Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°177
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Par Sylvie La Spina,
rédactrice en chef
chez Nature & Progrès
La ruralité doit-elle se limiter aux seuls « professionnels » de la production alimentaire ? Les débats sur le projet d’interdiction de l’abattage privé à domicile mettent en évidence un certain « oubli » des éleveur amateurs, même de la part des représentants de communes rurales.

« Nous ne sommes en rien concernés par cette problématique visiblement très citadine… », répond à notre courrier le bourgmestre d’une petite commune ardennaise. Une réponse similaire nous est transmise par le représentant d’une commune condruzienne tout aussi rurale.
Face au projet d’interdiction d’abattage privé à domicile qui met en danger l’autoproduction alimentaire des particuliers, nous avions décidé d’interpeller – entre autres – tous les bourgmestres de Wallonie pour leur présenter notre analyse de cette réglementation à venir et ses impacts pour leurs concitoyens. Nous espérions en effet qu’à l’échelle locale, les élus se mobilisent pour peser avec nous sur le ministre wallon en charge du bien-être animal et lui faire nuancer son projet en limitant l’interdiction aux non-éleveurs.
7.500 éleveurs amateurs en Wallonie
On estimerait le nombre d’éleveurs amateurs de petits ongulés à 7.500 pour la région wallonne. Ce chiffre approximatif a été évalué à partir de la base de données Sanitel de l’AFSCA en comptant les troupeaux de moins de dix femelles de plus de six mois pour les ovins et les caprins et les troupeaux de moins de trois porcs. Cette estimation montre que les petits éleveurs de porcs (887) sont près de deux fois plus nombreux que les professionnels (estimés à 526 par le Collège des producteurs) ; pour les moutons, dix fois (4.477 amateurs contre environ 500 professionnels) et pour les chèvres, vingt fois (2.218 amateurs contre une centaine de professionnels).
Certes, tous ces « petits » éleveurs ne sont pas concernés par la question d’abattage privé. Des animaux sont élevés pour la compagnie, pensons aux chèvres naines et aux cochons nains. Il est extrêmement difficile d’estimer quelle part de ces « petits » éleveurs pratiquent l’abattage privé pour les besoins de la consommation familiale. Mais ce qui est sûr, c’est que ces élevages se localisent majoritairement dans les communes rurales où il est possible de disposer d’un jardin assez grand pour accueillir des animaux qui ont besoin d’espace. Alors, comment se fait-il donc que les représentants de ces communes rurales ne se sentent pas concernés par le projet d’interdiction de l’abattage privé, et nous renvoient vers les villes ?
Une focalisation sur l’abattage rituel
La problématique de l’abattage privé mise sur le tapis par le ministre wallon du bien-être animal n’est, dans la presse, développée que sous l’angle des abattages sans étourdissement encore pratiqués clandestinement en Wallonie malgré une interdiction datant de 2019. L’étourdissement serait trop difficile à contrôler, relaient les quotidiens, illustrant leurs articles par l’espèce ovine. Autant dans la presse que dans les réponses aux questions parlementaires, le cas des 470 moutons saisis en juin 2024 chez un éleveur, et destinés à l’abattage rituel, est évoqué pour justifier la nécessité de cette évolution réglementaire. Si l’on ne considère que les abattages rituels, alors oui, il s’agit d’un problème plus prégnant en ville où les densités d’habitants sont plus importantes, où il est plus difficile d’éliminer les déchets d’abattage, etc. Or, l’abattage privé à domicile concerne également les éleveurs amateurs en autoproduction alimentaire peuplant nos campagnes.
Les professionnels exemptés
Lorsque la situation de ces éleveurs est évoquée, la réponse se veut rassurante. « L’interdiction de l’abattage à domicile concernera les particuliers, sans affecter les professionnels, notamment les éleveurs et les bouchers », lit-on dans le communiqué du ministère[i]. Cette exemption est-elle jugée satisfaisante par les porte-paroles des milieux ruraux ? Elle permet en tout cas d’éviter la grogne des syndicats agricoles, très réactifs à l’atteinte des libertés de leurs membres. Cet égard est cohérent avec la décision du ministère de continuer à soutenir les travaux sur l’abattage à la ferme : nos politiques ont compris l’intérêt de cette alternative, ce que nous félicitons.
Peut-on résumer les activités agricoles de nos campagnes aux seuls professionnels ? N’est-ce pas là nier une part considérable de l’activité rurale ?
L’éleveur amateur – tout comme le jardinier – contribue à la vitalité du village, à la résilience alimentaire locale, au maintien des paysages, au bien-être animal via des pratiques et des conditions d’élevage indépendantes d’une rentabilité financière ? Faut-il laisser nos villages devenir les dortoirs des villes ? Depuis ses fondements, Nature & Progrès défend la complémentarité de l’agriculture biologique professionnelle et de l’autoproduction alimentaire des « amateurs » via le jardinage et le petit élevage.
Victoire, ou pas ?
Mardi 7 octobre 2025. Notre équipe se partage entre euphorie et scepticisme en écoutant la réponse du ministre Dolimont à une question parlementaire. Il dit ceci : « Je tiens également à rassurer les petits éleveurs qui, sur base de l’enregistrement de leur troupeau de porcins, d’ovins ou de caprins auprès de I’ARSIA, pourront bénéficier de la dérogation. Il n’est en effet pas prévu d’entraver l’exercice de leur profession, pas plus que l’exercice de la profession de boucher. »
La première phrase indique que les « petits » éleveurs enregistrés auprès de l’ARSIA (Association régionale de santé et d’identification animales) – ce qui est une obligation dès que l’on possède un mouton, une chèvre ou un cochon – seront exemptés de l’interdiction. Victoire pour les éleveurs amateurs dans une démarche d’autoproduction alimentaire ! Mais la seconde phrase parle de l’exercice de leur profession. Or, l’éleveur amateur, par définition, n’est pas professionnel de l’élevage… Par ailleurs, l’abattage privé est défini comme « l’abattage d’un animal dont les viandes sont exclusivement destinées aux besoins du propriétaire et de son ménage »[ii], ce qui n’a rien à voir, donc, avec une activité économique.
Mais qu’est donc un éleveur professionnel ?
Le mot « professionnel » intrigue. Qui rentre donc dans cette catégorie ? Le Robert le définit par « personne de métier, opposé à amateur ». Le Larousse : « Qui exerce régulièrement une profession, un métier, par opposition à amateur ». Faut-il supposer, alors, que l’élevage doit être une activité économique ? Peut-elle être secondaire, sous statut d’indépendant complémentaire, ou doit-elle être l’activité principale ? Doit-elle concerner la vente de produits alimentaires ? Celle d’animaux destinés à l’élevage (individus de race, de compagnie…), par exemple, est-elle comptée ? Et un maraîcher, professionnel de l’agriculture, peut-il manger ses propres cochons si l’élevage ne fait pas partie de sa commercialisation ?
Aujourd’hui, rien ne semble qualifier un éleveur professionnel. Il n’est pas nécessaire, pour produire des aliments, d’obtenir un « numéro de producteur » à la région wallonne. Ce dernier est incontournable pour prétendre aux aides agricoles, mais de nombreux maraichers, par exemple, s’en passent pour éviter les tracas administratifs que cette reconnaissance implique. Ce qui ne les empêche pas de vendre légalement des légumes, comme on peut vendre des œufs, des moutons… tant que l’on respecte la législation sanitaire, comptable… Un professionnel disposerait alors logiquement d’un numéro d’entreprise. Mais vérifierait-on que cette entreprise ait « suffisamment » de rentrées (ventes) pour être reconnue comme activité d’élevage « professionnel » ?
Finalement à y bien réfléchir, rien, au niveau légal ou administratif, ne distingue aujourd’hui clairement les éleveurs amateurs des éleveurs professionnels. Un flou subsiste donc, et tout reposera sur ce qui sera écrit dans le code wallon du bien-être animal pour définir les bénéficiaires de l’exemption. Nature & Progrès, qui défend des campagnes vivantes et nourricières ainsi que le bien-être animal, propose que tous les éleveurs, qu’ils soient amateurs ou professionnels, puissent pratiquer l’abattage privé. Cette possibilité reposerait sur la présence d’un troupeau d’espèce ovine, caprine ou porcine chez la personne concernée, qui est attestée par l’obtention d’un numéro de troupeau, la tenue d’un inventaire annuel et d’un registre d’identification, documents obligatoires pour tout éleveur. Cette position a été transmise aux autorités wallonnes et sera défendue lors du processus d’élaboration des textes réglementaires.
REFERENCES
[i] Une stratégie concrète en faveur du bien-être animal, communiqué de presse du 3 juillet 2025. https://dolimont.wallonie.be/home/communiques-de-presse/communiques-de-presse-du-ministre-president/presses/une-strategie-concrete-en-faveur-du-bien-etre-animal.html
[ii] Arrêté royal du 30 novembre 2015 relatif à l’hygiène des denrées alimentaires d’origine animale. Art1, §1, 4°.
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