Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°174

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Par Guillaume Lohest,

rédacteur pour Nature & Progrès

Le rêve paraît fou : recréer une forêt primaire en Europe de l’Ouest. Un trésor de biodiversité, offrant de multiples avantages. Presque un sanctuaire… Mais dans les Ardennes, qui pourraient se prêter à un tel projet, l’opposition est vive. Entre les arbres séculaires et les humains empressés, un dialogue de sourds ? 

 

« Je vous confirme, Monsieur le maire, qu’il n’existe pas de projet porté ou soutenu par l’État de création d’une forêt primaire sur le territoire des Ardennes[i]. » C’est en ces termes que le ministre français de la Transition écologique – c’était alors Christophe Béchu – a tenu à rassurer le maire de Charleville-Mézières, Boris Ravignon, le 29 février 2024.

 

Une forêt vraiment naturelle

Le rassurer, avez-vous dit ? En effet. Car une utopie menaçante a germé dans l’esprit du botaniste Francis Hallé, une idée portée à présent par une association : faire revivre une forêt primaire en Europe de l’Ouest. « Concrètement, il s’agit de permettre la protection d’un vaste espace de dimension européenne et de grande superficie – environ 70.000 hectares – dans lequel une forêt existante évoluera de façon autonome, renouvelant et développant sa faune et sa flore sans intervention humaine prédatrice, et cela sur une période de plusieurs siècles[ii]. » Huit cents ans, environ. Car on a tendance à l’ignorer, mais toutes nos forêts – oui, toutes ! – sont aujourd’hui des forêts « secondaires », c’est-à-dire entretenues par les êtres humains. Au contraire, une forêt primaire est « une forêt qui n’a été ni défrichée, ni exploitée, ni modifiée de façon quelconque par l’homme. C’est un écosystème qui a mené à son terme les différents cycles de sa genèse. C’est un joyau de la nature, un véritable sommet de biodiversité et d’esthétisme. » La dernière portion de forêt primaire en Europe est située à Białowieża, en Pologne. C’est là que vivent notamment les dernières populations de bisons de notre continent.

Dans le monde, les plus grandes forêts primaires se situent surtout en zone tropicale (Amazonie, Indonésie, Congo) ou dans les grandes étendues du Canada et de la Russie. Toutes menacées d’exploitation ou de déforestation, elles constituent pourtant ce que la vie fait de mieux sur cette planète…

« En matière d’écologie, une forêt primaire, c’est une forêt qui est à son maximum à tous les niveaux. »

« On ne peut pas imaginer mieux. C’est le maximum de captation et de stockage du CO2 atmosphérique dans des troncs devenus énormes, le maximum de fertilité des sols, le maximum d’alimentation des nappes phréatiques par de l’eau pure, le maximum de résilience de la forêt… Et le plus important : le maximum de biodiversité. »

 

Une menace pour l’économie

L’association Francis Hallé tente donc de sensibiliser l’opinion publique à l’importance vitale de telles forêts et à l’urgence de créer les conditions permettant leur redéploiement. Or, l’une des régions s’y prêtant le mieux est située entre le massif ardennais français et la partie belge autour de Givet. Plusieurs articles et reportages dans les médias ont diffusé cette idée. Il n’en fallait pas plus pour susciter l’inquiétude des autorités locales de plusieurs municipalités françaises, au point même qu’une pétition a été lancée par le député LR Pierre Cordier. D’après les opposants au projet, 92 % des communes françaises situées sur le territoire envisagé se sont prononcées contre la création d’une forêt primaire. En novembre 2023, le Conseil départemental des Ardennes a déclaré « qu’une forêt primaire anéantirait le développement économique du Nord-Ardennes. Qu’elle menacerait la gestion durable des forêts et priverait les citoyens d’un accès à la forêt pour leurs loisirs. Les Ardennais seraient privés de l’accès à la forêt pour les activités sportives et touristiques (randonnée, cueillette, chasse, pêche, VTT, affouage, exploitation…).[iii] »

L’association ne cesse pourtant de rappeler qu’il n’est pas question d’interdire totalement l’accès à la forêt pour les pratiques douces et que tout l’enjeu est évidemment d’associer les populations locales dans une dynamique de recherche-action, inscrite dans la durée. « Contrairement à ce qu’on a pu lire ici et là dans des propos souvent caricaturaux, nous ne voulons pas réaliser une « mise sous cloche ». Même s’il y aura des zones en protection stricte, il y a des équilibres à trouver et c’est précisément l’objet du programme de recherche que nous voulons mener avec l’ensemble des acteurs concernés sur le terrain. Le projet formule des axes de réflexion quant à un ensemble de sites, de dispositifs, d’activités liées aux secteurs du bois, de l’agriculture, du tourisme de nature, prenant en compte l’existant et la présence humaine sur le territoire, les pratiques sociales. »

Côté belge, c’est le député PS couvinois Eddy Fontaine qui est monté au créneau pour s’opposer vigoureusement au projet. Au JT de la RTBF, début avril 2024, il s’irrite contre ce qu’il qualifie d’écologie dogmatique. Sur son site Internet, il détaille son argumentaire : « Les communes frontalières se reposent sur deux facteurs économiques importants. Le premier, c’est la chasse, et le second, c’est l’exploitation forestière. Sans ces rentrées financières, les communes, qui sont déjà en grande difficulté, vont l’être encore plus et ne vont pas pouvoir fonctionner.[iv] »

 

Changer d’échelle de temps

On peut comprendre ces inquiétudes. Mais on s’étonne que ces mêmes élus, pragmatiques, qui s’érigent en défenseurs des populations, ne voient pas venir pour leurs électeurs la menace encore bien plus dramatique des catastrophes écologiques et sociales en cours. Ils semblent encore « sous cloche », pétris des illusions du développement économique, d’un Business as usual. Il est vrai que l’association Francis Hallé se situe dans un autre rapport temps, pas celui du calendrier électoral, pas même celui d’une vie humaine… « C’est du temps long pour les humains, mais ce ne sont que quelques générations d’arbres qui se succèdent, se remplacent et s’équilibrent. Le rythme actuel de nos existences est souvent frénétique, mais planifier un projet sur un temps si long n’est pas hors de portée de l’être humain : les cathédrales qui essaiment l’Europe en offrent un exemple bien concret, exigeant pour beaucoup d’entre elles l’intervention de pas moins de quinze générations d’artisans. » Le rythme des arbres nous donne l’occasion de nous mettre à l’échelle des fameuses « générations futures ». Mais quand il s’agit d’aller au-delà de l’expression toute faite, un sinistre pragmatisme piétine toute projection un peu sérieuse dans le long terme.

La ministre Dalcq a donc fait preuve d’une parfaite « langue de bois » (sic), réaliste et neutre, pour répondre à une nouvelle interpellation inquiète du député couvinois le 13 janvier 2025 : « Au-delà de l’intérêt que pourrait présenter un projet de ce type pour la biodiversité, un tel projet n’est pas envisageable sans l’implication de toutes les parties prenantes, et particulièrement les communes. Un tel projet semble donc difficilement crédible, notamment en lien avec l’adhésion qu’il devrait rencontrer auprès des communes et des citoyens.[v] » On ne peut, certes, pas lui donner tort, mais face à ce pragmatisme, à cette résignation devant les habitudes et l’activité économique, quelque chose en nous s’attriste, quelque chose d’assez profond, d’assez sacré.

Au-delà des intérêts économiques, qui ont cette tendance éternelle à diriger les décisions, ne serait-il pas important de consulter les citoyens sur leur envie, ou non, de mettre en œuvre une forêt primaire sur leur territoire ? D’éclaircir les avantages et inconvénients, les compromis possibles, pour construire ensemble un projet qui allie à la fois protection de l’environnement et de la biodiversité et activités quotidiennes, économiques mais aussi de loisirs ? Pour Nature & Progrès, ce processus démocratique est indispensable avant de clore définitivement le dossier. Face à ses maux, notre société a besoin d’alternatives robustes et innovantes, inclusives et participatives.

 

REFERENCES

[i] Corinne Lange, « Il n’y aura pas de forêt primaire dans les Ardennes », L’Ardennais, 29 février 2024.

[ii] Association Francis Hallé pour la forêt primaire.

[iii] « Les élus départementaux s’opposent au projet de création d’une forêt primaire dans les Ardennes », 17 novembre 2023.

[iv] https://eddyfontaine.be/

[v] Parlement wallon, session 2024-2025, compte rendu intégral. Séance publique de la Commission de l’agriculture, de la nature et de la ruralité, lundi 13 janvier 2025.

 

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