Sur la page de garde du Code wallon du Bien-être animal, code que nous envient nos voisins européens – www.wallonie.be/sites/default/files/2019-04/code_wallon_bea.pdf -, adopté par le Parlement de Wallonie le 3 octobre 2018, nous pouvons lire que les animaux sont « conscients, sensibles et vivants, comme nous ! » Notre relation à l’animal est-elle revisitée ? Certes, en cette matière, les lignes bougent, attisées par l’opinion du public et les études scientifiques…

Par Delphes Dubray

 

Dès juin 2012, durant une série de conférences sur la conscience chez les animaux humains et non humains, fut signée la Déclaration de Cambridge sur la conscience (en anglais Cambridge Declaration on Consciousness). Selon le texte de cette déclaration, les recherches ont démontré la capacité des organismes du règne animal à percevoir leur propre existence et le monde autour d’eux. De plus, la neuroscience a étudié les zones du cerveau et a découvert que les zones qui nous distinguent des autres animaux ne sont pas celles qui produisent la conscience. Il en résulte ainsi que les animaux étudiés possèdent une conscience parce que « les structures cérébrales responsables des processus qui génèrent la conscience chez les humains et les autres animaux sont équivalentes« .

 

Définition d’un concept central en éthologie animale

Le fait d’éprouver une expérience subjective du monde, une vie intérieure et, de ce fait, de ressentir des expériences positives – plaisir, bonheur, etc. – comme négatives – souffrance, douleur, etc. – porte un nom, il s’agit du de la « sentience », un terme entré dans le dictionnaire Larousse, en 2020. Les humains et la plupart des animaux sont des êtres « sentients » (1). L’idée est donc de porter un autre regard sur les animaux en les considérant pour ce qu’ils sont :  des individus à part entière qui ont une expérience personnelle du monde et un désir de vivre et de ne pas souffrir. Que dit Wikipédia du terme « sentience » ? Issu du latin sentiens, ressentant, et de sentiere, percevoir par les sens, il désigne la capacité d’éprouver des choses subjectivement, d’avoir des expériences vécues. Les philosophes du XVIIIe siècle l’utilisaient pour distinguer la capacité de penser – la raison – de la capacité de ressentir. La « sentience » désigne donc la conscience dite phénoménale, c’est-à-dire la capacité de vivre des expériences subjectives, des sensations. Le concept de « sentience » est central en éthique animale car un être sentient ressent la douleur, le plaisir, et diverses émotions, ce qui lui arrive lui importe. Ce fait lui confère une perspective sur sa propre vie, des intérêts – à éviter la souffrance, à vivre une vie satisfaisante, etc. -, voire des droits – à la vie, au respect…

 

Quels critères pour déterminer la « sentience » d’un individu ?

La « sentience » reconnaît un avantage évolutif qui permet de poser des choix conscients et donc de s’adapter à de plus nombreuses situations, ainsi que d’anticiper leurs conséquences. Le consensus exprimé par la Déclaration de Cambridge sur la conscience porte sur la présence, chez tous les vertébrés, des caractéristiques neurologiques identifiées, par cette déclaration, à la « sentience ». Parmi ces caractéristiques, citons par exemple, la complexité du système nerveux – plus de cent mille neurones -, des circuits sensoriels composés de couches de neurones hiérarchiquement organisées, des circuits de différents sens convergents pour former une représentation isomorphique de l’environnement – un fait constaté par imagerie cérébrale -, des neurones très interconnectés, la présence de zones destinées au stockage de souvenirs et l’entrainement possible à des tâches sélectives.

En 2003, la biologiste Lynne Sneddon (2) avait prouvé la perception de la douleur chez les poissons – les truites arc-en-ciel. Jusque-là, la croyance populaire était « No cortex, no cry » qu’on traduira approximativement en « Pas de cortex, pas de cri« . Autrement dit, les humains s’accordaient à croire que les poissons n’étaient pas équipés neurologiquement pour ressentir la douleur. La démonstration de la présence d’un cortex à feuillets simples – « singly laminated cortex » – conclut que les poissons ont, eux aussi, la capacité de souffrir. La « sentience » d’un individu n’est donc pas une caractéristique binaire mais graduelle : un animal peut être plus ou moins sentient, ou pas sentient du tout. Le Dr Steven Laureys, cosignataire de la Déclaration de Cambridge s’interroge mène plus avant : « Et si la conscience n’était pas une caractéristique humaine mais un fondement de l’univers, régissant toute matière physique, comme le fait, par exemple, la gravité ? La conscience ne serait-elle pas une caractéristique fondamentale de la matière, chaque molécule ayant une forme infiniment petite de conscience, sorte de particule élémentaire qui peut s’assembler pour former des consciences plus complexes. Les comportements coordonnés des végétaux face à leur environnement illustrent cette idée. (3) »

Développée par le psychiatre et neurologue Giulio Tononi (4), la théorie de l’information intégrée postule que la conscience est affaire d’intégration de l’information, via une connectivité fonctionnelle à grande échelle, la quantité d’informations intégrées correspondant au niveau de conscience de l’individu. Cette quantité est mesurable et des modèles mathématiques ont ainsi été développés qui pourraient permettre de comprendre les mécanismes d’échange d’informations et le niveau de conscience des autres animaux.

 

Spécisme et antispécisme

La « sentience » des animaux – au moins des mammifères – est une notion qui n’est pas neuve, comme en témoignent les écrits de Leonard de Vinci, d’Erasme, de Thomas More, de Montaigne, de Shakespeare, de Francis Bacon… Certains philosophes l’ont toutefois niée – Aristote, Thomas d’Aquin, René Descartes ou encore Emmanuel Kant – et auraient donc été à l’encontre de connaissances couramment acceptées. Le sens même du concept d’animal-machine et d’émotions inconscientes, proposé par Descartes, fait partie de cette tendance et a beaucoup influencé, depuis lors, la pensée dans nos régions, de sorte que, pendant une grande partie du siècle passé, les spécialistes du comportement ont évité toute étude des sentiments des animaux, en raison de l’influence d’une branche de la psychologie appelée « behaviorisme ». Ils considéraient que les expériences subjectives – telles que les sensations, perceptions, images, désirs, pensées et émotions -, ne pouvant être directement observables, ne devaient pas être mentionnées. Même l’éthologie, fondée en Europe, fut une discipline très influencée par le « behaviorisme », les éthologues limitant généralement leurs considérations au comportement observable, bien que leur utilisation de termes tels que « faim », « douleur », « peur » et « frustration » ait pu suggérer que les états affectifs continuaient de guider leur réflexion sur le comportement. Tout ce qui était subjectif était cependant scientifiquement refoulé.

À la fin du XVIIIe siècle, le philosophe britannique Jeremy Bentham (5) avait pourtant affirmé l’importance morale de la « sentience ». Pour lui, en effet, la question n’était pas « peuvent-ils raisonner ? » ou « peuvent-ils parler ? » mais « peuvent-ils souffrir ? » Peter Singer reprit cette idée, en 1975, dans Animal Libération (6) et affirma que tout être sentient a des intérêts et qu’avoir des intérêts fonde le statut moral. Il appela ainsi « spécisme » (7) le fait que nous ne prenons pas – ou moins – en compte les intérêts des êtres sentients non humains, par rapport aux intérêts des humains. Les auteurs « antispécistes » (8) pensent, quant à eux, que la « sentience » est la condition nécessaire – et, pour beaucoup d’entre eux, suffisante – au statut moral.

La relation entre humain et animal est généralement à sens unique. Pour les humains, le vivant non humain n’est digne que de peu d’égards, sauf s’il est source de profit, et encore moins de droits. Mais la prise de conscience du grand public de la sensibilité des animaux conduit nécessairement à un changement dans cette relation, même si elle met beaucoup d’humains mal à l’aise. Cela nous arrangeait bien de considérer, en effet, que les poissons ne ressentent rien quand nous les pêchons pour les manger ou, tout simplement, pour pratiquer une pêche sportive, même « no kill« , où l’on remet les prises dans l’eau…

 

En enfer, ils y sont déjà !

Pareille prise de conscience peut également contribuer à mettre certaines catégories de la population dans une position inconfortable. Des études récentes ont montré que les éleveurs sous-estiment généralement la douleur ressentie par leurs animaux, lors de certaines opérations comme la castration des porcelets et l’écornage des bovins… Ils font preuve d’états de reconnaissance très diversifiés par rapport à la souffrance ressentie par leur bétail. Nier cette souffrance ou la minimiser est la seule façon qu’ils trouvent, bien souvent – et on peut les comprendre -, pour continuer à gagner leur vie dans la filière de l’élevage, en se protégeant du mal-être qu’engendrerait, ou pas, la reconnaissance de la souffrance éventuelle de leur bétail. Ce constat s’étend à nous tous, dans notre grande majorité. Continuer à nier une réalité, nouvellement prouvée par la science, nous exempte de remettre en cause des comportements acquis depuis de nombreuses générations.

« L’enfer n’existe pas pour les animaux, ils y sont déjà« , disait Victor Hugo, au XIXe siècle. Cette citation est d’autant plus vraie, à l’heure actuelle, alors que l’élevage intensif, dans le cadre de fermes-usines, a pour objectif premier la maximisation des profits au détriment du bien-être des animaux. Mais aussi de celui des éleveurs… Ce modèle hyper-consumériste – qui se voudrait inéluctable, dans le monde actuel – oblige les animaux concernés à réduire leur niveau, ou quantité, de conscience afin de survivre, tout en tentant d’assurer ce qui semble être leur objectif premier, à savoir la perpétuation de leur espèce. Et cela, dans des conditions véritablement dignes d’un enfer, que sont l’enfermement, la nourriture trafiquée, la sélection génétique et génomique, et la non-reconnaissance de leurs besoins comportementaux.

D’autre part, l’humanisation de l’animal sauvage – notamment dans les films et les documentaires – change les représentations que nous avions d’eux, en ôtant sa bestialité à l’animal sauvage. Le rôle de l’animal domestique, lui aussi, s’est modifié : après être entré dans nos foyers, il est dorénavant considéré comme un membre de la famille. Certains gardiens humains lui font jouer un rôle qui devient parfois délétère quand il lui est demandé de se comporter d’une façon qui ne lui est pas naturelle mais qui plaît à l’humain, dans sa dérive anthropomorphique.

Pareil processus élève peut-être le niveau de conscience de certains animaux, mais au prix d’une grande souffrance nécessaire à leur adaptation et qui a pour conséquence qu’on peut diagnostiquer, chez eux, les mêmes pathologies mentales que chez les humains. Qu’en est-il alors de la notion de « sentience » ou de conscience ? L’adaptation et la survie sont-elles à ce prix ?

« Le jour où on comprendra qu’une pensée sans langage existe chez les animaux, nous mourrons de honte de les avoir enfermés dans des zoos et de les avoir humiliés par nos rires. » Cette conclusion appartient à Boris Cyrulnik, dans son livre intitulé Mémoires de singe et paroles d’homme (9)…

 

Notes :

(1) Voir : www.missionsentience.org

(2) Sneddon, L.U. & Leach, M. (2016). “Anthropomorphic denial of fish pain”. Animal Sentience, 1(3) et “How can we know whether fish feel pain? Epistemology of the scientific study of fish sentience” Victor Duran-Le Peuch (sur academia.eu)

(3) Dr Steven Laureys & Al, Cerveaugraphie, Hachette, 2022, p.13

(4) Giulio Tononi & Al., Integrated information theory : from consciousness to its physical substrate, in Nature Reviews Neuroscience volume 17, pages 450–461, Published 26 May 2016

(5) Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, 1789

(6) Peter Singer, La Libération animale, réédité aux éditions Payot, en 2012.

(7) Selon le Petit Robert : idéologie qui postule une hiérarchie entre les espèces, spécialement la supériorité de l’être humain sur les animaux.

(8) Mouvement de pensée revendiquant que l’espèce à laquelle appartient un animal ne soit jamais un critère pour décider comment il doit être traité, ni de la considération morale qu’on doit lui apporter. Il est donc parfaitement injuste, à leurs yeux, de chérir les chats et de manger les cochons…

(9) Boris Cyrulnik, Mémoires de singe et paroles d’homme, réédité chez Hachette Pluriel, en 2010.