Le sol sur lequel nous vivons, cette couche humique que nous appelons communément la « terre », est – bien que la plupart d’entre nous l’ignorent complètement – un petit monde animé d’une vie très intense et très organisée dont la population hétéroclite va du ver à la bactérie, en passant par d’innombrables espèces d’insectes. Loin de faire naître en nous la répulsion que suscite souvent la matière dégradée, la matière fécale, il doit au contraire nous inspirer un profond respect car il est une des conditions essentielles de la vie sur terre. Il n’est d’ailleurs pas innocent que sol et planète soient désignés, en français, par un seul et même mot : la maison commune et la couche nourricière sont la même terre dont nous procédons tous… Le respect du sol, la stimulation de la vigueur qu’il recèle, est le principe de base de l’agriculture biologique. Nul ne peut prétendre cultiver bio s’il n’a pas en lui cette préoccupation première, d’une manière quasiment obsessionnelle. Les innombrables expédients, inventés par l’agriculture productiviste industrielle, n’ont évidemment pas de place dans cette vision car ils visent, hélas, à l’asservissement total de sols ravalés au rang de matière minérale inerte et interchangeable. C’est aussi, notamment, le projet des formes chimériques de culture hors-sol qui utilisent des substrats artificiels dont le seul but est d’apporter de la matière nutritive à des plantes sous baxter, comme à des moribonds abandonnés par toute force vitale.

Un projet agricole, pensons-nous, ne peut se concevoir a minima ; s’il faut nourrir l’humain, il faut évidemment être déterminé à le faire le mieux possible. Or cette volonté essentielle ne peut reposer que sur l’optimisation des pratiques de culture et d’élevage que nous ont légué cent siècles d’agriculture et non sur la parenthèse agroindustrielle chimique imposée à l’humanité par les aléas historiques du siècle passé ; c’est ce que nous allons nous employer à montrer. Tout le reste n’est que miroir aux alouettes. Le sol vivant n’est pas une option !

Par Fabrice de Bellefroid, étude 2018

Refuser de s’engager dans une impasse

Pour diverses raisons qui restent largement à élucider, l’humanité a pris un tournant important, il y a environ dix mille ans. Elle a commencé à travailler le sol pour y semer certaines plantes et les aider à y pousser. La naissance de l’agriculture marqua donc le début d’une nouvelle évolution des sols et de la végétation qui choisit de s’y installer, ou qu’on força à s’y installer. Suivant le climat, la répartition de l’apport en eau sur l’année et la composition minérale de la roche-mère notamment, les sols résistèrent avec plus ou moins de bonheur à ce bouleversement. Il semblerait même qu’une certaine sagesse, l’absence des moyens mécaniques puissants qui prévalent aujourd’hui, l’apport de différentes matières organiques et la pratique de la jachère – consistant à laisser le sol se reposer sous sa végétation spontanée – aient plus ou moins maintenu les sols en place. Aussi étonnant que cela puisse nous paraître, nous vivons encore aujourd’hui, dans nos régions limoneuses à climat tempéré, sur les restes des réserves des sols d’origine. Ce n’est malheureusement plus le cas en bien des endroits de la planète, qu’on songe un seul instant à la catastrophe écologique des « dust bowl » – ces véritables « bassins de poussière » qu’étaient devenues de larges régions du centre des États-Unis au début du XXe siècle – ou à la disparition très rapide de sols après déforestation en régions tropicales…

Prendre soin du sol vivant ne serait donc, aux yeux de beaucoup, qu’une méthode agricole parmi d’autres. C’est fondamentalement une erreur ! Le sol vivant n’est pas une option car il n’y a que lui qui mérite le nom de sol et qui puisse faire pousser des plantes saines sans tous les artifices de la chimie moderne.

Les dégradations récentes qu’ont dû souffrir les sols ont essentiellement pour origine l’incapacité à prendre en compte leurs spécificités ; c’est surtout l’ignorance de cultivateurs mus par une certaine idée du progrès, mais aussi par une évidente rapacité productiviste, qui ont engendré la désolation et la désertification de bien des terres nourricières. Or nous savons que nos ressources sont forcément limitées, que la terre n’est pas élastique, que nous évoquions ici le sol ou la planète… Bien sûr, cela n’était pas le cas lorsque l’humanité n’était pas si nombreuse qu’aujourd’hui ; pendant très longtemps, l’homme a profité des ressources du sol en croyant qu’il serait éternellement pareil. De nos jours, la majorité d’entre nous estiment candidement que notre salut réside dans une croissance économique illimitée dont une des conséquences majeures est l’artificialisation galopante des sols et, principalement, des sols agricoles. Cette tendance majoritaire, jointe à l’industrialisation de notre alimentation, ne peut malheureusement nous mener qu’à une impasse.

De quoi se compose un sol ?

Pour aborder le sol, le comprendre peut-être, il faut d’abord humblement se pencher sur lui car il est là, très bas, quelque part sous nos pieds. Dans notre environnement proche – le jardin ou le champ -, il est régulièrement modifié par l’action humaine. Pour bien observer comment un sol fonctionne, il faut donc en trouver un qui soit le moins perturbé possible, comme celui de la forêt. En regardant avec attention où nos pas se posent, suivant la saison, nous trouverons d’abord une végétation plus ou moins dense, en fonction de la lumière qui arrive jusque-là. En écartant doucement cette végétation, ou si l’hiver est toujours là, nous apercevrons ensuite une couche de matières organiques encore identifiables : feuilles mortes de plantes ou d’arbres, aiguilles de résineux, morceaux de bois plus ou moins décomposés… Cette couche est appelée « litière » et ne fait pas partie du sol. Il faut donc gratter un peu plus bas pour aller vers ce qu’on appelle la « terre ». Il n’est pas facile de la décrire, ni de trouver les mots pour raconter vraiment ce qu’elle est, tellement cette « terre » est partie intégrante de notre environnement quotidien, de notre vie. De la vie. En creusant nettement plus bas encore, à l’aide d’un outil, nous arrivons ensuite sur quelque chose de beaucoup plus homogène et de beaucoup plus dur, voire de très dur si c’est de la roche. C’est ce qui est appelé la « roche-mère » ; ce n’est d’ailleurs pas toujours, à proprement parler de la roche mais parfois une couche de limon, de sable ou d’argile dont la caractéristique commune est qu’il n’y a plus aucune vie qui l’organise. Ce que nous nommons le sol est donc la couche intermédiaire, faite de terre, qui sépare la roche-mère, en-dessous, de la litière, au-dessus. Ce sol peut faire quelques centimètres d’épaisseur seulement, mais peut aussi dépasser le demi-mètre, en fonction de son histoire et surtout de l’intensité de son activité.

En creusant, nous nous sommes sûrement débattus avec un entrelacs, parfois complexe, de racines ; ce sont évidemment celles des plantes et des arbres proches. Le sol n’est pas immuable ; il est pris dans un cycle et fait partie d’une histoire. La roche-mère, en-dessous, a une certaine composition chimique, une certaine dureté ; elle a été soumise, depuis parfois très longtemps, et est encore soumise au moment où nous l’observons, à de nombreuses influences chimiques, physiques et biologiques. Les influences chimiques sont le fait de dissolutions d’éléments solubles – sous l’action de l’eau, par exemple – ou de réactions chimiques entre des éléments qui s’y rencontrent. Les influences physiques résultent, par exemple, de la fissuration d’une roche ou d’une argile sous l’action du gel ; les influences biologiques résident dans les diverses modifications que des êtres vivants peuvent y amener… Tout cela fait que cette roche-mère va se dégrader, se fragmenter et libérer des éléments minéraux qui vont être utilisés par la vie qui s’y développe car cette vie possède l’incroyable faculté d’organiser la matière minérale. Et c’est ainsi que poussent, dans la forêt, des arbres et des plantes !

Entre ces arbres, ces plantes et la roche-mère, il y a, nous l’avons dit, le sol. Le sol travaille en permanence la matière minérale, il digère en permanence ce que la vie abandonne en son sein et que nous appelons la matière organique morte. Il transforme et mélange ces matières minérales et organiques, en présence d’eau, et élabore cette « terre » qui, dans le cycle qui lui est propre, va permettre à de nouvelles plantes de pousser et, à celles qui sont déjà en place, de continuer leur croissance. La couche de sol sera d’autant plus mince que ce sol sera actif car les éléments seront ainsi très rapidement remis en circulation et ne s’accumuleront pas.

Minéraliser la matière organique pour la remettre à la disposition des plantes

Il existe une différence fondamentale entre la matière minérale et la matière organique, celle-ci devant être comprise comme faisant partie, comme étant issue du vivant. Cette différence n’est pas une question de composition : une analyse chimique révélerait, en effet, les mêmes composants chimiques de base, comme le carbone, le calcium, l’azote… La différence réside dans l’organisation de ces éléments chimiques entre eux.

Une très grande majorité des composants organiques ont la photosynthèse pour origine ; l’énergie du soleil est captée par la vie pour assembler, en les transformant, des molécules de gaz carbonique – un atome de carbone lié à deux atomes d’oxygène – et d’eau – un atome d’oxygène lié à deux atomes d’hydrogène – et former des molécules constituées d’atomes de carbone, d’hydrogène et d’oxygène, une partie de l’oxygène étant relâchée dans l’atmosphère et utilisée par les animaux pour respirer. La vie incorpore ensuite d’autres éléments minéraux issus du sol afin de modifier ces chaînes d’atomes de carbone et d’hydrogène : en ajoutant, par exemple, des atomes d’azote pour synthétiser les fameux acides aminés, considérés à juste titre comme les briques de la vie. Quand un atome d’azote, par exemple, se trouve repris dans une molécule organique, il n’est plus aussi facilement mobilisable et il ne peut pas être utilisé tel quel, en tout cas, pour synthétiser une autre molécule organique de la plante. Lorsque de la matière organique arrive au sol, que ce soit suite à la mort d’un être vivant ou parce qu’un végétal a laissé tomber ses feuilles pour se préparer à l’hiver, les éléments minéraux qui la constituent ne sont pas immédiatement disponibles pour resservir ; ils doivent d’abord être retransformés en matière minérale, ce qui se fait à nouveau par l’intermédiaire de la vie, mais pas par les mêmes organismes. Cette étape est la minéralisation de la matière organique.

Une plante vit et croît grâce à des substances minérales mais elle n’est pas capable de prélever, elle-même, les substances minérales du sol car celles-ci s’y trouvent sous forme organique. La vie du sol permet de boucler cette boucle car c’est bien le sol qui nourrit les plantes et les arbres, chose que les adeptes de la bio ont compris depuis longtemps. Normalement – c’est à dire si la nature n’est pas contrariée ou volontairement mise de côté -, un intermédiaire vivant se trouve toujours entre la racine des plantes et le sol. Cet intermédiaire appartient, le plus souvent, au règne des champignons ou des bactéries. Avec le temps, un équilibre va s’installer entre la disponibilité en eau et en éléments minéraux – recyclés de la matière organique ou éventuellement libérés en continu par la roche mère – et leur consommation par les plantes. Cet équilibre va donner naissance à une forêt, avec une certaine quantité d’arbres, de plantes… Et tout le cortège d’animaux qui en vivent.

Une terre poreuse, grumeleuse, où circulent l’air et l’eau

Le sol, tel que nous le décrivons ici, est – et reste – ce qu’il est uniquement parce qu’il est vivant ! Ce sont les micro-organismes du sol qui réarrangent en permanence les composants minéraux et organiques du sol, puis les préparent pour les fournir aux racines et à la végétation : ce sont des milliers d’espèces d’acariens, d’algues, de bactéries, de champignons, d’insectes, de nématodes et de vers, notamment, qui s’activent à cet effet, dans d’innombrables chaînes alimentaires de « manger et être mangé », de « je te prépare l’aliment que tu prépares pour le suivant », de « moi, je mélange le tout »…

Divers mécanismes gardent le sol poreux car l’eau est vitale pour tous ; elle doit pouvoir pénétrer facilement et être stockée pour les périodes de sécheresse. De plus, une grande partie des micro-organismes actifs font partie du règne animal et ont besoin d’air pour respirer ; cet air doit donc circuler en abondance. La porosité du sol a deux origines majeures : d’une part, les sécrétions des micro-organismes qui agglomèrent entre eux ce mélange de particules minérales et organiques dans des formes globalement sphériques. Or tout le monde connaît les espaces restants dans un sac de billes par rapport au peu de place laissée dans un tas de cubes plus ou moins d’une taille identique. D’autre part, les animaux circulent dans le sol, comme une compagnie de mineurs… Ils y créent et y entretiennent de très nombreuses galeries : pensez à celles des vers de terre qui sont autant de passages permettant à l’air et à l’eau de pénétrer sous la terre. Les racines des végétaux laissent aussi de grands vides quand elles meurent ; d’importants espaces restent aussi entre les grosses particules comme des sables grossiers ou des cailloux – il y a toujours bien une fente entre un caillou et le sol. Si la vie disparaît du sol, plus rien ne maintient cette terre grumeleuse, bien connue des jardiniers, et il ne reste plus qu’un gros tas de poussière que le vent aura tôt fait de disperser. C’est ce qu’on observe encore trop souvent dans des serres en hiver, où l’on ne pense plus à arroser puisqu’il n’y a plus de culture et que la vie disparaît par manque d’eau… En extérieur, et en présence de pluie, un sol mort se compacte et se colmate, les particules fines bouchant les trous entre les plus grosses. Il achève de s’asphyxier en devenant un gros bloc inerte d’un seul morceau. Quand surviennent des pluies diluviennes, les terres agricoles ne jouent plus leur rôle de tampon, comme d’énormes éponges qui retardent l’écoulement des masses d’eau. Celles-ci ruissèlent donc sur la plaine rendue étanche, provoquent des crues et des coulées de boue toujours plus fréquentes, au grand dam des habitants des vallées…

Les bonnes pratiques qui respectent la vie du sol

Repartons maintenant du sol forestier pour retrouver les pratiques agricoles compatibles avec la vie du sol. Ces pratiques reposent sur trois constatations essentielles :

– le sol naturel, tout d’abord, est toujours protégé. En forêt, ce sont d’abord les arbres, puis le taillis et les buissons éventuels, puis la végétation herbacée plus ou moins dense, puis la couche de matières organiques en décomposition qui constituent des boucliers très efficaces, surtout conte les aléas climatiques et les ardents rayons du soleil ;

– le sol naturel, ensuite, n’est jamais travaillé. La vie intense, qui y grouille et se répartit les milliers de tâches qui donnent un sol fertile pour la végétation, est soigneusement organisée. Elle se répartit notamment en fonction de la profondeur : le champignon qui dégrade la litière en surface n’a pas les mêmes exigences en eau, en oxygène et en lumière que la bactérie qui prépare l’azote pour la racine ;

– le sol naturel, enfin, fait pousser lui-même la végétation qui lui revient quand elle meurt ; il travaille donc plus ou moins en circuit fermé, même s’il y a bien un peu d’apports extérieurs par des poussières, ou d’exports par ce que les animaux mangent avant de s’en aller ailleurs. Cela reste toutefois minime par rapport aux grands flux d’éléments minéraux, en ce compris les substances qui viennent de l’atmosphère comme le gaz carbonique et l’eau. N’oublions pas que les micro-organismes du sol relâchent du gaz carbonique ; ce ne sera sans doute pas à la molécule près celui qui sera capturé pour la photosynthèse mais globalement ce cycle est stable.

Sachant cela, comment allons-nous nous y prendre pour cultiver nos plantes qui ne supportent pas bien la concurrence d’une autre végétation, qui ont besoin d’un maximum de soleil, pour lesquelles il a fallu préparer et amender le sol avant d’effectuer le semis, et pour lesquelles il faudra peut-être encore défoncer ce sol afin de les récolter, que nous allons exporter enfin sans rien restituer au sol qui les a fait naître ? Tous ces paradoxes constituent le principal défi de l’agriculture depuis ses débuts et différentes réponses ont été données, suivant les époques et les pays, avec des succès et des échecs. Ne prétend-on pas que des civilisations entières se sont effondrées pour ne pas avoir su répondre à ces questions, pour ne pas avoir été capables de s’adapter aux conséquences malheureuses des choix qui avaient été faits ?

Mais revenons à nos moutons. Reprenons nos trois points de départ et analysons plus précisément les bouleversements amenés, les concernant, par les choix de notre agriculture.

 

a. La mise à nu d’un sol est une chose particulièrement néfaste. Le simple choc des gouttes d’eau de pluie contribue déjà à le tasser. La vie du sol se voit obligée de descendre sous terre, au moins un peu, car elle ne peut pas résister à l’action du soleil, aux changements de température, à la déshydratation… Les premiers millimètres du sol, au moins, devront donc être considérés comme morts et il faudra attendre que la culture se développe pour qu’une vie revienne en surface, dans l’ombre humide bienvenue d’un feuillage, avec parfois des correctifs désagréables, comme une pourriture des feuilles basses de la salade, un champignon venu profiter de nutriments laissés là par l’abandon de l’espace, quand la vie s’est retirée, et qui ne fait pas trop la différence avec le dessous d’un laitue qui est un peu en souffrance dans ce sol maltraité…

Les quelques millimètres morts à la surface du sol – où la cohésion et la porosité n’est plus maintenue – expliquent un défaut fréquent : la battance de la terre. La pluie forme alors, en surface, une couche dure et imperméable à l’air et à l’eau, avec des conséquences assez aisées à imaginer : les particules fines de ces millimètres morts, non retenues, s’en vont boucher les porosités plus en profondeur. Et, si le sol est ensuite exposé au soleil, il verra rapidement sa température augmenter, l’eau qu’il contient encore s’évaporer et les effets de la sécheresse s’installer.

 

b. Le brassage des couches entre elles, lors du travail du sol, peut aller jusqu’à les inverser, lors d’un labour par exemple. Ramener en surface des micro-organismes des profondeurs et enterrer des micro-organismes de la surface les tue, tout simplement. Ils sont donc perdus pour les fonctions qu’ils remplissaient, ce n’est pas sorcier à comprendre. De plus, les nutriments stockés dans les grumeaux plus ou moins profonds sont consommés par des bactéries et des champignons, dès qu’ils sont ramenés en surface. La matière organique fraîche, enterrée loin des micro-organismes de surface habitués à les dégrader, va subir de mauvaises fermentations qui vont empoisonner les autres micro-organismes et les racines des plantes, fragilisant celles-ci jusqu’à les rendre malades. D’une manière générale, le fait d’avoir travaillé le sol va y incorporer beaucoup plus d’oxygène que nécessaire, ce qui va doper la vie du sol, au détriment de ses réserves.

 

c. Exporter la totalité de la récolte va imposer de ramener, à plus ou moins brève échéance, des éléments minéraux pour compenser. La vie dans le sol consomme, de toute façon, une petite partie de ses réserves pour se maintenir ; on estime souvent ce besoin à 2 %. La forme sous laquelle ces minéraux de compensation sont apportés a une grande importance car les micro-organismes de la litière se sélectionnent en fonction de ce qu’ils ont l’habitude de recevoir.

Comment un sol s’organise

S’il n’y a pas de litière, il faudra que d’autres micro-organismes prennent le relais. Si des minéraux sont présents de manière soluble, et non sous forme de matière organique, ils seront directement pompés par les plantes qui croient trouver de l’eau pure. Ces doses imprévues de minéraux, qu’elles vont tenter de diluer en pompant encore plus d’eau, pourront aller jusqu’à les empoisonner… Un apport extérieur de matière organique demandera, de toute façon, un gros travail de digestion par le sol. Tous les sols de la planète disposent, plus ou moins, des mêmes proportions des seize acides aminés qui résultent de la réorganisation de la matière azotée par les micro-organismes. Ce travail de digestion utilise des réserves du sol. Pour les restituer et permettre de nouvelles mises en réserve, il faut que différentes conditions soient réunies, notamment en ce qui concerne la composition de la matière organique, avec des parties très digestes et très énergétiques, comme des sucres, et, à l’opposé, des substances très peu digestes de longues chaînes carbonées qui auront pour fonction d’être des éléments architecturant les grumeaux du sol…

Il serait simpliste de croire qu’on peut simplement compenser ce qu’on exporte par des apports de matières. Nous avons déjà longuement expliqué – voir Valériane n°117 – que le sol vivant est une véritable usine et pas juste un simple entrepôt où des nutriments attendraient le bon vouloir des plantes. La vie du sol doit donc être stimulée et entretenue dans sa totalité et sa complexité ; il serait erroné de croire qu’on peut simplement s’arranger pour qu’elle contienne temporairement les nutriments nécessaires à la culture qu’on n’y installe. Nous avons longuement décrit le grand principe de fonctionnent du sol : ce sont les micro-organismes qui l’organisent et font tenir ensemble les particules minérales qui le composent. Prendre soin de ces micro-organismes est donc le meilleur moyen d’obtenir la structure grumeleuse salutaire pour l’environnement et pour les êtres vivants qui s’y installent. Même si cette structure n’est pas la seule forme que peut prendre un sol – les particules minérales sont parfois simplement assemblées par un mucus produit par les micro-organismes -, la bonne structure de celui-ci est toujours le résultat de la vie qu’il recèle. Les vers de terre – qui peuvent descendre à plus d’un mètre – et d’autres animaux du sol brassent cette matière organique structurée et en épaississent la couche, ce qui permet aux racines des plantes d’explorer un plus grand volume de sol et de trouver plus aisément tout ce dont elles ont besoin. Si certaines racines descendent plus profondément, comme celles des arbres, c’est surtout pour aller chercher de l’eau et pour trouver un meilleur ancrage dans le sol. Mais ce qui nous intéresse, quant à nous, c’est bien sûr la réussite des cultures que nous avons l’ambition de faire pousser sur ce sol vivant.

L’azote et le phosphore, deux clefs de la fertilité

La fertilité d’un sol – qui peut être définie comme la quantité de récolte effectuée par unité de surface – est une chose extrêmement variable ; elle dépend des éléments minéraux disponibles résultant de l’altération de la roche mère, de ce qu’apportent les matières organiques mortes, de ce que le cultivateur décide d’amener sur sa terre, mais également des possibilités qu’ont les racines et les micro-organismes de pénétrer et de vivre dans le sol pour y puiser les différents éléments nécessaires aux cultures.

Concernant les nutriments, deux éléments minéraux, clefs de la fertilité, sont à prendre plus précisément en compte : il s’agit de l’azote et du phosphore. Ces éléments chimiques sont présents, en assez grandes proportions, dans la matière organique – après le carbone, l’hydrogène et l’oxygène déjà abordés – et sont indispensables à la vie.

 

a. L’azote ne vient pas de la roche mère ; il se trouve naturellement en circulation dans le vivant. Il provient :

– pour une petite part de retombées atmosphériques : le volcanisme rejette des gaz azotés qui se diffusent dans l’atmosphère et retombent sur terre, le plus souvent avec la pluie ; les éclairs synthétisent également des composés azotés atmosphériques ;

– du recyclage de l’azote organique, minéralisé par les micro-organismes du sol et de la litière ;

– pour une part très importante en ce qui concerne la fertilité de notre sol cultivé, d’une symbiose bactérienne qu’on nomme le rhizobium. Différentes sortes de bactéries colonisent, en effet, les racines de certaines plantes – des légumineuses surtout ! – et, nourries par la plante, transforment l’azote de l’air en azote organique. Rappelons ici que l’air que nous respirons est constitué de quatre parts d’azote inerte et d’une part d’oxygène. D’autres bactéries non symbiotiques n’ont pas besoin de plantes pour réaliser le même processus. Une fois que l’azote est fixé dans le sol, il y circule de différentes manières par le recyclage permanent des micro-organismes qui vivent et meurent dans un renouvellement incessant, sans parler bien sûr du cycle normal via la plante qui le restituera quand elle mourra. C’est la seule manière d’augmenter la teneur en azote d’un sol, en agriculture biologique, sans recourir aux apports extérieurs de compost ou de matières organiques riches en azote. Notons que la symbiose bactérienne est très ralentie lorsque le sol est artificiellement enrichi en azote minéral.

 

b. Le phosphore ne provient pas de l’atmosphère. Un part de phosphore provient, bien sûr, du recyclage de la matière organique morte, une autre est amenée par l’altération de la roche mère mais elle est, le plus souvent, peu accessible directement car peu soluble et peu mobile. Des êtres vivants microscopiques sont donc, de nouveau, indispensables pour transformer le phosphore et l’amener dans les plantes. Nous avons vu que l’être vivant entre la racine et le sol est, le plus souvent, une bactérie ou un champignon. Pour amener le phosphore insoluble dans la plante, ce sont surtout des champignons microscopiques qui entrent en action. Il s’agit également d’une symbiose, c’est à dire d’un échange « donnant-donnant » avec ces champignons qu’on nomme symbiose mycorhizienne.

Le réseau mycorhizien

La symbiose mycorhizienne, même si elle est cruciale pour cet élément, va infiniment plus loin que le simple apport de phosphore. L’étude des mycorhizes approfondit, en effet, le lien entre les champignons et les racines ; elle permet surtout de mesurer à quel point il s’agit bien d’une symbiose, c’est-à-dire d’un échange car si le champignon et quelques bactéries préparent bien les minéraux nécessaires à la plante, celle-ci leur fournit, en retour, des sucres, des enzymes, des hormones… Ces productions de substances, au niveau des racines des plantes, pour entretenir les symbioses, s’appellent des exsudats racinaires. Les filaments du champignon, qui d’un côté explorent le sol pour en tirer des éléments minéraux et de l’autre sont en contact intime avec la racine afin de les lui transmettre, sont les fragments d’un immense réseau qui relie les champignons entre eux mais également, puisqu’ils sont en contact avec leurs racines, les différentes plantes qui peuplent un même biotope. L’ensemble de la forêt, ou l’ensemble de la culture installée par l’homme, se retrouve donc, si tout se passe bien, littéralement interconnectée. De formidables réseaux souterrains de ce type, comme cela a pu être mis en évidence, permettent par exemple à un arbre de nourrir son rejeton qui se trouve à des dizaines de mètres de lui, ou à une adventice de donner du goût au grain dans le champ… Ce sont aussi les mycorhizes qui expliquent les associations végétales. Ce type de réseau est également utilisé pour transmettre des signaux d’alerte aux voisines quand une plante est agressée par un parasite ! Et le champignon peut même synthétiser des antibiotiques pour aider les plantes à résister à cette agression. Ce sujet est extrêmement vaste, difficile à explorer mais d’une importance capitale car nous pouvons pressentir ici toute l’importance qu’il revêt en matière de santé des plantes qui commence déjà, tout simplement, par le fait qu’elles soient adéquatement nourries.

Mais toutes les plantes ne vivent pas en symbiose ; certaines la favorisent et en font profiter leurs voisines, d’autres s’en passent. N’oublions pas également que le cuivre est un puissant fongicide, c’est-à-dire qu’il détruit les champignons qui se retrouvent dans le sol où il garde sa toxicité, notamment envers les mycorhizes. N’utilisons donc le cuivre qu’après mûre réflexion et profitons-en pour méditer, l’espace d’un instant, sur l’ampleur des dégâts qu’occasionnent les fongicides de tous ordres à ce qu’il faut bien appeler aujourd’hui une intelligence insoupçonnée du sol.

Le complexe "organo-minéral"

Nous avons vu l’importance de la matière organique morte, la litière qui nourrit le sol. Mais cultiver en gardant la litière n’a jamais, par le passé, fait partie de nos habitudes culturales. Toute image de semailles montre toujours un sol nu ; les apports de matière organique se faisaient régulièrement, si elle était disponible, sinon la terre était laissée au repos, en jachère, pour que la végétation naturelle en restaure la fertilité. Ou alors cette fertilité était apportée « miraculeusement » quand les anciens Egyptiens cultivaient, par exemple, dans le limon déposé par les crues du Nil…

Différentes techniques actuelles testent des cultures sous litière mais avancent également sur la protection de cette litière par la végétation, en travaillant sous couvert. N’oublions pas qu’il y a deux grands aspects conjoints dans la vie du sol : l’entretien de la structure dont l’idéal est la terre grumeleuse, et l’entretien de la fertilité qui consiste à proposer aux plantes tout ce dont elles ont besoin. La nourriture idéale pour activer la vie du sol est la matière organique fraîche et jeune, c’est à dire la matière composée de sucres et d’azote ; il s’agit typiquement de ce que l’on nomme l’engrais vert, utilisé dans les règles de l’art, c’est-à-dire détruit quand il se prépare à monter en fleur et mélangé aux premiers centimètres du sol, après un repos de quelques jours. C’est ainsi, en effet, que cette culture intercalaire se trouve à son maximum de production de biomasse et contient peu de cellulose, moins digeste pour les micro-organismes qui entretiennent la structure du sol.

Pour stabiliser et stocker à long terme les minéraux dans la matière organique, il faut former des agrégats plus stables qui vont piéger les nutriments, sous forme organique ou minérale. Ces agrégats sont réalisés avec les parties de la matière organique les moins digestes, comme les celluloses et les lignines. La cellulose se retrouve dans les tiges des plantes, dès qu’elles vieillissent et se solidifient, quand elles deviennent plus brunes. La cellulose est également associée à la lignine dans le bois. Ces longues chaînes carbonées insolubles et peu digestes participent à l’élaboration du complexe « organo-minéral » dont fait partie le célèbre humus. Les sols bruns à humus sont fréquents chez nous mais sont plutôt une exception à l’échelle de la planète. Quels que soient les mots utilisés, le même principe est bien à la base de la fertilité durable des sols. Schématiquement, le complexe « organo-minéral » est un enrobage, par ces longues molécules organiques, de petites parties, de morceaux de roche-mère altérés, l’assemblage tenant à l’aide de colles minérales, avec du fer et/ou du calcium, d’où son nom. La taille et la composition de ces agrégats varie en fonction des sols. Notons que les agrégats du complexe « organo-minéral » participent à la structure du sol mais que certains sols n’ont, pour ainsi dire, pas de complexe « organo-minéral », leur structure étant alors entretenue par des colles sécrétées par les micro-organismes. Divers essais à long terme – quelques dizaines d’années parfois – laissent entrevoir que ce seraient le compost de fumier de bovins, en association avec des engrais verts, qui seraient les plus adaptés à une fertilité durable.

Cultiver ce sol idéal

Alors, comment faire pour implanter nos cultures, les entretenir, les récolter sans perturber tout cela et sans en perdre les avantages ? Soulignons d’abord qu’il est important que les racines des plantes cultivées pénètrent le sol de la parcelle ; il ne peut être question de cultiver uniquement dans la litière, dans de la matière organique rapportée, sans quoi on passerait à côté de ce que doit exprimer le sol en matière de spécificité, de terroir. Sans parler du risque de carence en divers oligo-éléments. N’oublions jamais que c’est le sol vivant, uniquement, qui permet de faire pousser des plantes saines, et que la litière n’est pas le sol.

Remarquons ensuite que ce qui a été abordé ici reste schématique et qu’il existe une infinité de sols différents. Un sol fort argileux, par exemple, n’est jamais très profond et si des plantes l’ont colonisé, nous pourrons observer qu’elles ne réussissent pas, le plus souvent, à faire descendre leurs racines plus profondément qu’une vingtaine de centimètres. Seuls certains arbres vont plus bas et, d’une manière générale, la végétation est peu luxuriante. Ce n’est toutefois pas la richesse en éléments minéraux qui est en cause – elle est même souvent bonne à très bonne ! -, c’est la structure du sol. L’argile est compacte, elle se colmate facilement, elle est imperméable et ne stocke donc pas l’eau. Tout cela façonne un milieu peu accueillant, où un travail du sol sera bénéfique ! Ce travail sera délicat car il devra se faire dans des conditions d’humidité idéales : trop humide, on glacera tout, et trop sec, cela deviendra véritablement impénétrable. Et si cela sèche trop vite, on obtiendra des mottes dures comme de la pierre. Le labour, conjugué à l’action du gel, seront une bonne aide pour améliorer un sol de ce type. Labourer chaque année ne sera sans doute pas obligatoire, mais le faire de temps en temps sera néanmoins indispensable, sans doute de moins en moins au fil du temps si tout est bien mis en place pour augmenter la profondeur de la couche arable – de arare en latin, cultiver. A l’opposé, on évitera à tout prix de labourer un sol sableux ! La cohésion entretenue par la vie y sera soigneusement préservée, sous peine de voir se lessiver les nutriments. Le labour a beaucoup été utilisé – et l’est encore – pour enfouir les graines des mauvaises herbes. Afin d’abandonner cette technique, en maraîchage surtout, un travail conséquent devra être mis en œuvre sur le long terme, mais il demandera de changer les habitudes et le matériel.

La minéralisation de la matière organique doit parfois être stimulée. Lors d’un début de printemps froid et ensoleillé, la végétation redémarre grâce à la photosynthèse mais le sol ne suit pas à la nourrir, le froid n’ayant pas relancé la libération des éléments minéraux. Un passage pour biner le sol, même s’il ne sert pas de désherbage, sera alors bénéfique, tout simplement pour réchauffer un peu le sol…

Bien connaître les processus en jeu permet de restaurer un état qui a dû être perturbé par un travail du sol. Certaines plantes sont mycorhigènes ; elles stimulent le développement des mycorhizes. Mélanger de l’engrais vert broyé aux premiers centimètres va activer la vie du sol, ce qui contribuera à entretenir ou à restaurer sa structure ; semer une plante qui puise rapidement les minéraux disponibles, libérés par le travail du sol, va permettre de les stocker en attendant que la culture suivante en ait besoin ou que le sol les stabilise…

Méthodes et techniques à la mode

 

Passons maintenant en revue les divers développements « à la mode », qui font ou ont fait récemment l’actualité, afin de mieux voir ce qu’ils apportent à nos sols. Sont-ils vraiment des pistes intéressantes, ou de simples matières à bavardage qui ne passeront pas l’hiver ?

  1. Certes, les recherches sur les mycorhizes n’ont pas donné naissance à de nouvelles pratiques culturales, en tant que telles ; elles se bornèrent à alimenter superbement les réflexions autour du sol vivant. Nous avons examiné leur rôle et leur place dans la vie du sol, nous avons vu comment elles travaillent pour préparer la « nourriture » des végétaux. Il est cependant possible d’amener directement des mycorhizes dans un sol, c’est à dire de lui apporter les spores des champignons nécessaires. Cette technique peut être utile quand un sol donné – quelle qu’en soit la raison – ne dispose pas ou ne dispose plus des espèces de champignons souhaitables, ce qui peut être le cas de sols très dégradés. Dans le même ordre d’idées, il faut également savoir que les mycorhizes ne sont plus prises en compte dans les mécanismes actuels de sélection, c’est-à-dire que les chercheurs ne regardent plus si une nouvelle variété sélectionnée utilise toujours cette symbiose pour se nourrir, tout habitués qu’ils sont à des plantes placées sous Baxter d’engrais minéraux. C’est évidement problématique quand on essaie cette variété en agriculture biologique ; elle devra être écartée. Et concernant la symbiose bactérienne, l’inoculum doit parfois aussi être ajouté pour qu’elle se réalise.
  2. La permaculture n’est pas non plus une méthode culturale, en tant que telle, mais plutôt une méthode globale de conception des interfaces entre l’homme et la nature. Comme elle tente de minimiser au mieux les impacts négatifs, en venant avec un regard parfois tout neuf sur leurs relations, elle apporte notamment d’intéressantes solutions pour cultiver en respectant le sol vivant.
  3. Les techniques culturales simplifiées (TCS) et les cultures sous couverts sont une appellation qui regroupe différentes choses qui ne sont pas toujours en rapport direct avec le sol vivant, en ce sens que ce n’est pas nécessairement la motivation première de celui qui les adopte. Ces techniques peuvent, par exemple, être adoptées afin de diminuer la charge de travail sur des surfaces de plus en plus grandes, ou pour diminuer la quantité de mazout nécessaire pour une culture. Elles sont rendues possibles par le développement de la connaissance et surtout par une puissance de motorisation accrue qui permet d’affronter des sols d’office plus compactés, puisque moins travaillés, sur – malgré tout – de grandes largeurs de travail dans le but de récupérer du temps. Le tassement résulte aussi, pour une part, du passage d’énormes engins.

Cependant, le résultat est là ! Eviter de labourer est un des fondements du respect du sol. Si on ne laboure plus, il reste donc davantage de végétaux sur le sol. La culture sous couverts est bien apparentée à ce qui nous concerne car, même si le labour est encore parfois utilisé, l’idée est de toujours garder un sol couvert par de la végétation, ce qui lui est également favorable, nous l’avons vu. La végétation qui est maintenue n’est pas la végétation spontanée ; toutes sortes de plantes sont utilisées, seules ou en mélanges parfois complexes, avec des adaptations de variétés comme des trèfles blancs à végétation plus ou moins luxuriante en fonction de l’attente, ou le mélange Biomax qui se détruit facilement et dont les composants, soigneusement choisis en fonction du sol de la parcelle, se stimulent mutuellement dans leurs fonctions. Et ces plantes, vu le moindre travail du sol, apportent de la matière organique au sol, ce qui le nourrit et entretient la vie qui s’y développe.

Parmi les équipements spécifiques que requièrent ces méthodes, les semoirs ont une place importante. Le dispositif le plus fréquent est un disque vertical, placé devant la buse du semoir, qui coupe les racines du couvert en place et permet à un petit soc de descendre poser la semence à la bonne profondeur. La préparation du lit de semence n’est pas idéale mais les résultats sont satisfaisants. Quelques firmes ont développé des socs plus sophistiqués : un soc en forme d’obus, par exemple, suffisamment solide pour traverser l’enchevêtrement de racines, fait office de buse pour amener la semence à la profondeur voulue tout en ménageant une petite cavité de terre meuble plus accueillante pour la graine.

Les semoirs à disques les plus perfectionnés possèdent, quant à eux, deux compartiments. Le passage du semoir avec ses roues, ses disques, ses socs, et le dispositif qui nivelle la terre derrière lui – quand il n’y a pas, en plus, un outil devant le tracteur qui écrase plus ou moins fort le couvert – laisse de la matière organique à décomposer par le sol. Pour le faire, nous avons vu que les micro-organismes du sol vont puiser dans les réserves pour s’activer et se multiplier, consommant ainsi notamment de l’azote, or un manque d’azote peut être très préjudiciable à la graine qui a germé. Le second compartiment du semoir dépose donc, un peu plus bas que la graine, une petite dose d’azote qui permet de pallier ce manque. Il s’agit d’azote facilement utilisable par la plantule, donc de l’engrais soluble dont nous avons vu l’effet.

Ne plus labourer et garder le sol couvert sont de belles avancées qui demandent à être abouties. Dans nos sols globalement dégradés, la puissance des moteurs et le poids des engins – même si des pneus spéciaux ou des engins sur chenilles en limitent très utilement les conséquences – entraînent malgré tout un compactage, notamment par le fait des vibrations. Un autre aspect nettement plus problématique reste que le couvert est le plus souvent détruit par un herbicide. Et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles cette pratique est moins fréquente en agriculture biologique, la concurrence du couvert et son éventuelle destruction n’étant pas toujours aisées à gérer.

Les recherches actuelles concernent surtout les espèces et les variétés du couvert, dans l’idée que ce couvert apporte un maximum de nourriture au sol mais que la grande luxuriance que cela suppose entre vite en concurrence avec la culture en place. Beaucoup de recherches prometteuses laissent espérer le développement rapide de ces méthodes en bio : les rotations de cultures – c’est-à-dire quel précédent cultural on utilise pour telle ou telle culture – et les associations de plantes – c’est à dire les plantes qui peuvent être cultivées en mélange – y joueront un grand rôle. Les exsudats de racines de seigle, par exemple, sont un véritable herbicide qui, s’ils n’empêchent pas la germination des adventices, en limitent fortement le développement et inhibent la formation de fleurs, ce qui en fait bien une culture nettoyante puisque le stock de graines d’adventice est diminué. Des techniques de tri des récoltes devront être développées afin de cultiver des mélanges ; c’est évident, en tout cas pour les céréales…

Bien sûr, nous travaillons ici avec du vivant, et ce vivant est régi par de multiples interactions. Dans le cas d’une année à printemps plus froid, par exemple, la relance de la vie du sol sera immanquablement ralentie, ce qui retardera la minéralisation. Le couvert en place, déjà bien implanté par ses racines, pourra ainsi facilement prendre le dessus sur la culture.

Une autre méthode apparentée est le strip-till qui consiste à ne travailler que sur la ligne de semis ; elle est surtout utilisée pour des semis à grand écartement, comme le maïs. Vu les exigences en matériels spécifiques, ces méthodes sont évidemment difficiles à transposer au jardin. La méthode Gertrud Franck est, quant à elle, une élégante manière de couvrir le sol pendant toute l’année, tout en gardant la possibilité de travailler les espaces à cultiver avec les outils classiques du potager. Notons que cette méthode, très aboutie dans sa réflexion, exploite aussi au mieux les associations végétales.

L’agriculture de conservation et l’agriculture sur sol vivant tentent d’aller jusqu’à cultiver en conservant une couche de litière, à l’inverse des techniques détaillées dans le point précédent qui s’efforcent de protéger le sol avec de la végétation… Grâce à ces méthodes, le sol rétablit son fonctionnement naturel, utilise le travail des micro-organismes qui brassent le sol sous la litière afin d’en construire la structure qui permet aux racines des plantes d’y pénétrer. Une couverture du sol avec des matières organiques en décomposition limite au maximum la levée d’adventices et, par conséquent, les travaux de désherbage.

Plus on démarre d’un terrain dégradé, plus il faudra évidemment compter de temps pour que les équilibres se rétablissent et pour que la couche de sol s’épaississe ; une telle manœuvre demandera également de grosses quantités de matière organique. Ce qui ne pose pas de problème à petite échelle risque donc d’en poser davantage si ces pratiques sont généralisées : il faudra bien réfléchir l’organisation de chaque ferme pour que des espaces réservés à la production de biomasse y soient prévus. Ceux-ci ne doivent pas nécessairement être des espaces cultivés : les haies ainsi que les bords des champs et des prairies peuvent en produire. Une telle production ne doit cependant pas se faire au détriment des refuges pour la vie sauvage qui participent beaucoup à l’équilibre d’une ferme ; l’environnement, source de biodiversité, entretient entre autres les populations d’auxiliaires…

Cette méthode semble donc également très prometteuse ; elle est en plein essor et connaît donc chaque jour de nouveaux développements. Une culture comme celle du poireau, par exemple, demande d’enterrer profondément le jeune plant, ce qui ne peut se faire qu’en absence de litière. Or laisser le sol exposé à la lumière du sol permet aux adventices de germer et il est nécessaire de désherber, une fois ou deux au moins, avant de pouvoir épandre une litière rapportée. Ce temps sans litière sera donc mis à profit pour butter les poireaux : tout bénéfice pour la longueur des fûts ! L’avenir nous dira si de nouvelles astuces seront trouvées pour réussir le poireau dans un respect total du sol. Le poireau vivace en sera-t-il, parmi beaucoup d’autres plantes que des recherches tentent de rendre vivaces, comme des céréales ?

Pourrons-nous compter sur l’aide de nouvelles micro-bactéries, comme les EM – effective microorganism, en anglais, pour « micro-organismes efficaces » – et le bokashi, une méthode de lactofermentation de la matière organique ? Nous avons vu qu’une immense population de micro-organismes est présente dans le sol. Cette diversité n’est son seul apanage ; en fait, elle est partout, jusqu’à l’intérieur de nous, pensons juste un instant à notre propre microbiote ! Il semble donc assez facilement possible de cultiver des souches de bactéries et de levures adaptées à des missions précises. Dans le cas du sol, il s’agirait de micro-organismes capables de « doper » ceux qui y sont déjà présents dans le but d’optimiser leur activité. Il s’agirait principalement de bactéries lactiques, ou lactobacilles. La réflexion qui sous-tend ces méthodes est la fonction d’antagonisme : nous savons bien sûr qu’il existe, dans la grande diversité bactérienne, des micro-organismes pathogènes. La plupart d’entre eux sont présents partout mais, fort heureusement, ne s’expriment pas systématiquement : tant que la diversité est bonne, d’autres micro-organismes occupent la place et utilisent la nourriture, ce qui force les pathogènes à partager et les rend incapables de proliférer. Favoriser certaines souches de micro-organismes permet donc de comprendre qu’il est possible de guider les processus de dégradations où, dans un cas, la matière organique va fermenter comme dans un bon compost, et, dans un autre, va pourrir de manière nauséabonde… Cette approche récente qui a commencé dans les années quatre-vingt et semble riche d’un très grand potentiel. Il semble possible, avec très peu de matériel, d’élever les souches de lactobacilles nécessaires en fonction de la tâche à remplir et de les multiplier sur le support adéquat. Il semble également possible d’acheter ces souches puis de les cultiver soi-même. Le bokashi est de celles-là.

 La terra preta repose sur le principe consistant à disséminer dans le sol du charbon de bois très poreux qui piège les éléments minéraux du sol pour les libérer ensuite quand les plantes en ont besoin ; ce charbon de bois sert également de support à la vie du sol et en augmente les capacités de rétention d’eau. Avant incorporation, le charbon de bois tendra à être enrichi. Cela se fera avec les EM ou par compostage avec du fumier pour être saturé, au risque, sinon, qu’il se remplisse, au début, dans le sol au détriment des plantes. Cette méthode a été développée suite à l’observation de la présence de charbon de bois dans les sols de cultures d’anciennes civilisations sud-américaines. Elle n’est pas aisée à mettre en place car il faut faire son charbon de bois soi-même, avec du bois de qualité pour s’assurer de l’absence de toutes sortes de composés délétères, et aux bonnes températures pour l’avoir bien poreux. Les essais réalisés en Allemagne et Autriche se font autour de gazogènes spécifiques. Les améliorations présentées du taux d’humus sont impressionnantes. Il convient de vérifier cependant qu’il s’agit bien du taux d’humus et pas du bilan carbone dans le sol, lequel est bien évidement « dopé » par la présence de charbon de bois qui est, rappelons le, du carbone quasiment pur mais qui n’est pas utilisable en tant que tel pour la vie du sol. Notons, au passage, qu’il s’agit d’un biais malheureusement trop fréquent des analyses de sols classiques qui mettent, sous le vocable « humus », toute la fraction carbone du sol. Ce qui n’est toutefois pas la réalité, nous l’avons vu.

 Le Bois Raméal Fragmenté (BRF) se compose de rameaux de bois déchiqueté en morceaux de quelques centimètres. Le gros développement de la méthode s’est fait, à la fin des années nonante, au Canada où des volumes immenses de bois à évacuer rapidement furent soudain disponibles, suite à une tempête verglaçante. Le BRF est très intéressant pour l’apport de cellulose et de lignine qui, nous l’avons vu, sont les constituants de l’humus. La grande difficulté est le dosage. Cellulose et lignine sont des parties très difficiles à digérer, puis à assimiler, par les mécanismes du sol. Une grande partie de ces composés se retrouve donc souvent sous une forme inerte pour le sol, un peu comme le charbon de bois du point précédent. Les copeaux non totalement décomposés, noir comme du charbon d’ailleurs, jouent alors un rôle dans la structure du sol comme support de la vie et, par leur simple présence qui sépare les mottes, comme des cailloux… Mais ils ne doivent pas être comptés comme de l’humus. Il convient donc de ne pas utiliser trop de bois de cœur et de ne broyer que des rameaux de sept centimètres de diamètre maximum. Le bois de cœur est, en effet, très pauvre en nutriments ; ceux-ci se trouvant dans les écorces, les bourgeons et les feuilles éventuelles. Le broyat doit être fait avec des rameaux frais et épandu en fin d’automne pour que la première décomposition par les champignons se fasse pendant l’hiver, sans quoi le risque de « faim d’azote » est important, comme pour le semis sous couvert où les micro-organismes du sol utilisent l’azote disponible pour vivre et se multiplier, au détriment de la culture en place. Il est, par ailleurs, difficile de stocker du broyat sans qu’il fermente en tas, perdant ainsi la plupart de ses nutriments importants.

La pratique du Bois Raméal Fragmenté peut cependant donner de bons résultats en sols pauvres. Il semble certain qu’il s’agit d’une méthode en soi, qui demande beaucoup de soin et de précautions pour aboutir à un résultat réellement utile pour la fertilité du sol. Il ne s’agit évidemment pas de simplement broyer tout ce qui tombe sous la main pour en couvrir le sol, en pensant que le sol, une fois de plus, serait à même de recycler n’importe lequel de nos déchets. Il faut également mettre en garde les supporteurs de cette pratique contre le risque réel de prélever exagérément la matière organique des forêts ; elle constitue la base de leur nourriture et de leur équilibre.

Remarquons enfin que, d’une manière générale, les agriculteurs sont très contents et fiers, à juste titre, quand ils réussissent avec ces méthodes. Cela leur rend une place légitime de fins connaisseurs des processus en jeu, d’observateurs attentifs de ce qui se passe et d’analystes compétents pour triturer l’ensemble de ces données et prendre, en fin de compte, les bonnes décisions. Bref, de telles pratiques contribuent à valoriser la profession d’agriculteur dans le rapport étroit qu’elle doit entretenir avec la nature ; elle lui épargne l’asservissement qui consiste à appliquer, de manière souvent puérile, les recettes simplistes du marchand de produits phytosanitaires.

Dernière remarque mais elle est d’importance : nos sols sont malmenés et leurs taux d’humus sont, aujourd’hui, extrêmement bas. Restaurer ces taux, au-delà du pur intérêt que nous portons à nos sols, sera une manière efficace d’y stocker du carbone et de lutter contre le réchauffement climatique.

Trop de terres restent malmenées par l’agriculture industrielle

D’un point de vue agricole, nous vivons sur des acquis du passé qui s’épuisent rapidement. La mécanisation n’arrête pas son développement en allant toujours plus profond – et toujours plus vite -, permettant souvent de compenser les défauts – de plus en plus fréquents – de structure du sol. Donc de les masquer. Nous avons vu que la structure d’un sol est fonction de la vie qu’il abrite et de comment elle organise entre elles les fractions minérales et organiques.

Dans une vision idéale, la matière organique les agrège, de manière durable et solide, dans le complexe organo-minéral, souvent appelé « humus », permettant ainsi au sol de résister à l’érosion notamment. La mesure du « taux d’humus » d’un sol est une opération délicate, comme tout suivi de matière vivante. La méthode classique – qui n’est pas une mesure directe de l’humus – consiste à évaluer le taux de carbone total du sol. Le carbone du sol est brûlé en laboratoire et s’évacue de l’échantillon sous forme de CO2 ; la mesure se fait par différence de masse, avant calcination et après. Un facteur de conversion est généralement admis pour passer de la mesure du carbone à celle du taux d’humus : humus du sol = carbone du sol x 1,724. On peut évidemment discuter sur le choix de ce facteur ; certains le proposent plus près de 1,8 mais c’est sans importance sur le raisonnement. Cette méthode semble simple et directe mais nous avons vu que toute matière organique présente dans le sol n’est pas active et peut y être stockée sous une forme suffisamment inerte que pour ne plus être remise en circulation par la vie du sol, parfois pendant des milliers d’années. Cette matière ne peut donc pas être comptabilisée dans l’humus. De même, une partie de la matière organique fraîche, qui se trouve dans le sol au moment de la prise d’échantillon, sera rapidement utilisée par la vie du sol et n’est pas non plus de l’humus. Or, dans le processus de destruction que constitue une l’analyse que nous venons de décrire, ce qui était réellement vivant dans le sol, les organismes vivants du sol – bactéries, champignons, insectes, etc. – sont tués et brûlés. D’éventuels petits restes de racines sont brûlés également, puis comptés également dans l’humus alors qu’ils n’en font pas non plus partie. Nous vous donc en conclure que le taux d’humus, en analyse classique, est largement surestimé.

Les analyses de sols qui nous semblent les plus pertinentes sont reprises sous l’appellation BRDA Herody – pour Bureau de recherche de développement agricole de Yves Herody – ; elles distinguent ces trois fractions : carbone stocké de longue durée, carbone non stocké car en service, puis enfin le carbone stabilisé dans le complexe organo-minéral. Pour montrer la difficulté de sa mise en œuvre, disons seulement que les résultats de laboratoire obtenus avec cette méthode ne sont exploités qu’en regard d’une observation du sol, avec une fosse pédologique, par celui qui réalise les échantillons !

La teneur moyenne en humus des sols cultivés wallons, mesurée sur base du carbone total et donc largement surestimée, se situe autour de 1,4 %. Elle est à modérer du fait qu’on fait beaucoup plus d’analyses de sols cultivés dans des régions cultivées intensivement, or ces sols sont évidemment les plus dégradés, ce qui fait chuter la moyenne. En utilisant le facteur de conversion de 1,724 et en acceptant la globalisation de la matière organique et la surestimation qu’elle entraîne, comme je l’ai dit précédemment, la moyenne wallonne se situe à 2,4 % de taux d’humus et les sols de Hesbaye sont à 1,8 % de taux d’humus – 1,1 % de carbone total. On s’accorde généralement à reconnaître qu’il ne faut pas descendre sous les 2 % pour éviter les problèmes d’érosion !

Pourquoi cela ? Tout simplement parce que trop peu d’humus signifie trop peu d’agrégats qui maintiennent fermement les particules minérales, les empêchant s’en aller sous l’action de l’eau ou du vent. Trop peu d’humus sous-entend qu’il n’y a pas assez – ou pas du tout ! – de matière organique fraîche apportée au sol. Cette matière organique est la nourriture des micro-organismes du sol, dont les bactéries qui fabriquent les colles et les mucus qui assurent leur cohésion et qui les aident à se structurer s’ils n’ont pas tendance à se stabiliser avec le complexe organo-minéral.

A l’opposé, nous noterons au passage que des travaux indiquent que ce n’est qu’à partir des 5% d’humus que le fonctionnement du sol est celui que nous avons décrit dans l’article précédent ! Un tel fonctionnement, dans sa globalité, remet même en question les travaux de Liebig sur la nutrition des plantes, c’est à dire que les éléments minéraux du sol sont exclusivement préparés par des micro-organismes et amenés aux racines des plantes par des champignons, ce qui leur donne une mobilité énorme et exige des teneurs infiniment plus faibles.

Sans doute notre climat humide nous sauve-t-il d’un dust bowl et le plat pays qui est le nôtre des coulées de boues ? Quoique ! Nous ne sommes vraiment plus très loin d’une aggravation brutale des pertes de sol, déjà chiffrées à plus de cinq tonnes par hectare et par an en ce qui concerne 40 % de la surface des sols cultivés de Wallonie. Les sols de Hesbaye – les plus dégradés – ne reçoivent quasi plus de matière organique, l’élevage ayant été relégué au loin, « là où il n’y a pas moyen de faire autre chose« , réservant ces terres à des cultures plus rentables dans le court terme. A quand le basculement ? Faut-il vraiment attendre une catastrophe pour réagir ?

La priorité absolue est donc de remettre de la matière organique dans les sols ! Là comme ailleurs, les mentalités doivent donc changer rapidement ! Sans piller la litière des espaces non cultivés, il est urgent de récupérer ou de produire de la matière organique assimilable par les micro-organismes des sols afin de relever leurs taux d’humus. Plusieurs méthodes peuvent être envisagées :

– la culture d’engrais verts, déjà parfois réalisée, doit être augmentée et pas seulement face à un réel problème – compactage, adventices gênants… – ou parce que c’est devenu obligatoire : CIPAN – Culture Intercalaire Piège A Nitrates – quand le sol est nu entre une récolte et le semis d’une céréale d’hiver, ou SIE – Surfaces d’Intérêt Écologique – implantées en légumineuses ou encore couverture hivernale prévue dans les mesures de verdissement de la PAC… Quand on voit une CIPAN détruite le 16 novembre – elle est obligatoire jusqu’au 15 ! – alors que le semis n’est pas prévu de suite, on peut vraiment se demander si l’agriculteur est informé quant à l’intérêt des engrais verts et à leur effet sur la vie de son sol.

– allonger l’assolement des cultures en y incluant de la prairie temporaire s’il y a un débouché pour du fourrage à proximité, ou avec d’autres cultures. Ces cultures sont peut-être moins rentables ou demanderaient de développer de nouveaux marchés, mais n’oublions pas qu’il s’agit d’un enjeu sociétal. Allonger les rotations est toujours bénéfique : voyez ceux qui ont ajouté le chanvre et qui ne veulent plus s’en passer.

– adopter des pratiques plus respectueuses du sol : nous avons vu que le travail du sol active la vie qu’il contient et en consomme les réserves. Or le labour tue une partie des organismes du sol. Un aspect souvent peu abordé de la question concerne la perturbation amenée par les vitesses de travail. Vu la taille des surfaces que l’agriculteur est amené à gérer seul, le machinisme développe des outils permettant de travailler de plus en plus vite. Il est généralement conseillé de ne pas dépasser une vitesse de 5 ou 6 km/h – tiens, tiens, c’est la vitesse du pas de l’homme ! – mais les machines sont développées pour travailler à 20 km/h et plus. En six mètres de large, sur une journée d’un peu plus de huit heures, l’agriculteur travaille environ cent hectares s’il ne perd pas trop de temps en manœuvres. Travailler à cette vitesse requiert des terres bien nivelées et bien régulières, et des éléments de suspension très sophistiqués pour garder en permanence la bonne pression de contact avec le sol : les éléments de semoir sont ainsi dotés d’amortisseurs… On imagine pourtant aisément le choc fatal que représente le passage d’un tel outil pour la vie du sol ! En prendre conscience est, certes, un début mais rappelons-nous surtout que ce sont nos habitudes de consommation qui sont responsables de la diminution de la population active dans l’agriculture. L’agriculteur produisant aujourd’hui pour une centaine de familles en est réduit à cultiver seul de grandes surfaces. Et donc à rouler vite au mépris du sol…

– systématiser des échanges paille-fumier entre les régions de cultures – Hesbaye – et d’élevage – Ardennes – si on souhaite garder les spécialisations par région et ne pas ramener l’élevage à proximité des grandes cultures. Cela suppose de polluants transports de fumier – la paille, elle, fait déjà le trajet – et donc cela touche clairement à une conception de l’agriculture, à sa rentabilité, à l’importance de l’animal dans la fertilisation, à la place de l’animal dans notre alimentation… Bref à cette réflexion sociétale globale à laquelle l’agriculture wallonne n’échappera pas !

Terminons en revenant sur un point déjà évoqué : un autre écueil à surmonter sera de mettre au point une méthode pratique et efficace de mesure du taux réel d’humus des sols. Pourquoi pas la mise en place du suivi de la qualité du travail effectué par le fermier ? Ne parle-t-on pas d’instaurer un bilan humique couplé au bail à ferme, une sorte d’état des lieux avant-après de l’exploitation ? C’est une bonne piste qui va dans le bon sens. La méthode d’analyse reste toutefois à trouver…

A côté des aspects liés à l’érosion, restaurer les taux d’humus est aussi un puissant levier pour stocker du CO2, avec l’impact que cela aura sur le changement climatique. L’agriculture bio est une fois de plus incontournable car, par essence, elle applique déjà beaucoup de mesures de protection des sols qui lui permettent de stocker, en moyenne, 450 kilos de carbone par hectare et par an de plus que le conventionnel. Et même en techniques culturales simplifiées, la bio libère moins de protoxyde d’azote et fixe davantage de méthane par hectare – deux importants gaz à effet de serre – alors que c’est le contraire en agriculture conventionnelle où les engrais solubles sont transformés en protoxyde d’azote dans le milieu anaérobie du sol plus compacté.

Terminons donc sur cette question de chiffres en suggérant un nouveau thème de débat : certes, la bio est toujours plus performante, au niveau des émissions de gaz à effet de serre, quand la mesure est ramenée à l’hectare. Si, par contre, on lie les émissions au rendement – de lait, de grain… – à l’hectare, on la dit souvent moins performante… Attention ! Il s’agit bien d’émissions mesurées sur le terrain mais, si on fait le bilan complet, l’agriculture biologique reste, de loin, la plus performante vu notamment l’importante production de gaz à effet de serre qui est liée à la fabrication des engrais minéraux. Il suffirait d’ailleurs à la bio d’augmenter ses rendements de quelques pourcents seulement pour que les émissions sur le terrain soient identiques…

Conclusion

L’arrogance avec laquelle l’agro-industrie a longtemps traité l’agriculture biologique a contribué à occulter sa réalité et ses apports. Mais, depuis une bonne dizaine d’années, le monde agricole et le monde de la recherche sont occupés à changer de pied : les dégâts environnementaux de l’agriculture à grande échelle, la toxicité patente des pesticides et l’imposture des OGM ont montré, par l’infâme et par l’absurde, l’urgence de promouvoir d’autres modèles, d’autres méthodes… Il n’est toutefois pas possible aujourd’hui d’adhérer aveuglément à la bio et à ses structures – simplement parce qu’une quantité croissante de consommateurs appelle ses produits de ses vœux – en continuant à ignorer obstinément ses fondements.

Ses fondements furent souvent résumés par une formule lapidaire : « soigner le sol plutôt que nourrir la plante ! » Ces fondements n’ont pas changé depuis ses premiers pas et la présente étude vient encore d’en montrer la pertinence et l’actualité. Il appartient donc, à présent, au monde politique, au monde de l’enseignement et des médias, d’accepter et de comprendre cette mue spectaculaire qui est en cours dans notre société. Parmi les nombreux modèles qui vont changer avec le nouveau siècle, en voici un qui s’impose avec force et dont nul ne peut plus douter à l’heure qu’il est ! L’aliment que nous voulons manger n’est pas un aliment fabriqué avec les artifices agro-industriels mais un aliment produit, à l’aide des méthodes appropriées de l’agriculture biologique, au départ d’un sol vivant. De plus, entretenir et stimuler la vie du sol permettra aussi de remédier à de graves problèmes environnementaux – des inondations à répétition, par exemple, qu’on nous promet de plus en plus nombreuses, dans nos régions, sous l’effet du dérèglement climatique – et de limiter nos déficits récurrents en matière de sécurité sociale – car il n’est pas douteux qu’une population à même de se nourrir dignement vivra mieux sans le secours de qui que ce soit.

D’importants lobbies rament pourtant encore à contre-courant, sans la moindre légitimité, mais uniquement parce qu’ils ont, à cet effet, l’argent que n’ont pas ceux qui cherchent à accompagner positivement la transition écologique : lobbies de la chimie qui n’ont pas désarmé, puissances financières qui cherchent à pénétrer la bio sans le moindre égard pour le consommateur… La grande distribution, des drames récents l’ont montré, est complètement déboussolée ; l’Europe, dans sa grande inertie, s’obstine à imposer à la bio une réglementation dépassée. Qui, parmi eux, a parfois en tête les principes élémentaires que nous venons d’exposer ? Sans doute en sourit-on même doucement, dans ces hautes sphères glacées de la raison, où seuls comptent, à n’en point douter, intérêts industriels, grand marché et mondialisation économique. Eh bien, si cela les fait rire, après tout, qu’ils en rient, ces pauvres gens… Tels leurs aînés, il n’y a pas vingt ans, se gaussant, non sans une pointe d’indignation, d’une yourte au fond d’un champ ou d’un clown d’opposant à Notre-Dame-des-Landes…

Comprendre et respecter la vie du sol n’est pas non plus sans importantes conséquences indirectes sur nous-mêmes. Il est urgent, par exemple, de réévaluer certains stéréotypes, certaines phobies un peu ridicules qui nous empoisonnent la vie : non, mettre les doigts dans l’humus ne doit nous inspirer aucun dégoût ; non, le ver et le carabe ne sont pas des monstres d’Halloween ; non, l’innocente bactérie n’est pas un tueur en série… Oui, des mesures d’hygiène normales restent évidemment de mise. Mais le respect élémentaire de soi commence avec le contenu sain et équilibré du repas, avec le désir de mieux comprendre de quoi est faite notre nourriture … Comprendre et respecter la vie du sol, bien sûr, c’est surtout comprendre et respecter tout ce qui est autre. C’est accepter autrui, dans sa qualité et sa diversité ; c’est apprendre à penser autrement notre rapport, notre présence au monde. C’est savoir se laisser surprendre… Mais cela, c’est encore une tout autre histoire.