Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°175
***
Par Sylvie La Spina,
rédactrice en chef pour Nature & Progrès
En élevage de poulets de chair bio, seules les races à croissance lente peuvent être abattues avant 81 jours. En laissant les Etats membres définir ces souches, l’Europe favorise la concurrence au profit de l’intensification. Quel avenir pour un poulet bio de qualité en Wallonie ?
Aux petits producteurs fermiers en circuit court, qui ont été les pionniers de l’alimentation bio, se sont progressivement rajoutés des acteurs de plus grande ampleur en vue de répondre à une demande croissante. Ces derniers créent une pression sur le mode de production bio, comme l’illustre actuellement le secteur de la volaille de chair.
81 jours ou une croissance lente
Le règlement bio européen en vigueur, détaille les règles de production de poulets de chair bio. Une attention particulière est portée sur les risques d’intensification : comment faire en sorte que le poulet bio continue à se différencier du poulet standard et reste respectueux de l’Homme et de la Terre ? Parmi les nombreuses normes relatives à l’alimentation, au bâtiment et au parcours extérieur, aux soins vétérinaires… se trouve un point sur l’origine des animaux. « Les volailles sont soit élevées jusqu’à ce qu’elles atteignent un âge minimal – fixé à 81 jours pour les poulets de chair -, soit issues de souches à croissance lente adaptées à l’élevage en plein air. »
Le lecteur attentif décèlera une sorte de contradiction dans cette mesure : une souche à croissance lente peut être abattue plus tôt qu’une souche classique, qui aura grandi plus vite. C’est pour limiter l’usage de races à forte croissance que le règlement fixe un âge d’abattage à 81 jours. L’alimentation nécessaire pour amener ces races plus productives jusqu’à cet âge n’est pas économique pour l’éleveur et le poids obtenu est peu compatible avec la demande des consommateurs. Soit…
La norme se poursuit par : « L’autorité compétente fixe les critères définissant les souches à croissance lente ou dresse une liste de ces souches et fournit ces informations aux opérateurs, aux autres Etats membres et à la Commission. » Et lorsque l’on s’intéresse aux mesures prises par les Etats membres, on constate d’importantes différences ! Ainsi, un poulet de chair français, belge ou allemand n’est pas produit selon les mêmes règles.
Mais qu’est la « croissance lente » ?
La France a défini ses souches à croissance lente utilisables en bio à l’aide d’une liste (comprenant une quarantaine de génétiques) et d’un critère : le gain moyen quotidien (GMQ). Ce paramètre, indiquant le gain de poids vif de l’animal par jour sur l’ensemble de sa vie, est reconnu par les scientifiques pour être un bon indicateur de bien-être : les volailles à croissance lente (faible GMQ) présentent moins de problèmes aux pattes et sont plus actives pour explorer leur parcours. Le GMQ fixé en France pour les souches à croissance lente est de maximum 27 g par jour. Par ailleurs, l’âge minimal d’abattage y a été fixé à 81 jours. Ce sont les normes les plus strictes en Europe, sans doute poussées par le fait que le Label Rouge, mis en place par l’Etat français en 1960 pour définir une filière de qualité différenciée, est déjà très exigeant, avec un âge d’abattage minimum fixé également à 81 jours.
En Allemagne, comme en Autriche, au Danemark, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, il n’existe pas de liste approuvée. Les souches à croissance lente sont définies grâce à un critère unique de GMQ. Les plafonds varient énormément d’un pays à l’autre. Chez nos voisins allemands, un GMQ allant jusque 44 g par jour est autorisé. Il s’agit donc de volailles à croissance beaucoup plus rapide qu’en France puisqu’il faut 57 jours pour que les poulets atteignent la taille commercialisable (2 kg vif, soit un poids commercial de 1,3 kg) alors qu’il en faut 74 pour un poulet bio français. En Allemagne, l’âge d’abattage de ces souches à croissance lente peut être réduit à 56 jours.
Quid de la Wallonie ? La définition des souches à croissance lente repose sur une liste qui ne comprenait, jusque récemment, qu’une seule génétique, la SASSO rouge XL451. Fin 2024, deux se sont rajoutées, les SASSO ruby C-C451 et la Hubbard RedJA. Elles ont respectivement un GMQ de 34, 36 et 37 g par jour. Les nouvelles génétiques sont plus résistantes aux maladies (moins de traitements, moins de mortalité) et plus calmes, ce qui explique peut-être leur tendance à mieux engraisser. L’âge d’abattage des souches à croissance lente en Wallonie est fixé à 70 jours minimum. En Flandre, la définition des souches à croissance lente repose sur le GMQ, mais l’âge d’abattage n’est pas précisé.
Une brèche vers l’intensification
En permettant aux Etats membres de définir eux-mêmes les souches à croissance lente, l’Europe n’a-t-elle pas ouvert une brèche sur la qualité des poulets bio ? Les différences de définition permettent d’intensifier les élevages en contournant l’âge minimum d’abattage fixé à 81 jours. Ce fait crée des distorsions de concurrence entre les producteurs européens et peut tromper le consommateur. Chaque pays cherche, pour le moment, à ajuster sa définition pour rester plus concurrent que les autres, ce qui pousse vers des normes de plus en plus proches de l’élevage intensif.
Notons qu’en raison de la faible disponibilité de poussins bio, les éleveurs peuvent démarrer leur lot avec des poussins non bio pour autant qu’ils respectent une durée de conversion de 70 jours. D’après l’INRAE, le faible développement de l’élevage de poussins de chair bio est d’ordre économique (taille du marché jugée insuffisante), technique (alimentation 100 % bio, filières spécifiques intégrant des élevages de reproducteurs et couvoirs) et sanitaire. Seuls l’Autriche et l’Allemagne ont développé la production de poussins bio, ce qui leur permet d’abattre leurs volailles de chair avant les 70 jours de présence dans l’élevage imposés par la conversion bio.
Le bio doit-il opter pour une croissance plus rapide ?
Le poulet bio n’a – heureusement – pas encore atteint le niveau d’intensification du poulet standard. Ce dernier est élevé en 35 à 40 jours à peine, avec un gain moyen quotidien de 55 à 60 g par jour. En moyenne, 30.000 individus sont élevés dans un bâtiment de 1.500 m², ce qui donne une densité de 20 poulets par mètre carré. En bio, nous en sommes à une densité maximale de 10, et en poulet fermier plein air, à 12. Un poulet plein air est abattu à 56 jours, tandis que le poulet fermier plein air l’est à 81 jours. Mais en passant, avec les nouvelles génétiques adoptées en Wallonie, d’un GMQ de 34 à 37 g par jour, on progresse encore un petit peu vers des souches plus productives.
Les promoteurs d’un élevage de volailles plus intensif justifient le choix de races à croissance plus rapide par le fait que ces animaux consomment moins d’aliments pour atteindre leur poids d’abattage. Le poulet de chair est d’ailleurs le fleuron du « progrès » génétique en élevage. Il atteint des valeurs d’efficience alimentaire qu’aucun autre animal ne pourra probablement atteindre. En 1985, il fallait 3,2 kg d’aliments pour obtenir un poulet de 1,4 kg vif à 35 jours. 25 ans plus tard, les nouvelles souches valorisent 3,6 kg de nourriture pour produire 2,4 kg vif.
L’agriculture biologique, souvent réputée trop chère, devrait-elle réduire ses coûts de production en optant pour des souches à croissance plus rapide ? Peut-elle améliorer son score environnemental en réduisant les besoins alimentaires de ses animaux et en les abattant plus tôt, dès l’atteinte d’un poids adéquat pour le commerce ? La question fait débat.
Pas que des avantages !
Dans les années 1980, les races de volailles de chair ont été progressivement sélectionnées pour leur efficience alimentaire, se traduisant par l’atteinte d’un poids d’abattage de plus en plus précoce dans la vie de l’animal. Un chercheur parle même de poulets « mangeurs compulsifs » étant donné l’altération des mécanismes de satiété des volailles qui les amène à l’obésité précoce recherchée par l’industrie. Selon les partisans de l’élevage intensif, cette meilleure utilisation des aliments se traduit par deux avantages. Le premier est une réduction des coûts de production, et donc, du prix de la viande de volaille et de son accessibilité pour le consommateur. L’élevage standard affiche des prix de 3 à 4 euros du kilo de viande. Le second avantage avancé par l’industrie est une moindre empreinte écologique : moindre utilisation de terres destinées à alimenter les animaux, moindre impact sur le climat ainsi que sur l’utilisation d’énergie, moins d’eutrophisation et d’acidification du milieu grâce à la réduction des volumes de déjections.
La composition de l’aliment distribué en élevage industriel a été adaptée au fil de la sélection pour le rendre plus concentré en nutriments et moins coûteux. Ne compare-t-on pas dès lors des pommes et des poires, en considérant l’évolution de la quantité d’aliment d’engraissement consommée sans évoquer sa qualité ? Par ailleurs, une étude a démontré que si la quantité de matière sèche consommée par les volailles diminue, la quantité d’aliment en concurrence avec l’alimentation humaine augmente avec l’intensification de l’élevage. Nous rejoignons ici le paradoxe de Jevons : à mesure que les améliorations technologiques augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est employée, la consommation totale de cette ressource peut augmenter au lieu de diminuer.
Par ailleurs, en termes de bien-être animal, la sélection pour des génétiques hyperproductives rencontre encore et toujours des difficultés à « faire avec » la nécessité de maintenir un organisme fonctionnel et une bonne santé. Les tissus en croissance rapide demandent des quantités plus importantes d’oxygène tandis que les poumons sont limités par la cage thoracique. Un syndrome d’hypertension pulmonaire se développe alors : l’animal subit des difficultés cardiaques induisant souffrance et mortalité prématurée. Le système digestif est réduit pour laisser plus de place à la viande. Les animaux sont donc nourris avec un aliment plus digeste. Enfin, les poulets les plus productifs développent des problèmes de pattes. Ces volailles sont aussi plus sensibles aux maladies, demandant plus de traitements antibiotiques.
Si l’on s’en tient aux valeurs fondamentales de la bio, intensifier la sélection génétique vers des souches à croissance plus rapide présente des risques de dérives touchant tant à la santé animale et humaine et au bien-être animal qu’aux impacts écologiques des aliments qui les nourrissent. Des « outils de production » plus fragiles ne permettent pas aux éleveurs de gagner en résilience et en autonomie face aux nombreux défis de notre agriculture.
Réduire les effets de la concurrence
En Wallonie, les éleveurs de volailles de chair sont, pour la plupart, structurés en deux filières : le poulet Coq des Prés (coopérative Coprobel) et le Roi des Champs (entreprise Belki). Ces deux structures travaillent avec des souches à croissance lente et un âge d’abattage de 70 jours. Du coté des discussions sur la réglementation wallonne, on ressent les tensions amenées par ces acteurs qui souhaitent rester compétitifs. « Vous allez tuer le secteur avicole bio wallon » tonna un jour un des représentants à une agronome de Nature & Progrès qui mettait en question l’évolution des normes demandées par le secteur professionnel. Le même discours est servi aux politiques, plus sensibles que les forces vives de notre association à l’importance de la compétitivité économique des acteurs agricoles sur le plan international. Heureusement, jusqu’à présent, l’administration wallonne favorise le maintien d’une bio forte, respectueuse de ses valeurs (lire notamment l’interview de Damien Winandy dans Valériane n° 169). Mais jusque quand parviendrons-nous à tenir cette ligne de conduite en Wallonie ?
Pour Nature & Progrès, il est important que l’Union européenne adopte des mesures plus strictes afin d’éviter que les Etats membres soient mis en concurrence entre eux pour les normes qui sont laissées à leur appréciation. Pour la définition de souches à croissance lente, une valeur plafond de GMQ devrait être imposée afin d’éviter que les différents pays optent pour des souches trop productives et un âge d’abattage réduit, paramètres portant préjudice à la qualité de viande de volaille commercialisée sous le label bio.
Cet article vous a plu ?
Découvrez notre revue Valériane, le bimestriel belge francophone des membres de Nature & Progrès Belgique. Vous y trouverez des
informations pratiques pour vivre la transition écologique au quotidien, ainsi que des articles de réflexion, de décodage critique sur nos enjeux de
société. Découvrez-y les actions de l’association, des portraits de nos forces vives, ainsi que de nombreuses initiatives inspirantes.
En devenant membre de Nature & Progrès, recevez la revue Valériane dans votre boite aux lettres. En plus de soutenir nos actions,
vous disposerez de réductions dans notre librairie, au Salon bio Valériane et aux animations proposées par nos groupes locaux.