Il faudrait une revue Valériane tout entière pour reprendre la saga glyphosate, depuis ses débuts. Cet herbicide s’est invité dans nos champs -et par conséquent, dans nos assiettes, notre santé et notre environnement -, il y a presque cinquante ans. Et, plus les années passent, plus il est utilisé (1), et moins les questions et les problèmes qu’ils posent sont résolus (2).

Par Virginie Pissoort

 

Facile à utiliser – avec des méthodes de pulvérisation classique -, bon marché – on parle de trente euros par passage pour un hectare de surface – et super efficace – c’est un herbicide foliaire systémique qui élimine toutes les adventices jusqu’à la racine-, le glyphosate est rapidement devenu l’allié des agriculteurs.trices. Et, avec le coup de pouce des représentants des industries, qui passent dans les fermes prodiguer leurs conseils pour des « bonnes pratiques agricoles », il est carrément devenu incontournable (3).

 

Depuis le temps qu’on en parle…

Trop parfait pour être vrai ! A mesure que s’est répandu l’usage du glyphosate, les doutes, les remises en question et les contestations se sont multipliées. Dès les années nonante déjà, la perversité de ses effets sur la santé et sur l’environnement a commencé à faire l’objet d’études et de rapports, de plus en plus alarmants, au fil du temps… Avec, en point d’orgue en 2015, le rapport du CIRC (Centre International de Recherche sur le Cancer), déclarant le glyphosate comme « cancérigène probable pour l’homme« . Mais, comme le releva le Conseil Supérieur de la Santé, dans son avis de 2020 proposant que la Belgique interdise le glyphosate dès 2022, la carcinogénicité du glyphosate, bien qu’étant la « problématique la plus visible », ne doit pas occulter l’importance des autres effets toxiques possibles du glyphosate, « tels que son impact sur le microbiome intestinal de l’homme et des pollinisateurs (…), les effets perturbateurs endocriniens et épigénétiques transgénérationnels« . Des liens ont aussi été faits entre l’exposition au glyphosate et la maladie de Parkinson (4), l’autisme (5), etc. À côté de la liste des effets toxiques pour la santé, celle des conséquences sur l’environnement s’est, elle aussi, allongée au fur et à mesure des études : la présence du glyphosate et d’AMPA – un métabolite, sous-produit de la dégradation du glyphosate -, au niveau des eaux de surface et des nappes phréatiques, des sols, ainsi que ses effets nuisibles sur les espèces non ciblées et sur la biodiversité en général sont aujourd’hui largement documentés (6).

D’aucuns, dans la population, marquent leur étonnement, ces jours-ci, quand on leur parle de cette substance : « Parce que ça existe encore ? », « Il faudra quand même bien que ça cesse un jour tout ça », « Ce n’est toujours pas interdit ? Depuis le temps qu’on en parle » (7), etc. Ils se souviennent sans doute des discussions, il y a quelques années, quand la Belgique a décidé d’interdire l’utilisation de cet herbicide pour les particuliers. Courageuse, symbolique ou totalement contradictoire ? La Belgique interdit les herbicides totaux – dont le plus fameux est le glyphosate – pour les particuliers, tout en laissant le monde professionnel libre de l’utiliser : c’est un aveu de faiblesse à peine déguisé ! Le gouvernement s’en justifia parce que suffisamment d’études dénoncent la haute toxicité des herbicides totaux pour la santé et l’environnement, tout en arguant que les professionnels, eux, savent comment l’utiliser et avec quel dosage. Toutefois, au terme d’un biomonitoring effectué par la Région wallonne, en 2020 auprès de 828 Wallon.nes, près d’un quart des échantillons d’urine ont révélé la présence de glyphosate, avec des taux de concentration plus élevés chez les adolescent.es. Le glyphosate est pourtant interdit d’usage, au sein des ménages, depuis 2018 ! Mais il reste omniprésent ! Avec quatre cents tonnes pulvérisées annuellement en Belgique, on le trouve dans l’air, dans l’eau, dans notre alimentation, dans nos corps !

 

Le plus célèbre et le plus clivant des herbicides

On connait les divergences d’opinion entre les tenants de l’agriculture biologique, d’une part qui n’utilisent pas de produits de synthèse dans un souci de protéger la santé – la leur et celle des autres – et l’environnement et, d’autre part, les tenants de l’agriculture dite conventionnelle qui ont recours aux produits de synthèse, de façon plus ou moins raisonnée, parce que cela s’avère nécessaire, voire indispensable. Des divergences d’opinions sur lesquelles s’inscrivent des divergences de pratiques et de méthodes agronomiques…

Les premiers font « sans » le glyphosate, les seconds font « avec » : c’est assez simple et lisible. Cependant, se voulant au milieu, le mouvement de l’agriculture dite « de conservation » s’est largement développé, ces dernières années, dans une perspective de préservation des sols (8). Reconnu et même défini par les Nations-Unies, il s’articule autour de trois principes :

– la réduction – la suppression même ! – du travail mécanique au sol pour conserver, en surface, la couche d’humus ;

– le maintien d’un couvert végétal permanent, lequel comme un écran limite les adventices, l’érosion du sol et la perte excessive de réserve hydrique ;

– la diversification des espèces cultivées, à travers des séquences de rotation et d’association de cultures.

A défaut de labour, permettant mécaniquement d’éliminer les adventices avant de semer, le recours à un herbicide total et systémique, pour faire table rase avant une nouvelle culture, s’est ainsi imposé. Et voilà comment, dans le tumulte d’une transition agricole nécessaire mais trop lente, trop molle et trop peu soutenue par les pouvoirs publics, le glyphosate s’est trouvé des nouveaux alliés, au sein d’une frange du monde agricole qui se veut engagée dans la durabilité et la préservation de l’environnement. Mais se réclament de cet herbicide… Et le citoyen, de n’y plus rien comprendre : il entend, d’un côté, parler d’agriculture bio ou d’agroécologie par des mouvements sociaux comme la Via Campesina qui refuse le recours à tout produit de synthèse – en ce compris le glyphosate, parce qu’il détruit la santé, l’environnement et tient les agriculteurs en otage – et, de l’autre, il entend parler d’agriculture « durable », de « préservation des sols » et même parfois d’ »agroécologie », tout en cautionnant l’utilisation du glyphosate ou d’autres produits chimiques, « quand c’est nécessaire » (10), une nécessité évidemment laissée à la seule interprétation de celui qui l’applique…

 

Sur le plan légal et réglementaire…

Plébiscité par les uns et décrié par les autres, dès lors qu’il s’agit d’un produit phytosanitaire, le glyphosate est, dans tous les cas, soumis à tout un corpus de textes et de règlements. Il s’agit d’une substance active – en l’occurrence, la molécule N-(phosphonométhyl)glycine – et toute substance active doit d’abord être « approuvée », au niveau européen (11). Ce sont ensuite les Etats nationaux qui délivrent une « autorisation de commercialisation » du produit phytosanitaire, en tant que tel, soit le produit dans sa composition commerciale et complexe -généralement confidentielle ! -, comprenant à la fois la substance active mais aussi des adjuvants, des co-formulants, etc.

Pour la Belgique, le saucissonnage des compétences ne s’arrête pas puisqu’une fois l’autorisation de commercialisation du produit délivrée par le ministre fédéral de l’Agriculture et son administration, ce sont les régions qui sont responsables de l’utilisation des pesticides et qui peuvent restreindre ou limiter l’utilisation d’un produit, conformément aux dispositions légales européennes et nationales en vigueur, dans un souci de protection de l’environnement et de la santé (12).

Conformément au règlement européen de 2009, c’est la Commission européenne qui, sur base d’un rapport de l’EFSA (Autorité européenne de Sécurité alimentaire), propose l’approbation de la substance aux Etats-membres, ou sa ré-approbation quand la substance a déjà été validée mais que la période d’approbation a expiré. Considéré comme un acte d’exécution et pas comme un acte législatif, le Parlement européen ne s’est vu reconnaître aucune compétence dans le cadre de ce processus. La première approbation a une durée de dix ans, les approbations suivantes peuvent aller jusqu’à quinze. Lors de chaque procédure, une nouvelle évaluation des risques est réalisée afin de ré-évaluer la toxicité de la substance (13). Depuis les discussions de 2017 sur la précédente ré-approbation du glyphosate, une volonté politique de « sortir du glyphosate », au terme de la période d’approbation de cinq ans, avait été clairement exprimée, en Belgique (14).

Le citoyen européen s’était d’ailleurs prononcé massivement contre la ré-approbation (15). On y est et on est même un an plus tard, la Commission ayant proposé une année supplémentaire – de décembre 2022 à décembre 2023 – dans l’attente des résultats finaux d’un certain nombre d’études de toxicité… Mais, le constat est doublement amer. Premièrement, on peine à voir où et comment nos autorités ont négocié la sortie : de déploiement d’alternatives au glyphosate, nos oreilles n’ont jamais entendu parler, en termes de mobilisation des autorités ou de financements publics. Deuxièmement, le travail d’analyse des dizaines de milliers de pages d’études et de rapports sur la toxicité du glyphosate – dont une série fournie par des chercheurs indépendants et des experts académiques dénonçant la toxicité du glyphosate sur la santé et sur l’environnement – n’a pas permis de mettre le holà. L’EFSA a conclu qu’elle n’avait pas identifié « de domaine de préoccupation critique, lors de son examen par les pairs de l’évaluation des risques associés à la substance active glyphosate, en ce qui concerne les risques pour l’homme, pour l’animal ou pour l’environnement. » Le vendredi 22 septembre 2023, la Commission européenne, s’appuyant sur les recommandations principales de l’EFSA, a donc présenté aux Etats-membres une proposition de ré-approbation pour dix ans de l’herbicide le plus contesté au monde (16). Quand vous lirez cet article, nous connaîtrons la position de la Belgique qui s’oriente vers l’abstention, en l’absence de position convergente du Comité des ministres restreints – PS, Groen, Ecolo, Vooruit, versus Open VLD, MR et Cd&V – et l’issue du vote européen qui était planifié pour le 13 octobre.

 

Dans le doute, le principe de précaution…

On ne peut qu’être effaré, effrayé même, par cette proposition de la Commission européenne. Tout au mieux, l’EFSA indique-t-elle qu’il reste des questions en suspens – sur la toxicité des résidus dans l’alimentation, par exemple, les risques sur les plantes aquatiques, les petits mammifères herbivores (17), etc. – et la Commission balise-t-elle la proposition de ré-approbation, en énonçant dès lors une série de « points d’attention »… Il appartiendra aux Etats membres de porter attention aux co-formulants, à la protection des eaux de surface, à la protection des petits mammifères herbivores, à la protection des espèces terrestres non ciblées et des plantes aquatiques et aux effets indirects sur la biodiversité. Les Etats membres devraient aussi prévoir des mesures d’atténuation des risques, mettre en place un système de monitoring etc. Pure hypocrisie ! Tous ces points auraient dû aboutir à une absence de proposition de renouvellement, de la part de la Commission européenne, eu égard aux risques pour la santé et pour l’environnement ! Mais les autorités européennes ont préféré donner leur feu vert, en refilant la patate chaude aux Etats-membres et en balayant, d’un revers de la main, la plus grande partie des études scientifiques jugées non pertinentes, ou non fiables, contrairement aux études produites par l’industrie.

Or, face au rapport de l’EFSA évoquant des informations manquantes – ou non concluantes -, mettant à l’écart des études scientifiques indépendantes relevant des problèmes de toxicités, c’est le principe de précaution qui aurait dû guider les autorités européennes ! Mais la Commission s’enlise : elle préfère le postulat du renouvellement. C’est une terrible déception car poursuivre avec le glyphosate, c’est surtout poursuivre – durant les dix prochaines années ! – le système d’agriculture intensive actuel dont on connaît l’impact désastreux sur la santé humaine, l’environnement et le climat. Bref, c’est totalement inadmissible pour notre santé, celle de nos enfants, et celle de la planète. Et pourtant, des alternatives existent !

 

Parler haut et fort de ces alternatives !

Opérer un choix stratégique des variétés cultivées, aller sur des rotations de cultures plus longues, utiliser d’autres techniques de désherbage – mécaniques, thermiques… – sont autant de techniques alternatives au glyphosate. Ce ne sont pas les lecteurs de la revue Valériane qui vont le nier ! Sinon aujourd’hui, il n’y aurait pas aujourd’hui près de 13% des terres qui sont cultivées en bio, en Wallonie. Mais force est de constater aussi que – quand il s’agit d’adresser les alternatives, de capitaliser, de communiquer, de faire remonter l’information dans les médias, de montrer par la démonstration qu’il est possible de faire sans glyphosate -, on observe des producteurs mal à l’aise de témoigner ou de s’exprimer ! Ce sont encore trop souvent ceux qui prétendent « ne pas savoir faire sans » qui montent alors au créneau et se font entendre…

Nous l’avons dit : le sujet est terriblement clivant et sensible. Sans doute parce que le glyphosate est aussi la clé de voûte de tout un système de production agricole et alimentaire, où la facture des effets évidents sur la santé et l’environnement est « externalisée », où la course vers les prix les plus bas est la règle, et où le coût de la main-d’œuvre est toujours vu comme un frein plutôt que comme un moyen de remettre l’homme au travail et au cœur même de la production de son alimentation.

C’est là que le bât blesse ! De quelle alternative nous parle-t-on ? Remplacer, purement et simplement, le glyphosate par un autre désherbant qui serait non-toxique et aussi peu cher, aussi efficace et aussi facile d’utilisation, n’a jamais pas été possible jusqu’ici et ne le sera probablement jamais ! C’est en revisitant le système agricole, par une combinaison de pratiques agronomiques, par une valorisation des produits agricoles et de la main d’œuvre, que jusqu’ici des agricultrices et des agriculteurs ont réussi à tourner le dos au glyphosate. Il incombe, dès lors, à nos autorités d’œuvrer pour le déploiement de cette agriculture-là. Afin de jeter à jamais le glyphosate aux oubliettes !

 

Notes :

(1) D’après les projections faites par l’INSERM, sur la base des courbes d’utilisations selon la FAO, reprises dans l’émission sur France Culture : www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/de-cause-a-effets-le-magazine-de-l-environnement/la-saga-du-glyphosate-1767271

(2) Voir notre revue Valériane n°118 qui y a consacré plusieurs articles, en 2017, à l’époque d’une précédente ré-approbation au niveau européen.

(3) Ce sont aussi les mêmes qui financent les pages des revues professionnelles, à coup de publicités pour leurs produits. En 2020, plus de quatre cents tonnes de glyphosate ont été pulvérisées en Belgique. Voir : www.natpro.be/une-agriculture-sans-glyphosate-le-quotidien-des-agriculteurs-bio/

(4) www.mdpi.com/1660-4601/15/12/2885

(5) www.iiiprs.org/2023-08-18

(6) Pour un état des lieux des impacts sur l’environnement, lire le rapport de Friends of the Earthwww.amisdelaterre.org/wp-content/uploads/2013/06/5-glyphosate-impactenvironnement.pdf – et le dernier rapport de PAN Europe sur la pollution des eaux, de septembre 2023 : www.pan-europe.info/resources/reports/2023/09/glyphosate-polluting-our-waters-all-across-europe

(7) Quelques-uns des commentaires des visiteurs du Salon Valériane 2023, où Nature & Progrès a invité les visiteurs à écrire un courrier au ministre David Clarinval, demandant à la Belgique de se positionner contre la ré-approbation du glyphosate.

(8) Ce mouvement, qui prend sa source aux Etats-Unis devant le constat des terres dégradées, s’entend comme un ensemble de techniques culturales destinées à maintenir et améliorer le potentiel agronomique des sols.

(9) www.fao.org/conservation-agriculture/fr/

(10) Voir, par exemple : www.greenotec.be

(11) Règlement (CE) n°1107/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 21 octobre 2009, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et abrogeant les directives 79/117/CEE et 91/414/CEE du Conseil

(12) Concrètement, on observe un dernier niveau d’intervention : le niveau communal. Le bourgmestre Josy Arens a, par exemple, fait voter l’interdiction du glyphosate dans sa commune d’Attert.

(13) Une substance active – toute substance chimique, extraite de végétaux ou micro-organisme agissant contre les organismes nuisibles ou sur les végétaux – doit être approuvée si les produits phytopharmaceutiques contenant cette substance active,n’ont pas d’effet nocif immédiat ou différé sur la santé humaine, n’ont pas d’effets inacceptables sur les végétaux ou sur l’environnement

(14) C’est, à l’époque, Daniel Ducarme, alors ministre de l’Agriculture, qui, après avoir voté « contre » la ré-approbation du glyphosate, préconisait une sortie du glyphosate endéans les cinq ans et, d’ores et déjà, une interdiction d’utilisation pour les particuliers. En France, le Président Macron avait annoncé, en 2017, une « sortie du glyphosate » endéans les trois ans mais, là aussi, les faits n’ont pas suivi les intentions…

(15) www.europarl.europa.eu/committees/en/european-citizens-initiative-eci-ban-gly/product-details/20171110ECI00001

(16) https://ec.europa.eu/transparency/comitology-register/screen/documents/092073/1/consult?lang=en

(17) https://efsa.onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.2903/j.efsa.2023.8164