Cet été, dans le Sud de la France, j’ai été témoin d’un événement qui ressemble fortement à celui qui est raconté dans cette nouvelle. Les noms des lieux, les caractères des personnages et l’esprit général de cet événement ont été modifiés, si bien qu’il s’agit d’une pure fiction. Certaines questions qui entourent cette petite histoire, pourtant, demeurent valables dans la réalité comme dans la fiction.

Par Guillaume Lohest

Il est dans les dix-sept heures quand le jeune Noé V., venu passer l’été dans le hameau provençal de sa grand-mère paternelle, tombe nez à nez avec un immense chien allongé de tout son long sur le chemin empierré du plateau de la Tour-Gardinelle. Sa peur est contrôlée ; il n’est plus cet enfant épouvanté par le moindre caniche, mais tout de même, l’animal est de taille. Heureusement, il semble accablé par la chaleur et profondément endormi. Noé procède à un contournement prudent, le chien l’ignore, le voici de l’autre côté. Il entame alors la descente vers le hameau.
Quinze minutes plus tard, il franchit le seuil de la maison. Sa grand-mère est dans la cuisine, au frais. Elle écoute une radio locale un peu démodée qui diffuse des chansons des années quatre-vingt. Apercevant son petit-fils, elle lui lance le petit mot habituel, ce qui donne d’habitude le signal d’un apéritif complice, à l’ombre du figuier, dans le jardin. La dernière fois qu’il est venu, voici trois ans, il était encore un enfant. Maintenant qu’il a seize ans, Mamé lui autorise enfin le panaché.
« Alors ? », dit-elle de sa voix rocailleuse.
Noé, qui a passé l’après-midi à jouer aux cartes à la Tour-Gardinelle, n’a pas grand-chose à raconter. Si ! Il y a bien ce vautour qu’il a vu tournoyer à basse altitude, tout proche de lui. « Attends, je te montre » dit-il en se souvenant d’avoir photographié le charognard. Mais sa poche est vide. Son smartphone a dû rester sur la table du café.
— Il faut que je remonte, mamé. On peut reporter l’apéro d’une heure ?
— Va, mon grand. Je sais qu’à ton âge, on ne peut pas se passer de ces petits machins. Et je sais aussi pourquoi tu en as tant besoin. Va donc.
Elle a compris, dès les premières minutes du séjour de Noé, que son petit-fils était amoureux. Son téléphone est donc l’objet le plus précieux du monde, parce qu’il est le canal par lequel lui parviennent les mots de Leila, sa copine restée en Belgique pour un job d’été. La mamé sait. Elle comprend, elle n’en rajoute pas. C’est ça, une mamé. Comme une mère, sans les soucis qui vont avec.

***

Noé remonte le sentier vers la Tour-Gardinelle. Arrivé au sommet, il lui reste vingt minutes de plateau. C’est encore une vraie fournaise. Des herbes, jaunies par la sécheresse, remonte une chaleur épaisse qui pourrait terrasser un gorille.
En distinguant à nouveau, de loin, la masse informe du gros chien endormi, Noé est gagné par une sensation étrange. À présent tout proche, deux petits mètres, une certitude s’installe en lui. L’énorme animal est exactement dans la même position que tout à l’heure. Il n’a pas bougé d’un millimètre. S’armant d’un brin de courage, Noé pose son pied contre le flanc du chien et pousse légèrement. Aucune réaction. Il appuie plus fort, lui donne carrément un coup de pied. Toujours rien. Cela ne fait aucun doute : le mastodonte est mort.
Malgré la chaleur, Noé poursuit son chemin à toute allure. Il doit prévenir le propriétaire du chien, sans doute quelqu’un de la Tour-Gardinelle. Ses amis pourront certainement l’aider. Il se dirige vers le café qu’il a quitté une heure plus tôt. Arthur et Philémon ne sont plus là, mais Victor est fidèle à sa réputation de pilier de comptoir en devenir. Il est en grande discussion avec la serveuse, une femme dans la cinquantaine dont la peau est tellement cuite par le soleil qu’elle vire au violet.
— Il y a un énorme chien mort sur le plateau ! interrompt Noé à bout de souffle.
Victor et quelques clients se tournent vers lui. On l’interroge. À quoi ressemble ce chien ? Où Noé l’a-t-il aperçu ? Est-il certain qu’il n’est pas simplement endormi ?
— Je lui ai shooté dedans ! répond le jeune homme. Il est plus gros qu’un Saint-Bernard, presque un ours. Il a le poil brun et assez long.
— C’est Winston, tranche un client entre deux gorgées de bière.
— Merde, lâche la serveuse cramoisie.
— Qui est Winston ? demande Noé.
— Le chien de tout le monde, ou de personne, explique Victor. Il a été abandonné ici par un couple de Hollandais, il y a deux ans. C’est surtout Antoine qui s’en occupe, mais il est apprécié et soigné par tout le village.
— Il faut dire qu’il ne dérangeait personne, toujours à moitié assommé par la chaleur. Il aboyait à peine.
— C’est un Terre-Neuve, précise l’amateur de bière en vidant son verre d’un trait. Il a dû succomber à cette canicule de malheur. Les jeunes, attendez-moi là, on va monter le charger dans mon pick-up.
— Je préviens Antoine, propose la serveuse.
— Merci, Élise.
— On ne bouge pas d’ici, Georges, répond Victor sans consulter Noé.
Georges, c’est l’ancien maire, qui tire son autorité de son enracinement. Natif de la Tour-Gardinelle, aujourd’hui la soixantaine, il parle peu et bien, avec un accent du Sud délicat qui s’est arrêté juste au seuil de la caricature. Noé le connaît depuis l’enfance et n’oserait pas le contredire. La mamé va s’inquiéter et l’apéritif risque de sauter, mais il ne peut pas se dérober. Ses jambes tremblent encore un peu de sa course sur le plateau et ses mains sont moites. De toute façon, il aurait été incapable de redescendre. Il sent qu’il se passe quelque chose. Cette histoire n’est pas anecdotique pour les habitants de la Tour. Ce Winston semble être une mascotte un peu spéciale.

***

Vers dix-neuf heures, Georges, Victor et Noé, aidés par Élise, déposent la vieille couverture contenant le corps imposant de Winston sur la petite place qui borde le café de la Tour-Gardinelle. Le chien a toujours l’air endormi. C’est troublant. Élise le caresse comme s’il vivait encore. Une larme coule lentement le long de son nez. Victor aussi semble affecté par cette mort soudaine. Décidément, cet animal était aimé.
— Où est Antoine ? s’inquiète Georges.
— Pas là, dit Élise. Son fils va arriver.
— On ne doit pas traîner. Avec cette chaleur, le corps va vite commencer à sentir et à pourrir. Il faut l’enterrer avant la tombée de la nuit.
— Peut-être qu’il est préférable d’appeler les pompiers…
— Jamais de la vie, tranche Georges. C’est notre affaire, on s’en occupe. Julien pourra dire un petit mot et les enfants Fournier feront un morceau de musique, ils l’aimaient bien aussi.
— Julien ? Ça ne plaira pas à tout le monde. Il est gentil mais il est diacre. Les gens ont leurs principes, tu sais bien.
— Je m’en fiche. Mais on verra. Le silence et la musique, c’est bien aussi.
Élise se relève.
— Je fais passer le message. Vingt heures trente à l’ancien lavoir.

***

Petit à petit, l’ombre gagne du terrain sur la placette. Autour du corps affalé de Winston, les habitants forment un petit attroupement. Ils sont bientôt dix, quinze, à distribuer une dernière caresse ou à se remémorer quelque effroi de touriste à la vue de ce géant. Cela ressemble à une veillée funèbre. Autour d’un chien ? Pourquoi pas. Qui a dit que seuls les êtres humains étaient susceptibles d’avoir une âme à accompagner sur l’autre rive ? Quitte à n’être sûr de rien, autant élargir le bénéfice du doute à d’autres vivants.
L’attente dure. On ne trouve pas le fils d’Antoine. De fil en aiguille, la conversation s’étire et dérive.
— C’est le réchauffement climatique qui l’a tué.
— Mh.
— Depuis combien de temps son corps était-il soumis à cette canicule ? Un mois ? On n’avait pas connu ça depuis trente ans. Je vous le dis, Winston est mort du réchauffement climatique.
— On est obligé de parler politique maintenant ?
— Oui, c’est vrai, il est mort. C’est ainsi. Pourquoi chercher la petite bête ?
— Parce que c’est trop facile, autrement. Combien d’autres chiens, d’autres animaux, d’autres cultures vont devoir crever avant qu’on modifie nos façons de vivre ?
— Les gens ne changent pas, ils ne changeront jamais. On vit comme on s’est habitué à vivre, c’est comme ça. Le réchauffement climatique, on ne l’évitera pas, on peut tout juste s’y adapter.
— Je suis d’accord.
— Tiens, Louis a repeint ses châssis, je n’avais pas vu.
— Et les conversions ? Ça existe, non ? Regardez la famille Fournier. Des petits Parisiens qui n’avaient jamais vu un olivier, et qui se retrouvent à la tête de l’élevage de chèvres le plus reconnu de la région.
— C’est l’exception qui confirme la règle. Pour un Fournier qui change de vie, tu en as dix mille qui continuent leurs commandes en ligne sur Ali Express et qui se ruent sur les promo barbecue du Leclerc.
— Tu nous déprimes. Moi je crois que des petits Fournier, il y en a quand même de plus en plus.
— Il n’y en aurait qu’un seul, ça suffirait déjà à ne pas tout à fait désespérer de l’humanité.
— Wow, c’est la mort de Winston qui vous rend si spirituels ? Ce n’est qu’un chien. Si on ne l’enterre pas tout de suite, il va commencer à puer.
— Merci pour cette belle parole, l’ami. On peut toujours compter sur ton sens des réalités.
Noé, embarqué dans cette histoire malgré lui, a fini par appeler sa mamé pour lui expliquer la situation en deux mots. Il a promis de revenir avant qu’il fasse nuit noire. Comme c’est lui qui a découvert le corps, il jouit d’un statut particulier dans la petite assemblée. De temps à autre, on lui demande des détails. Il est le premier des témoins, ce n’est pas rien.
— Et tu dis qu’il était allongé au milieu du chemin ?
— Oui, j’ai dû le contourner, je pensais qu’il dormait.
— Il aura sans doute eu une attaque cardiaque après s’être couché.
— Tiens, des Slovènes.
— Quoi ?
— La Nissan, là-bas, c’est une plaque slovène.
— Mais on s’en fout, des Slovènes, mon vieux. Qu’ils viennent faire tourner nos commerces, ça nous arrange.
— Quelle idée, aussi. Un Terre-Neuve en pleine Provence ! Son destin était écrit. On le voit tous baver et souffler depuis deux ans.
— Et puis ?
— Eh bien… nous sommes tous un peu responsables.
— Ce sont les Hollandais qui l’ont abandonné ici !
— Bien sûr, mais tout de même. On s’est attaché. On l’a gardé par égoïsme. Il aurait été mieux au Danemark ou en Norvège. C’est un chien sauveteur, il aurait dû pouvoir réaliser ce à quoi sa race le destine.
— Voilà que les chiens auraient des vocations, maintenant. Le soleil nous a tous un peu tapé sur la tête, on dirait. Un chien, c’est un chien.
— Justement, parlons-en ! Les humains ont sélectionné les races, pas seulement en matière de chiens d’ailleurs. Les vaches, les moutons, les chevaux, les chats, les plantes, les blés, tout. Au bénéfice de qui ? L’être humain se croit maître et possesseur de la nature, comme disait… qui encore ? Pascal ? Voltaire ?
— Descartes, imbécile.
— En tout cas, c’est ça le problème. Cela n’a rien à voir avec le réchauffement climatique. Les chaleurs normales d’ici, c’était déjà trop pour Winston.
— Tiens, Géraldine a mis des fleurs à son balcon. Elles n’étaient pas là hier.
— On s’en fout, des fleurs de Géraldine.
— C’est joli, quand même.
— Pas faux. Un degré de moins, ça reste caniculaire. Inutile de mêler le réchauffement climatique à ça.
— Mais oui, je vous l’ai déjà dit, vous cherchez de la politique là où il n’y en a pas. Vous êtes pénibles.
— Ah, des Belges. Je les aime bien, moi, les Belges. Ils sont sympas.
— Un point pour toi, Noé.
— Ah oui, juste. Mais tu es venu tellement souvent qu’on te considère comme un gars d’ici.
— En tout cas, c’est une belle mort. Ça me fait penser à la chanson de Jean Ferrat, Je voudrais mourir debout, dans un champ, au soleil…
— Tu chantes faux.
— Pauvre Winston.
— Il se couchait toujours en plein milieu de la ruelle qui monte vers l’église. Certains touristes renonçaient même à la visiter.
— Sûrement des Allemands. Ils ont peur de tout, les Allemands.
— Et son odeur, misère ! Elle, au moins, on ne la regrettera pas.
— Moi, je dis que c’est quand même le réchauffement climatique qui l’a tué. C’est trop facile sinon.
— Tu es têtu comme une mule, mais ça ne te donne pas raison.
— Ah, voilà le fils d’Antoine.
Le visage du petit Émile, qui doit avoir onze ans à peine, n’est déjà plus qu’un torrent de larmes tandis qu’il se penche sur Winston. Ses pleurs, impossibles à contenir, font un bruit rauque et déchirant. Ceux qui attendaient là font un pas en arrière. Les pudiques se mettent un peu à l’écart. Les sensibles se laissent gagner par le chagrin d’Émile. Les autres attendent, en silence. Après de longues minutes étranges, le garçon dit :
— Papa nous rejoint à l’ancien lavoir. Il est d’accord pour le diacre et pour la musique des Fournier. Il a juste dit de ne pas tirer en longueur.
— On va faire comme il a dit, conclut Georges.

***

Vers vingt-et-une heures, les cinquante-six habitants de la Tour-Gardinelle, Noé V. et quelques touristes, habitués du lieu, écoutent un jeune diacre partager du bout du lèvres quelques considérations hésitantes sur la création, les humains, les animaux et les plantes. « Quelles que soient nos convictions », prend-il soin de préciser, « Winston était un ami fidèle et quelque chose en nous comprend qu’il n’est pas insensé de lui rendre ce petit hommage… ». Arthur, Victor et Georges ont apporté une énorme caisse en bois qui fera office de cercueil improvisé. « C’est pour éviter que les sangliers ne le déterrent » a dit Georges. À trois, ils s’occuperont de creuser et de mettre la caisse sous terre, à une cinquantaine de mètres du vieux lavoir.
Tout de même, il fait nuit depuis un quart d’heure quand Noé rejoint sa mamé sous le figuier du jardin. En sirotant leurs panachés, il lui raconte toute l’histoire et les discussions de la placette. Il a bien réfléchi sur le chemin du retour, c’est vrai que ce n’est pas une question de réchauffement climatique. Un Terre-Neuve, c’est une race canadienne, c’est plutôt ça, ce n’est pas fait pour vivre dans le désert. Après un long sourire tendre, sa mamé mime une petite grimace :
— Et si c’était moi qu’on avait retrouvée morte sur le plateau ? Tu aurais dit cela aussi ?
Noé sort son smartphone de sa poche, l’y remet, se gratte l’arrière du crâne. Les grillons redoublent leur chant. On entend quelques chiens aboyer, plus bas dans le hameau.