Certains livres nous éblouissent, d’autres nous troublent, nous éveillent, nous surprennent. Celui dont il sera question dans cet article m’a plutôt encouragé à voir plus loin que le bout de mon nez. Au lendemain d’une COP26 si prévisible et si désespérante, il m’a rappelé que, partout dans le monde, des communautés, des collectifs, des organisations sont au cœur de combats bien réels. Voici, brièvement présentées, quelques réflexions à partir d’extraits de l’ouvrage de Michael Löwy et Daniel Tanuro, Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le rouge et le vert.

Par Guillaume Lohest

L’écologie, un truc de citadins occidentaux qui ont le luxe de se soucier des « générations futures » ? Ce cliché ne résiste pas à la lecture de l’ouvrage dirigé par Michael Löwy et Daniel Tanuro, compilation d’articles écrits par des témoins de luttes sociales et écologiques dans le monde entier : au Moyen-Orient, au Canada, au Japon, en Syrie, en Angleterre, aux Philippines, etc. Premier mérite d’une telle synthèse : nous ouvrons le regard et les questions écologiques prennent une autre dimension. Ce ne sont plus seulement les chiffres du GIEC, les négociations des COP, les panais bio de la coopérative et les pistes cyclables de la région. Ce sont aussi les expropriations, les assassinats politiques – comme celui de Chico Mendes, en 1988, ou de Berta Cáceres, en 2016 -, les communautés indigènes privées de leur espace vital, les maladies industrielles, le manque d’eau, les pollutions par les hydrocarbures…

Des catastrophes ici et maintenant

Une honte saine nous saisit. Car c’est vrai, en comparaison de ces combats vitaux, la préoccupation écologique des Occidentaux est encore en grande partie une inquiétude mentale, trop abstraite. Un « sujet » disent les journalistes, un « enjeu » comme on dit dans le monde associatif. On débat de scénarios et de mesures politiques à prendre. On se morfond d’angoisse « collapsologique » mais au chaud, le ventre plein, parfois en sirotant un petit pinard biodynamique. Autoflagellation, culpabilité ? Pas forcément. La honte est bien plus subtile que cela. Selon Frédéric Gros (1), citant Marx lui-même, la honte est « un sentiment révolutionnaire ». Car loin de se réduire uniquement à « un sentiment de tristesse et de souffrance morale, à ce poison de l’âme qui tue au petit feu de la dévalorisation de soi », elle peut être aussi « une forme de colère qui déploie l’horizon d’un programme politique ». Le livre de Löwy et Tanuro, deux militants écosocialistes et anticapitalistes, nous invite à suivre ce chemin-là. En nous mettant le nez dans les luttes concrètes de communautés locales et de travailleurs sur tous les continents, ils nous éloignent de toute vision trop lisse, trop consensuelle de l’écologie. C’est de luttes dont il est question.
Un autre rappel inaugure la lecture : « La catastrophe écologique ne se décline pas au futur, nous y sommes plongé.e.s et elle grandit de jour en jour (2) »». Les personnes qui ont subi de plein fouet les inondations de l’été 2021 en savent quelque chose. Le réchauffement climatique, ce n’est pas une affaire de température dans quelques décennies, ce sont d’innombrables catastrophes, dès aujourd’hui. L’introduction du livre en recense quelques-unes, dramatiques, au Bangladesh, dans la Corne de l’Afrique, au Mozambique, en Amérique Centrale, en Sibérie… qui ont des conséquences sur tous les aspects de la vie : santé, logement, revenus, énergie, relations sociales… Michael Löwy et Daniel Tanuro sont à juste titre irrités par la façon dont on continue de nommer ces événements : « Pourquoi persister alors, comme par habitude, à parler de catastrophes naturelles ? », écrivent-ils, dès lors qu’on sait pertinemment que ce bouleversement du climat est lié aux émissions de gaz à effet de serre. Avec, en outre, une tendance très nette à l’injustice climatique, dans l’état actuel des inégalités. « Cette autre réalité devrait crever les yeux également : la catastrophe est sociale autant qu’environnementale. Conformément aux avertissements des scientifiques, les pauvres – particulièrement dans les pays pauvres – sont frappés de plein fouet. Ils et elles émettent peu de gaz à effet de serre (parfois extrêmement peu) mais ont le tort d’habiter de mauvais logements, sur des terrains inondables, ou sur des pentes exposées aux glissements de terrain, ou dans les zones les plus sèches, ou dans les quartiers les plus chauds des villes (où ils et elles exercent, soit dit en passant, des métiers aussi essentiels que pénibles et mal payés)… »

Un ouvrage de conviction assumée

Les auteurs de ce livre ne s’en cachent pas : ils plaident pour un écosocialisme qui se construit à partir de réalités militantes concrètes. « Nous appelons « écosociales » les luttes dont les objectifs sont à la fois sociaux et écologiques. » On ne peut pas les réduire à une simple défense d’intérêts locaux, car « enracinées dans les territoires, ces luttes politisent parce qu’elles impliquent d’articuler les efforts, les savoirs et les demandes de divers mouvements (syndicalistes, féministes, écologistes) et de divers groupes sociaux (peuples indigènes, paysan.ne.s, ouvrier.e.s, intelleectuel.le.s). Ainsi commence à se construire un commun anticapitaliste, démocratique et pluraliste qui contient en germe la possibilité d’un autre pouvoir et d’une autre société : l’écosocialisme. »
Le mot est aujourd’hui galvaudé. Paul Magnette ou Jean-Luc Mélenchon, par exemple, s’en revendiquent. On préférera s’en tenir à la définition, plus radicale, qu’en donnent les auteurs. Michael Löwy est d’ailleurs à l’origine de cette notion. « Nous comprenons comme écosocialisme une nouvelle conception du socialisme qui met l’écologie au centre de la réflexion et de l’action. C’est un projet révolutionnaire, qui rompt avec les fondements de la civilisation industrielle capitaliste, en soumettant la production et la consommation à une gestion collective, écosociale et démocratique. » Il ne s’agit donc pas uniquement d’un projet socio-économique, c’est aussi une nouvelle vision du monde, un « nouveau projet de civilisation, fondé non sur les critères du profit et du marché, mais sur les besoins sociaux, démocratiquement définis, et le respect pour notre maison commune, la Nature, la planète Terre. Il est aussi une stratégie de transformation radicale, dont l’axe central est la convergence anticapitaliste entre luttes sociales et écologiques. »
Ainsi défini, l’écosocialisme n’est pas une légère adaptation du socialisme. Il est incompatible avec les gouvernements actuels – même ceux qui comprennent des partis socialistes – qui sont prisonniers du cadre économique dominant. « Il n’y a rien à attendre des gouvernements néolibéraux. Cela fait plus de trente ans qu’ils prétendent avoir compris la menace écologique, mais ils n’ont quasiment rien fait. Ou plutôt si, ils ont fait beaucoup : leur politique d’austérité, de privatisations, d’aide à la maximisation des profits des multinationales fossiles et de soutien à l’agrobusiness a détruit des milliers d’espèces vivantes et défiguré les écosystèmes tout en nous poussant au bord du gouffre climatique. »

Ce pétrole qui aurait pu rester sous terre

Qu’on partage ou pas les convictions militantes écosocialistes des directeurs de cet ouvrage, on sort bousculé de certains récits. En particulier celui qui concerne l’Équateur (3), emblématique des tensions entre les visions du monde des communautés indigènes et le modèle de développement importé par l’Occident dans toutes les Amériques et en partie intériorisé par les populations. Ces communautés, en effet, « se retrouvent au cœur de la lutte pour la préservation du milieu. Et ce par des mobilisations locales de défense des rivières ou des forêts contre les multinationales pétrolières et minières, mais aussi en défendant un mode de vie alternatif à celui du capitalisme néolibéral mondialisé. »
À partir des années 2000, trois pays ont tenté de rompre avec les politiques néolibérales bien implantées sur le continent : le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur. « Mais ils sont restés totalement dépendants des revenus de l’exploitation des énergies fossiles (gaz et pétrole) largement responsables du changement climatique. » En Équateur, pourtant, un projet gouvernemental aussi original que salutaire fut tenté. « L’initiative Yasuní-ITT était un projet lancé par le gouvernement équatorien en 2007, sous la présidence de Rafael Correa. Il visait à laisser sous terre 20% des réserves de pétrole du pays dans une zone de mégabiodiversité – le parc national Yasuní (…) – en échange d’une contribution internationale de 3,6 milliards de dollars, soit la moitié des ressources financières que l’État aurait pu obtenir en vendant la ressource aux prix de 2007. »
Cette initiative n’a malheureusement pas abouti, notamment à cause d’un manque flagrant de réponses internationales à la proposition. Le gouvernement équatorien l’a abandonnée en 2013. Mais il s’agit néanmoins d’une tentative remarquable dont il faut tirer des leçons, selon Matthieu Le Quang. La première tient à la méconnaissance du contenu de l’initiative sur la scène intérieure, causée par un « manque de diffusion populaire de sa politique par le gouvernement mais aussi de l’absence de campagne de soutien de la part de la société civile, notamment les ONG à l’origine du projet. » Il faut dire qu’à côté de ce projet, le gouvernement équatorien était divisé et menait, en même temps, des politiques contradictoires, centrées sur l’extraction de ressources fossiles ailleurs, au détriment des communautés indigènes.
De façon générale, Matthieu Le Quang explique l’enlisement de l’initiative par « la présence d’un sens commun développementiste au sein de la population équatorienne, qui voit dans le pétrole la ressource permettant à l’Équateur de sortir de la pauvreté et d’arriver à un certain niveau de développement. » Mais, plus encore, le facteur décisif est, selon lui, que les autorités équatoriennes, portées au pouvoir dans l’enthousiasme d’une « révolution citoyenne », avaient une manière de gouverner qui ne s’appuyait pas sur la société civile ou sur les organisations sociales. Or, quand les tensions politiques apparaissent et que des arbitrages doivent se faire, « la mobilisation sociale peut seule permettre d’éviter que ces arbitrages se fassent en faveur d’autres intérêts que ceux de la société et de l’environnement. » Une manière de dire, entre les lignes, cette banalité insupportable : les intérêts des grandes compagnies multinationales l’emportent toujours !

« Deux phénomènes clairement liés »

Dans les milieux environnementalistes et décroissants, on entend souvent cet amer refrain antisyndical : « de toute façon, tant qu’ils défendent l’emploi, on ne sortira jamais de la croissance ». Le livre de Löwy et Tanuro fait place à ce conflit important sans tenter de le minimiser. Il est remarquable que la parole y soit donnée à la Fédération Internationale des Transports (ITF) dont on aurait pu penser qu’elle allait simplement confirmer cette contradiction entre le maintien de l’emploi et l’abandon indispensable de la logique productiviste. Or non. Les réflexions menées au sein de cette fédération témoignent d’une conscience écologique et sociale aigüe et appellent à un renouveau du rôle des syndicats. « Les syndicats devraient adopter une approche globale de l’économie face au changement climatique et à la réduction des émissions, et les différents secteurs devraient donc être considérés comme faisant partie d’un tout et non isolés les uns des autres. En particulier, les syndicats, quel que soit leur secteur, devraient se préoccuper de la manière dont l’énergie est produite et distribuée », selon Asbjørn Wahl, représentant syndical au sein de l’ITF (4).
La Fédération Internationale des Transports ne témoigne pas dans l’ouvrage d’une lutte massive mais livre plutôt une analyse percutante du lien entre les dégâts sociaux et les émissions de CO2. L’évolution du secteur des transports dans le cadre de la mondialisation néolibérale a été marquée par deux conséquences directes : la dégradation des conditions de travail des routiers et une forte augmentation des émissions de gaz à effet de serre du secteur. « Les deux phénomènes sont clairement liés », écrit Asbjørn Wahl.
Très critique sur la stratégie de dialogue social qui continue de prévaloir aujourd’hui au sein de la plupart des syndicats, l’ITF est consciente que seule une mobilisation populaire massive peut permettre de renverser le rapport de force actuel. Parmi les pistes de solution envisagées, une convergence écologique et sociale : « Le secteur des transports entraîne des coûts sociaux et environnementaux considérables qui sont actuellement supportés par la société. Ces coûts dits externes doivent être internalisés, en commençant par des salaires et des conditions de travail décentes, afin que les prix reflètent davantage les coûts réels de transport. » La défense des intérêts des travailleurs, même quand ils conduisent des camions qui émettent du CO2, peut donc aller dans la même direction que la lutte contre le dérèglement climatique !

La CGT à la ZAD

La critique globale du modèle de société, c’est précisément ce qui s’est développé au sein de la CGT Vinci (5) au fil des années, dans le cadre particulier du projet de transfert de l’aéroport de Nantes Atlantique sur le site de Notre-Dame-des-Landes. Francis Lemasson raconte, dans l’article de clôture du livre (6), comment les positions des uns et des autres, celles des divers groupes de syndicalistes et celles des militants de la ZAD, se sont progressivement rencontrées. Ainsi, au lendemain d’une réunion : « nous partons arpenter le territoire avec les Naturalistes en lutte. La zone parcourue est décidément très humide : les échanges portent cette fois sur les enjeux écologiques, mais aussi sur les piètres qualités géologiques du terrain, au regard des nécessités d’un aéroport… Nous découvrons d’autres lieux (comme la Chat-Teigne, une des hauts lieux de l’opération César de 2012), avant d’être accueillis par Marcel et Sylvie Thébault, éleveurs au Liminbout. L’un et l’autre soulignent l’importance d’une parole syndicale sur la question des emplois liés à ce projet de transfert de l’aéroport Nantes-Atlantique à Notre-Dame-des-Landes. »
Laissons-nous aller à une pensée paresseuse, à un cliché : avouons-le, nous pourrions penser que les travailleurs de chez Vinci allaient forcément défendre le projet de nouvel aéroport : plus grand, donc plus d’emplois ! Eh bien… non. L’accumulation de rencontres, de débats et de réunion font cheminer les différentes composantes de la CGT-Vinci vers une déclaration contre le projet d’aéroport, « mettant en avant nos propres motifs de syndiqué.e.s et de salarié.e.s, ainsi que notre volonté de travailler sur des projets socialement utiles. »
Quand les salariés de Vinci définissent eux-mêmes leur responsabilité sociale : « Telle est notre propre responsabilité sociale de salarié.e.s, face à la prétendue RSE de Vinci : donner du sens à notre travail en plaçant notre fierté dans son utilité sociale, avec le désir d’en finir avec le chantage à l’emploi qui nous humilie en nous faisant accepter l’inacceptable. Voici quelques années qu’en réponse à tous ces grands projets qui ne visent qu’à enrichir d’invisibles actionnaires, nous exprimons le souhait de satisfaire des besoins plus vitaux : réhabilitation de l’habitat et des routes secondaires ou équipement des zones rurales et périurbaines, ce ne sont pas les choses à faire qui manquent ! »
Les syndicalistes, reconnaît Francis Lemasson, se sont surpris eux-mêmes en rejoignant les mobilisations contre le nouvel aéroport, en convergeant avec la lutte des zadistes. « En 2016, nous sommes mûr.e.s pour nous opposer à un projet comme celui de Notre-Dame-des-Landes. Notre principal obstacle, c’était notre crainte de sortir du cadre syndical ou d’en compromettre l’indépendance. Nous étions d’accord et nous ne le savions pas. » Une belle leçon contre les « prêts-à-penser » de toutes sortes, du côté syndical comme du côté des écolos. Jamais écrites d’avance, jamais automatiques, des convergences sont possibles même là où on ne les soupçonne pas…

Notes :
1. Frédéric Gros, La honte est un sentiment révolutionnaire, Albin Michel, 2021.
2. Sauf mention contraire, toutes les citations de cet article sont issues de l’ouvrage suivant : Michael Löwy et Daniel Tanuro (dir.), Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le rouge et le vert, Textuel, 2021.
3. Matthieu Le Quang, « Équateur. Lutte écosociale et institutionnalisation politique : quelques enseignements de l’initiative Yasuní-ITT », pp. 63-76.
4. Asbjørn Wahl, « Dix ans d’activisme climatique dans le syndicat des transports. Le grand défi : transformer une politique progressiste en action », pp. 215-235.
5. La CGT (Confédération Générale du Travail) est un syndicat français. Le groupe Vinci est une multinationale – leader mondial dans les secteurs de la concession, de l’énergie et de la construction – capitalisée en bourse à environ ciqnaunte milliards de dollars, qui emploie plus de deux cent mille personnes dans près de cent vingt pays.
6. Francis Lemasson, « Notre-Dame-des-Landes : comment la CGT Vinci a choisi le camp de la lutte contre l’aéroport », pp. 279-296.