Nature & Progrès est, depuis bien longtemps une association qui compte en ses rangs de très nombreux végétariens, et nous nous en félicitons. Nature & Progrès rassemble aussi des inconditionnels de la viande et défend les intérêts de nombreux éleveurs signataires de sa charte éthique. Pareille cohabitation n’a jamais posé le moindre problème. Bien au contraire, la diversité et le respect des choix individuels est certainement la plus indémodable, la mieux enracinée des richesses que nous partageons…

Nature & Progrès a toujours défendu la liberté alimentaire. Nous avons toujours fortement conseillé aux personnes végétariennes d’opter pour une alimentation biologique dans la mesure où une alimentation végétarienne de type conventionnel risquait fort de les exposer dangereusement aux pesticides. Dans le même ordre d’idées, nous sommes convaincus que la viande industrielle porte, en sa substance même, la trace de vies manquées et nous nous sommes donc toujours fermement opposés aux dérives qui imposent de martyriser le vivant : poulets en batteries, élevages concentrationnaires, mises à mort violentes, etc. Nous nous associons aussi à tous les combats qui font un préalable indiscutable du bien-être animal dans les élevages. Nous pensons cependant qu’une bonne vie n’est pas incompatible avec une mort digne, dans le cadre d’une filière alimentaire responsable et respectueuse. Ce respect fondamental de la vie – qu’elle soit animale ou végétale – rassemble et ne clive pas, même si la nécessité de tuer, de sacrifier ce qui vit pour le manger est sans doute un acte considérable dont le consommateur s’affranchit aujourd’hui à trop peu de frais…

Au nom d’une éthique dont ils méconnaissent toutefois très largement les tenants et les aboutissants, certains pans du monde végétarien prennent de nos jours pour cible celui de la viande, dans le cadre de visées qui nous semblent très politisées. Pareil activisme, sans raison nouvelle, met en danger l’équilibre pacifique qui s’était patiemment et prudemment construit dans le cadre de l’émergence de l’agriculture biologique. Cette radicalité pourra sans doute paraître légitime, dans une certaine mesure, si l’on considère qu’il n’y a de viande qu’industrielle et que la consommation croissante de cette viande-là constitue une menace écologique et climatique grave. Mais nous devons évidemment attirer l’attention de tous sur le fait qu’un tel positionnement, pour recourir à une expression populaire bien connue, est littéralement de nature à « jeter le bébé avec l’eau du bain » ! Tant l’agriculture n’est pas née d’hier, tant elle ne peut se résumer à quelques simplismes qui pourraient sembler séduisants, voire mobilisateurs, à ceux qui n’en connaissent ni les nécessités ni les enjeux. Ou qui, tel Don Quichotte enfourchant Rossinante, ourdissent aujourd’hui le noir dessein d’affronter les moulins – non, les abattoirs – du capitalisme agro-industriel ?

L’équilibre agricole que nous défendons ne nous permet pas d’admettre sans réserve pareille posture. Chez Nature & Progrès, les repas organisés par l’association offrent toujours le choix : avec ou sans viande. Cela en toute tranquillité et sans l’ombre d’un jugement de valeur, et sans que cela ne définisse Pierre ou Paul qui sera toujours libre de changer d’avis d’un repas à l’autre… Disons-le, dès lors, sans langue de bois : nous partageons la critique de l’agroalimentaire industriel des végans et des antispécistes mais, pour des raisons qui nous échappent largement, nous ne comprenons pas pourquoi celle-ci tire ensuite des conclusions radicales et simplistes là où s’impose, à nos yeux, une réforme profonde et complexe de nos pratiques agricoles. Ce positionnement extrême, intolérant et d’un pacifisme douteux, procédant largement d’une méconnaissance des rapports réels qui existent entre les humains et les animaux dans les élevages dignes de ce nom, est de nature, nous semble-t-il, à produire des clivages aussi absurdes qu’insolubles. Mais peut-être est-ce là leur but véritable car la question de la viande est sans doute appelée à prendre prochainement de nouvelles tournures avec l’apparition de la viande synthétique – la viande sans l’animal ! – et la concentration des moyens de la recherche sur la viande de volaille qui est industriellement la plus rentable ? Car un sentimentalo-animalisme larmoyant qui a souvent des relents de populisme prend une place sans cesse croissante dans le débat politique de nos pays en quête de sens ?

Donc, de ces clivages, Nature & Progrès n’en veut pas ! Nous poursuivons au contraire un but vraiment essentiel, celui de renouer le dialogue. Gageons qu’il serait vraiment regrettable que nous n’arrivions pas à le faire en notre propre sein. Nous avons pu être témoins, à diverses reprises, de situations tendues entre végans et éleveurs. Elles nous paraissent devoir être absolument évitées dans le cadre de notre engagement pour un monde agricole respectueux du vivant dans son ensemble. Répétons-le donc : en choisissant de disserter autour de la place de l’animal dans notre monde, le seul but de cette étude est de rassembler pour discuter ensemble de notre destin collectif, alimentaire notamment. Pas d’opposer, comme dans Les voyages de Gulliver, celui qui attaque son œuf mollet par le gros bout de celui qui le fait par le petit…

Introduction

Dans le courant de l’année 2018, la France tranquille de la consommation découvre avec stupeur qu’à grands coups de pierres et de peintures des militants d’une cause qui lui est inconnue s’attaquent… à ses boucheries ! En ces temps douloureux de menace terroriste toujours possible et vraisemblable, elle se demande – non sans raisons – en quoi de simples boucheries peuvent bien poser problème ? Viandes, charcuteries, volailles, gibier… De mémoire d’homme, tout cela a toujours abondamment garni les bonnes tables de l’Hexagone… Il y a certes bien longtemps que la patrie de la poule au pot et du bœuf mironton se gausse doucement du végétarien, ce mangeur de laitue au teint cireux toujours à deux doigts, pense-t-elle, de s’évanouir par manque de sang. Ainsi était-elle, dans sa candeur un peu naïve, bien loin d’imaginer que la consommation d’aliments carnés pourrait un jour prendre un tour politique, que des activistes d’un genre nouveau en viendraient, les insensés, à salir et à jeter au caniveau un des plus beaux fleurons – que dis-je ? la substance même – de son patrimoine gastronomique.

Et pourtant ! En avril, dans les Hauts-de-France, sept boucheries sont aspergées de faux sang, une autre boucherie et une poissonnerie sont vandalisées, leurs vitrines brisées et les façades taguées… « Stop spécisme » est l’inscription en lettres rouges qu’on retrouve aussi sur la devanture de plusieurs commerces d’Occitanie, courant juin, puis en juillet à Jouy-en-Josas, dans les Yvelines, à la fin du mois d’août à Fontenay-sous-Bois, dans le Val-de-Marne, et encore début septembre à Epinay-sur-Orge, dans l’Essonne… Aux abois, la Confédération française de la boucherie-charcuterie et traiteurs (CFBCT) est reçue au ministère de l’intérieur pour évoquer ces attaques subies de la part de groupuscules végans et demander « la fin de l’impunité ». Mais, après quelques mois d’accalmie, le combat reprend : dans la métropole lilloise, dans la nuit du 27 au 28 décembre, une boucherie de La Madeleine est vandalisée et la vitrine d’un traiteur dégradée. Cinq activistes seront interpellés début février… Début avril, toujours à Lille, deux militants antispécistes sont condamnés à dix et six mois de prison ferme par le tribunal correctionnel, reconnus coupables d’avoir dégradé ou incendié une quinzaine de commerces, boucheries ou restaurants… Deux autres personnes écopent de six mois de prison avec sursis… Mais le mouvement gagne Paris, en mai, au marché de Saint-Quentin dans le 10e arrondissement : « Installé sur ce marché couvert, proche de la gare de l’Est, depuis le mois d’août dernier, rapporte Le Point (1), le commerçant ne s’attendait pas à un tel déchaînement de violence. Le boucher qui ne propose que des viandes « bio » a vu converger vers son étal une vingtaine de manifestants. « Tout est allé très vite, témoigne-t-il. Je préparais une commande pour un client et j’avais la tête baissée quand ils sont arrivés. J’ai d’abord senti comme un liquide couler sur ma tête (on venait de lui jeter du faux sang au visage, NDLR). Face à mon étal, entre quinze et vingt personnes criaient », a-t-il déclaré au commissariat du 2e arrondissement, en charge de l’enquête. »

Deux personnes sont alors placées en garde à vue et, à peine deux mois plus tard à la barre de la 23e chambre du tribunal correctionnel de Paris, le ministère public requiert une peine d’avertissement contre un étudiant en mathématiques âgé de vingt-et-un an et son amie, âgée de trente ans : « on peut exprimer ses convictions, considérer que les conditions d’abattage sont révoltantes, on peut lutter contre la souffrance animale mais on ne peut pas basculer dans l’infraction pénale et la violence« , estime la magistrate. Lui sera finalement condamné à six mois de prison avec sursis pour violences et dégradations en réunion, sa coprévenue à trois mois avec sursis pour les dégradations mais relaxée s’agissant des violences. Ils devront verser solidairement cinq mille euros à l’entreprise du boucher et le jeune homme devra, quant à lui, payer quatre mille cinq cents euros au titre de préjudices corporel et moral. Tous deux ont interdiction de se rendre au marché de Saint-Quentin pendant un an…

La Belgique est-elle pour autant épargnée par ce qui ressemble encore à des revendications franco-françaises ? Pas vraiment… Début septembre, à Grand-Leez, un élevage de poulets bio est visé par un « commando » antispéciste. « Stop spécisme. Ouvrons les cages. » Telle est l’inscription qui barre le bâtiment appelé à héberger, la nuit, quatre mille cinq cents gallinacées biologiques. Ceux-ci gambadent pourtant déjà sur leur parcours herbeux – prévu pour le jour uniquement -, toutes les trappes ayant été ouvertes ! Rien de bien grave, direz-vous ? Des centaines de mètres de clôtures ont tout de même été arrachés, l’électricité coupée et le système de régulation de la température du bâtiment endommagé…

Fin septembre, un grand événement baptisé « Nuit Debout devant les abattoirs » est organisé par 269 Libération Animale, une organisation internationale qui prône l’action directe, devant plusieurs abattoirs en Europe – à Tielt et à Anderlecht pour ce qui concerne la Belgique mais aussi dans différentes villes de France et d’Italie, ainsi qu’aux États-Unis… – dans l’espoir de produire un effet sur l' »économie spéciste » et de fédérer les militants en les faisant participer pour la première fois à une action sur les « lieux d’oppression ». Si l’intention n’est pas directement de s’introduire dans les abattoirs, elle reste toutefois de les bloquer temporairement par un grand événement public… Un représentant des manifestants précisa (2) que « le militantisme traditionnel pratiqué depuis trente ans est un échec ; il faut maintenant aller directement en affrontement avec l’ennemi et résister avec les victimes ! » Les victimes, comprenez les animaux, bien sûr…

Pourquoi de telles opérations « coups de poing », pourquoi de telles méthodes ? L’urgence serait-elle si grande et la parole si vaine ? L’opinion publique serait-elle en train de basculer du côté de la cause animale ? Mais que revendiquent vraiment végans et antispécistes ? Que veulent-ils que les tenants d’une agriculture respectueuse des animaux ne souhaitent pas non plus ? Voilà ce que cette étude va tenter d’élucider, tout en gardant le secret espoir de trouver un terrain d’entente où renouer le dialogue… En France, d’après un récent sondage de l’IFOP (3), 38% des électeurs déclarent aujourd’hui que la défense de la cause animale aurait tendance à les inciter à voter pour un candidat. Ce taux grimperait à 58% pour les sympathisants des écologistes, à 48% pour ceux du Rassemblement national et à 47% pour ceux de la France Insoumise

(1) Attaque « antispéciste » à Paris : une côte fêlée et 7 jours d’ITT pour le boucher, par Baudouin Eschapasse, Le Point, 6 mai 2019 – voir www.lepoint.fr

(2) Voir : www.7sur7.be/home/des-antispecistes-devant-l-abattoir-d-anderlecht-on-ne-va-pas-s-arreter-la~a355d48e/

(3) Voir : www.ifop.com/publication/la-sensibilite-des-francais-a-la-cause-animale-a-la-veille-de-la-sequence-electorale/

Chapitre 1 - Qui sont ces gens, d’où viennent-ils et que veulent-ils ? - Par Dominique Parizel

Ce terrain sera-t-il celui de l’émotion triomphante ou y subsistera-t-il encore une petite place pour la raison ? Le « cœur », rappelons cela, ne tient aucune place dans la nature, ce type d’émotivité – l’effet Walt Disney : j’ai beaucoup pleuré m’a, un jour, raconté ma maman quand Bambi (1) fut séparé de la sienne ! – semblant proprement humain. Et si cette sensibilité particulière est à la base, notamment, d’un engouement nouveau pour les animaux de compagnie, peut-être est-elle aussi aux fondements – c’est l’effet Brigitte Bardot – de notre volonté inconditionnelle à défendre le pauvre animal malmené, d’être en quelque sorte charitable à son égard, comme nous ne le serons jamais pour notre prochain, puisqu’il sera toujours le maillon faible et que nous serons toujours le maillon fort ? N’aurons-nous vraiment plus que cela pour nous empêcher d’éradiquer totalement, presque par inadvertance, le règne animal ? Mais voyons d’abord ce qu’ils en disent, eux qui s’élèvent pour nous en adresser le reproche… Et commençons par un bref lexique qui s’avérera certainement très utile pour bien comprendre de qui nous parlons exactement.

Le végétarisme, tout d’abord, est un régime alimentaire excluant simplement la chair animale – viande et poisson – mais tolérant les autres produits d’origine animale ; le végétalisme quant à lui est juste un peu plus strict, excluant tout produit d’origine animale – viande, poisson, lait, œufs, miel… Le véganisme est un mode de vie excluant tout produit ou toute activité impliquant l’ »exploitation animale » : cuir, laine, cosmétiques, visite au zoo ou au cirque, etc. L’antispécisme est un mouvement de pensée revendiquant que l’espèce à laquelle appartient un animal ne soit jamais un critère pertinent pour décider de la manière dont il doit être traité, ni de la considération morale qu’on doit lui apporter. Il est donc parfaitement injuste, selon eux, de chérir les chats et de manger les cochons… Le terme animalisme, enfin, sera utilisé, dans cette étude, pour englober – certes, de manière assez grossière – le mouvement de défense des animaux en général.

Le végétarisme : une réaction individuelle à la surconsommation

La culture de la viande est tellement ancrée dans nos sociétés que nous avons désormais oublié de nous interroger sur cette mutation historique qu’a connu notre alimentation depuis la dernière guerre. Elle tient à un fait essentiel qui est l’explosion de la consommation de viande dans les pays industrialisés. Ainsi l’Américain moyen consommait-il encore, bon an mal an, une soixantaine de livres de bœuf vers 1950. Vingt-cinq ans plus tard, sa consommation avait carrément doublé ! Explication principale : le développement rapide de l’agriculture industrielle intensive qui découvrait soudain ses énormes excédents de production végétale. Et le moyen le plus simple de l’écouler sans frais fut de les transformer en alimentation pour le bétail – autrement dit, de faire avaler des céréales aux ruminants ! -, puis de convaincre le consommateur moyen que manger de la viande tous les jours et à tous les repas était un facteur indéniable de progrès, un signe indiscutable du bien-être nouveau qui gagnait nos pays développés… Tout cela ne fut évidemment pas sans conséquences sur l’environnement et la santé des gens.

Comment de pas rappeler ici, en effet, l’extrême gravité de la crise de la « vache folle » ? Le chercheur américain Stanley Prusiner dut son Prix Nobel à l’élaboration de la théorie des prions, de minuscules protéines apparaissant à la surface des cellules des mammifères et perturbant la communication entre les neurones. Leur accumulation, sous forme de plaques amyloïdes, serait ainsi responsable d’importantes dégradations de leur système nerveux central, dans les cas d’encéphalopathies spongiformes transmissibles (EST) comme la tremblante du mouton ou l’ESB dans le cas de la « vache folle ». Deux neurologues allemands, Hans Creutzfeldt et Alfons Jakob avaient toutefois déjà décrit, dès les années vingt, des maladies neurodégénératives rares de l’homme, distinctes de la maladie d’Alzheimer notamment par leur évolution particulièrement rapide. Or, en 1996, un « nouveau variant » de la maladie dite de Creutzfeldt-Jakob fut mis au jour en Grande-Bretagne au plus fort de l’épidémie d’encéphalite spongiforme bovine (ESB), autrement appelée « maladie de la vache folle ». Le doute ne sembla alors plus possible : la même souche était bien responsable des deux maladies ! Or l’origine de l’ESB résiderait dans les farines carnées qui avaient pris la succession des excédents céréaliers et que les malheureux bovins devaient ingurgiter, dans le scandaleux et totalement irresponsable « cannibalisme forcé » qui les accablait désormais…

La « réaction végétarienne » puisa donc incontestablement sa vigueur dans ces pratiques d’élevage nouvelles dont elle avait compris les dangers, à une époque où l’agriculture biologique prenait également son essor. Le végétarisme, chez nous en tout cas, s’aventura cependant peu hors des assiettes individuelles, demeurant une pratique alimentaire marginale. Les habitudes nouvelles de consommation, typiques des « trente glorieuses », montrent toutefois que lorsqu’une société se développe, sa consommation de viande augmente conjointement. C’est ce qu’on constate en Chine, par exemple, alors qu’apparaît maintenant, chez nous, une forte décroissance de la demande de produits carnés. Les rares consommations qui se maintiennent sont les charcuteries – comprenez les préparations industrielles pour fritures essentiellement – et les viandes transformées, alors que les ventes de viandes fraîches sont en forte diminution, le grand perdant étant la viande bovine. Pourtant, quand le prix d’un bien diminue, on peut s’attendre, d’un point de vue économique, à ce que sa consommation augmente mais le prix du bœuf tombe encore, ce qui démontre sans doute que le facteur du prix n’est pas le seul en cause…

Le véganisme : objection de conscience

Elargissant la démarche végétarienne à l’ensemble du mode de vie, le véganisme dépasse le seul effet sur l’être humain de l’alimentation carnée pour se poser la question de l’exploitation animale dans sa globalité. Des associations telles que BE Vegan (2), en Belgique, ou Vegan Impact (3), en France, s’en tiennent toutefois essentiellement à la promotion d’une éthique de la consommation respectueuse de l’animal, sans militer plus avant dans l’amélioration concrète de son sort.

Les Français de L214 sont bien sûr d’une tout autre trempe… « L’association, fondée en 2008, peut-on lire sur son site Internet (4), s’inscrit dans un mouvement qui souhaite une société attentive aux besoins de tous les êtres sensibles à l’opposé des courants prônant discrimination, haine ou xénophobie ; elle souhaite que notre société en arrive à reconnaître que les animaux ne sont pas des biens à notre disposition, et ne permette plus qu’ils soient utilisés comme tels. Ils sont eux aussi des habitants de cette planète et leurs intérêts méritent considération… » Se concentrant sur les cas les plus révoltants, ses militants entendent rendre compte de la réalité des pratiques les plus répandues, les faire évoluer ou disparaître par des campagnes d’information et de sensibilisation, mais également repérer et tenter de faire sanctionner les pratiques illégales par des actions en justice. Leurs actions prennent donc pour cibles prioritaires les dérives les plus flagrantes de l’élevage industriel mais aussi celle d’exploitations où le mépris et la négligence sont la norme : on peut voir, non sans un véritable effroi, sur leur site Internet, d’innombrables images et vidéos de maltraitance animale des plus cauchemardesques. A ce titre, leur travail courageux doit évidemment être salué et soutenu. L’objectif de L214 demeure toutefois de démontrer l’impact négatif de la consommation de produits animaux – terrestres ou aquatiques – et de proposer des alternatives, tout en nourrissant le débat public sur la condition animale. S’il s’agit de proscrire sans condition l’élevage dans son ensemble et d’ »abolir la viande« , comme on le fit jadis avec l’esclavage – et en comparant l’ »exploitation animale » à une forme d’esclavage -, jusque-là, bien sûr, nous ne saurions les suivre. Nous expliquerons pourquoi…

Mentionnons ici également l’association PETA (People for the Ethical Treatment of Animals) (5), créée en 1980 aux Etats-Unis, qui fut une des premières à s’insurger contre les mauvais traitements réservés aux animaux : animaux de laboratoire, abattages rituels, etc. Présentant ses condoléances à la famille du grand couturier Karl Lagerfeld, récemment disparu, l’association ne manqua pas de rappeler que « son décès marque la fin d’une époque où la fourrure et les peaux exotiques étaient encore convoitées« .

L’antispécisme : une révolution philosophique ?

“Le spécisme peut être défini comme l’idée selon laquelle l’espèce à laquelle appartient un être vivant constitue en soi un critère de considération morale”, peut-on lire, en guise d’introduction à La Révolution antispéciste (6). Le spécisme peut donc se définir comme la croyance en la supériorité ontologique – c’est-à-dire relative à l’être, en soi – de l’homme sur l’animal. Or, aux yeux des antispécistes, cette supposée supériorité de l’homme, fruit d’une tradition ancienne héritière de la pensée aristotélicienne, renvoie à l’idée d’ »essence », un critère invisible et par conséquent injustifiable biologiquement. Ce suprématisme humain doit donc être mis en question, d’où la réaction antispéciste.

Ces conceptions s’appuient largement sur le travail du philosophe australien Peter Singer dont l’ouvrage intitulé Animal Libération (7) inspire, depuis 1975, la plupart des défenseurs des intérêts des animaux. Notons cependant que la démarche de Singer prenait surtout en compte la capacité des animaux à éprouver de la souffrance, chose que personne aujourd’hui ne s’aventurerait plus à nier… C’est également, semble-t-il, ce souci primordial de la douleur et de l’angoisse animale qui mobilise, depuis 1992, l’association Gaia (8), mieux connue du public belge.

Le terme d’antispécisme se cherche évidemment une légitimité par analogie avec les notions de racisme et de sexisme : autant de conceptions inacceptables qui appellent, naturellement, les réactions antiraciste et antisexiste. Mais là où le racisme et le sexisme créent des discriminations insupportables au sein de l’humain, celles que créerait le spécisme au sein du vivant le sont-elles tout autant ? Bref, si l’animal doit évidemment jouir de droits dans nos sociétés, de tels droits doivent-ils être en tous points comparables à ceux des hommes ? Si semblable revendication est, de toute évidence, nettement abusive – octroiera-t-on jamais le droit de vote aux animaux ? -, elle met cependant en question le « grand partage » qui oppose, depuis l’époque moderne, l’être humain à tout ce qui lui est extérieur. Or l’humain ne pourra sans doute se sortir des crises écologique et climatique que nous traversons qu’en renouvelant les liens qui l’unissent aux règnes animal et végétal.

Les antispécistes néanmoins ne s’arrêtent pas en si bon chemin, jugeant notamment leur démarche totalement antagoniste avec l’écologie, tant ils opposent défense des animaux et défense de l’environnement. Jamais ils ne se réjouiront, par exemple, du retour d’un prédateur comme le loup. Réprouvant toute idée de sélection naturelle, ils défendent l’idée que l’humain doit toujours s’impliquer pour que les animaux puissent « vivre en paix ». Les antispécistes prônent donc carrément l’interventionnisme de l’homme ! Et, s’il faut s’attaquer aux abattoirs, il est donc également nécessaire, à leurs yeux, de sauver la gazelle du lion. Et de « désanctuariser » la nature… De telles velléités interventionnistes ne trahissent-elles pas de facto une posture de supériorité de l’homme ? N’est-ce pas adopter un point de vue viscéralement anthropocentriste ? Et, même si un interventionnisme relatif semble possible, où faudra-t-il s’arrêter, entre la souffrance du lapin entre les serres de l’aigle et celles de la mouche prise dans la toile d’araignée ? L’homme est-il responsable de la création ? Doit-il en concevoir quelque culpabilité ? Chacun appréciera : cette pensée antispéciste est aujourd’hui principalement diffusée par le biais des Cahiers antispécistes (9), créés en 1991, à Lyon.

269 Life, enfin, est un collectif mondial de défense des droits des animaux créé, en 2012, en Israël, qui s’inscrit clairement dans la mouvance antispéciste. Il dispose d’une branche française, nommée 269 Life France (10), qui passe aujourd’hui pour regrouper les ultras de la cause animaliste. 269 Libération Animale semble être une dissidence de cette dernière, organisant notamment les rassemblements nommés « Nuits débout devant les abattoirs » dont nous avons déjà touché un mot…

(1) Produit par Walt Disney en 1942, ce dessin animé raconte la naissance et l’apprentissage d’un jeune faon au cœur de la forêt, jusqu’à ce qu’il devienne enfin le magnifique cerf appelé à la gouverner.

(2) Voir : https://bevegan.be/fr/

(3) Voir : http://veganimpact.com

(4) Voir : www.l214.com/

(5) Voir : www.petafrance.com/

(6) La Révolution antispéciste, PUF, 2018, ouvrage collectif dirigé par Yves Bonnardel, Thomas Lepeltier et Pierre Sigler

(7) Dans sa traduction française : Peter Singer, La libération animale, Grasset, 1993

(8) On notera que, dans la mythologie grecque, Gaïa est la personnification de la terre, équivalente de la Terra Mater des Romains, ce qui ne renvoie pas spécifiquement à la cause animale mais à l’ensemble du vivant qui s’abreuve à sa large poitrine…

(9) Voir : www.cahiers-antispecistes.org/

(10) Voir : www.269life-france.com/

Chapitre 2 - Qu’ils soient humains ou animaux… - Par Dominique Parizel

A ceux qui trouveraient excessive la comparaison de l’élevage intensif et de la boucherie industrielle avec l’Holocauste, on recommandera la lecture du livre de l’historien américain Charles Patterson, Un éternel Treblinka (1), où il rappelle que c’est dans les Union Stock Yards, gigantesque réseau de parcs à bestiaux et d’abattoirs installés au sud de Chicago, qu’Henry Ford eut, dès 1922, la révélation du modèle d’organisation du travail auquel il attacha son nom. C’est le même Henry Ford qui fut, à l’époque, l’instigateur de textes antijuifs virulents et le propagateur du pamphlet antisémite Les Protocoles des sages de Sion (2). Patterson dénonce également une rigoureuse similitude entre la rationalisation de la zootechnie et de l’abattoir, d’une part, et la pratique de l’eugénisme et d’une « anthropotechnie » exterminatrice, d’autre part, mises en œuvre par les nazis pour des Hommes préalablement déchus au rang de bêtes. Certes, il n’y eut pas là de fins alimentaires mais des difficultés d’autant plus incommensurables à se débarrasser de la masse inouïe des corps assassinés…

Viande en vrac !

L’industrialisation de la mort animale était déjà là, depuis la grande peur de la bête du Gévaudan qui attisa la haine sans fin du loup jusqu’à l’extermination du bison d’Amérique – visant à précipiter la fin des nations indiennes qui en vivaient – et à son remplacement par des vaches européennes, prélude à la boucherie industrielle… Dans Bidoche (3), Fabrice Nicolino explique comment – alors que les tickets de rationnement restèrent en vigueur en France jusqu’en 1949 – l’abondance de bœuf venu d’Amérique – ces bœufs que de « joyeux cowboys » venaient d’installer juste un demi-siècle plus tôt sur les prairies volées aux bisons ! – symbolisa, après la guerre, la liberté retrouvée… Parallèlement, l’INRA, créé en 1946, travailla à l’industrialisation de l’agriculture en France sur le modèle américain. Sitting Bull et ses intrépides Sioux étaient bien morts et reniés…

« Le modèle que découvrent les jeunes agronomes et zootechniciens, écrit Fabrice Nicolino, est impressionnant. L’agriculture américaine représente alors 45% de la production mondiale de blé, dont les deux tiers sont exportés. Dans le domaine de la viande, tout est neuf et rutilant. On pense là-bas, et l’on réalise déjà, le grand rêve des zootechniciens français du XIXe. Machine vivante, l’animal dit de rente crache du profit à mesure qu’on lui distribue des aliments concentrés et industriels.« 

La réaction végane a donc une légitimité. Elle peut être vue comme une indignation positive face à l’émergence de la viande-objet, ce « bien de consommation » courante apparu dans des temps si pleins d’insouciance qu’elle a totalement estompé la nécessaire mise à mort d’un animal. Mais, à l’heure où L214, par exemple – Nagui en tête ! -, dénonce avec force et raison l’invention de la vache-hublot (4), il faut également reparler d’agriculture – la vraie ! – car il serait vain de faire comme si les éleveurs – les vrais ! – avaient également été exterminés. Nature & Progrès prend leur parti, évidemment, à condition bien sûr que leur attitude vis-à-vis des animaux ressemble au respect dont nous parlerons longuement ci-après…

Une agriculture sans élevage ?

Car déjà surgit, du point de vue de Nature & Progrès du moins, un premier nœud gordien. Un équilibre, une complémentarité entre cultures et élevages sont indispensables dans l’activité agricole telle que nous la prônons. Sans la présence animale, le passage à la fertilisation chimique et aux pesticides – dans de vastes zones de monoculture ! – serait certainement inévitable, avec le cortège de nuisances que ce monde de culture entraînerait en termes d’environnement et de santé publique. Est-ce vraiment là ce que veulent les végétariens ? Ou n’y ont-ils, tout simplement, pas songé ? Cette question de la fumure est fondamentale, en effet, en agriculture et beaucoup trop de gens bien intentionnés pensent encore qu’on n’en a tout simplement plus besoin avec les engrais verts et la permaculture… Mais que serait, sans la présence d’hormones animales dans nos sols, la qualité de nos terres qui est, depuis des siècles, basée sur la pratique de la polyculture – élevage ?

L’action des ruminants, répétons-le sans relâche, permet aussi une valorisation des herbages et des terres peu propices à toute forme de culture. Ils n’entrent donc pas forcément, au terme de savants calculs protéiques (5), en compétition avec l’alimentation humaine. Dans les types élevages prônés par Nature & Progrès, l’alimentation donnée aux ruminants met en avant l’autonomie fourragère et alimentaire, la valorisation de sous-produits de la transformation, etc. Mais, bien sûr, s’agissant d’élevage, la question de l’abattage demeure évidemment la question cardinale et elle doit évidemment le rester. La nécessité d’abattre l’individu qui doit ensuite être mangé ne peut jamais être passée sous silence par un marketing menteur, sous le vain prétexte qu’évoquer la mort dissuade l’acte d’achat. La question du consentement animal et du sacrifice demeurera donc, à n’en pas douter, une autre pierre d’achoppement dans notre tentative de renouer le dialogue avec les végans. Nous pensons pourtant qu’il est possible d’évoquer l’abattage à la ferme dans le cadre de l’ensemble des mesures qui visent à l’amélioration du bien-être animal en élevage… Car bien vivre et puis mourir sont deux choses complètement différentes. Ne compliquons pas ce qu’il est déjà suffisamment difficile d’amener à la conscience.

D’autres relations avec les animaux…

De terribles menaces d’extinction sont, aujourd’hui, la conséquence du mépris dont nous avons gratifié le monde animal, depuis l’époque moderne du moins. L’humain s’est tellement détaché de l’animal, liant à ce point son intérêt à la croissance démographique et économique, qu’il prive à présent, les espèces sauvages de leur habitat… Il s’est vu tellement supérieur, tellement extérieur à toute autre forme de vie, que sa récente impulsion à trouver de nouvelles familiarités avec le monde animal est déjà dévoyée à des fins purement commerciales. Faut-il louer le sort des animaux de compagnies ou voir là une forme nouvelle d’esclavage, voire de prostitution – du latin pro et statuere, c’est-à-dire « placer en avant » mais avec l’effet d’avilir en exposant le corps pour en tirer profit ? Les animaux-bibelots, en effet, ne sont déjà plus que chairs à bâfrer et objets de substitution pour pulsions sans espoir ; ils ne sont plus que le pet-food et les névroses qu’on leur fait avaler sans relâche. Des marchés extrêmement florissants, s’il en est…

D’une manière générale, le sociologue Dominique Guillo (6) nous explique qu’il faut en finir avec le « grand partage » qui oppose l’humain à tout ce qui lui paraît différent dans le vivant et qui a amené l’homme occidental à se penser en possesseur de la nature qu’il put ainsi exploiter à outrance, en toute impunité. La seule façon de progresser, explique-t-il, dans la connaissance animale est de centrer l’investigation sur l’analyse des interactions, c’est-à-dire sur ce que les groupes observés – eux et nous ! – se font faire les uns aux autres, sans préjudice d’une nature intrinsèque ou supposée telle qui n’a plus besoin d’être définie a priori. Nous vient-il parfois à l’esprit que si nos poubelles, par exemple, n’étaient qu’hygiène et propreté, nous ne prêterions pas la moindre attention aux rats, aux goélands, aux cafards… Certes les goélands planent un peu trop à notre goût pour que nous nous y intéressions vraiment, quant aux deux autres, leur style de vie un peu fruste n’a pas encore réussi à nous faire rêver… Pourtant, une forme réelle d’agentivité sociale – comprenez la capacité d’un individu à contrôler et à réguler ses actes, à être acteur de sa propre vie – existe chez bon nombre d’animaux – et pas toujours là où l’on s’efforce généralement de nous montrer qu’elle se trouve – car elle réside moins dans un partage – d’émotions, d’identité, de sens qu’on attribue au monde, etc. – que dans ce qui rend possible l’ajustement mutuel des différences… Guillo disserte ainsi longuement, page 153 et suivantes de Les fondements oubliés de la culture, autour d’une scène très simple – et de la manière de la décrire – qui voit un chien amener son maître à lui ouvrir une baie vitrée. Il y met en évidence un ensemble complexe d’interactions diverses qui sont bien loin de se réduire à un simple apprentissage généreusement prodigué à l’animal par l’homme qui le domine… Ce type d’observation permet ainsi, de manière très générale, d’ouvrir le concept de « culture » – en ce comprises les « cultures animales » – à ce qui émerge des interactions sociales plutôt qu’à ce qui résulterait uniquement de l’hypothétique identité partagée par un groupe quelconque. Ainsi doit se comprendre le titre de son ouvrage : les « fondements oubliés de la culture », au-delà des spécificités des groupes d’individus, sont aussi les réseaux au cœur desquels se développent les relations, toujours renouvelées, individus. Qu’ils soient humains ou animaux, peu importe.

Reprendre langue

Dans ce contexte totalement repensé de nos relations avec le monde animal, ne pouvons-nous pas envisager nos positions respectives, celle des végans et la nôtre, en termes d’idéal et de pragmatisme vis-à-vis d’une même dérive grave dont est responsable l’humanité tout entière, dans son insupportable volonté de domination, et dont nous dressons ensemble le même et douloureux constat ? Certes, les végans adoptent d’emblée la position idéale – s’épargner la honte insupportable du meurtre – là où nous envisageons simplement une position pragmatique – le pas nécessaire à accomplir pour que la situation reste acceptable. Leur position idéaliste ne va pas non plus  sans poser quelques problèmes – nous les avons évoqués – qu’il serait sans doute vain d’éluder aussi facilement. Et c’est bien pourquoi les véganes, autant que nous, ont sans doute un besoin urgent de reprendre langue. L’abolition de la viande n’en fera pas, pour autant, des immortels…

(1) Charles Patterson, Un éternel Treblinka, éditions Calmann-Lévy, 2008

(2) Les Protocoles des sages de Sion est un pamphlet satirique décrivant les plans d’un conseil de sages juifs en vue d’anéantir la chrétienté et de dominer le monde. Bien que clairement identifié comme un faux, le texte fut maintes fois utilisé pour attiser le sentiment antisémite

(3) Fabrice Nicolino, Bidoche – L’industrie de la viande menace le monde, Les liens qui libèrent, 2009

(4) https://www.l214.com/enquetes/2019/elevage-made-in-france/vaches-hublot#petition

(5) Certes, la protéine animale est un luxe si l’on considère qu’il faut environ dix kilos de protéines végétales pour produire un kilo de protéines de bœuf (source : https://observatoire-des-aliments.fr/qualite/proteines-vegetales-nourrir-planete) mais c’est oublier un peu vite que les quatre estomacs du ruminant lui confèrent la faculté de digérer l’herbe des champs, ce que l’homme et son unique estomac sont évidemment incapables de faire…

(6) Dominique Guillo, Les fondements oubliés de la culture, éditions du Seuil, 2019

Chapitre 3 - L’humain et l’animal - Par Sylvie La Spina

La cause animale nous mobilise ! Que nous soyons membre de Nature & Progrès ou militant radical végan, le sort que réserve l’agro-industrie aux animaux nous révulse. Mais, au bout du compte, là où nous prônons une réforme de l’agriculture, les végans réclament purement et simplement l’ »abolition de la viande » ! Mais le fossé qui nous sépare est-il vraiment si grand ? Force est de constater que toutes les espèces animales n’occupent pas, historiquement, la même place auprès de l’homme. Certains animaux, dits « de compagnie », sont apprivoisés et idolâtrés, d’autres, dits « de rente », sont élevés pour être consommés, d’autres encore, les « sauvages », sont admirés dans leur milieu naturel… Enfin, des espèces considérées comme « nuisibles » sont âprement combattues pour les éradiquer.

Entre peurs et opportunités…

Ces différences de considération entre la vache, le sanglier, le rat ou le chat vient de l’histoire de notre lien avec ces différents animaux. Au début, tous les animaux étaient sauvages et certains, qui faisaient partie de notre régime alimentaire, étaient chassés par l’humain pour se nourrir. Il y a quelques milliers d’années, une étape importante de l’évolution de notre humanité fut la domestication animale, l’humain parvenant à maintenir près de lui, dans des enclos, des animaux de certaines espèces et races. Ce fut le début de l’élevage. Il fallut alors nourrir ces animaux et les soigner au quotidien pour pouvoir ensuite en prélever la viande nécessaire pour se nourrir. Le lait, le cuir et la laine de ces animaux furent également utilisés afin de répondre à nos besoins premiers.

D’autres animaux se sont rapprochés de l’humain de manière détournée. Dès le moment où l’humain s’est mis à cultiver et à stocker des graines, les ravageurs se sont développés et ont attiré leurs prédateurs, comme le chat. Celui-ci a longtemps vécu près de l’humain par simple attirance pour les proies qu’il y trouvait ; il a fini par coloniser son habitat. Notre relation avec le chat n’a pourtant pas toujours été tendre : à certaines époques, il était persécuté, accusé d’être lié à la sorcellerie et considéré comme nuisible… Il fut ensuite ré-adopté par les hommes de lettres et par la noblesse pour finir, aujourd’hui, dans nos chaumières, nourri et gâté, même sans jamais plus chasser la moindre souris aux alentours… De nos jours, les animaux de compagnie sont généralement considérés comme des membres à part entière de la famille !

Les animaux sauvages ont longtemps été craints par nos ancêtres car souvent associés à de terribles ravages. Le sanglier présentait, par exemple, un réel danger dans nos contrées car il venait souvent piller les vivres. Il cause encore aujourd’hui quelques dommages dans les cultures et reste une espèce chassée. Concernant les animaux sauvages, l’opinion publique a cependant évolué vers une vision plus romantique de la nature : serait-ce encore l’effet Walt Disney ? Certaines espèces enfin restent considérées comme de purs nuisibles : les mouches, les moustiques, les tiques… Et même les souris, quoi que… La plupart de ces animaux sont encore vus comme de potentiels prédateurs. Oui, je dis bien des prédateurs, surtout à cause de la transmission de maladies – maladie de Lyme, malaria, etc. – qui tuent encore des humains, malgré les progrès de la médecine. Mais au fait, les bactéries sont-elles des animaux ?

L’homme est-il « à part » de la nature ?

Pourquoi l’humain réserve-t-il des traitements si différents aux animaux, selon qu’ils sont domestiques, de rente, sauvages ou nuisibles ? C’est la question posée par de nombreux défenseurs de la cause animale et du véganisme qui qualifient ce comportement de « spécisme », c’est-à-dire une forme de « racisme » qui serait en vigueur au sein de la classe animale. Ils rejettent donc naturellement ce fait, prônant au contraire l’ »antispécisme », c’est-à-dire une absence de discrimination au sein du monde animal qui nous amènerait à considérer tous les animaux sur un pied d’égalité.

Mais que nous apprend Dame Nature ? Que de nombreux animaux considèrent certains autres animaux comme proies, d’autres comme des animaux sans la moindre importance, avec lesquels ils n’entretiennent d’ailleurs aucun lien. C’est le cas, par exemple, du cerf et du renard… Nous autres, les humains, nous avons notre liste de proies qui varie en fonction des régions du globe – on consomme, dans certaines régions du globe, la viande du chien ou du chat – pour des raisons culturelles et de coévolution entre l’homme et l’animal. Il semble donc logique, selon les lois de la nature, de réserver un sort différent aux animaux d’espèces différentes, comme à n’importe quel animal sauvage. Pour généreuse qu’elle soit, la philosophie antispéciste semble donc une notion très aléatoire à appliquer. De plus, l’homme – qui est aussi un animal – peut-il se permettre de défier les lois de la nature en se considérant comme supérieur, en abdiquant sa place de prédateur d’animaux, mais aussi de plantes et de graines ? Se penser comme à part de la nature, n’est-ce pas justement la forme la plus grave de « spécisme » ? Quant à l’idée même d’ »abolir la viande » – abolir signifiant « supprimer », « faire disparaître », ce qui paraît donc plus aisé concernant une idée ou une pratique que concernant une substance ou de la matière -, elle reviendrait à nous abstenir de voir ou de sentir le potentiel viandeux d’un bétail que cent siècles d’agriculture ont forgé à cet effet. C’est donc bien plus qu’une simple révolution culturelle, c’est une véritable tentative de refondation de l’humanité… Toutefois, l’objectif d’améliorer la vie animale reste commun tant aux végans et aux antispécistes qu’à Nature & Progrès ! Car l’humain a peut-être ceci de différent par rapport aux autres animaux : il a une morale ! Il ne veut pas faire souffrir les autres, ne pas tuer « inutilement »…

Améliorer la condition animale ?

Cette attention est plutôt rare dans la nature. Dans tout groupe d’animaux – oies, cervidés, chiens… -, on trouve généralement des dominés et des dominants. Les combats et les harcèlements y sont récurrents, souvent expliqués par le besoin de se reproduire et donc d’être le plus privilégié pour cette fonction. La plupart des prédateurs tuent sans attention à réduire la souffrance de leur proie – et parfois même sans la moindre utilité de consommation -, le meilleur exemple étant le chat domestique qui attrape une souris, poussé par son instinct de chasseur…

Certes, depuis Descartes qui considérait les animaux comme des machines, la considération de l’humain pour les animaux n’a fait que progresser. La Déclaration de Cambridge, en 2012, conclut que les animaux ont une sensibilité et une conscience. L’humain doit donc prendre des dispositions pour assurer le bien-être des animaux, que ce soit pendant l’élevage ou pendant l’abattage, s’il n’est pas adepte du véganisme. Seuls quelques « nuisibles » peuvent encore être combattus sans ménagement, la principale difficulté résidant toutefois dans leur définition exacte : moustiques, guêpes, souris, rats ? Ou même renard, loups, corvidés ?

Le choix de consommer ou non de la viande, qui continue cependant de nous opposer, revient à chaque individu. Les partisans du véganisme – qui veulent voir disparaître toute forme d’ »exploitation animale » – en font pourtant un combat politique : ils sont pour l’abolition pure et simple de l’élevage. Nature & Progrès, par contre, continue de rechercher un juste équilibre entre cultures et élevage, et un mode d’élevage respectueux du bien-être animal, y compris lors du moment délicat de l’abattage. Car le consommateur ne doit jamais perdre de vue cette évidence : l’animal a donné sa vie pour qu’il puisse le manger !

Nature & Progrès

Sa position et son combat concernant les conditions d’élevage et d’abattage

Selon l’ONG Compassion in World Farming (CIWF) (1), les cinq besoins fondamentaux des animaux seraient :

– l’absence de douleur, de lésion ou de maladie,

– l’absence de stress climatique ou physique,

– l’absence de faim, de soif ou de malnutrition,

– l’absence de peur et de détresse,

– la possibilité d’exprimer des comportements normaux, propres à chaque espèce.

L’Organisation mondiale de la santé animale (OIE) ajoute que le bien-être animal désigne aussi, plus largement, la manière dont un animal évolue dans les conditions qui l’entourent. Parmi les plaintes reçues par l’Unité du Bien-Être Animal de la Région wallonne, nombreuses sont celles qui montrent une déformation de la vision des humains dans les besoins des animaux. Quand les éleveurs laissent leurs bovins à l’extérieur, le voisinage tend à dénoncer de mauvaises conditions de détention alors que ces animaux, encore rustiques, se sentent en général mieux en prairie que dans les étables. A condition toutefois de ne pas patauger dans la boue jusqu’aux genoux, d’avoir à manger et à boire, et de pouvoir profiter d’un abri contre le vent et la pluie qui est généralement prodigué par des arbres ou une cabane de fortune… De même, une chèvre n’est pas mieux sur le canapé de la maison que dans sa chèvrerie, avec une litière propre et sèche. Une poule n’a pas besoin de caresses mais de liberté de mouvement afin d’aller picorer et gratter dans l’herbe verte, sous les haies. Les législations européenne et wallonne définissent donc les normes de respect du bien-être animal mais sont-elles suffisantes et n’est-il pas possible d’améliorer encore les conditions d’élevage et d’abattage ?

L’élevage biologique apporte déjà un « mieux » assez net dans les conditions d’élevage : le cahier des charges européen qui régit l’agriculture biologique (R889/2008) impose des dimensions de bâtiments d’élevage plus importantes pour laisser davantage de place aux animaux, et l’obligation de laisser sortir les animaux quand les conditions de sol et de climat le permettent.

Nature & Progrès s’efforce évidemment d’aller beaucoup plus loin en travaillant sur l’abattage à la ferme, dont l’un des principaux avantages est d’éviter le stress lié au transport et au déchargement de l’animal dans un lieu inconnu. Abattre décemment les animaux « à la maison » – au sein de camions d’abattage se déplaçant de ferme en ferme ou en recourant, selon un protocole bien défini, au tir en prairie – n’a donc rien d’un fantasme d’éleveur mais pourrait bientôt devenir un point essentiel du bien-être – du bien mourir, en l’occurrence – de tous nos animaux d’élevage…

(1) Voir : https://www.ciwf.fr/

Chapitre 4 - Réinventer nos relations avec les animaux d’élevage - Par Dounia Tadli

« À l’opposé des massacres anonymes des animaux d’élevage, il se développe, comme pour nous déculpabiliser ou blanchir notre âme, un excès névrotique de passion pour les animaux domestiques. Plus la nature disparaît, plus les chiens compissent nos trottoirs et les chats empuantissent nos appartements (…). Curieuse civilisation que celle qui brûle ses vaches et ses volailles, qui extermine la faune sauvage et qui cajole à l’excès ses chiens et ses chats. Notre cœur n’est-il donc pas assez vaste pour aimer la nature dans sa plénitude ? Pour nous, habitants des grandes mégalopoles, la nature se résume-t-elle à un chien castré qui vient pisser chaque matin sur le cèdre bleu au milieu du gazon bien tondu ? (…) Il y a quelque chose de cassé dans nos relations avec le monde animal : les animaux ne sont plus porteurs de nos rêves et de nos espoirs ; ils ne sont que le gavage de nos ventres et le refuge de nos frustrations. »

Claude et Lydia Bourguignon (1)

« Il y a quelque chose de cassé dans nos relations avec le monde animal », nous disent avec justesse Claude et Lydia Bourguignon. En effet, le développement du christianisme, du cartésianisme et du capitalisme industriel a radicalement transformé le rapport des humains à ce que nous appelons la nature. Concernant les animaux d’élevage, l’avènement de la zootechnie marque ce changement dès le XVIIIe siècle. Cette « science de l’exploitation raisonnée des animaux domestiques » transforme une large partie des activités d’élevage en « processus industriels spécialisés et rentables », et les éleveurs liés à ces industries deviennent des « ouvriers actifs et sans états d’âme d’une production massive de matière animale » (2). Après la Seconde Guerre mondiale, la « modernisation » de l’élevage s’intensifie pour répondre à la pénurie alimentaire : les animaux d’élevage deviennent alors les « machines vivantes à aptitudes multiples » (3).

Cette course au rendement, qui a transformé l’élevage en « production animale » a sans nul doute cassé quelque chose dans notre relation aux animaux d’élevage. Les humains ne se sont pas montrés à la hauteur du « contrat domestique » passé avec les bêtes. C’est là, sans doute, un constat qui peut rassembler à la fois le mouvement paysan, les écologistes, les défenseurs de l’antispécisme et/ou du véganisme, ces catégories n’étant pas exclusives… Les associations de défense des animaux, comme L214, ont d’ailleurs joué un rôle important dans la dénonciation des dérives de l’industrialisation, bien que leurs pratiques puissent être discutables.

L’objectif de cette contribution n’est pas de faire le procès des animalistes mais bien de s’interroger sur les diverses réponses apportées à la suite d’un constat plus ou moins partagé. Quelque chose s’est cassé dans notre relation aux animaux d’élevage ; devons-nous pour autant en déduire que l’élevage serait, par essence, de l’exploitation animale comme le prétendent les antispécistes ? La solution est-elle d’abolir l’élevage, et donc d’adopter un mode de vie végan, censé faire disparaitre toute trace de souffrance de la planète ? Ainsi l’industrialisation de l’élevage et, à travers elle, la mise à distance entre l’animal et la viande sont-elles remises en cause par les mouvements animalistes. Si ce constat est partagé par d’autres mouvements, les réponses apportées – la fin de l’ »exploitation animale » et donc notamment de l’élevage – ne font bien sûr pas l’unanimité… Quelles sont les logiques sous-jacentes à ces réponses apportées par certains défenseurs des animaux ?

Un mécanisme de compensation

On peut tout d’abord se questionner sur l’aspect théorique de l’argumentaire animaliste. Dans quelle mesure cette vision est-elle ancrée dans une réalité empirique ou, au contraire, idéalisée ? En effet, selon Anne-Marie Dubreuil (4), qui a réalisé une étude ethnographique sur l’antispécisme, une partie des militants au sein du mouvement ne seraient pas particulièrement familiers des animaux. Ils privilégieraient la perspective théorique et montreraient peu d’intérêt aux animaux réels. L’antispécisme, en partie en tout cas, ne se baserait-il pas sur une exo-définition de l’élevage et des relations aux animaux, au sens où ces militants ne semblent pas directement impliqués dans l’activité en question (5) ? Peut-être, à défaut de côtoyer les animaux d’élevage, s’inspirent-ils notamment des relations établies avec les animaux de compagnie ? Ne sont-elles pas, elles-mêmes, surinvesties tant nous « compensons » peut-être ce que nous faisons subir aux animaux d’élevage en cajolant d’autant plus nos animaux de compagnie : c’est l’hypothèse du sociologue Jean-Pierre Digard (6), partagée par Claude et Lydia Bourguignon ? Il s’agirait de soulager la culpabilité de la surexploitation des uns par un soin excessif prodigué aux autres. Pour l’anthropologue Noëlie Vialles (7), cette compensation irait encore plus loin : à travers la « modernisation de l’agriculture », la disparition de la proximité traditionnelle avec les bêtes aurait entraîné un certain manque chez les humains, nos relations avec les animaux étant, en effet, particulières, uniques, incomparables. L’anthropologue parle ainsi d’une « asociale sociabilité » : sociabilité car il s’agit bien de relations mais asociale car elle est libérée des normes et contraintes sociales : on peut observer un chat ou une vache pendant des heures, sans la moindre gêne, mais cela s’avèrerait plus délicat avec votre voisin dans le métro… L’éloignement des animaux d’élevage aurait donc laissé un vide, surinvesti par la suite par les animaux de compagnie. Quoi qu’il en soit, on peut s’interroger avec la philosophe Marie Gérard (8) : dans quelle mesure les citadins ne déclinent-ils pas la relation entretenue avec leur animal de compagnie, pour transposer cette image aux animaux d’élevage ?

Le refus du rapport de prédation

Cette perception théorique et/ou idéalisée des animaux d’élevage pourrait entraîner, d’une certaine manière, un refus du rapport de prédation. L’antispécisme ne constituerait-il pas le refus d’une logique pourtant inévitable : la survie de chacun implique l’altération partielle de l’environnement, animal comme végétal ? L’anthropologue Philippe Descola (9) nous dit que la prédation constitue « un phénomène de destruction productive indispensable à la perpétuation d’un individu ; loin d’exprimer une cruauté gratuite ou un désir pervers d’anéantissement, elle transforme au contraire la proie en un objet de la plus haute importance pour celui qui l’incorpore : la condition même de sa survie« . Ce principe est inscrit au cœur des relations entre les espèces : refuser cette logique renvoie à un rejet de ce qui est habituellement considéré comme l’un des fondements de la société humaine, les formes d’organisation des vivants. Ce faisant, selon Dominique Lestel (10), le végétarien « réhabilite la thèse de l’exception humaine en considérant qu’il est le seul animal carnivore – ou potentiellement carnivore – qui doit se placer au-dessus de sa condition animale omnivore en n’en assumant pas l’une des caractéristiques centrales : la prédation des autres animaux« . La volonté antispéciste de « déprédatiser les esprits » serait ainsi justifiée par un refus global d’un vaste système de domination, de souffrances. Peut-être ce refus de la prédation s’inscrit-il, plus largement, dans le rejet de la mort qui marque notre société, comme en témoigne par exemple le développement du transhumanisme. En tout cas, selon Jocelyne Porcher, réduire systématiquement les liens aux animaux d’élevage à des rapports d’exploitation, c’est confondre l’élevage – une relation historique, millénaire, de vivre ensemble entre humains et animaux – et les productions animales – exploitations rationalisées et industrialisée de la « matière animale ». Cette confusion nous empêcherait de comprendre la place des animaux dans le lien social. Quelle serait leur place dans un monde « déprédatisé » ? Auraient-ils seulement encore une ?

Un monde sans souffrance, un monde sans animaux ?

La prise de conscience des dérives de l’industrialisation de l’élevage peut donc se traduire dans un refus net de toute consommation carnée – c’est le végétarisme -, voire dans l’exclusion de toute activité qui « exploite » les animaux – c’est le véganisme. Mais quelles seraient les conséquences si nous évincions les animaux d’élevage du processus productif de notre alimentation ? Selon Jocelyne Porcher (11) : « Au lieu de consommer des produits animaux, nous consommerons des produits végétaux et industriels, de la viande de culture par exemple. Car la logique industrielle des «productions animales» aboutit inéluctablement à produire de la viande sans animaux. En effet, les animaux gênent les industriels ; la relation aux animaux freine la compétitivité. Parce qu’ils sont vivants, traités comme de la matière, méprisés, usés, broyés mais entêtés à rester des animaux néanmoins, entêtés à rester en relation. Et cela d’autant plus que leurs éleveurs, en dépit des injonctions réitérées de leur encadrement depuis cent cinquante ans, s’obstinent encore à les voir comme tels.« 

Ainsi l’industrialisation, qui avait elle-même galvaudé l’élevage, répond à un besoin qu’elle a engendré : une viande à volonté, sans animaux ! Cette démarche est même soutenue par des associations de défenses des animaux, comme en témoigne la campagne de Gaïa, « Une viande sans abattage« . Alors, l’heureuse réconciliation entre animalistes et industriels se fera-t-elle aux dépens des éleveurs incompris ? En fin de compte, selon Jocelyne Porcher toujours, les différentes théories de la libération animale conduisent à « une rupture du lien avec les animaux domestiques, ce à quoi mènent également les orientations industrielles des «productions animales». Qu’on les libère ou qu’on s’en libère, le résultat serait le même : un monde humain sans animaux, autrement dit l’enfer.« 

Réinventer le contrat domestique

Pourtant, faire l’effort de différencier l’élevage des productions animales nous offre la possibilité de penser tout un éventail de pratiques où les humains pourraient se montrer à la hauteur du don que leur font les animaux d’élevage. Catherine et Raphaël Larrère (12) expliquent que, suite à la domestication, humains et animaux ont formé des « communautés mixtes ». Un contrat tacite d’obligations mutuelles, le contrat domestique, régissait ces relations, comme l’expliquait déjà, au XVIIIe siècle, le physiocrate Dupont de Nemours, qu’ils citent :

« La bête à laine de nos troupeaux est sotte et poltronne (…) mais l’homme et le chien se réunissent pour la garder. La multiplication de son espèce, de même que celle du gros bétail, a considérablement gagné au contrat, en apparence usuraire, par lequel l’homme leur vend une pâture abondante et une protection assurée. Ce contrat très avantageux à l’homme, l’est aussi aux espèces qu’il a conquises. Tant qu’il n’a été que chasseur, il n’était qu’un animal carnassier de plus et faisait comme eux aux autres animaux autant de mal qu’il en retirait de bien pour lui (…). Mais quand il est devenu pâtre et surtout cultivateur, quand il a défendu les bœufs et les moutons contre leurs autres ennemis, quand il a travaillé pour leur conserver et leur produire du fourrage, il a diminué leurs dangers, il a prolongé leur vie, il a multiplié leur subsistance, il a augmenté leur population.« 

Ainsi, même si le contrat est inégal, une certaine réciprocité peut exister entre les hommes et les animaux domestiques. L’industrialisation a rompu ce contrat, en témoignent les crises sanitaires et éthiques où les animaux sont sacrifiés par milliers. Selon Catherine et Raphaël Larrère, la fin de la « communauté domestique » qui incluait les animaux nous laisserait le choix entre deux attitudes : l’adoption du modèle de la machine animale ou la sensibilité exacerbée au sort des animaux. L’une comme l’autre étant insatisfaisante, les chercheurs proposent de recomposer, entre les animaux et nous, une nouvelle communauté domestique, réinventer les règles de civilité. Mais éleveurs et éleveuses n’ont évidemment pas attendu pour le faire : l’observation de leurs pratiques quotidiennes est la preuve que d’autres relations au vivant sont possibles ! Il y a, par exemple, cet éleveur laitier qui utilise des « vaches nourrices » : il choisit des vaches peu adaptées à la traite – qui sont ainsi sauvées de la réforme – pour nourrir les jeunes veaux séparés de leur mère. Il y a ces éleveurs et éleveuses qui se mobilisent pour se réapproprier la mise à mort de leurs animaux grâce à l’abattage à la ferme : un grand projet porté par Nature & Progrès depuis plusieurs années… Il y a cette volonté de certains consommateurs et consommatrices d’accepter la charge symbolique de la mort dans la viande et ainsi d’avoir une consommation plus raisonnée : remercier l’animal, manger moins de viande mais mieux, ne jamais gaspiller car « ça a coûté une vie »… En bref, redonner un sens à cet acte si particulier, qui a fait l’objet de tant d’envies et de dégoûts dans l’histoire de l’humanité, qu’est la consommation de viande.

Le déjeuner gratuit n’existe pas !

Certes, les animalistes nous répondront que vache nourrice ou pas, les veaux sont quand même séparés de leur mère. Qu’abattage à la ferme ou pas, les animaux sont quand même tués. Que consommation raisonnée ou pas, nous continuons à nous nourrir de chair animale. Il serait dommage de rejeter ce genre de pratiques sous prétexte qu’elles feraient elle aussi partie des « productions animales ». Peut-être faut-il accepter qu’il n’existe pas de « déjeuner gratuit » en ce bas monde : « il n’est pas possible, écrit Dominique Lestel, à la fois de vouloir être un animal et de ne pas vouloir être impliqué dans le cycle de vie et de mort que signifie être un animal. Je tue pour vivre, comme tous les autres animaux. Le végétarien se donne l’illusion du contraire à bon compte. Il veut croire que l’homme pourrait faire figure d’exception dans le monde en vivant de façon totalement autarcique, sans jamais tuer un autre être vivant, sans jamais l’irriter.« 

Ce faisant, le carnivore pourrait être plus proche des animaux qu’aucun végétarien « parce qu’il assume entièrement, c’est-à-dire métaboliquement, sa nature animale au lieu de s’en dégoûter (…). Le végétarien qui s’oppose à toute alimentation carnée veut au contraire abolir l’homme et l’animalité au nom d’une représentation très idéalisée de l’animal« . Et, en conséquence, favoriser des processus industriels comme la viande in vitro, comme nous l’avons vu plus haut.

En conclusion du présent chapitre, admettons qu’une réinvention de nos relations aux animaux est possible, et qu’elle est même déjà en route. Mais la condition pour la comprendre et la soutenir est peut-être l’acceptation du rapport de prédation, inhérent aux relations entre les êtres vivants. Questionner notre rapport aux animaux d’élevage constitue d’ailleurs une porte d’entrée intéressante qui pourrait s’appliquer à notre alimentation en général. Nous sommes a priori particulièrement touché-e-s par la mise à mort d’un bœuf, mais qu’en-est-il des sols épuisés par une monoculture de maïs pour nourrir ledit animal ? Et à l’inverse, avons-nous conscience du temps et de l’énergie passés pour cultiver des végétaux en harmonie avec les lois de la nature ? Les animaux d’élevage nous offrent ainsi une précieuse leçon d’écologie : débanalisons la consommation carnée et, plus largement, redonnons du sens à ce qui se trouve dans notre assiette.

(1) Claude et Lydia Bourguignon, Le sol la terre et les champs, Sang de la Terre, 1989

(2) Jocelyne Porcher, Éleveurs et animaux, réinventer le lien, Presses universitaires de France, 2002

(3) E. Landais et J. Bonemaire, « La zootechnie, art ou science ? », Le Courrier de l’Environnement de l’INRA, 27, pp. 23-44, 1996.

(4) Anne-Marie Dubreuil, Libération animale et végétarisation du monde : ethnologie de l’antispécisme français, éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2013.

(5) C. Rémy, La fin des bêtes : une ethnographie de la mise à mort des animaux, Economica, 2009.

(6) Jean-Pierre Digard, « Les nouveaux animaux dénaturés », Études Rurales, CXXIX-CXXX, 1993.

(7) Noëlie Vialles, « La nostalgie des corps perdus », Corps et affects, Odile Jacob, 2004.

(8) Marie Gérard, « Réinventer l’abattoir de proximité ? Quelques réflexions », exposé présenté lors des rencontres de Nature & Progrès sur l’élevage et l’abattage.

(9) Philippe Descola, Par-delà la nature et la culture, Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 2005.

(10) Dominique Lestel, Apologie du carnivore, Fayard, 2011.

(11) Jocelyne Porcher, « Ne libérez pas les animaux ! Plaidoyer contre un conformisme “analphabête” », Revue du MAUSS, n° 29 (2007): 575‑85.

(12) Catherine et Raphaël Larrère, « Le contrat domestique », Le courrier de l’environnement de l’INRA, 30, 1997. Voir : www7.inra.fr/dpenv/larrec30.htm

Conclusion

L’industrialisation a engendré une mise à distance entre les humains et les animaux d’élevage. La simple vue d’images-choc issues des différents scandales éthiques et sanitaires de la filière constitue à présent une sorte de choc en retour, d’effet-boomerang qui vient rappeler douloureusement ce que beaucoup d’entre nous préféreraient oublier : la consommation de viande implique l’élevage et la mise à mort d’animaux ! Les défenseurs des animaux ont beau jeu de dénoncer cette « dissonance cognitive », ce décalage entre le comportement – je mange de la viande – et la cognition, ce que le mangeur sait pourtant pertinemment – un animal est mort pour me la donner. La diminution de la consommation d’abats dans nos sociétés occidentales refléterait d’ailleurs, selon l’anthropologue Noëlie Vialles, ce refus grandissant de voir l’animal dans la viande. Peut-être que consommer du foie ou des intestins nous tord l’estomac parce que ces morceaux nous rappellent notre propre mort, notre propre condition de mortels ? Voici, en tout cas, encore un constat qui peut rassembler végans et paysans : la mise à distance de l’origine animale des produits carnés – ou la « désanimalisation » de la viande – engendre un manque de conscience dans sa consommation. Mais faut-il en déduire pour autant qu’elle doit être bannie de nos assiettes ?

L’animal, en tout cas, semble en mesure de se comporter comme si son but primordial était avant tout la survie de son espèce, acceptant pour cela, s’il le faut, d’offrir sa vie individuelle et de finir en nourriture pour autrui. Mais, de manière très générale, n’est-ce pas notre rapport à la mort qui, par devers nous, est occupé à évoluer ? La peur ou le déni de la donner ne sont-ils pas surtout ceux de la recevoir ? Eviter de penser à ce que l’on mange pour vivre, n’est-ce pas éviter de penser à ce qui, tôt ou tard, nous amènera à mourir ? Oublier le sacrifice consenti par un animal afin que nous soyons nourris, n’est-ce pas oublier avant tout celui que nous pourrions, un jour, consentir pour que vive quelque chose qui nous serait plus cher que nous-mêmes ? Mais existe-t-il encore, pour nos congénères, des fins plus hautes et plus importantes que leurs fins personnelles et individuelles ?

S’il doit s’interroger sur ce que deviendrait une agriculture sans apport animal, le mangeur que nous sommes tous peut également s’interroger sur les effets invraisemblables qu’aurait une sacralisation sans mesure du règne animal : comment gérer alors les ravageurs dans les champs, les rats dans les hôpitaux et les cafards dans les HLM ? Oserions-nous encore marcher sur une pelouse ou nous promener dans un sous-bois ? Pour ne pas avoir à envisager des questions aussi insolubles, nous nous limiterons ici – et les végans probablement aussi ! – à la question des souffrances volontairement infligées par l’homme aux animaux. Mais l’humain, comme les autres, n’est-il pas instinctivement porté à se défendre pour survivre ? Qui est-il vraiment pour se croire maître du destin de tout ce qui est en vie ? L’humanité est-elle, elle-même, si sûre de son destin ? N’est-ce pas pécher par orgueil de parler, un peu trop fièrement peut-être, d’anthropocène – qui est plutôt, avouons-le, un « capitalistocène » ou un « monétocène » ? Peut-être que la posture végane et sa rhétorique ne sont qu’un effort de plus pour résister au grand carnage agroalimentaire et à sa responsabilité patente dans le réchauffement de la planète ? C’est pourtant exactement du contraire dont nous rebat sans ménagement les oreilles Paul Ariès dans sa « Lettre ouverte aux mangeurs de viandes qui souhaitent le rester sans culpabiliser » (1), accusant les végans d’être les moutons de panurge du capitalisme, de l’industrie et des biotechnologies, et rappelant, tout entier emporté par sa fougue pamphlétaire, la force des liens entre extrême-droite et promotion du véganisme. N’est-ce pas, rappelle-t-il, le brahmane Asit Krishna Mukherji, décédé en Angleterre en 1982, qui évoquait la prédisposition génétique de l’homme blanc pour le véganisme et une opposition entre les Aryens mangeurs de céréales et les Juifs mangeurs de viande ? La question animale et l’instrumentalisation qui en est faite aujourd’hui semble, plus que jamais, une opportunité parfaite pour créer de la ségrégation ; elle est donc certainement beaucoup moins innocente qu’il n’y paraît de prime abord. Finalement, notre tentative de dialogue avec le monde végan, au lieu de rechercher une juste place pour l’animal dans le monde, ne gagnerait-elle pas à trouver plutôt celle de l’homme, ce pâle démiurge toujours trop prompt à se poser, oscillant sans arrêt entre l’ornière de droite et celle de gauche, tantôt en prédateur effroyable et tantôt en sauveur magnanime ?

(1) Paul Ariès, « Lettre ouverte aux mangeurs de viandes qui souhaitent le rester sans culpabiliser« , Larousse, 2019.