La banque Triodos est parfaitement connue de tous ceux qui se soucient d’investissements éthiques. Si le credo de la banque en la matière continue à ne faire absolument aucun doute, et si la banque elle-même paraît en pleine forme – vos comptes d’épargnes, ou à terme, et éventuelles sicavs ne courant aucun danger -, des questions se posent cependant sur la manière dont la banque traite aujourd’hui ses « actionnaires ». Pour tenter d’y répondre, tout en aidant ceux qui se sentent lésés, l’association Trioforum a entrepris un travail de fourmi dont nous vous parlons ci-dessous…

Par Dominique Parizel

 

Les détenteurs de certificats d’action Triodos – et eux seuls – ont, en effet, de gros soucis à se faire mais, de manière plus générale, d’importantes questions d’ordre éthique se posent sur la façon dont fonctionne la banque qui, jusqu’à une date récente, n’a jamais souhaité être cotée en bourse. Précisons d’emblée que nous ne voulons prendre ici aucune position particulière sur la pertinence du management de Triodos mais simplement solliciter des éclaircissements sur quelques choix stratégiques qui méritent, nous semble-t-il, d’être examinés. Et qui le sont, précisément, par Bernard Poncé, ancien agent délégué Triodos qui entend assumer sa responsabilité vis-à-vis de ses anciens clients. Lui-même détenteur malheureux de certificats d’action Triodos, il a créé le site www.trioforum.be qui veut réunir et informer un maximum de détenteurs de tels certificats. Cette association est animée bénévolement par un comité de quatre détenteurs.

Par quels tours de passe-passe, en effet, la valeur de ce certificat d’action a-t-elle chu soudain de 84 à 59 euros, avant de dégringoler encore jusqu’aux environs de 35 à 40 euros, avec peu d’espoir de regrimper un jour ? N’était-ce là rien d’autre que la conséquence normale d’une prise de risques connue et parfaitement assumée ? La banque pouvait-elle éviter pareil déboire – et débours – à ceux qui avaient adhéré à son projet exemplaire, acceptant délibérément, pour cela, une rentabilité moindre que dans la banque classique ? N’y a-t-il vraiment plus aucun recours ? Ou s’agit-il seulement d’admettre que les particuliers détenteurs des certificats d’action Triodos, séduits par un modèle bancaire de régularité et d’équilibre, soient les dindons dociles et résignés d’une farce qui se joua derrière un bien opaque écran de fumée ?

 

Les actionnaires vendeurs et l’opportunité de la Covid

Rappelons les faits. 18 mars 2020 : la Covid est là ! Nous avons tous la tête ailleurs. La banque Triodos suspend la cotation et les échanges de ses certificats d’action. Bernard Poncé explique : « Afin d’éviter toute possible spéculation et de donner, à son titre, la plus grande stabilité possible, la banque a toujours souhaité ne pas être cotée en bourse. Ceci signifie que le « certificat d’action » octroyé à ceux qui constituent son capital est un titre – auquel aucun droit de vote n’est rattaché – qui laisse, à la banque et à son management, un contrôle total sur ses différents paramètres. Le capital sort directement de la poche d’ »actionnaires » – certes susceptibles de percevoir des dividendes, en fonction de ce que décide l’assemblée générale – qui sont, en l’occurrence, de simples sympathisants épargnants. Ceux-ci acquièrent ces certificats auprès de la banque à un cours équivalent à sa valeur comptable. A contrario, la banque les rachète à tout vendeur qui le souhaite au moyen d’un buffer, c’est à dire d’une réserve d’argent, constituée par la banque elle-même, qui absorbe les mouvements à l’achat et à la vente, et assure ainsi la liquidité du titre. »

Ce système a fonctionné sans accrocs pendant de nombreuses années. Néanmoins, vers 2017 déjà, alors que la banque comptait environ quarante-cinq mille détenteurs de certificats, les problèmes potentiels que pourrait créer le moindre mouvement de panique furent évoqués chez Triodos ; le buffer de vingt-deux millions d’euros – passé ensuite à trente-six – pouvait déjà s’avérer insuffisant, selon le manager du risque. Jusqu’à la suspension de 2020, la banque en publia régulièrement l’état et chacun put constater qu’en pleine panique liée à la Covid, son utilisation était en hausse constante, sans qu’il fut jamais possible de savoir si les vendeurs étaient des particuliers ou des institutionnels. En quoi était-ce important ?

« Les détenteurs institutionnels, disposant de plus de 3% du capital, doivent apparaître dans le rapport annuel de la banque, précise notre expert. Il leur est évidemment très aisé de vendre, afin de ne plus y figurer, dès l’instant où peut surgir la seule mention d’un risque possible. Aux Pays-Bas, l’association Red Triodoswww.red-triodos.nl – dit détenir – sans toutefois jamais les montrer – les preuves que ce sont bien des institutionnels qui ont vendu. Mais la banque, elle, décrit un mouvement vendeur généralisé. Pourquoi ? »

Après la grande crise de 2008, beaucoup de gens étaient arrivés chez Triodos, se rendant compte que son modèle non-spéculatif lui donnait plus de résilience face à de grosses secousses. Quel est le changement de mentalité qui a pu s’opérer, chez Triodos, entre 2008 et 2020 ? Le Trioforum suppose que ceux qui croyaient y trouver un refuge, en 2008, ne sont pas venus uniquement pour soutenir la banque, dans ses valeurs, mais surtout parce qu’ils trouvaient là une institution plus résistante. Pourquoi auraient-ils pensé autrement dans une nouvelle tourmente ? La réactivité de Triodos, cependant, est d’autant plus curieuse que, lorsqu’elle relance les transactions, le 13 octobre 2020 – après publication de bons résultats, dans un contexte boursier redevenu positif et malgré une augmentation de capital, c’est-à-dire un nouvel appel à acheter des certificats -, la banque constate un courant vendeur toujours trop important et clôt définitivement le système de cotation interne, en janvier 2021. Ce qui est étonnant, c’est qu’à la relance d’octobre, elle a imposé des restrictions à la vente qui ont manifestement incité les détenteurs à vouloir se débarrasser de leurs titres !

 

Cachez cette cotation que je ne saurais voir…

Puis, fin 2021, coups de théâtre, coup sur coup ! Première surprise : Triodos, au mépris de ce qu’elle a toujours professé, sera bel et bien cotée en bourse. Mais le deus ex machina n’est pas une bourse ouverte, accessible à tout le monde, comme Euronext ou d’autres… L’heureux élu, en effet, s’appelle Capfin, une société basée aux Pays-Bas, accessible uniquement, pour l’échange des titres Triodos, aux résidents des pays où la banque est active : Hollande, Belgique, Angleterre, Allemagne et Espagne. Seconde surprise, et non des moindres : la banque annonce – prétextant des obligations fiscales, le fisc lui-même n’en demandant sans doute pas tant – une fair value – une valeur économique – de son certificat d’action. Elle la fixe à 59 euros, alors qu’elle était encore de 84, à la reprise des transactions, le 13 octobre 2020 ! Mieux encore : la banque lancera, deux mois plus tard, un grand programme de rachat des certificats, une prétendue « opération de solidarité » – qui avait très peu de chances d’aboutir -, avec les millions restant dans le buffer. À quel prix ? Eh bien, à 59 euros, bien sûr, puisque c’était la valeur déclarée au fisc ! Voici donc comment, croyant soutenir une action salutaire et généreuse, vous perdez 30% de votre mise, en n’y voyant que du feu, sans que vous en soyez, à aucun moment, informé – ne serait-ce que pour la forme – de manière simple, mais convaincante et documentée, et sans recevoir, dans le pataquès généralisé, le moindre petit mot qui soulage…

« Et, depuis qu’il y a une cotation, glisse Bernard Poncé, les vendeurs, on attend toujours de les voir… »

De l’argent volatilisé ? Pas si simple. Quand la banque a vendu les certificats, les détenteurs lui ont payé de l’argent. Tout cela n’est que très normal. Cet argent fut ensuite utilisé dans l’entreprise, ce qui devait aussi finalement valoriser le certificat lui-même car la valeur du certificat est une valeur comptable qui reflète, a priori, la valeur réelle de l’entreprise.

« Mais, fin décembre 2021, s’insurge l’ancien agent délégué Triodos, quand la banque déclare qu’elle sera prochainement cotée en bourse, elle donne une valeur aux certificats « comme si nous étions cotés en bourse ». Or « nous » ne l’étions justement pas ! Ce fut donc un rare moment d’anticipation pure, aucune valeur économique n’était alors nécessaire, le fisc pouvant très bien se contenter d’une valeur comptable, toute liberté appartenant d’ailleurs au contribuable de déclarer, s’il le voulait, une valeur plus basse… »

Une valeur boursière, de pure convention, était ainsi implicitement proposée à l’avance, une valeur fictive volontairement minimisée par la banque elle-même qui, comme on l’a vu, proposera, deux mois plus tard, le rachat de ses propres titres à cette valeur abaissée par elle-même…

« Une pure brocante, conclut notre interlocuteur ! L’argent ne s’est pas envolé, c’est juste ce que vous aviez à vendre qui n’intéressait plus personne, à sa valeur comptable. À partir du moment où la banque, elle-même, instille l’idée complètement dingue que son action bancaire doit perdre 30%, on voit mal pourquoi un investisseur extérieur proposerait d’en donner davantage… »

 

L’intérêt supérieur de la banque Triodos ?

« En somme, poursuit Bernard Poncé, Triodos a sacrifié son lot d’actionnaires historiques au nom de l’intérêt supérieur de la banque. Très à l’aise dans l’utilisation abusive de vaine rhétorique, le management n’a en réalité que très peu de compassion pour les « bons pères de familles » qui lui ont accordé confiance et capital. Elle s’est arraché l’épine qui lui blessait le pied, au mépris total de quelques milliers de détenteurs de certificats d’action, ce dont bien sûr elle se défend auprès de qui veut bien l’entendre ! Pourtant, qui supporte le coût de l’opération ? Pour autant qu’il y arrive, un détenteur vendra aujourd’hui un certificat à 40 euros environ, cet argent s’échangeant entre gens avec lesquels la banque n’a désormais plus rien à voir… »

Est-ce moral ? Est-ce éthique ? Un grand nombre de ces petits actionnaires sont totalement en dehors du coup et ne comprennent absolument rien à ce qui se passe. La banque table, semble-t-il, sur ce « ventre mou » d’acteurs financiers inertes qui ne diront jamais rien, ou presque.

« Ils comprendront, un jour ou l’autre, que leur bout de papier ne vaut plus un kopeck, regrette l’animateur du Trioforum, et en feront leur deuil. La banque, elle, a fait ses comptes : sept cent cinquante mille clients, dont quarante-trois mille détenteurs de certificats d’action. Cela laisse, au pire, plus de sept cent mille clients qui ne lui demanderont rien… Sans doute, pense-t-elle aussi que sa croissance, à court et moyen termes, se fera essentiellement en interne et plus grâce à l’apport de capitaux extérieurs ? »

Les autorités de contrôle – la Nederlandsche Bank, en l’occurrence, c’est-à-dire la Banque Centrale hollandaise – semblent aujourd’hui s’accorder pour déclarer que la gestion de la banque Triodos fut raisonnable et censée. Quel jeu jouent-elles ?

« Il est très difficile, concède notre expert, après avoir longuement étudié le dossier, de se dire qu’il n’existait pas, au sein même de Triodos, l’idée croissante qu’un jour viendrait le moment de se débarrasser d’un système de cotation qui avait fait son temps. Or la façon la plus simple de le faire était d’aller vers une cotation boursière et la difficulté était la probable fronde des détenteurs de certificats, si on leur annonçait tout cela de but en blanc, à eux qui avaient toujours clairement manifesté, éthique oblige, leur rejet d’une action cotée en bourse. La crise de la Covid fut donc probablement une opportunité unique, un véritable « coup de bol »… Car quelles sont les autres possibilités dont on nous a prétend qu’elles furent étudiées ? Personne à ce jour ne nous a clairement démontré ce qu’elles étaient réellement, et surtout pourquoi elles n’étaient pas bonnes ! »

 

À qui demander des comptes ?

Dans un dossier de présentation disponible sur son site Internet, Trioforum démontre aujourd’hui, à tous les détenteurs de certificats d’action Triodos, que la solution Captin n’était sûrement pas la meilleure pour sauvegarder leurs intérêts, contrairement aux allégations de la banque. La nécessité de regrouper tous ces petits détenteurs lésés fait donc son chemin et apparaît comme la seule chance d’obtenir de Triodos la moindre compensation. Toutefois, l’Autorité des Services et Marchés Financiers (FSMA) et la Banque Nationale de Belgique ne peuvent s’occuper que de la succursale de la banque, dans notre pays. La Banque Centrale hollandaise, déjà évoquée, apparaît donc comme le seul interlocuteur possible qu’il faudra convaincre d’avoir autorisé des opérations contestables. Mais Triodos n’est qu’une banque de taille moyenne – qui compte assez peu dans le paysage – et sans doute faudra-t-il, pour Trioforum, s’adresser également au niveau européen…

« Depuis plus d’un an, j’ai étudié le dossier pour présenter un argumentaire détaillé et documenté, explique Bernard Poncé. Avec Maître Arnauts, du cabinet SQ-Watt Legal, nous avons également étudié les actions menées par d’autres groupes qui, à notre avis, n’ont pas cherché les failles aux bons endroits. Bien que nous déplacions nos pions sur l’échiquier, nous nous concentrons aussi sur la recherche de détenteurs pour leur dire que d’autres points de vue existent que celui de la banque. Une information différente et critique leur permettra déjà de se sentir moins seuls. Elle est facilement accessible via notre site. Et s’ils le souhaitent, ils pourront aisément rejoindre notre action collective lancée au profit de tous ceux qui veulent réellement être entendus par Triodos, et pas seulement en paroles… »