Les élections de mai 2019 seront cruciales, et notamment en matière d’énergie. Aux termes de la loi de 2003, notre pays doit sortir complètement du nucléaire pour la fin de l’année 2025. Mais les premières centrales devront déjà fermer leurs portes dans le courant de la législature 2019-2024 : Doel 3 en octobre 2022, et Tihange 2 en février 2023 ! Serons-nous prêts ? Voici l’avis d’un spécialiste : Christian Steffens, ingénieur industriel, consultant indépendant en énergétique, électricité et électronique, et spécialiste des questions nucléaires…

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

« Ce qu’un lobbying au service d’intérêts privés produira comme effets n’est évidemment pas de mon ressort, précise d’emblée notre expert. Cela relève davantage de l’analyse politique, de la socio-psychologie et… de la boule de cristal. Toutefois, en tant qu’ingénieur, et d’un point de vue strictement scientifique, je dois d’abord rappeler que le nucléaire n’apporte aucune solution aux graves questions climatiques. De telles questions ne peuvent évidemment s’envisager qu’à l’échelle de la planète entière. Or, à l’heure actuelle, le nucléaire représente à peu près 9% de la consommation totale d’électricité dans le monde qui, elle-même, concerne seulement 16% de l’énergie totale consommée. Le nucléaire ne représente donc qu’environ 1,5% de l’ensemble des énergies utilisées aujourd’hui sur Terre ! Son influence sur le réchauffement climatique est, par conséquent, extrêmement marginale. A l’échelle de notre planète, réduire notre consommation énergétique de 1,5%, ou produire 1,5% d’énergie renouvelable en plus ne nous poserait aucun problème technique… Et cela nous permettrait d’arrêter toutes les centrales nucléaires du monde ! Cependant, si l’on demeure le regard rivé sur les quotas d’émissions de GES (gaz à effet de serre) à respecter au niveau d’un petit pays comme le nôtre, avec notre traditionnelle mentalité d’inertie et de non-décision, il est clair que simplement remplacer notre nucléaire par du gaz augmentera quelque peu nos émissions de CO2. Mais c’est voir les choses par le tout petit bout de la lorgnette belgo-belge, et cela ne modifierait presque rien à l’échelle planétaire… »

Changer de paradigme plutôt que s’obstiner à remplacer une capacité par une autre…

« Nos sept réacteurs nucléaires belges, poursuit Christian Steffens, quand ils ne sont pas à l’arrêt pour cause d’entretiens, réparations, pannes, fissures ou… sabotage, fournissent à peu près la moitié de notre consommation annuelle d’électricité. Et l’électricité, en Belgique, c’est environ 20% de notre consommation énergétique totale. Le nucléaire belge, ce n’est donc, au mieux, qu’un dixième de toute l’énergie consommée dans le pays. Or réduire de 10% notre consommation énergétique ne poserait absolument aucun problème d’ordre technique ou « civilisationnel » ! Toutes les études scientifiques indépendantes récentes montrent que des réductions de consommation totale de l’ordre de 40 à 50% sont parfaitement possibles pour des pays comme le nôtre, sans réduction de notre confort, ni même de notre production industrielle ou de notre PIB, et sans accroître le taux de chômage ! Il suffit pour cela de changer – une fois pour toutes ! – de paradigme, et d’apprendre à consommer rationnellement l’énergie. Ou d’être amenés à stopper le gaspillage énergétique par des actions politiques enfin responsables et courageuses ! Quatre années, c’est court mais suffisant pour mettre ces politiques en place… Bien sûr, certains ergoteront peut-être sur le remplacement des capacités de production perdues. Mais la question ne se pose pas de manière aussi simpliste tant il est fréquent d’arrêter temporairement des unités de production, grosses ou petites, nucléaires ou pas, ne serait-ce que pour des impératifs de maintenance. Il est alors indispensable de s’assurer que le réseau électrique reste toujours équilibré, et que la demande est toujours satisfaite. L’enjeu est donc de produire, le plus exactement possible, ce qui est consommé, ni plus ni moins. Dans ce cadre, l’Utilisation Rationnelle de l’Energie (URE) joue un rôle essentiel : il faut, d’une part, s’abstenir de consommer ce qui n’est pas indispensable, et, d’autre part, généraliser l’efficacité énergétique. La véritable intelligence, le vrai respect des prochaines générations réside donc dans le fait de consommer le minimum et de ne produire que ce dont nous avons vraiment besoin. Nous n’en sommes pas encore là ! Notre société de consommation est un univers de l’inutilité où la production des biens – que ce soit de l’électricité, des voitures, de la viande ou des tomates – n’est pensée qu’en fonction des bénéfices escomptés par les fabricants, et non en fonction des besoins réels des gens ! Notre consommation est dopée, sans tenir compte des limites physiques du monde où nous vivons. C’est donc ce modèle-là de consommation qu’il nous faut abandonner, et nous orienter vers une réduction de la demande, tout en garantissant évidemment une qualité de vie convenable à toutes et tous. Les impératifs climatiques, la capacité d’absorption de pollution de la planète, l’épuisement de la biodiversité et des ressources naturelles nous poussent – à relativement brève échéance – dans le sens de cette sobriété raisonnable. C’est donc la situation d’ensemble de notre monde qui doit être prise en compte, et pas une soi-disant obligation de remplacer de vieilles machines en fin de vie par d’autres. Voilà ce qu’il faut aujourd’hui avoir le courage politique d’expliquer à nos concitoyens. Nous n’avons, tout simplement, plus d’autre choix ! Elargir le débat est donc indispensable : il ne s’agit pas seulement de retrouver ponctuellement les MegaWatts de remplacement de la centrale qui ferme, mais bien de maintenir en équilibre – à court, moyen et long terme – un réseau électrique capable de rencontrer les besoins réels d’une société en pleine évolution ! »

Nos besoins, mais quels besoins ?

« La consommation électrique belge est tendanciellement à la baisse depuis deux décennies, tempère notre expert. Cela aussi, on nous le dit peu… La puissance appelée par le réseau varie, en général entre 5 et 13 GW, suivant les heures de la journée, les jours de la semaine et les mois de l’année. Notre consommation d’énergie électrique, pour l’ensemble du pays, est d’environ 80.000 GWh par an. De nouvelles applications vont toutefois être rencontrées, dans le cadre d’une électrification croissante de notre consommation. Par exemple, la mobilité va passer progressivement à l’électricité. Mais nul ne sait encore à quelle vitesse cette mutation aura lieu. Elle imposera obligatoirement un meilleur contrôle du nombre de kilomètres parcourus sur nos routes où le gaspillage est, aujourd’hui, absolument incroyable. Envisager, dans ce cadre, une forte réduction de la circulation automobile n’a absolument rien d’absurde car nous parlons bien ici d’un modèle de société qui devra inévitablement évoluer. Plus tôt et plus sérieusement nous entreprendrons cette transition, plus elle nous sera douce et aisée. Plus nous nous obstinerons dans l’immobilisme ou la répétition de nos vieux schémas, plus le choc sera brutal, pénible et douloureux…

Par ailleurs, vouloir bêtement remplacer un MW nucléaire par un MW gaz – ou même renouvelable – n’est tout simplement pas raisonnable. Nous devons enfin comprendre qu’un MW produit peut souvent être remplacé par… un MW non consommé ! Dans ce cas, on parle de NegaWatt, c’est-à-dire le Watt qui n’est pas à produire car il n’est plus consommé. Le NegaWatt est le seul Watt vraiment 100% vert… Et il coûte beaucoup moins cher ! »

L’argent, le nerf de la guerre

« Nos centrales nucléaires sont payées depuis belle lurette, rappelle Christian Steffens. Pendant des dizaines d’années, elles ont bénéficié de lourds subsides aux frais du contribuable belge. Puis, chaque MWh vendu a également aussi contribué à leur amortissement. Prolonger encore leur exploitation est donc extrêmement rentable pour Engie-Electrabel et EDF. »

Vu le faible coût de production de leur électricité, on comprend, en effet, aisément pourquoi les exploitants veulent pousser ces vieilles machines le plus loin possible. En construire de nouvelles, d’autre part, semble désormais hors de prix : on navigue, selon les types de centrales, entre 90 et 140 euros du MWh produit, soit environ 120 euros en moyenne. Plus aucun exploitant privé, dans le monde, ne veut donc se lancer dans la construction de nouvelles centrales nucléaires ! Sauf bien sûr si un état s’en mêle, comme ce fut le cas, par exemple, au Royaume-Uni, où le gouvernement de David Cameron signa un contrat pour la construction de deux EPR, en garantissant à EDF qu’elle pourrait vendre le MWh à un minimum de 120 euros. Autrement dit : chaque citoyen britannique payera cette électricité via ses impôts ! L’autre cas de figure est celui de la Chine où le citoyen n’est pas consulté et où toutes les décisions politiques sont du seul ressort du Parti Communiste. Ailleurs, on ne construit presque plus aucune nouvelle centrale nucléaire… Actuellement, dans le monde, il reste environ quatre cent cinquante réacteurs dont une soixantaine sont déjà à l’arrêt. Une trentaine de centrales sont réellement en construction, en Chine pour les trois quarts. C’est sans doute beaucoup trop peu pour que cette forme d’énergie ait encore un avenir, compte tenu surtout du nombre important de réacteurs qui arrivent en fin de vie…

« En Belgique, précise notre expert, Electrabel mène un lobbying intense pour presser le citron atomique jusqu’à sa dernière goutte, quels qu’en soient les risques pour la population. Toutefois, les pannes et incidents qui se multiplient remettent en cause la rentabilité réelle de ce « vieux nucléaire ». En tenant compte de tous les frais de réparation, d’upgrade et de non-productivité, le coût du MWh avoisine déjà les 50 à 60 euros. Cela reste évidemment beaucoup moins cher que du « nouveau nucléaire » mais cela devient de moins en moins concurrentiel vis-à-vis de l’électricité verte, pour laquelle les coûts de production sont tendanciellement à la baisse. Le gros éolien, par exemple, tourne aux alentours des 50 à 90 euros du MWh produit, en fonction des situations. Les coûts de production sont donc grosso modo comparables. L’exploitant, lui-même, finira par reconnaître que ses vieilles machines nucléaires lui coûtent trop cher, et les fermera in fine de sa propre initiative. Je m’attends à ce qu’Electrabel choisisse d’elle-même de ne pas prolonger l’exploitation au-delà des cinquante ans. Certains chez EDF, en France, parlent quelques fois de soixante ans… Mais cela me paraît totalement absurde et industriellement intenable. Bien sûr, la rentabilité réelle des vieilles centrales nucléaires dépend aussi des normes de sécurité que les organismes de contrôle – AFCN en Belgique et ASN en France – voudront bien imposer aux exploitants… »

Black-out, vous avez dit black-out ?

Vous avez remarqué avec quelle constance les médias font systématiquement peur à la population dès qu’approche l’hiver ? Nous avions déjà pu faire un constat similaire, juste après l’hiver de 2014…

« D’une manière générale, rappelle notre ingénieur, la probabilité d’un black-out n’est jamais nulle. Dans la réalité, comme le veut la formule consacrée, le risque zéro n’existe pas. Mais il n’est pas, pour autant, si élevé que cela. Le principe même d’un réseau électrique est de connecter de très nombreux fournisseurs – qui y injectent leur production – à de très nombreux clients – qui en retirent leur consommation. Si, par exemple, un habitant isolé produit tout ce qu’il consomme à l’aide d’un seul groupe électrogène, il en est évidemment totalement tributaire. Et, en cas de panne de son groupe, le black-out est pour lui : il n’a plus d’électricité du tout ! Si, par contre, plusieurs producteurs et plusieurs consommateurs se connectent, ils mettent en commun tous leurs moyens de production afin de réduire cette dépendance ; ils créent ainsi un réseau où la panne d’un seul groupe électrogène n’affecte que marginalement la fourniture globale car celle-ci peut être plus ou moins facilement compensée par tous les autres. Le réseau électrique belge ressemble à cela mais avec des milliers de producteurs et des millions de consommateurs. Au niveau européen, tous les réseaux électriques nationaux sont interconnectés. Un pays qui manque d’électricité peut donc en importer – dans certaines limites – de chez ses voisins.

Il est évident que plus un réseau comporte de nombreux petits producteurs bien répartis, plus sa stabilité et sa sécurité seront garanties. En effet, la déconnexion accidentelle d’un petit producteur n’affectera guère la puissance totale fournie. Par contre, un réseau alimenté par seulement quelques très gros producteurs sera très fragile car si l’une des grosses unités devait disjoncter, le réseau perdrait une trop grosse partie de sa fourniture… Et les autres unités seraient incapables de la compenser ! Elles disjoncteraient chacune à leur tour et le réseau s’écroulerait comme un château de cartes. C’est cela qu’on nomme le black-out. Or, en Belgique, sur un réseau qui consomme entre 5 et 13 GW, nos sept réacteurs nucléaires en fournissent déjà 6… Le principal facteur de risque de black-out tient donc au fait que nous avons trop misé sur de grosses unités de production nucléaires ! Et nos voisins français connaissent le même problème, en beaucoup plus grave encore. D’autre part, sur un réseau électrique, la production totale doit, en permanence, égaler la consommation totale, afin de garantir une tension et une fréquence stables. Cette consommation varie en permanence – parfois dans de très grandes proportions – suivant les heures de la journée, les jours de la semaine et les mois de l’année. Mais une centrale nucléaire est très difficilement modulable ; augmenter ou réduire sa puissance ne peut se faire que très lentement, sur plusieurs heures, voire plusieurs jours. La présence conjointe, sur notre réseau, de plusieurs grosses unités peu modulables aggrave aussi, et très fortement, le risque de black-out. »

Produire n’est donc pas tout…

« Pour bien comprendre, un petit retour en arrière s’impose, dit Christian Steffens. En Belgique, nous sommes récemment passés d’un monopole étatique de production et de fourniture d’électricité, à un marché libéralisé. Auparavant, le producteur unique avait également la responsabilité de l’ensemble de la gestion du réseau. Aujourd’hui, alors qu’une certaine concurrence existe entre les fournisseurs, ceux-ci se contentent d’injecter sur le réseau ce que leur clientèle consomme. Et ils ne s’occupent évidemment plus de rien d’autre. La véritable gestion du réseau est maintenant assumée par Elia qui doit donc disposer des budgets nécessaires à l’entretien et au développement des infrastructures, mais aussi de capacités propres de production ou de stockage qui lui permettent d’assurer l’équilibre entre production et consommation. En plus du prix du KWh payé à notre fournisseur, apparaissent donc, sur notre facture d’électricité, des frais dits « de transport » qui doivent couvrir tout ce travail. Souvent pour plus de la moitié de la facture totale… Cette partie devrait encore augmenter à l’avenir car les années qui ont précédé la libéralisation du marché ont été marquées par un sous-investissement chronique dans notre réseau de transport et de distribution. Et ceci ne fait d’ailleurs qu’accroître encore le risque de black-out.

Techniquement parlant, l’arrêt de grosses unités comme des centrales nucléaires doit évidemment être soigneusement prévu et anticipé. Ces centrales sont régulièrement arrêtées pour des raisons d’entretien et de recharge en combustible. Cela ne pose pas de problème particulier car Elia peut compenser la diminution de puissance d’une unité par une augmentation simultanée de puissance d’autres unités. Une réduction de consommation, par le biais de contrats spéciaux de délestage passés avec certains gros clients industriels, peut aussi faire partie de cette compensation. Contrôler la demande en électricité – en anglais, Demand Side Management – permet, non seulement de gérer l’équilibre du réseau, mais aussi d’aider à réduire la consommation d’énergie. C’est un paramètre essentiel de l’Utilisation Rationnelle de l’Energie (URE) très utilisée dans d’autres pays : Canada, Allemagne, Danemark, etc.

Pour en revenir à l’équilibre du réseau, ce qui doit être évité, ce sont les variations brutales et conséquentes de production ou de consommation ; elles le déstabilisent et accroissent le risque de black-out. Dans cette idée-là, la loi de sortie du nucléaire de 2003 prévoyait d’arrêter nos centrales progressivement, une à une, entre 2015 et 2025, sans risque pour la stabilité du réseau. Malheureusement, des années d’immobilisme, de tergiversations et d’hésitations politiques ont semé le doute parmi les décideurs industriels qui ont ainsi trop longtemps postposé les investissements nécessaires pour bien préparer la sortie du nucléaire. Finalement, nos sept réacteurs devraient tous s’arrêter entre 2022 et 2025… C’est très serré ! D’un point de vue industriel, cela s’apparente même à une gageure ! Une raison de plus pour fermer, dès maintenant comme prévu initialement, nos trois plus vieilles centrales – Doel 1 & 2 et Tihange 1 – et enfin clairement montrer le cap à suivre aux industriels ! »

A propos, l’électricité, cela se stocke ?

« Stocker est de l’ordre du possible, dit notre ingénieur. Nous disposons déjà de quelques capacités de stockage à la Plate-Taille et à Coo – plus de 1.000 MW. Ces installations comportent chacune un grand bassin supérieur et un grand bassin inférieur. Quand il y a trop d’électricité sur le réseau, on consomme cet excédent pour pomper l’eau vers le bassin supérieur. Puis, quand on manque d’électricité, on laisse descendre l’eau par des turbines qui entraînent des alternateurs. En fait, on ne stocke pas des électrons mais de l’énergie cinétique sous la forme d’une masse d’eau. Lors d’un cycle complet pompage-turbinage, le Rendement Energétique (RE) est d’environ 75%, ce qui signifie que, pour 100 MWh consommés pour pomper l’eau, on n’en retrouve que 75 à la sortie des alternateurs.

Les batteries d’accumulateurs stockent, quant à elles, l’électricité sous forme chimique ; leur rendement est d’environ 75%, quand elles sont neuves, mais il baisse avec l’âge des accus. Stocker de l’électricité dans des batteries ne peut donc avoir d’utilité qu’à très petite échelle, au niveau d’un particulier ou d’une petite industrie, et l’installation doit être très correctement calculée par une personne compétente.

Des recherches sont également menées sur le stockage par volant d’inertie : un moteur électrique fait tourner un gros volant très lourd et, lorsqu’il est lancé, il peut entraîner un alternateur qui restitue l’électricité, avec un rendement comparable. Le recours à l’électrolyse de l’eau est également envisagé afin d’en séparer l’oxygène et l’hydrogène. L’hydrogène est alors stockée, soit pour l’injecter ensuite dans le réseau de gaz naturel, soit pour l’utiliser dans des piles à combustible qui vont produire de l’électricité, soit pour faire avancer des véhicules à l’aide de moteurs thermiques… Bref, l’électricité ne se stocke que via des transformations qui engendrent toujours une perte de rendement avoisinant, le plus souvent, la trentaine de pourcents… »

Bon, alors ? Comment consommerons-nous raisonnablement ?

« C’est toute la question, résume notre expert. Tablerons-nous sur la bonne volonté du citoyen qui a toujours été incité à consommer plus et sans limites ? A terme pourtant, il lui faudra bien changer de paradigme. Au lieu de consommer, à tous moments, tant qu’il le veut parce qu’il y est incité de tous les côtés, que cela ne coûte pas très cher, et que de toutes façons les fabricants vont produire avec joie tout ce qu’il voudra, il lui faudra bien admettre, un beau jour, qu’il vit dans un monde fini, aux ressources limitées… Dans une nouvelle société qui va devoir produire un maximum d’électricité renouvelable, et qui en encouragera donc la consommation quand cette électricité verte sera disponible. Ce consommateur devra prendre l’habitude d’adapter sa consommation en fonction de la disponibilité de l’énergie, ce qui, avec un minimum d’organisation, ne devrait guère réduire son confort… Les prix suivront toutefois cette disponibilité : l’électricité sera moins chère par temps ensoleillé ou venteux, ce qui permettra de démarrer des lessives et certains processus industriels aux bons moments… Par contre, par une nuit sans vent, certaines activités seront mises en veilleuse pendant quelques heures, ce qui, à bien y réfléchir, tombe simplement sous le sens. Quelques petits gadgets technologiques permettront sans doute de démarrer ou d’arrêter automatiquement ces processus suivant les vrais besoins, l’énergie disponible et son prix. »

L’éducation du consommateur sera donc, comme toujours, le paramètre le plus difficile à faire évoluer et les gentilles actions de conscientisation ont sans doute montré toutes leurs limites. Augmenter les prix n’est pas politiquement correct, affecte surtout les moins nantis, et étrangle carrément les plus pauvres. La solution serait-elle dans une augmentation drastique des prix de l’énergie qui serait compensée par des aides sociales aux économies d’énergie ? Quel politicien aura pareil courage ?

« Réduire la TVA sur l’électricité serait une grave erreur, pointe notre invité ! Cela ou la distribution de chèques énergie n’encourage pas du tout les gens à réduire leur consommation. J’estime donc qu’il est normal de taxer l’électricité à 21%. L’Etat, par contre, devrait consentir un sérieux effort pour aider la partie de la population la plus défavorisée à réduire fortement sa consommation. Pour le consommateur final, consommer 15% d’électricité en moins représente exactement la même économie qu’un passage de la TVA à 6% ; c’est la même chose pour son portefeuille mais c’est tout différent pour la planète car il pollue alors 15% moins ! La politique sociale ne doit pas se faire en réduisant les prix de l’énergie mais bien en encourageant substantiellement son économie. Bien sûr, annoncer une baisse générale, c’est plus simple et plus accrocheur. Mais c’est totalement contre-productif aux niveaux énergétique et climatique ! »

On fait quoi en attendant ?

« A retarder sans arrêt la fin des vieilles centrales et à tout devoir faire presqu’en même temps, entre 2022 et 2025, il faut s’attendre à quelques difficultés, annonce Christian Steffens. Vu les habitudes consuméristes de la plupart de nos concitoyens et vu la déplorable inertie du monde politique, de nouvelles unités de production d’électricité devront être construites… Priorité absolue doit être donnée à l’Utilisation Rationnelle de l’énergie – efficacité énergétique + économies d’énergie. D’après les dernières études scientifiques fiables et indépendantes, il apparaît clairement qu’elle pourrait nous permettre de réduire notre consommation d’électricité d’environ 30 à 50% sur les trente ans qui viennent.

Et cela, avec des technologies qui existent déjà, sans réduction de la qualité de vie, ni du taux d’emploi, de la production industrielle et du sacro-saint PIB si cher à nos économistes ultra-libéraux. Ensuite, la priorité doit aller à la production renouvelable et verte : éolien, solaire, biogaz, hydroélectricité, géothermie, etc. Bref, tout ce qu’il est possible d’utiliser et dont le bilan environnemental est quasi nul, voire même positif. On devrait aussi exploiter le grisou de nos anciennes mines de charbon ; il s’agit de gaz méthane, identique au gaz naturel, qui peut être utilisé pour les mêmes applications domestiques ou industrielles. Si nous n’en faisons rien, il s’échappe quand-même naturellement des anciens puits de mine et son pouvoir de réchauffement climatique est bien plus important que le CO2 relâché lors de sa combustion. Autant l’utiliser pour nous fournir de l’énergie !

Durant une période de transition – vingt ou trente ans -, de nouvelles unités de production électrique devront donc également être installées, utilisant malheureusement encore un peu d’énergies fossiles. Parmi elles, c’est le gaz naturel qui est le moins polluant. Les centrales Turbines-Gaz-Vapeur – TGV – sont des centrales à cycles combinés qui ont un rendement énergétique de l’ordre de 55 à 60 %, au lieu des 40% des centrales thermiques ordinaires. Ces centrales pollueront un peu, c’est vrai, mais un tel compromis semble aujourd’hui inévitable… Techniquement parlant, nous pouvons nous en sortir sans problème, et sans grand risque de black-out ! Mais il va falloir nous activer sérieusement car nous avons beaucoup trop traîné : si nous avions agi efficacement et de manière ininterrompue, à partir du premier choc pétrolier de 1973, nous vivrions aujourd’hui dans un monde d’énergies vertes et renouvelables, sans nucléaire, sans problèmes énergétiques majeurs, et sans réchauffement climatique… Quand je pense à cela, je sens une certaine colère monter en moi… »

Que conclure de tout cela ?

« Le monde, tel que nous le connaissons, est l’enfant de l’énergie bon marché, soupire l’ingénieur, et l’énergie bon marché a fait son temps… Nous devons aujourd’hui rendre sa juste valeur à l’énergie et, par conséquent, la consommer raisonnablement, c’est-à-dire mieux et moins. Ceci va entraîner une profonde mutation de société : c’est le sens même de la transition énergétique ! »

Bref, notre consommation énergétique pose les mêmes problèmes que celle de toutes les matières premières, de tous les biens de consommation. Ces biens existent seulement en quantités limitées, et chacun d’entre nous doit pouvoir y accéder de manière équitable. Il s’agit de biens communs de l’Humanité, et ils ne sont pas inépuisables…

« Gandhi disait : « Nous devons vivre plus simplement… pour que, tout simplement, d’autres puissent vivre »… C’est à méditer, renchérit Christian Steffens ! Il est bon également de rappeler qu’il n’existe pas de solution miracle mais bien une myriade de petites solutions dont l’addition peut nous permettre de sortir des impasses où nous nous sommes engagés. « Le bonheur est un festin de miettes« . Il est là bien sûr, à portée de la main, ce bonheur énergétique, à condition que nous acceptions de nous baisser pour en glaner les miettes… »

Si vivre dignement est un droit humain, disposer d’énergie ad libitum n’est pas la traduction automatique de ce droit, comme nous avons trop souvent tendance à le croire. Le travail de la terre, ainsi que nous le prônons et le revendiquons chez Nature & Progrès est une école de la sobriété dont l’enseignement doit également s’appliquer à la consommation d’énergie. Sachons ne pas voir là quelque vieille morale paternaliste rétrograde et rétive à toute forme de progrès mais plutôt la sagesse élémentaire que doit aujourd’hui apprendre et promouvoir tout être humain qui veut vivre durablement dans le respect de la planète…