Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°175
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Par Claire Lengrand,
rédactrice pour Nature & Progrès
La fréquence des sécheresses augmente d’année en année, menaçant nos territoires de pénuries en eau. Lors de la précédente législature, un projet de décret priorisant les usages de l’eau avait été déposé afin de prévenir les conflits entre usagers et assurer les besoins essentiels. Que proposait ce document, et où en est-on ?
L’irrigation des cultures augmente en Wallonie
Depuis le début de cette année, Marianne Remi, productrice bio, décortique, dans la revue Valériane, les multiples enjeux relatifs à la protection de l’eau. Les témoignages d’agriculteurs espagnols pratiquant des méthodes « régénératives » et pourtant confrontés à des problèmes de sécheresse montrent l’importance de développer une solidarité hydrique à l’échelle européenne. Afin de garantir le bien commun, ne faudrait-il pas prioriser les usages essentiels de l’eau ? En Wallonie, un projet de décret élaboré sous la précédente législature proposait justement une réponse en ce sens.
Une vision globale sur la ressource
« Depuis plusieurs années, les épisodes de sécheresse se répètent. Même si en Belgique, nous n’avons encore jamais eu de gros problèmes comme des feux de forêt, cela pourrait arriver », prévient Cédric Prevedello, conseiller scientifique chez Aquawal. En 2018, le centre de crise national organise une réunion avec les gestionnaires de distribution d’eau afin de débattre des moyens d’action à mettre en œuvre. « C’est là que nous avons constaté qu’il manquait des mesures drastiques », dévoile le conseiller. Le ministère de l’environnement, avec à sa tête Céline Tellier, chargera alors un groupe de travail de plancher sur un projet de décret visant à modifier le Livre II du Code de l’Environnement, contenant lui-même le Code de l’Eau, afin d’y intégrer « la gestion des épisodes de pénurie d’eau et de pénurie d’eau imminente ». « Lorsque le débit des eaux atteint un seuil critique, où coupe-t-on le robinet ? Qu’est-ce qui est prioritaire et qu’est-ce qui l’est moins ? », résume Serge Brouyère, professeur à l’Université de Liège, spécialisé en ingénierie des ressources en eaux souterraines.
Actuellement, seules les communes wallonnes peuvent prendre des mesures de restriction en cas de pénurie, via des arrêtés de police, afin de limiter la consommation d’eau de distribution. Citoyens, entreprises et services publics sont priés de respecter une série d’interdictions, comprenant notamment le lavage des véhicules, l’arrosage des cours et pelouses ou encore le remplissage des bassins et piscines. Plutôt que de s’en remettre au pouvoir local, le projet de décret propose de transférer cette compétence au gouvernement wallon. Une mesure que Serge Brouyère estime « nécessaire ». « Ce n’est pas à l’échelle communale qu’on peut gérer des ressources, il faut avoir une vision globale », soutient-il.
Bloqué malgré l’accord de la majorité
La hiérarchisation des usages de l’eau définit trois catégories. La première regroupe les besoins prioritaires et essentiels devant être maintenus, quel que soit le niveau de crise. En tête de liste : l’approvisionnement en eau pour les besoins collectifs et individuels de santé, d’alimentation et de sécurité publique. Viennent ensuite, par ordre décroissant, l’approvisionnement d’eau pour la production d’énergie, la protection de l’environnement en vue d’éviter des dommages irréversibles (effondrements, glissements karstiques, etc.), l’abreuvement des animaux d’élevage ainsi que la protection du patrimoine. La deuxième catégorie concerne les besoins importants mais non essentiels, « relevant d’une activité à haute valeur ajoutée socio-économique ». On y trouve les cultures agricoles nécessitant un apport constant d’eau telles que le maraîchage, l’arboriculture et les pépinières, le transport fluvial et la navigation marchande ainsi que l’utilisation d’eau pour la continuité des « process industriels à haute-valeur ajoutée et peu aquavores ». Enfin, la troisième catégorie réunit les besoins non-prioritaires comprenant, en outre : les autres cultures agricoles et besoins industriels que ceux mentionnés dans la deuxième catégorie, les travaux sur les cours d’eau ou les usages récréatifs comme la navigation de plaisance et les loisirs aquatiques.
Après plus de deux ans de travail, une première version du décret fut approuvée par le gouvernement en 2023. Il bénéficiait d’un accord de majorité (des trois partis PS, MR et Ecolo !). Céline Tellier s’apprêtait à déposer une deuxième lecture mais, selon nos informations, la consultation fut bloquée par le centre de crise national, qui n’avait pas été sondé. Dans le même temps, la crise sanitaire autour des PFAS obligea le gouvernement à adopter un plan d’action en urgence, évinçant l’avant-projet de décret sur les priorités d’usage de l’eau. Puis, un nouveau gouvernement fut élu, avec de nouveaux acteurs politiques. Selon plusieurs sources, le dossier ne serait pas totalement écarté, mais il ne figurerait pas dans les priorités du cabinet d’Yves Coppieters.
Des arbitrages sensibles
Ce projet de décret, mis en veille pour une durée indéterminée, soulève quelques questions quant à sa mise en pratique. « C’est une chose de dire que certains usages paraissent plus prioritaires que d’autres, mais à partir de quand ? Comment cibler les zones ? Si on décrète qu’un secteur est plus important qu’un autre, il faut être sûr d’avoir collecté toutes les informations en amont pour mesurer les futurs effets », pointe Nicolas Fermin, attaché au Département Environnement et Eau du SPW.
Dans une question parlementaire destinée à Céline Tellier le 29 septembre 2023, Jean-Philippe Florent évoquait les arbitrages sensibles entre les activités agricoles et industrielles « à haute-valeur ajoutée ». L’ancienne ministre assurait que les besoins listés n’ont pas d’ordre de priorité entre eux et n’entreront pas en compétition. Une « mini hiérarchie » existerait néanmoins selon une source, priorisant notamment le secteur pharmaceutique afin de maintenir la production de médicaments et de vaccins.
Et si on coupe les vannes de certains secteurs, « ne risquent-ils pas de réutiliser encore plus d’eau par la suite ? », craint Nicolas Fermin. De même, « qu’est-ce qui garantirait que les agriculteurs n’irriguent plus leurs cultures ? ». Le Pôle Environnement du CESE s’interroge, dans sa remise d’avis, sur la portée exacte de certains termes comme « besoins collectifs » et « besoins individuels de santé » figurant parmi les usages prioritaires. Autre question : doit-on imposer les mêmes mesures sur l’ensemble de la Wallonie ? « Les besoins en eau peuvent varier d’une commune à l’autre selon la densité, la présence d’un secteur industriel ou pas », fait valoir l’Union des Villes et Communes de Wallonie (UVCW). Sur ce point, précisons que le projet de décret prévoyait, avant sa suspension, un découpage de la Wallonie en zones d’alerte tenant compte des spécificités hydrologiques de chaque sous-région. Enfin, comment s’assurer du respect des mesures ? L’UVCW craint que cela implique des « moyens de contrôle et des sanctions excédant largement les capacités existantes ».
Prévenir les conflits d’usage
Malgré les zones d’ombre à éclaircir, ce projet de décret permettrait d’anticiper de potentiels conflits. Est-ce difficile à imaginer ? Il suffit de regarder de l’autre côté de la frontière linguistique, où la menace se fait plus pressante. La Flandre, régulièrement à sec, puise de plus en plus dans le canal Albert reliant le Port de Liège à celui d’Anvers, voie fluviale marchande mais surtout principale source d’eau potable de la région. « Il y a quelques années, raconte Cédric Prevedello, des bateaux se sont retrouvés bloqués par manque d’eau. » Ce qui entraîna chez les autorités ce dilemme :
Privilégie-t-on l’argent ou bien les gens ?
Si, en Wallonie, la situation ne semble pas aussi urgente, nous ne sommes pas à l’abri d’une future pénurie. « Cela peut éviter une prise de décision dans l’urgence avec des conséquences pouvant être non réfléchies et dommageables », observe le Pôle Environnement du CESE. « Les derniers modèles en évolution climatique montrent une meilleure recharge des nappes en hiver. On pourrait croire qu’on aura de bonnes réserves mais si les étés sont plus secs, la demande va augmenter, la balance reste déséquilibrée », signale Serge Brouyère. D’ailleurs, de plus en plus d’agriculteurs demandent des autorisations de prélèvement afin d’irriguer certaines cultures en cas de sécheresse. Entre 2016 et 2023, les demandes de permis de forage sont passées « de quasi zéro à plusieurs dizaines par mois », note le professeur.
Une politique à hauteur des enjeux
Se préparer au pire parait vital. L’UVCW insiste sur « la nécessité d’agir en amont et d’adopter une politique de gestion des ressources en eau globale et durable afin que la priorisation des usages et les restrictions continuent à relever de la gestion de situations exceptionnelles ». Au-delà de la question de la quantité se pose celle de la qualité. A ce jour, seules 41 % des masses d’eau de surface et 59 % des masses d’eau souterraines ont atteint leur objectif environnemental en Wallonie[i]. Autrement dit, « les pressions restent au même stade : les pollutions subsistent, la qualité des eaux progresse peu », stipule Nicolas Fermin. Devant un enjeu aussi colossal, les réponses à apporter doivent être transversales.
Pour Nature & Progrès, il est important de remettre à l’ordre du jour l’établissement d’une législation régionale relative aux priorités d’usages de l’eau en cas de pénurie. Cet été 2025 le montre encore : les épisodes de sécheresse extrême se multiplient chaque année, augmentant le risque de conflits d’usage. Il est essentiel de se donner les outils, à l’échelle de la région, pour arbitrer les priorités et gérer la crise. Même si de nombreux agriculteurs tentent d’adapter leurs pratiques pour réduire leur consommation en eau, comme le démontrent les témoignages recueillis en Espagne – lire les précédents articles de Marianne Rémi -, ces pratiques ne suffisent pas. L’association encourage vivement le Ministre wallon de l’environnement à reprendre les travaux initiés lors de la précédente mandature.
REFERENCE
[i] Enquête publique du 02/12/24 au 02/06/25. Enjeux pour une meilleure protection de l’eau (Synthèse des questions importantes en Wallonie)
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