sur le site https://issuu.com/alainmaes