Le “monde d’après”, beaucoup en rêvent. Un monde plus juste, respectueux des écosystèmes, moins compétitif, relocalisé, démocratique, soutenable… Une utopie, quoi ! Nous sommes habitués à penser qu’il est essentiel de visualiser un autre monde pour qu’il nous attire à lui comme un aimant. Ce mois-ci, à partir du constat des inégalités d’accès à une alimentation saine et durable pour tous, nous abordons une véritable « utopie » alimentaire, une idée un peu folle, et pourtant une idée qui mérite d’être connue, approfondie, débattue. Au sein de Nature & Progrès aussi ?

Par Guillaume Lohest

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Introduction

On trouvera peu de monde, aujourd’hui, pour défendre une alimentation industrielle et importée, à base de produits gras, sucrés et transformés. Il existe un très fort consensus sociétal autour des aspects de santé liés à l’alimentation, tandis qu’en matière d’environnement, l’ensemble des acteurs politiques reprend le refrain du local, durable, de saison. Pourtant, malgré ces évidences relativement partagées, tout le monde n’a pas une nourriture saine dans son assiette. Nous sommes (très) loin d’être égaux en matière d’alimentation.

Trop cher ?

Pourquoi ? Le premier cliché qui vient à l’esprit, le plus tenace, c’est celui du prix. Les produits locaux, artisanaux, biologiques, équitables sont en moyenne plus chers que leurs équivalents industriels, conventionnels et… inéquitables – nous reviendrons sur cet adjectif. L’explication serait donc à chercher de ce côté-là. Faudrait-il donc que les prix de ces « bons » aliments baissent ?

Nous savons qu’il faut répondre non à cette question, parce que la réalité est inverse : c’est l’alimentation industrielle et importée qui coûte trop peu cher, parce qu’elle repose sur un modèle agricole et commercial qui favorise l’exploitation dans les deux sens du terme, celle des sols et des ressources, et/ou celle des êtres humains – travailleurs sous-payés ou clandestins, coûts de production non couverts par le prix d’achat, etc. On sait d’ailleurs que la part consacrée à l’alimentation dans le budget des ménages n’a cessé de diminuer au fil des décennies.

Un système low-cost

Si elle est si bon marché dans les rayons, c’est parce que cette nourriture est produite en quantité, souvent au détriment de la qualité, et qu’elle est en outre massivement subventionnée, entre autres via la Politique Agricole Commune (PAC) de l’Union européenne – voir en page 43. Dans bon nombre de cas, il serait impossible pour les agriculteurs de survivre sans ces aides européennes… ce qui montre bien que la nourriture qu’ils produisent ne leur est pas achetée assez cher ! Ce système industriel et agricole dominant, Olivier De Schutter l’appelle l’alimentation low-cost. « Dans ce système, les aliments ultra-transformés à forte densité énergétique (gras/salés, gras/ sucrés) sont ceux qui coûtent le moins cher. Résultat, les populations les plus pauvres achètent pour un faible coût des aliments de mauvaise qualité nutritionnelle et à forte densité énergétique. Ces aliments favorisent à la fois les carences en vitamines et minéraux, et l’obésité » (1).

Diminuer les prix des aliments locaux, biologiques et de saison pour les rendre encore plus low-cost est donc une voie impossible. Non seulement parce que cela ne pourrait se faire qu’au détriment des producteurs dont la majorité peine déjà à trouver un équilibre financier, mais aussi parce que le prix n’est sans doute pas l’élément décisif en matière de changement d’habitudes alimentaires !

Les dimensions sociales et culturelles de l’alimentation

Dans son Livre Blanc « Pour un accès de tous à une alimentation de qualité » (2), Solidaris a identifié cinq déterminants sur lesquels il est indispensable d’agir pour réduire les inégalités alimentaires. Le prix n’est donc qu’un élément parmi d’autres ! Outre l’accessibilité pratique – localisation, transports, etc. -, les obstacles sont aussi à chercher dans l’accès à l’information, ainsi que dans l’imaginaire culturel et dans les dimensions psycho-sociales de notre rapport à la nourriture.

Autrement dit, on choisit surtout de manger ce qu’on mange – et de nourrir nos proches de telle ou telle façon – parce que cela répond à des normes ou à des représentations qui sont profondément inscrites en nous. À prix équivalent, nous cuisinons rarement ce qui est objectivement meilleur pour notre santé ou plus respectueux des écosystèmes : nous choisirons une nourriture qui correspond à ce que nous estimons qu’elle doit être, selon un équilibre subtil qui vient peut-être un peu de notre volonté et de nos valeurs, mais aussi et surtout de nos goûts, de nos représentations, de nos compétences et de nos habitudes. Par exemple, à certains moments de l’année, les fruits et légumes de saison sont disponibles en quantité et à des prix abordables, et tout le monde connaît l’adage « cinq fruits et légumes par jour ». Pour autant, très rares sont les ménages dont l’alimentation repose sur le socle de base des fruits et légumes de saison. Car le prix et l’information rationnelle ne sont pas tout. Nous ne sommes pas des machines : nous sommes aussi des estomacs, des papilles gustatives, des souvenirs, des hôtes, de bons ou de piètres cuisiniers, etc. Et tout cela joue !

Les inégalités alimentaires tiennent donc aussi, pour une large part, à des déterminants socio-culturels. Une importante étude sociologique de 2009 avait identifié quatre types de comportements alimentaires liés aux catégories sociales – voir figure ci-contre. Ces comportements sont des héritages culturels remontant parfois à des époques anciennes, ils sont fortement ancrés dans les habitudes. C’est donc aussi sur ce plan-là que les milieux sociaux ne sont pas égaux : les milieux aisés ont tendance à adopter rapidement de nouvelles normes et à s’en considérer comme les dépositaires. Autrement dit, à vouloir diffuser la « bonne parole alimentaire » assimilée aujourd’hui à une consommation locale, bio et de saison. Les milieux populaires sont divisés entre des attitudes volontaires d’intégration de ces normes, et des postures de rejet, de revendication d’autres valeurs.

Dès l’enfance

Cela se traduit notamment dans l’éducation alimentaire des enfants. « Dans les catégories aisées, bien nourrir son enfant relève d’une démarche éducative et d’une conception “pédagogique”, structurée par un ensemble de règles et de principes vigoureusement affirmés. Les mères, qui disposent des conditions sociales nécessaires (revenus, temps disponible, niveau de scolarisation élevé), s’investissent fortement dans ce qu’elles conçoivent comme une éducation alimentaire, pour elles une priorité, et s’y donnent précocement un rôle » (3). Les schémas de pensée dans les milieux populaires sont souvent différents – et il n’y a pas à juger cela moralement puisqu’il s’agit d’un héritage social, déterminé largement par une persistance d’inégalités au long cours. « Dans les catégories modestes, la priorité est qu’ils mangent, et qu’ils mangent ce qui leur plaît : l’honneur tient au fait de pouvoir nourrir ses enfants soi-même. Le goût des aliments à prétention diététique comme les légumes, perçus comme austères par les mères, leur viendra peut-être plus tard, avec le temps, mais ne constitue pas un enjeu. Opulence alimentaire et satisfaction des préférences enfantines – qui s’observent par exemple dans le fait que plusieurs mères vont jusqu’à proposer quatre plats différents à table – sont objet de fierté, car ils sont à la fois réaction à la peur du manque et signe d’abondance, persistance de très anciennes représentations s’expliquant par « la peur fondamentale de manquer »  » (4) Stigmatiser les milieux populaires sur base de critères moraux n’a ainsi pas davantage de sens que d’en appeler à la loi du marché ou à des signaux-prix pour inverser les tendances de consommation. On touche ici à des dimensions sociologiques et psychologiques plus profondes.

Que faire, dans l’immédiat ?

Cela ne signifie pas qu’il n’y a rien à faire. Prix, normes, représentations, information, éducation : tous ces éléments jouent. Il y a donc lieu d’agir sur tous les plans, sans considérer aucune voie comme la panacée. Un exemple concret concerne le débat sur l’alimentation bio dans les supermarchés, qui agite le secteur bio depuis… des décennies. Est-ce vendre son âme au diable, ou au contraire influencer les grands acteurs en les forçant à intégrer de nouvelles normes ? Aucune réponse tranchée n’est possible. Comme le résume Olivier De Schutter, la tension doit subsister : « La très grande majorité de la population continue d’aller dans des supermarchés classiques, on doit donc encourager davantage de produits bio et locaux sur les rayons des supermarchés – mais cela doit être à condition d’un suivi rigoureux et d’une remise à plat des rapports avec les producteurs, afin qu’ils bénéficient d’une rémunération équitable » (5). Pas question donc, pour lui, de miser sur la stratégie de l’abaissement des prix pour attirer les consommateurs vers les produits jugés qualitativement meilleurs. « On pense souvent que le low-cost serait une solution parce qu’on a des familles en pauvreté qui ne peuvent faire autrement que de s’approvisionner à travers ces filières. Mais c’est une impasse. La malbouffe affecte notamment les plus précaires, qui ont les indices de surpoids et d’obésité les plus importants. Ce n’est pas inévitable. Cuisiner chez soi des produits frais et de saison, en réduisant la consommation de viande, n’est pas spécialement cher. Mais ça demande une organisation, et c’est parfois difficile pour des ménages qui ont des longues navettes ou n’ont qu’un accès difficile à des produits de qualité. En outre, l’alimentation low-cost ne peut pas être un substitut à une protection sociale digne de ce nom. Il faut, par un relèvement des salaires minima et des allocations sociales, que des régimes alimentaires sains soient abordables pour tous » (6).

Une idée folle… ou la seule pertinente ?

Pour modifier durablement les comportements alimentaires, il faudrait donc agir sur tous les fronts à la fois. Impossible ? Peut-être pas. Durant le premier confinement lié à la pandémie de Covid-19, une tribune parue sur le média Reporterre a ravivé une idée très audacieuse, qui avait déjà fait de timides apparitions dans le débat public par le passé : celle d’une sécurité sociale de l’alimentation. Hein ? Quoi ? Eh bien oui, aussi fou et étrange que cela puisse paraître, cette proposition n’est pas dénuée de sens. Il suffit de réaliser un parallèle avec les soins de santé pour percevoir toute sa pertinence. Aujourd’hui, près de trois quarts des dépenses médicales des Français sont prises en charge par la sécurité sociale. « En 1945, dans une économie pourtant exsangue, des hommes et des femmes engagés pour des « jours heureux » ont pensé un monde où toutes et tous pourraient se soigner sans distinction de classe. Ils ont bâti et défendu la sécurité sociale. À la place des politiques de réduction des inégalités ou des logiques de charité discrétionnaire chères aux libéraux, ils ont créé du droit, à partir d’un système universel. Quelques décennies plus tard, revendiquons le même engagement pour l’alimentation : que le droit soit le socle de toutes les politiques alimentaires et agricoles à venir » (7). L’idée d’une sécurité sociale alimentaire, telle que développée au départ par un groupe thématique de l’association française Ingénieurs sans Frontières, peut être résumée de la manière suivante : allouer cent cinquante euros par mois par personne pour l’alimentation, utilisables uniquement auprès d’acteurs du marché alimentaire « conventionnés » – comme aujourd’hui on parle de médecins conventionnés. Les signataires de la tribune dans Reporterre ajoutent : « Cent cinquante euros par mois vont permettre durablement aux ménages les plus précaires un bien meilleur accès à une alimentation choisie, de qualité. Une sécurité sociale de l’alimentation obligera les professionnels.les de l’agriculture et de l’agroalimentaire, s’ils veulent accéder à ce « marché », à une production alimentaire conforme aux attentes des citoyens.nes » (8).

Oui mais… D’où viendraient les milliards d’euros nécessaires à un tel projet ? La proposition, là encore, suit le parallèle avec la sécurité sociale actuelle : « L’analogie avec la sécurité sociale nous a menés sur l’idée historique d’une cotisation. Cette option est cohérente avec notre volonté d’avoir des caisses de sécurité sociale gérées de manière démocratique, là où un financement par l’impôt risquerait d’induire une gestion centralisatrice par l’État. Une première option à étudier serait une cotisation supplémentaire qui serait prélevée sur le salaire ou revenu brut. Ceci impliquerait une baisse du salaire ou du revenu net, plus ou moins compensée par le versement de 150 euros par mois à dépenser uniquement pour une alimentation conventionnée » (9).

Vers une démocratie alimentaire

Quel intérêt, alors, si c’est pour recevoir d’une main ce qu’on donne de l’autre ? Tout d’abord, cette cotisation serait évidemment proportionnelle aux revenus. Cela signifie que la question des inégalités serait attaquée de front, suivant l’adage : chacun contribue selon ses capacités et reçoit selon ses besoins. Pour faire simple : certains contribueraient au pot commun davantage qu’ils n’en bénéficieraient. Autre intérêt à cette idée : le « conventionnement » des acteurs alimentaires reposerait sur un débat démocratique, une cogestion par des représentants des mangeurs et des producteurs. Cela signifierait une sortie partielle de la pure logique de marché. Les acteurs souhaitant pouvoir vendre à l’intérieur de ce système solidaire devraient se plier aux choix démocratiques de la population. Au passage, on retrouve là, généralisé et renforcé, un fonctionnement participatif qui ressemble au système participatif de garantie (SPG) cher à Nature & Progrès.

Bien sûr, il s’agit encore d’une utopie. De très nombreuses questions pratiques se posent, sur le fonctionnement concret d’un tel système et surtout sur la transition, pour les acteurs du système actuel, vers ce système alimentaire partiellement « socialisé ». Notez que le groupe de travail à l’origine de cette proposition est allé très loin déjà dans les implications pratiques possibles (10). Il y a là, à n’en pas douter, un formidable vivier de réflexions pour les associations d’éducation permanente qui font de l’alimentation une thématique centrale. « Il n’est pas possible de dire que les initiatives qui s’occupent aujourd’hui de construire une démocratie alimentaire, un accès de tous à une alimentation de qualité, sont « nombreuses ». Mais elles existent. (…) Faire vivre ce projet de sécurité sociale de l’alimentation, c’est se donner l’objectif de mettre en avant et de généraliser ce type d’initiatives, bien plus à même de répondre aux enjeux agricoles et alimentaires que les injonctions à la “consomm’action” ou les discours des grandes surfaces promettant « une agriculture bio accessible à tous« . C’est lutter contre l’idée que la responsabilisation individuelle par l’éducation serait suffisante pour répondre aux enjeux agricoles et alimentaires, quand bien même elle est nécessaire (11).

Notes

(1) « Alimentation et inégalités sociales de santé : l’accès à une alimentation de qualité en question.« , par Martin Biernaux, chargé de projets au service Promotion de la santé de Solidaris – Mutualité socialiste, FIAN Belgium, www.fian.be

(2) Livre blanc « Pour un accès de tous à une alimentation de qualité« , Solidaris, 2014. Voir livre-blanc-alimentation-version-telechargeable.pdf (alimentationdequalite.be).

(3-4) Régnier, Faustine, et Ana Masullo. « Obésité, goûts et consommation [*]. Intégration des normes d’alimentation et appartenance sociale« , Revue française de sociologie, vol. 50, n°. 4, 2009, pp. 747-773.

(5-6) Olivier De Schutter, « On doit replacer l’alimentation au centre de nos existences« , propos recueillis par Frédéric Rohart dans L’Écho, 14 décembre 2020.

(7-8) « Créons une sécurité sociale de l’alimentation pour enrayer la faim« , tribune dans Reporterre, 25 mai 2020.

(9) Pour une sécurité sociale de l’alimentation, Ingénieurs sans frontières (isf-france.org)

(10) « Le groupe thématique Agricultures et Souveraineté Alimentaire d’Ingénieur.e.s sans frontières (ISF) regroupe des citoyen.ne.s œuvrant pour la réalisation de la souveraineté alimentaire et des modèles agricoles respectueux des équilibres socio-territoriaux et écologiques. »

(11) Pour une sécurité sociale de l’alimentation, Ingénieurs sans frontières (isf-france.org)