On l’entend depuis toujours dans les milieux militants mais c’est assez récent dans le grand public et dans les médias : sortir du capitalisme semble revenu à l’ordre du jour. Récemment, Félicien Boogaerts, créateur de la chaîne Youtube Le Biais Vert, interrogeait la figure de Greta Thunberg dans son court-métrage Anita, y insinuant, avec subtilité mais ambiguïté, la suspicion sur la récupération par le “système” du personnage d’Anita. Et même Nicolas Hulot, loin d’être marxiste, l’affirmait lors de sa démission surprise : “On entretient un modèle économique responsable de tous ces désordres climatiques”…

 

Par Guillaume Lohest

Introduction

Au printemps dernier, la blogueuse Emma, qu’on avait découverte grâce à sa mise en BD du concept de charge mentale, a publié un petit livre stimulant, intitulé Un autre regard sur le climat. Elle y défend l’idée, avec pédagogie et humour, qu’on ne peut rien attendre des capitalistes et des États à leur solde, qu’il faut donc uniquement compter sur l’intelligence et les luttes collectives…

Réponse : oui !

La question, légitime, reprend donc place dans les grands médias : “Faut-il sortir du système capitaliste pour lutter contre le réchauffement climatique ?” Réponse : oui ! C’est étrange, au fond, quand y pense, qu’on reprenne le problème par cette question-là. Car cela fait des années que le capitalisme vert, la croissance verte, le développement durable, non seulement ont été démontés dans leurs fondements théoriques, mais donnent le spectacle permanent de leur totale inefficacité en la matière.

D’un point de vue théorique, Daniel Tanuro – L’impossible capitalisme vert, 2010 – est l’un des auteurs qui explique le plus clairement pourquoi il est impossible de lutter contre le réchauffement climatique en restant dans le cadre d’une société capitaliste. “Il y a évidemment des capitaux « verts », puisqu’il y a des marchés « verts » et des possibilités de valoriser du capital. Mais la question n’est pas là. Si l’expression « capitalisme vert » a un sens, c’est en effet de supposer possible que le système rompe avec la croissance pour auto-limiter son développement et utiliser les ressources naturelles avec prudence. Cela ne se produira pas, car le capitalisme fonctionne sur la seule base de la course au profit, ce qui s’exprime dans le choix du PIB comme indicateur. Or cet indicateur est totalement inapte à anticiper les limites quantitatives du développement, et encore plus inapte à percevoir les perturbations qualitatives induites dans le fonctionnement des écosystèmes.

Par ailleurs, en-dehors même de toute démonstration théorique, le capitalisme vert est empiriquement en échec, dans les faits. Le développement durable était peut-être, sur papier, une belle idée mais il s’est avéré qu’en pratique, il a seulement pris la forme d’un capitalisme vert totalement inefficace. Les émissions mondiales de CO2 n’ont jamais diminué, pas une seule année depuis trente ans. Certains petits malins diront probablement que c’est parce qu’on n’a jamais essayé vraiment le capitalisme vert. On leur répondra que nous n’avons vraiment pas envie de passer les trente prochaines années à réessayer la pire des réponses possibles à laquelle d’ailleurs personne n’a vraisemblablement jamais vraiment cru.

L'anticapitalisme vert...

Le capitalisme vert est une impasse totale, considérons cela pour acquis. Comment expliquer, alors, qu’un vaste mouvement anticapitaliste n’ait pas déjà émergé ? C’est ici que cet article entre en zone de turbulences parce qu’il va prendre à rebours le bon sens militant le plus élémentaire, voire le bon sens tout court. Il faudra certainement mettre ces réflexions à l’épreuve dans les mois à venir mais c’est néanmoins ainsi qu’elles apparaissent, dans le tempo très rapide des mobilisations pour le climat qui se réfléchissent et se critiquent presque plus rapidement qu’elles ne s’organisent. Cette provocation n’est pas gratuite : elle a pour but d’interroger un regain de discours anticapitalistes et antisystème dans l’espace des mobilisations actuelles, discours qui me semblent, en l’état, dépolitisants. Soyons clairs : ce n’est pas l’anticapitalisme comme analyse critique qui est en cause ici mais son déploiement comme étendard, comme une sorte de fétiche qui pourrait soudain nous exonérer de penser le caractère inextricable de notre situation. Mais allons-y, mettons l’hypothèse en pâture.

J’avance donc l’idée que l’anticapitalisme, en tant que discours prosélyte de mobilisation, est une réponse en miroir aussi creuse, aussi rhétorique que la question posée par les médias. « Faut-il sortir du capitalisme pour lutter contre le réchauffement climatique ?« , font mine de s’interroger les uns en connaissant parfaitement l’évidence de la réponse. « À bas le capitalisme« , clament les militants. Le chien aboie, la caravane (du capitalisme) passe.

… mais l’impossible posture révolutionnaire

Alors oui, le capitalisme est une impasse. Mais faire de ce constat de base une bannière de ralliement l’est tout autant. Pourquoi ? Parce que l’enjeu n’est pas de faire comprendre théoriquement à nos contemporains que Marx avait raison mais de se défaire collectivement des rapports sociaux et de l’imaginaire qui caractérisent le système capitaliste. Or, à brandir des slogans qui laissent penser qu’il existe une chose, le capitalisme, qui nous serait extérieure et qu’il suffirait d’abolir, on se ment collectivement sur l’ampleur du problème. Plus précisément, on cherche à attirer l’attention de tous sur un méga-objet théorique, totalisant, comme s’il s’agissait d’un bloc solide à dynamiter, alors qu’on est plutôt en présence d’un liquide visqueux qui nous colle à la peau, y compris à celle de la plupart des militants anticapitalistes.

L’image vaut ce qu’elle vaut ; je pense que les gens ne s’y trompent pas. Ils savent que la ligne de partage entre exploitants et exploités n’est plus aussi limpide qu’en 1917, qu’elle s’est démultipliée et a colonisé, jusqu’à l’intime, les rapports sociaux. Les classes moyennes et populaires occidentales – tant que l’on peut encore se permettre cette expression – ont comme intériorisé le pacte social passé avec le système capitaliste : elles savent qu’elles lui doivent une bonne partie de ce qu’elles ont encore, de ce qu’elles n’ont pas encore perdu. Elles ont conscience, au fond, que la question n’est pas d’abattre le capitalisme par une démonstration ou une révolution, mais de s’en défaire.

Il reste, bien sûr, des milliards de personnes, dans ce monde, qui peuvent légitimement se définir comme totalement perdantes de l’histoire capitaliste, sous tous les rapports d’exploitation, et donc légitimement entrer en révolution contre des adversaires totalement distincts d’eux-mêmes. Ce n’est pas le cas des classes moyennes occidentales. Et elles le savent, confusément peut-être, mais assez clairement pour rendre le kit de la révolution anticapitaliste à la grand-papa peu praticable à leurs yeux.

Et pourtant, ce kit revient en force, sous la forme d’un expédient rhétorique qu’il suffirait de nommer pour solutionner toutes les difficultés d’un seul coup : non seulement celles, gigantesques, de l’intrication des crises – climat, dette, biodiversité, épuisement des ressources, pollutions, inégalités, etc. – mais aussi celles de toute mobilisation de masse, de toute lutte collective : la pluralité des approches, des leaderships, des visions et des stratégies, la superposition des dominations, les dynamiques provisoires et instables, la frustration du manque de résultat, les querelles d’ego.

Militer pour une abstraction

Revenons au climat. Depuis plusieurs mois déjà, des voix s’élèvent pour dire qu’avec les marches climat, on fait fausse route. Que c’est trop gentil. Qu’on n’obtiendra rien de cette manière. Que ce sont des mobilisations de bobos. La frustration et l’impatience montent. On appelle à davantage de radicalité, ce qui, vu la situation, est indispensable !

Le problème ne se situe pas dans cette saine et logique frustration, en soi, mais dans le fait qu’elle amène de nombreux militants à réhabiliter une conception de la militance et de l’engagement que j’estime problématique, voire infantile. Il s’agit de ce que le philosophe Miguel Benasayag appelle “l’engagement-transcendance”. “Dans les dispositifs transcendants, écrit-il, le moteur de l’agir se trouve ailleurs que dans les situations concrètes : dans une promesse.” Appliquée aux mobilisations pour le climat, cette analyse pointe le risque d’une fuite en avant dans un discours anticapitaliste ou, plus sommairement encore, antisystème, qui résonnerait comme la promesse d’un monde non capitaliste, avec un réchauffement climatique qu’il serait encore possible de maintenir sous les 2°C. Cela signifie que l’action militante devient subordonnée à ce rêve, à cette illusion, à ce que Nietzsche appelait un “arrière-monde”, poursuit Benasayag, “un monde derrière celui-ci, paradis sur terre rêvé, société de fin de l’histoire au nom de laquelle on se bat, qui justifie la lutte, le sacrifice de cette vie et que l’engagement a pour but de faire advenir.

L’idéal de “stabilisation” du climat réactive un rêve de stabilisation plus globale : un monde sans capitalisme, sans conflits, sans pollution, sans compétition, sans injustices. Or ce monde est une pure abstraction, il n’existe pas : croire en lui et militer pour le faire advenir condamne ceux qui se livrent à cette chimère à devenir des “militants tristes”, dit Benasayag, car sans cesse déçus par un réel toujours en deçà de leurs attentes. “La “tristesse” du militant renvoie à l’affect propre à l’interprétation du monde qui est la sienne. Pour lui, le monde est une erreur : il n’est pas tel qu’il doit être. Le vrai monde est autre, ailleurs, et militer, c’est sacrifier le présent à l’avenir, ce monde-ci à l’autre, le vrai, le parfait : le seul qui vaille la peine d’être vécu.

Contre un anticapitalisme de posture

Ainsi déçu, aigri, le militant se met à chercher sans fin les causes de l’échec dans des erreurs théoriques et stratégiques. Il accuse les autres militants d’être trop ceci, pas assez cela, endormis, instrumentalisés ou manipulés, jamais assez “purs” en somme. Le bla-bla prolifère, semant la division. C’est la course à qui sera le plus radical, le plus intransigeant. Le moindre lien avec ce qui est assimilé au capitalisme – qui est partout – est signe de compromission. N’y a-t-il pas quelque chose de cet ordre dans les débats sans fin au sujet de la bonne stratégie à adopter au sein des luttes climatiques, dans la suspicion à l’égard de Greta Thunberg, dans les critiques de plus en plus dogmatiques entre différentes chapelles stratégiques, ceux qui organisent les marches, ceux qui ne croient qu’en l’action directe, ceux qui ne croient qu’en la révolution ?

Une analyse anticapitaliste du monde est indispensable mais ne nous dispense pas d’affronter le réel. Elle est à distinguer d’un anticapitalisme de posture qui ne sert, lui, qu’à cela : se masquer à soi-même l’extrême complexité de la situation de lutte. C’est, en quelque sorte, la soupape de sécurité du désespoir militant. Ou, pour le dire positivement, la soupape de sécurité du désarroi vis-à-vis d’un agir complexe, que Benasayag appelle un agir “situationnel”, un engagement-recherche ou un engagement immanent. Ce type d’engagement, au contraire de l’engagement-transcendance, qui “est le fruit d’une raison consciente d’agir”, est “l’expression d’un désir vital. Et c’est ce désir qui fait sa force, celle de répondre au défi de cette époque.

Inlassablement et minutieusement

J’ai conscience qu’il est très compliqué d’accepter ce que disent ces lignes car cela rompt avec la vision classique, tellement répandue, de l’utopie nécessaire pour “changer le monde”. Mais je pense que cela vaut la peine d’essayer de sortir de ce schéma. Sinon, on reste dans une mentalité à la fois religieuse – dans la lutte – et binaire – dans l’analyse. “Puisque les politiques ne réagissent pas, puisqu’il est de toute façon certain qu’on ne pourra contenir le réchauffement climatique sous la barre des 2°C, alors les marches climat sont inutiles”, pense le militant religieux binaire.

Je pense, pour ma part, que les marches pour le climat sont à la fois totalement inutiles ET absolument indispensables. Vivre et militer au cœur de ce paradoxe implique de sortir d’une vision idéaliste, celle d’un changement qui serait “causé par la volonté et l’action d’une conscience éclairée”, pour lui opposer une “vision plus réaliste du changement comme émergence liée à une série de processus tout à fait décentralisés et aveugles, non voulus et non concertés, donc.

Les marches pour le climat sont totalement inutiles en regard de l’objectif concerté – et un peu abstrait – de maintenir le réchauffement sous la barre des 2°C. Elles sont par contre totalement indispensables car elles sont une matrice dans laquelle se déploie une pluralité de situations réelles : situations de lutte, de vie, d’analyse, de cheminements, d’alliances, etc. Et toutes ces situations, liées selon les mots de Benasayag à un “désir vital”, et non à un objectif programmatique, peuvent déboucher sur des transformations, peut-être insoupçonnées, peut-être même souvent insoupçonnables. Par ailleurs, dans cet engagement “en situations”, les “groupes, classes, genres, secteurs sociaux, ne sont pas d’emblée et pour toujours dans un rôle invariant : un même groupe profondément réactionnaire dans une situation peut, par exemple, participer dans un autre à l’émancipation, et inversement.

Jusqu’à ce qu’on constate qu’il n’est plus là !

Enfin, contenir au maximum le réchauffement garde du sens, même en-dehors de la fixation d’un seuil réaliste ou souhaitable. On peut lutter en-dehors de la vision “solutionniste” d’un objectif programmatique préétabli. Obtenir des changements radicaux dans les politiques fiscales, agricoles, énergétiques, dans les domaines de la consommation, du logement, etc., tout cela demeure absolument indispensable et urgent, quel que soit le degré de réchauffement. Comme le dit l’écrivain américain Jonathan Franzen dans une tribune extraordinaire, même si on accepte que la bataille du réchauffement climatique est perdue dans sa globalité, “tout mouvement vers une société plus juste et plus civile peut désormais être considéré comme une action significative en faveur du climat. Assurer des élections équitables est une action climatique. La lutte contre l’inégalité extrême des richesses est une action climatique. Fermer les machines de la haine sur les médias sociaux est une action pour le climat. Instaurer une politique d’immigration humaine, défendre l’égalité raciale et l’égalité des sexes, promouvoir le respect des lois et leur application, soutenir une presse libre et indépendante, débarrasser le pays des armes d’assaut, voilà autant de mesures climatiques significatives. Pour survivre à la hausse des températures, chaque système, qu’il soit naturel ou humain, devra être aussi solide et sain que possible.

Se défaire du capitalisme est indispensable, redisons-le. Pour lutter contre le réchauffement climatique entre autres. Mais c’est un point de départ, un moteur, une nécessité au sens philosophique du terme : cela “ne peut pas ne pas être”. Faire de l’anticapitalisme un slogan ou une posture de ralliement reviendrait à transformer cette puissance d’agir en folder marketing – pour les autres -, voire en exutoire – pour soi. Passer de la nécessité au processus de transformation, commencer à se défaire du capitalisme, en un mot, c’est le prendre par tous les bouts de réel où il revêt l’habit d’une injustice précise, d’une insoutenabilité, d’un dégât, d’une exploitation, d’une violence… Pas en mode cosmétique, bien sûr. Il ne s’agit pas de le peindre en vert mais de le prendre et de ne pas le lâcher. De s’en défaire inlassablement et minutieusement… Jusqu’à ce qu’on constate qu’il n’est plus là !