Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°177
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Par Murielle Degraen,
animatrice
chez Nature & Progrès
La diversité génétique des semences est en danger. Déjà mise à mal depuis l’après-guerre par une législation favorable à l’industrie, elle fait maintenant face aux brevets associés aux nouvelles techniques génomiques. Mobilisons-nous pour préserver la diversité cultivée, pilier de notre résilience alimentaire !

Au début des années 2000, on parlait beaucoup des semences. Du fait d’une mobilisation citoyenne importante, le sujet était brûlant. Aujourd’hui, il ne semble plus intéresser grand monde. Il est pourtant plus que jamais d’actualité.
Des variétés paysannes aux industrielles
Durant des millénaires, les humains ont pratiqué la sélection massale : parmi les milliers de plantes comestibles de notre planète, ils ont choisi les mieux adaptées à leurs besoins et les ont reproduites, en sélectionnant les individus les plus performants. Au gré des migrations humaines, des échanges de semences et des croisements, des milliers de variétés cultivées, parfois très locales et bien adaptées à leur environnement, ont vu le jour. On les appelle les « variétés paysannes » ou « variétés pays », une dénomination qui n’a pas de valeur juridique mais qui traduit bien l’immense diversité, la merveilleuse richesse de ce patrimoine cultivé mondial.
Un changement fondamental pointe le bout du nez vers le milieu du 19e siècle avec l’apparition des premiers semenciers professionnels. Si la majorité des paysans continue à fabriquer elle-même ses semences, le tournant est amorcé avec cette professionnalisation de la reproduction végétale. Mais c’est après 1945 que l’agriculture prend véritablement le virage industriel. Aux yeux des décideurs de l’après-guerre, le plus important est d’assurer à la population une alimentation abondante à prix accessible. Les innombrables variétés locales, qui ne donnent leur pleine mesure que dans l’environnement auquel elles sont adaptées, ne paraissent pas capables de relever ce défi. On les écarte donc.
Les mots d’ordre deviennent « standardisation », « homogénéisation », et « rendement ». On mécanise la production depuis le champ jusqu’aux produits finis de notre assiette. On met au point des plantes qui s’adaptent à tous les processus de l’industrialisation. Résultat : des milliers de variétés « pays » délaissées au profit de quelques variétés calibrées à vocation internationale. En chemin, on perd aussi le goût et les qualités nutritionnelles de nos fruits et légumes…
Perte de richesse et d’autonomie
Bien sûr, la standardisation a un prix. Passer d’une exigence de rendement « ici et dans ces conditions particulières » (comme pour les variétés pays) à celle d’un rendement quasiment indépendant des conditions de culture, cela ne peut se faire sans adjuvants chimiques : les engrais industriels et les pesticides. Les grandes entreprises qui fabriquent ces produits se mettent donc à vendre aussi des semences qui ne peuvent lever et donner de bonnes récoltes que si l’agriculteur utilise la gamme de produits chimiques associés. Jackpot ! Mais les semenciers (et les Etats qui légifèrent) ne s’arrêtent pas là. D’autres verrous se mettent en place progressivement. Détaillons-les.
Catalogue officiel et hybrides F1
Par souci de ne laisser circuler que de « bonnes » semences, certains pays, dont la Belgique, mettent en place, dès les années 1950, un catalogue national officiel de variétés. Seules les semences inscrites dans ce catalogue peuvent être multipliées et commercialisées. Les critères pour y entrer sont stricts : distinction, homogénéité et stabilité (les critères « DHS »). Le végétal doit apporter de la nouveauté, il doit posséder des caractéristiques bien identifiables et donner toujours le même résultat. S’ajoutent aussi d’autres critères tels que le rendement, obligatoirement supérieur à celui des variétés précédentes.
Les semences paysannes ne satisfont pas à ces tests. Rejetées par l’industrie, elles tombent dans l’illégalité. Heureusement, ces milliers de variétés non homologuées ne disparaissent pas toutes : grâce aux jardiniers amateurs, entre autres, qui continuent à les reproduire et à les échanger. Les procès intentés par des semenciers ou par l’Etat français contre des associations comme Kokopelli[1] contribuent aussi à sensibiliser le public et certains décideurs locaux. Sous la pression citoyenne, la sentence d’illégalité qui frappe les semences paysannes finit par être levée : en Belgique comme en France, on peut actuellement les multiplier et les vendre aux jardiniers amateurs. Le marché des professionnels, lui, continue d’être fermé aux semences paysannes, du moins en théorie.
Les hybrides F1 (« première fécondation ») sont issus du premier croisement entre deux lignées pures, deux variétés au patrimoine génétique stabilisé. Ils sont très vigoureux et donnent un rendement impressionnant. Ils ne sont pas stériles, comme on l’entend parfois, mais ils ne sont pas stabilisés. En clair, ressemer leurs graines ne donnera plus le formidable résultat de l’hybride F1 originel : à la faveur du brassage génétique, on aura un peu tout et n’importe quoi, et un rendement beaucoup plus capricieux. De nos jours, la plus grande partie des semences enregistrées dans les catalogues nationaux sont des hybrides F1, même en bio. Le problème est donc que l’agriculteur doit racheter ses semences d’année en année s’il veut conserver ses rendements.
L’appropriation du vivant par les industries
Un sélectionneur (ou « obtenteur ») qui a mis au point une variété nouvelle, aux caractéristiques inédites, peut se tourner vers le certificat d’obtention végétale (COV). Cet acte de propriété lui donnera, moyennant quelques exceptions[2], un droit d’exclusivité sur la reproduction et la commercialisation de sa nouvelle variété pendant une période de 20 à 25 ans. Les petits semenciers n’ont guère les moyens de protéger leurs semences par un COV (payant). Les semences paysannes en sont également exclues, car elles ne respectent pas les critères de distinction, d’homogénéité, de stabilité et de rendement.
C’est cependant le brevet qui constitue « le fin du fin » de l’appropriation par l’industrie. Comme le COV, c’est un acte de propriété limité dans le temps, mais qui… ne connaît pas d’exception. Un petit sélectionneur, par exemple, ne peut en aucun cas semer des variétés brevetées sans payer de lourds droits de licence. En Europe, on ne peut breveter que des plantes obtenues par des moyens technologiques. Les organismes génétiquement modifiés (OGM) ou obtenus par les nouvelles techniques génomiques (NTG) entrent dans cette catégorie.
Brevets et OGM/NTG : le duo infernal
Imaginons une variété végétale obtenue par les nouvelles techniques de manipulation du génome (NTG) : l’ADN d’une tomate a été tripatouillé pour y inclure le gène d’une autre variété de tomate, disons, un gène de résistance à une maladie. La tomate nouvelle obtenue par ce moyen n’a pas forcément de caractéristiques visibles à l’œil nu. Il n’existe aucun grand livre mondial où sont consignées les variétés manipulées génétiquement. Et pourtant, il y a des chances pour que tout soit breveté : la technique utilisée, le génome modifié et le résultat (la tomate résistante). Le sélectionneur qui obtient une tomate aux mêmes propriétés par d’autres moyens (par la bonne vieille méthode du croisement) risque fort de se voir tomber dessus par le fabriquant de l’organisme NTG. Les conséquences peuvent être catastrophiques pour lui, d’autant que la preuve de la non-violation du brevet est à sa charge ! C’est tout l’enjeu de la pénétration de la pratique du brevet sur le territoire européen si jamais les OGM/NTG devaient y être autorisés : une limitation drastique du libre usage des semences, libre usage qui permet pourtant de perpétuer la diversité génétique du patrimoine cultivé.
Emportés par leur élan mercantile, les fabricants d’OGM/NTG en arrivent à breveter des caractéristiques trouvées dans la nature ou dans des variétés paysannes en les faisant passer pour des innovations technologiques. Cela signifie que même les variétés paysannes, aujourd’hui librement échangeables et reproductibles par les particuliers, pourraient tomber sous le verrou de la propriété privée.
Se mobiliser pour des semences libres
L’époque où les semences étaient un bien commun s’éloigne définitivement avec les OGM/NTG et les brevets. Face à un tel constat, le découragement peut nous gagner. Néanmoins, rappelons-nous que les grandes mobilisations citoyennes des décennies 1990 et 2000 ont donné des résultats : les pouvoirs publics ont lâché du lest sur les semences paysannes, et les OGM ont été fortement encadrés en Europe. Il faut donc continuer la lutte.
Une des premières étapes serait bien sûr d’empêcher les OGM/NTG et les brevets associés de pénétrer sur le continent européen. Nature & Progrès milite depuis des années contre leur introduction : faire connaitre notre désaccord auprès des responsables politiques (aux niveaux régional et fédéral) est indispensable. Une lettre-type est disponible sur le site de Nature & Progrès.
Enfin, continuons à multiplier, échanger et semer inlassablement nos variétés paysannes, pour les faire vivre et surtout évoluer. C’est dans la variété et la diversité du vivant que se trouve le secret de l’adaptation aux bouleversements présents et à venir.
REFERENCES
[1] Association française créée en 1999 sur les cendres de Terre de Semences, harcelée par les pouvoirs publics pour vente de semences non inscrites au catalogue national.
[2] Exception notamment pour les sélectionneurs, qui peuvent utiliser librement des variétés protégées par un COV pour les croiser et obtenir de nouvelles variétés. Cette mesure a été introduite par l’Europe, afin de favoriser la diversité génétique des variétés cultivées. Les agriculteurs ont également le droit de les ressemer pour leur usage personnel (utiliser la récolte pour nourrir leurs bêtes, par exemple) en les payant à peu près à moitié prix.
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