Les propos de Bruno Latour, philosophe et sociologue, semblent indispensables pour décrypter notre époque mais ils sont difficiles à partager, parfois abstraits, souvent polémiques, toujours détonants. Début janvier, j’ai donc sauté sur l’occasion de visiter une exposition issue de ses réflexions sur l’anthropocène et la situation écologique…

Par Guillaume Lohest

Si on ne veut pas louper le train, il faut partir tout de suite. Au démarrage, le moteur hoquète un peu, à peine. Il fait glacial. Durant les quinze minutes de voiture vers la gare de Ciney, j’écoute la dernière interview de Bruno Latour sur France Inter, qui remonte au 7 janvier. Le philosophe vient de publier, avec Nicolas Schultz, un petit Mémo sur la nouvelle classe écologique. Il en profite pour évoquer Don’t look up, le film dont tout le monde parle…
“Je n’aime pas la comète parce que la menace dans laquelle nous sommes, ce n’est pas une comète justement, ce n’est pas si simple”. Pour le reste, il estime que le film est efficace et montre très bien ce qui nous arrive. Il pointe un aspect que peu de critiques ont relevé : la critique ne cible pas uniquement le monde politique ! “Ce qui est très intéressant, c’est la critique générale de tous les membres, les politiques, les journalistes et les scientifiques. La beauté du film, c’est que ce n’est pas simplement les bons contre les méchants.” Quand on lui demande pourquoi il pense que c’est un film utile, il répond “parce qu’il ne fait pas rire”. Tout le monde y est caricaturé, y compris les scientifiques et les écologistes qui parviennent juste à “faire paniquer et à faire bâiller”. Une situation d’impuissance qui justifie la publication du petit Mémo. “C’est au fond une manière d’aimer les écologistes, précise Bruno Latour, mais qui leur dit, attention, il faut d’abord réfléchir.” Réfléchir à la manière de “faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même”, “capable d’organiser la politique autour d’elle”.

Visite de l’exposition « Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète »
(Centre Pompidou, à Metz, du 6 novembre 2021 au 4 avril 2022)

Dans le train direction Luxembourg, puis Metz, je me donne pour consigne de parcourir le Mémo et d’y souligner quelques passages marquants à rapatrier dans cet article. Dans ce livre, Bruno Latour répond, d’une certaine manière, à ses détracteurs qui lui reprochent de ne pas être assez clair sur les luttes à mener parce qu’il ne parle pas assez du capitalisme qui constitue, à leurs yeux, la source des catastrophes écologiques et sociales. Il leur répond mais sans se renier. Il persiste et signe, voire contre-attaque. “Même s’il est tentant de faire rentrer une situation nouvelle dans un cadre reconnu, il est prudent de ne pas se précipiter pour affirmer que la classe écologique prolonge simplement les luttes anticapitalistes. L’écologie a raison de ne pas se laisser dicter ses valeurs par ce qui est devenu, en grande partie, une sorte de réflexe conditionné. Il est donc important de vider cette querelle et de comprendre pourquoi sur ce point il n’y a pas forcément de continuité. (1)”
En résumé, pour Bruno Latour, il y a bien un conflit de classes, mais pas le même qu’autrefois quand il portait sur les rapports de production. Car aujourd’hui, “le point de clivage qui dresse la nouvelle classe écologique contre toutes les autres, c’est qu’elle veut restreindre la place des rapports de production, et que les autres veulent l’étendre.” Cette nouvelle classe écologique, qui n’a donc pas encore conscience d’elle-même, qui se cherche sans se trouver, prend en charge la question du “maintien des conditions d’habitabilité de la planète” et non plus la question de la seule production. Je m’égare. Si j’ai pris ce train, ce n’est pas pour arbitrer la querelle entre Bruno Latour et ses critiques marxistes. Toute passionnante soit-elle, cette dispute nous mènerait trop loin. Allez donc voir par vous-même si votre curiosité est piquée (2) ! Pour le moins, une pensée qui dérange les grilles de lecture installées et force ses adversaires à examiner leurs propres arguments, est une pensée féconde. L’exposition « Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète », dont Bruno Latour est l’un des commissaires, mérite donc le détour. Son passage par Metz est une occasion rêvée. Nous y voilà. Le Centre Pompidou dresse son imposante carcasse hexagonale recouverte de toitures incurvées. Voyons voir ce que l’art contemporain peut apporter à la réflexion sur l’écologie.

Planète Globalisation

On entre. On se retrouve face à des créatures mécaniques, sortes de chiens-robots dont le squelette est fait de matériaux de construction, de circuits électriques et de matières organiques. Une brève introduction nous avertit : “Si nous vous demandions, à vous le visiteur, sur quelle planète vous vivez, vous trouveriez probablement la question bizarre et la réponse évidente : la Terre ! (3)” Le projet de cette exposition est justement de briser cette évidence factuelle pour faire sentir que ce qui mobilise les humains se situe au niveau de leurs représentations. Ce n’est pas la même chose de vivre sur une planète au ressources qu’on croit infinies que de vivre dans le rêve d’un retour au passé. On ne vit pas dans le même monde, selon qu’on se représente l’humanité comme capable de s’exporter dans l’espace ou comme une espèce fragile dépendant d’une fine couche organique menacée de déséquilibres catastrophiques.
Le premier des quatre espaces est donc appelé la planète Globalisation. Dans la pensée de Bruno Latour, cela correspond au grand projet de la modernité qui prend la forme du “Globe” et “qui a enthousiasmé des générations parce qu’il était synonyme de richesse, d’émancipation, de connaissance et d’accès à une vie confortable” et qui “emportait avec lui une certaine définition universelle de l’humain” (4). Les œuvres exposées nous renvoient des questionnements déstabilisants. Comme cette “Rivière des petits plaisirs” – cf. photo – qui montre une société d’abondance, d’indifférence, d’amusement mêlés de violence et d’aveuglement. Un peu plus loin, après avoir traversé une composition étrange qui expose les preuves juridiques d’un massacre en RDC, on se trouve face à des immeubles modernistes inspirés de bâtiments existants, imaginés “comme un flux, traversés par des routes, connectés dans un tourbillon de constructions et d’infrastructures”. Cette planète Globalisation est un projet périmé, hors-sol. Car “l’idée ne semble plus si idéale. Ce rêve de modernisation est miné par le changement climatique et les inégalités. De plus, il offre un sens trop étroit de ce que peut signifier un monde commun.”

Planète Sécurité

Puisque l’horizon moderne de la globalisation est devenu impossible, certains imaginent un repli à l’intérieur des frontières nationales, un retour à l’ancien sol de la patrie, de la foi, de la famille, de la tradition. Bienvenue dans la planète Sécurité, occupée par un travail d’analyse de l’artiste néerlandais Jonas Staal, qui a décortiqué la vision du monde de Steve Bannon, l’inspirateur et stratège des populismes d’extrême-droite contemporains. Une dizaine de petits écrans présentent les différents aspects de cette propagande nationaliste, qui dépeint une situation de guerre civilisationnelle et exhorte “l’homme blanc occidental chrétien” à entrer en guerre culturelle contre la mondialisation, la finance, l’immigration et l’islam. En France, Eric Zemmour est un pur produit de ce fantasme d’une planète Sécurité.

Planète Gaïa

Le nom de Gaïa, en référence à la mythologie, peut déranger. Peut-être parce qu’il évoque, pour les uns une déesse, pour les autres une association de défense animale ? Dans la pensée de Bruno Latour, il ne s’agit pas du tout de cela. Le commentaire d’une œuvre dissipe cette confusion : “Gaïa ne signifie pas que notre Terre est vivante, mais plutôt que la surface de la Terre a été façonnée par le vivant.” On peut lui préférer l’appellation voisine de « Zone critique ». “Si la terre était une orange, alors la Zone critique serait son écorce. Il s’agit d’une fine couche, où l’eau, le sol, les plantes, les roches, les conditions météorologiques ou la vie animale interagissent tous ensemble pour créer les conditions nécessaires à la vie telle que nous la connaissons.”
Cet espace de l’exposition est de loin le plus important. Et pour cause, les artistes tentent ici de faire ressentir cet équilibre du vivant créé par des bactéries, des végétaux, des animaux en interaction entre eux ainsi qu’avec l’atmosphère et les minéraux. C’est pour désigner notre dépendance à cette Terre-là que Bruno Latour nomme ses habitants les “Terrestres”, marquant une différence avec les adjectifs “humains” ou “terriens” qui évoquent une espèce séparée des autres, une culture distincte d’une nature qui ne serait qu’une sorte de décor. Face à un film déroutant, projeté dans un format tellement large qu’il est impossible d’embrasser tout l’écran d’un seul regard, je me laisse emporter par une musique polyphonique qui accompagne des images saisissantes de technologies de communication, d’extraction de minerai, dialoguant avec des immensités désertes et une fresque animée où les animaux se transforment en morceaux de paysage : branches, buisson, rocher… Je suis certain de n’avoir rien compris à cette œuvre. Par contre, j’ai approché une perception de la fragilité de cette planète nommée Gaïa.
À l’occasion de la sortie de son livre précédent, Où suis-je ? Bruno Latour avait utilisé l’image de la métamorphose, celle du héros de Kafka, transformé du jour en lendemain en cancrelat. Il répétait à qui voulait l’entendre que le confinement et le “virus” étaient une occasion d’apprendre à vivre à l’intérieur de l’enveloppe terrestre. Légèrement provocant, il avançait que le confinement serait définitif, qu’à ce “petit” confinement succéderait le véritable apprentissage, celui de vivre à l’intérieur de notre carapace de cancrelat. Une “carapace de conséquences”, au sens où l’activité humaine interagit et modifie la Zone critique, Gaïa, qui en retour nous renvoie des réponses – pandémies, inondations, pénuries. Le grand confinement, définitif, signifie que nous sommes confinés dans cette “carapace de conséquences”. Pour Bruno Latour, ce changement de regard peut être positif car “nous nous libérons enfin de l’infini” (5), de cette idée illusoire et typiquement moderne que nous n’aurions aucune limite.

Planète Exit

Et la quatrième planète ? Placée en sortie d’exposition, une sorte de chambre froide nous montre à quoi pourrait ressembler un bunker de survie, destiné à transférer l’humanité sur une autre planète. Un rêve insensé, évidemment, alimenté par les délires technologiques de quelques investisseurs comme Elon Musk et par notre imaginaire de science-fiction et de progrès sans fin.
Mais, hors de cette caricature, ne sommes-nous pas tous tentés par cette planète Exit chaque fois que nous nous réfugions dans l’impression réconfortante que ça finira par s’arranger, qu’il y a quelque part des gens qui savent et qui vont gérer tout ce bazar ? On sort de cette exposition avec un certain vertige, à la fois ému et perplexe, à la fois enthousiaste et désarçonné, convaincu mais sans savoir par où commencer. Demain, de retour de Metz, je rouvrirai le petit Mémo. Je reprendrai mes lectures, nous poursuivrons nos réflexions et nos engagements…
On nous promet la Lune et certains même la planète Mars. On nous promet beaucoup de choses pour nous flatter l’égo… Mais sans doute plutôt l’égo de ceux qui ont les moyens de payer. Chez Nature & Progrès, nous avons toujours défendu l’idée que pour vivre en harmonie, il fallait réhabiter – réhabiliter – notre bonne vieille Terre. Car le juste partage de ses ressources demeure le seul gage d’équité entre les hommes. C’est sur cette planète-là que nous voulons vivre…

Notes :
(1) Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, La Découverte, 2022, p. 31.
(2) Voir, entre autres : Frédéric Lordon, « Pleurnicher le Vivant » sur le blog du Monde diplomatique, La pompe à phynance, 29 septembre 2021 ; Daniel Tanuro, « Face au désastre. Pourquoi Bruno Latour a tort et pourquoi il faut le prendre au sérieux », Revue Contretemps, 18 mai 2021 ; Paul Guillibert, « C’est vrai qu’il est agaçant Bruno Latour, mais… », L’Obs, 25 octobre 2021.
(3) Sauf mention contraire, les extraits entre guillemets sont issus du livret de l’exposition.
(4) Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017, p. 39.
(5) Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, La Découverte, 2021, p. 58.