Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°176
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Par Sylvie Vandermeuter,
membre de Nature & Progrès
Si le titre vous interpelle, tant mieux. Cela indique qu’une partie de vous se refuse à tomber dans la pensée binaire, cette habitude mentale qui oppose deux éléments, ignorant le tissu de nuances de la réalité, réduisant sa richesse et sa complexité à une image en deux dimensions. La notion même de nature est loin d’être univoque. La nature et l’agriculture sont intimement liées, parfois pour le pire, sans que ce soit irrévocable. Certaines espèces protégées peuvent à la fois être ardemment défendues par certains et honnies par d’autres. Explorons ces liens complexes et comment rapprocher ces deux enjeux majeurs pour notre société.

(c) Jeanne Buffet
Voici presque 50 ans que Nature & Progrès est née des préoccupations de producteurs et de citoyens de mieux concilier agriculture et nature. L’association vit le jour à l’heure ou la modernisation agricole généralisait l’usage des pesticides et arasait les haies et les arbres pour agrandir et homogénéiser les champs. Ses membres voulaient démontrer – et le font avec brio – qu’un autre type de « progrès » existe, celui de produire de l’alimentation en respectant les écosystèmes. Car entre nature(s) et agriculture(s), les relations sont multiples et complexes.
De quoi parle-t-on ?
Quand vous décidez d’aller vous « promener dans la nature », où allez-vous ? Dans les bois ? Dans la campagne environnante ? Dans le grand parc près de chez vous ou, au contraire, loin, en montagne ? Avez-vous déjà tenté de définir ce qu’était la nature ? Votre définition est-elle semblable à celle de votre conjoint, de votre voisin ?
Vierge et sauvage
Interrogés à brûle-pourpoint, une grande partie d’entre nous dira que la nature est « quelque chose » qui existe indépendamment de l’être humain. Elle est associée à ce qui est spontané, sauvage, non modifié. Cette première intuition est probablement due à l’étymologie du mot : « nature » vient du latin natura, lui-même issu de nascor qui signifie « naître, provenir ». Et ce qui nait, n’a pas été transformé, altéré. Soit. Dans ce cas, interrogeons-nous sur l’(in)existence de la nature en Belgique, en Occident en général, à quelques exceptions près. Même la forêt amazonienne, considérée comme primaire, a été modifiée, tantôt substantiellement, tantôt subtilement, par la présence de l’être humain…
Au sens commun, la nature recouvre des réalités plus larges. Elle regroupe tout à la fois : (1) les « forces » et les principes (physiques, géologiques, tectoniques, météorologiques, biologiques) constituant la vie, à toutes les échelles (de l’univers à l’infiniment petit) et qui génèrent des phénomènes épisodiques qui échappent à la maitrise humaine (un tremblement de terre ou un tsunami, par exemple) ; (2) les êtres vivants, qu’ils soient végétaux, animaux, fongiques…, ainsi que leurs interactions et (3) les écosystèmes dans lesquels vivent ces espèces. « Nature » est donc un mot polysémique, c’est-à-dire qu’il a plusieurs sens. Mieux vaut donc préciser ce dont on veut parler pour éviter les quiproquos.
« La » nature n’existe pas
La situation est même encore plus délicate : la nature n’existe pas en tant que concept universel. C’est une notion qui change en fonction de l’époque et du lieu comme le montrent les travaux de Philippe Descola, titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France[1]. Autrement dit, il n’y a pas une nature et un rapport univoque à la nature mais des formes de nature et des rapports à la nature. Elle n’est pas extérieure et indépendante de l’être humain, elle est chargée de nos perceptions, de nos vécus. Elle n’est pas ce qui s’oppose à la culture, elle est culturellement chargée. « Ce que nous observons, ce n’est pas la Nature en soi, mais la nature exposée à notre méthode d’investigation » énonça, en 1961, Werner Heisenberg. Dès lors, quand nous parlons ensemble de la nature, nous parlons des expériences sensibles que nous « rattachons » au concept de nature. La nature dont parle le naturaliste et celle dont parle l’agriculteur sont subtilement « colorées » par leurs systèmes de valeurs, leurs vécus, leurs « manières de voir le monde qui les entoure ».
La biodiversité, quant à elle, est un concept scientifique et technique issu du sommet de la Terre de Rio en 1992, qui désigne l’ensemble des êtres vivants, les écosystèmes dans lesquels ils vivent et les interactions biologiques[2].
Et l’agriculture ?
L’agriculture est sans conteste une activité humaine. A l’origine – et heureusement encore pour beaucoup d’entre nous –, elle vise surtout à nourrir des communautés humaines. Elle fournit également des matières premières comme les fibres textiles et même, de plus en plus, de l’énergie. L’élevage est inclus dans l’agriculture, d’autant que dans certains systèmes agraires – en particulier ceux qui se veulent résilients -, les productions végétales et animales sont complémentaires.
Si l’on considère que la nature est « ce qui est intouché », l’agriculture ne peut en relever puisqu’elle transforme des milieux naturels. Pourtant, face à l’étalement urbain et à l’artificialisation des sols, l’agriculture n’est-elle pas garante d’un peu de « naturalité » ? Par ailleurs, en agriculture, le rapport à la nature peut varier considérablement, allant d’une vision où elle est perçue comme un obstacle à maîtriser, à une approche où elle est considérée comme une alliée et un modèle à suivre.

Pour le meilleur et pour le pire
La nature serait donc sauvage, spontanée et libre tandis que l’agriculture serait domestiquée, organisée et productive. Vous l’avez déjà compris par ce qui précède, cette opposition simpliste masque une réalité plus complexe, faite de liens, de dépendances mutuelles, de représentations sociales divergentes, de choix politiques et techniques qui façonnent les territoires.
Quand l’agriculture façonne les paysages
L’agriculture repose sur une intervention humaine sur la nature. Elle a façonné les paysages ruraux pendant plusieurs siècles, sans que ce soit assimilable à une défiguration. C’est le passage à une activité intensive, après la seconde guerre mondiale, qui a conduit à leur simplification, au développement de monocultures et à la disparition de nombreuses haies, mares, bosquets ou arbres isolés. Sans oublier l’utilisation des engrais de synthèse et des produits phytosanitaires dont les effets sur les milieux, les espèces qui les peuplent et les chaines alimentaires sont (re)connus. Le diagnostic réalisé par le Service public de Wallonie ne laisse planer aucun doute : le déclin de la biodiversité en zone agricole est sévère et imputable au modèle productif dominant.
Adieu coquelicot, bleuet, vanneau…
L’agriculture intensive met les sols sous pression. Elle fait aussi disparaitre les « fleurs des champs », « adventices des cultures », soit, les plantes messicoles (du latin messi, moisson, et cole, habitat) adaptées au cycle des céréales. Les plus nombreuses sont annuelles : elles germent et arrivent à maturité en moins d’un an, entre le semis de la céréale et sa récolte, et subsistent sous forme de graines. D’autres sont bisannuelles ou vivaces, liées à d’autres cultures comme les plantes sarclées. Sur les 119 espèces connues en Wallonie, environ 60 % sont à présent menacées ou ont disparu alors qu’elles étaient répandues et abondantes au début du XXe siècle[3]. Au-delà de leurs couleurs qui égaient les promenades, elles sont à la base de la chaîne alimentaire en assurant le gîte et le couvert à de nombreux insectes. Leur raréfaction impacte considérablement l’état de conservation de bien d’autres espèces.
L’accélération des rythmes de culture (raccourcissement des cycles de cultures, augmentation de fréquence des fauches), l’homogénéisation des pratiques et les travaux agricoles ont un impact sur la faune des plaines, en particulier les oiseaux qui nichent au sol. Les œufs sont réduits en omelette avant même d’avoir éclos et, pour certaines espèces, la fuite devant la moissonneuse est vaine et se termine, hélas, en un nuage de plumes.
Mais aussi préservation
L’agriculture peut jouer un rôle important dans la préservation de la biodiversité en entretenant les milieux ouverts. Pourtant, en 2020, à peine 3 % des surfaces agricoles étaient allouées à la biodiversité alors qu’une étude à ce sujet[4] a mis en évidence qu’il fallait au moins 10 % des superficies sous cultures et 15 % des superficies sous prairies permanentes pour assurer la conservation des espèces et des habitats naturels et fournir un soutien aux équilibres agrobiologiques favorisant la production agricole. Même si la programmation 2023-2027 de la Politique Agricole Commune reste, globalement, insuffisante sur de nombreux points pour changer de trajectoire, on ne peut que se réjouir de la majoration des obligations de base en matière de biodiversité et qu’elle encourage les agriculteurs à s’investir dans des éco-régimes, notamment celui concernant le maillage écologique.
Partager ou économiser la terre ?
En matière de conciliation des besoins humains, notamment alimentaires, et de préservation de la biodiversité, deux écoles s’affrontent aujourd’hui. La première propose de maintenir la biodiversité sur l’ensemble de l’espace, sans séparation entre les terres cultivées, abritant elles-mêmes une grande diversité sauvage et cultivée, et les espaces naturels. Ce modèle est dit « land sharing », soit, partager la terre, et défend une agriculture intégralement respectueuse de l’environnement. La seconde propose d’intensifier les usages humains – et notamment l’agriculture, à l’aide de pesticides, OGM et autres technologies – de manière à maximiser la production sur une surface donnée. Le « land sparing » économise la terre, ce qui permettrait de libérer davantage d’espaces dédiés à la biodiversité. En théorie… Car, jusqu’à aujourd’hui, les surfaces « économisées » sont rarement destinées à la création de zones naturelles.
« En France, l’augmentation considérable des rendements a permis de diviser par quatre, en quelques décennies, les besoins de surfaces destinées aux cultures de céréales pour la consommation humaine. Or la surface cultivée n’a pas diminué. Les productions ont augmenté pour être destinées à l’alimentation animale, représentant aujourd’hui 80 % des débouchés des céréales », analysent Claude Aubert et Sylvie La Spina, agronomes spécialisés dans la bio[5]. Même scénario en Belgique ou la hausse de rendement de la culture de pommes de terre débouche sur une augmentation des exportations plutôt que sur une réduction des surfaces dédiées à cette culture extrêmement consommatrice en pesticides et dommageable pour le sol. Sans compter la part croissante des surfaces agricoles destinées à la production d’énergie…
Une agriculture globalement plus verte
Intensifier l’agriculture pour préserver l’environnement, c’est un peu comme rénover sa maison pour consommer moins d’énergie et utiliser l’économie réalisée pour partir en voyage en avion : ça ne tient pas la route ! Une agriculture compatible avec les enjeux de préservation de la biodiversité est incontournable. D’autant qu’il existe des outils qui, correctement implémentés, ont indéniablement des effets bénéfiques sur la biodiversité des milieux agricoles sans faire dévisser les rendements à l’échelle de l’exploitation. Citons notamment les méthodes agroenvironnementales et climatiques ou les cahiers des charges définissant les exigences et les pratiques spécifiques des zones Natura 2000 afin de préserver la biodiversité, les habitats naturels, augmenter « l’effet de lisière » et la mosaïque des surfaces.
Les exemples de convergence vertueuse entre nature et agriculture abondent, comme le démontrent les producteurs bio de la mention Nature & Progrès et comme l’illustre la collection AgriNature du SPW-ARNE[6]. Les livrets visent à amener une meilleure compréhension des interactions entre pratiques agricoles et préservation de la nature en mettant en lumière les enjeux écologiques, les pratiques favorables à la biodiversité mais également les solutions et pistes d’amélioration pour une agriculture plus durable.

Le loup, le castor et la corneille
Il ne s’agit pas d’une fable méconnue de La Fontaine – ou du titre d’une chanson d’un groupe breton – mais l’énumération de trois espèces animales protégées selon la Loi belge sur la Conservation de la Nature et par les Directives européennes « Habitats » ou « Oiseaux ». Trois espèces choisies parmi d’autres pour les réactions qu’elles suscitent et les « problèmes » – voire les conflits[1] – qu’elles peuvent entraîner. En la matière, les divergences d’opinions entre les « pour » et les « contre » au sein même de nos communautés humaines interpellent parfois davantage que les nuisances réellement observées.
Le loup
Le loup (Canis lupus), autrefois présent dans la majeure partie de l’Europe, était, jusqu’il y a peu, intégralement protégé. Après avoir disparu de nos contrées, il est désormais de retour. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, la recolonisation s’est faite naturellement par l’est et le nord-est (lignée germano-polonaise) et par le sud (lignée italo-alpine). Il faut dire que l’espèce a une capacité de déplacement impressionnante en phase de dispersion. On compte actuellement trois meutes installées dans les Hautes Fagnes et l’Eifel et plusieurs loups dispersants, c’est-à-dire de jeunes adultes qui quittent la meute. Depuis 2017, un « Réseau Loup » a été mis en place en Wallonie pour suivre le retour de l’espèce et faire en sorte que les questions liées à la cohabitation soient prises à bras le corps.
Prédateur opportuniste, il adapte son régime alimentaire selon les proies disponibles et leur abondance dans l’habitat qu’il occupe : ongulés sauvages et domestiques, mais aussi des espèces animales plus petites voire des fruits. La prédation d’ovins et de bovins s’avère une pierre d’achoppement majeure bien qu’elle n’ait rien de « contre-nature ». Plusieurs mesures préventives peuvent être mises en place à court terme (lumières de type « foxlight », fils électrifiés, filets mobiles) ou de manière plus pérenne mais aussi plus onéreuse (clôtures électriques à cinq fils, parc de nuit, utilisation de chiens de protection de troupeau et, dans les alpages, recours à des pratiques de gardiennage renforcé). Si la combinaison des clôtures électrifiées et des chiens de protection constitue le moyen de protection le plus efficace, elle n’est pas généralisable à tous les troupeaux.
Une attaque de loup est vécue douloureusement, voire de manière traumatique, par les éleveurs. D’une part, parce que l’importance de l’animal ne se limite pas à sa valeur marchande, d’autre part parce que ce type d’événement fait planer une incertitude supplémentaire sur une activité qui peine à rentrer dans ses frais. La situation est encore plus difficile à vivre en cas de « surplus killing », c’est-à-dire lorsque les loups attaquent plus de proies qu’ils ne peuvent en consommer. Loin d’être une pulsion d’un animal sanguinaire, ce trait s’expliquerait par plusieurs facteurs liés à l’évolution et à l’écologie de l’espèce.
Parler du loup, c’est s’exposer à des discussions passionnées entre défenseurs et opposants. Des débats d’autant plus vifs que le loup est un animal emblématique. Pour certains, il est associé à Akela qui accueille et élève Mowgli ; pour d’autres, il représente l’être sournois qui a croqué la grand-mère du Petit chaperon rouge. Le loup remet au jour des peurs ancestrales, vient bousculer nos certitudes, notre illusion de maitrise de la nature. Il est cauchemardé, fantasmé… Est-il bien question de l’animal, dans nos discussions, ou de projections de notre esprit ?
Le castor
Le castor a longtemps été chassé pour sa fourrure, sa viande et son castoréum, sécrétion huileuse et odorante utilisée en parfumerie. La pression fut telle qu’il disparut de Belgique à la fin du XIXe siècle. Il fit sa réapparition en Wallonie à partir de 1998 à partir d’individus issus de plusieurs lâchers illégaux.
Le castor, contrairement au loup et à la corneille, dispose d’un « capital sympathie » non négligeable. Un article récemment paru dans Valériane[7] dressait un portrait flatteur de ce rongeur emblématique de nos rivières. Nombreux sont les articles qui mettent en lumière les effets bénéfiques du castor sur l’hydrologie des cours d’eau, remettant de la complexité dans un système rivulaire trop souvent pensé comme un tuyau d’amont en aval. Si vous avez l’occasion de visiter certains sites habités par le castor, notamment dans le Parc national de l’Entre-Sambre-et-Meuse, vous serez sans doute impressionnés par la manière dont cet animal peut « réensauvager » les lieux. La cote de popularité du castor est toutefois en train de baisser avec l’expansion de ses populations et la colonisation de zones de moins en moins propices à son installation.
L’inondation d’une route peut devenir le cauchemar d’un gestionnaire la veille d’une période de gel. Les arbres abattus, la hausse du niveau d’un cours d’eau, les galeries pouvant causer des affaissements du sol sont autant d’éléments incitant certains à déterrer la hache de guerre. Au niveau agricole, l’inondation d’une prairie peut avoir des conséquences dommageables : augmentation de la charge de bétail ailleurs, impossibilité de respecter le cahier des charges (prairie à haute valeur ajoutée et/ou en Natura 2000), avec sanctions à la clé voire une perte définitive des aides agricoles pour la surface inondée… Le castor devient alors une source supplémentaire de tension, dans une profession qui n’en manque pas. Côté amoureux de la nature, sa présence peut également faire grincer des dents localement : les ruptures de barrage peuvent mettre en péril les dernières populations de moules perlières de nos rivières, certaines inondations, même limitées dans le temps, contribuent à faire disparaitre les habitats d’espèces rares, fragiles, au bord de l’extinction, et ce en raison de la mauvaise qualité physico-chimique de nos cours d’eau[8]. Quand deux espèces « ingénieurs » se rencontrent, la cohabitation est un défi à relever.
La corneille
La corneille (Corvus corone) et les autres représentants de la famille des corvidés que sont le corbeau freux (Corvus frugilegus) et le choucas des tours (Coloeus monedula) ne jouissent pas du même capital sympathie que le castor. Ces oiseaux sont associés aux sorcières, aux délations, sans parler de l’affreuse réputation acquise grâce à Alfred Hitchock.
Ce sont aussi les « bêtes noires » d’un nombre non négligeable d’agriculteurs. Leurs crimes ? Se servir effrontément dans les cultures fraichement semées, les céréales versées et certaines récoltes (ils adorent les petits pois, abîment les fruits…), éventrer les plastiques des ballots enrubannés… Tout cela, en étant (presque) totalement indifférents aux épouvantails (scarecrow en anglais, corneille se disant crow), aux cerfs-volants en forme de rapace, aux canons effaroucheurs placés dans les cultures. Leur intelligence et leur faculté d’adaptation leur a d’ailleurs valu d’être désignés « singes à plumes » par Nathan Emery, maître de conférences en biologie cognitive.
Les corvidés en quête de nourriture arrivent en bande d’une ou de plusieurs espèces, entrainant des pertes de rendement parfois massives ou des re-semis coûteux et décalés dans le temps, ce qui complique la gestion de la culture. A un point tel que, dans certaines régions, la question d’abandonner le tournesol et le maïs est de plus en plus posée. Car, si des solutions agronomiques existent (semis plus profond et le plus rapidement possible après travail du sol, roulage des semis, faux-semis…), elles ne peuvent pas toujours être mises en œuvre ou ne suffisent pas.
Les populations de corvidés se portent bien. Elles ont indéniablement bénéficié du statut de protection, mais ce ne serait pas la seule explication de leur « succès ». Contraints, comme toutes les autres espèces, de s’adapter aux modifications de l’espace agricole, à la diminution des populations d’insectes, à l’étalement urbain, ces oiseaux opportunistes tirent mieux leur épingle du jeu. Il y a moins de prairies permanentes ? Les pois pourront apporter les protéines nécessaires pour alimenter leurs jeunes. Quant aux champs de maïs à perte de vue, ils sont un garde-manger à ciel ouvert.
La corneille, oiseau inutile, « nuisible » ? Tirer cette conclusion serait choisir la solution de facilité. Elle participe, elle aussi, au bon fonctionnement de l’écosystème. Même s’ils ne diront pas trop fort, vous trouverez des agriculteurs pas mécontents de son appétit pour les vers blancs après la pluie. D’aucun citeront encore son rôle de charognard ou d’éboueur de nos déchets alimentaires… Et si la corneille était un révélateur des dysfonctionnements d’un système ?

(c) Jeanne Buffet
Nature(s), agriculture(s), reflets de nos choix sociétaux
Les débats autour des impacts des loups, castors et corvidés – sans parler encore des blaireaux, renards, sangliers pour notre faune locale, du raton laveur pour les exotiques… – sur nos activités humaines traduisent différentes caractéristiques de notre société occidentale.
Une première est la tendance qu’a l’humain de considérer son espèce comme l’entité centrale la plus significative de l’Univers et à appréhender la réalité à travers la seule perspective humaine. Cette conception philosophique (anthropocentrisme) nous vient d’Aristote (IIIe siècle avant JC), tout comme celle – aujourd’hui réfutée – stipulant que la Terre est le centre de l’Univers (géocentrisme). Heureusement, comme le défend notamment l’anthropologue Philippe Descola, ce rapport au monde n’est ni immuable, ni universel. Et si nous reprenions notre juste place en tant que partie prenante de la Nature ?
Une deuxième caractéristique de notre société est de vouloir posséder (un téléphone, un chat, une maison, une île, etc.) au-delà de ce qui est nécessaire pour répondre à nos besoins. « Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », disait Descartes[9]. Ce comportement nous pousse à vouloir maîtriser, dominer ce qui nous entoure, que ce soit au niveau physique (domestication de nombreux animaux, travail de la terre, aménagements forestiers, canalisation des cours d’eau…) ou mental (vision binaire du monde en bon/mauvais, ami/ennemi, utile/nuisible…).
Un troisième élément est que nos sociétés humaines ont fait de l’économie de marché la base de leurs interactions. Cela nous a poussé à attribuer une valeur financière aux éléments de la nature, à nous les approprier, à les privatiser et à les marchander. Fini la nature, place aux « ressources naturelles » ! A l’origine, cette notion correspond aux « bienfaits » de la nature. Alors, que penser de l’usage abusif que nous faisons de l’eau, du bois, des métaux, des plantes, des animaux ? Fini la nature, place aux « services écosystémiques » ! A quoi bon protéger la nature si ce n’est pour servir la société humaine ? Certains argumenteront que sa protection ne sera assurée que si son intérêt peut être démontré en termes financiers. Et si la question était mal posée ?
Et si nous considérions « la nature » comme une preuve de notre « humanitude »[10] en retrouvant le sens du bien commun et le souci de l’autre, en particulier les « générations futures » que nous mettons en difficulté par notre démesure ? Désormais, il n’y a pas que les poulets de batterie qui vivent « hors sol », certains humains aussi. Ceux qui occultent le fait que la Terre est un système doté de limites (planétaires dont sept sont déjà dépassées).
Pour Nature & Progrès, il est grand temps de changer notre perception de la nature. Elle ne nous est pas extérieure, nous en faisons partie. Une attitude hostile envers le vivant est également hostile envers nous-même. Faut-il encore le démontrer ? Les atteintes à la biodiversité mettent en péril nos écosystèmes et nos modes de vie. La nature n’est pas à notre service, une réserve de ressources dans laquelle on peut puiser à volonté, que l’on peut exploiter et commercer. Elle est un bien commun qui conditionne l’habitabilité de notre planète. L’agriculture doit se développer en accord avec elle, « pour notre santé et celle de la Terre ». Et si, face aux ravageurs et autres nuisibles, nous changions de prisme pour comprendre en quoi ces espèces sont révélatrices des dysfonctionnements de notre société ?
REFERENCES
[1] Descola Ph. 2005. Par-delà nature et culture. Gallimard. 640p.
[2] Nations Unies. 1992. Convention sur la diversité biologique. https://www.cbd.int/doc/legal/cbd-fr.pdf
[3] Etat de l’environnement wallon
[4] Walot T. 2020. Quelles superficies pour soutenir la biodiversité dans la surface agricole ? Note de travail dans le cadre du projet de Plan Stratégique Post 2020. UCL ‒ ELIA ‒ EVAGRI.
[5] Aubert C. et La Spina S. 2024. L’agriculture de demain en marche. Editions Libre et Solidaire.
[6] https://agriculture.wallonie.be/collection-agrinature?inheritRedirect=true
[7] Buffet J. 2025. Des castors contre les inondations. Valériane n°173.
[8] Desadeleer O. 2025. Un bâtisseur dans les réserves naturelles. Natagora n°125.
[9] Descartes R. 1637. Discours de la méthode.
[10] Néologisme créé en 1980 désignant la capacité d’un être humain à prendre conscience de son appartenance à l’espèce humaine, comme membre à part entière (et avec tout ce que cela comporte, y compris nos limites).
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