Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°176

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Par Claire Lengrand,

rédactrice pour Nature & Progrès

Reflet des profondes fractures divisant le monde politique, agricole et citoyen, en France, la loi Duplomb illustre et dessert surtout un système alimentaire à bout de souffle. Que propose-t-elle ? Quelles répercussions son adoption pourrait-elle générer là-bas et en Belgique ? Et pourquoi une aussi large mobilisation, aussi dans notre pays ? Pour mieux comprendre, retraçons son parcours.

 

(c) Sebastian de Pixabay

 

C’est une histoire en plusieurs épisodes qui s’est déroulée outre-quiévrain et qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers mois. Il y a de quoi. Le 1er novembre 2024, les sénateurs français Laurent Duplomb (Les Républicains) et Franck Menonville (Union Centriste) introduisent une loi censée répondre à la crise agricole. En ces temps-là, et depuis longtemps déjà, la colère est vive chez les agriculteurs et agricultrices. Leurs difficultés s’accumulent : mauvaises récoltes à cause des conditions climatiques de plus en plus extrêmes, pression sur les prix du marché générant des revenus au rabais, normes européennes -dont environnementales- difficilement conjugables avec les impératifs économiques… Peu soutenue, c’est un sentiment d’abandon qui pèse sur toute la profession.

Une loi pro-pesticides portée par la FNSEA

Pour les aider, la loi Duplomb propose, ni plus ni moins, de « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». Comment ? En facilitant l’agrandissement des bâtiments d’élevages industriels et les projets de méga-bassines en « assouplissant » la consultation publique locale. En réduisant l’autonomie de l’Office Français de la Biodiversité (OFB), la « police de l’environnement », en la plaçant sous tutelle préfectorale plutôt que sous l’autorité des ministères de l’Environnement et de l’Agriculture. En confiant le contrôle des pesticides, qui incombait jusque-là à l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES, équivalent de notre AFSCA belge), à un nouveau « conseil d’orientation pour la protection des cultures » nommé par décret. Cette loi veut aussi supprimer la séparation stricte entre le conseil agricole et la vente de pesticides.

Sa mesure la plus controversée est sans nul doute la réautorisation « temporaire » sous forme de dérogations de plusieurs pesticides appartenant à la famille des néonicotinoïdes, dont l’acétamipride. Ce dernier fut pourtant interdit en France en 2020 à cause de sa toxicité pour les pollinisateurs et la biodiversité de manière générale. Cette mesure permettrait, selon ses initiateurs, de sauver certaines filières en difficulté, dont les betteraviers et les producteurs de noisettes. En réalité, la loi Duplomb reprend avant tout les revendications de la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA), principal syndicat agricole français, fervent défenseur de l’agro-industrie. « La proposition de loi sur l’agriculture a été largement coécrite par la FNSEA. Concentré de reculs environnementaux, elle est portée par le sénateur Laurent Duplomb, lui-même ancien élu du syndicat productiviste », analyse Lorène Lavocat, journaliste pour Reporterre[i].

Une « aberration scientifique, environnementale et sanitaire »

Un véritable tour de passe-passe législatif est mis en œuvre pour faire passer cette loi. Fin mai, l’Assemblée nationale adopte une motion de rejet, empêchant tout débat parlementaire, contournant les amendements déposés par les Ecologistes et la gauche. Une manœuvre employée pour la première fois depuis le début de la Ve République. Le texte est renvoyé en commission mixte paritaire (7 députés et 7 sénateurs) qui approuve, loin des regards, sa version finale. Le 8 juillet, les députés adoptent définitivement la proposition de loi (316 voix pour, 223 contre et 25 abstentions). Mais très vite, la société civile, appuyée par la Confédération Paysanne, des associations écologistes et des scientifiques, se mobilise. Le 10 juillet, Éléonore Pattery, une étudiante bordelaise de 23 ans, dépose une pétition sur le site de l’Assemblée nationale. « La loi Duplomb est une aberration scientifique, éthique, environnementale et sanitaire. Elle représente une attaque frontale contre la santé publique, la biodiversité, la cohérence des politiques climatiques, la sécurité alimentaire, et le bon sens », écrit-elle. Cette pétition recueillera plus de deux millions de signatures, un record pour le site parlementaire.

Autre figure de la résistance contre la loi Duplomb : Fleur Breteau, fondatrice du collectif Cancer Colère. Affrontant un deuxième cancer du sein, la quinquagénaire a décidé de sortir du silence pour « politiser la maladie en la plaçant au cœur du combat contre les pesticides »[ii]. Nombreuses sont les études scientifiques à avoir établi un lien de présomption forte entre l’exposition et/ou la manipulation des pesticides et une augmentation du risque de développer certaines pathologies[iii]. Les agriculteurs, les riverains des zones agricoles, les femmes enceintes et les enfants en sont les principales victimes.

Une victoire en demi-teinte

Face à cette levée de boucliers, le Conseil constitutionnel censure en partie le texte le 10 août 2025. L’article 2 est retiré, à savoir la réintroduction sous conditions de l’acétamipride « ou autres substances assimilées, ainsi que des semences traitées avec ces produits », sur base de la Charte de l’environnement. L’ANSES doit désormais prendre en compte certaines « priorités » dans l’évaluation des pesticides, selon les besoins économiques des filières. Toutes les autres propositions ont été validées. La victoire n’est donc que partielle. La Confédération paysanne évoque même une « sombre victoire pour l’agro-industrie. » « Cela n’enlève en rien l’intention première du texte : accélérer la fuite en avant de l’agriculture vers un modèle toujours plus productiviste, permettre la compétitivité de la « Ferme France » en favorisant la restructuration des fermes par leur concentration. »[iv]De son côté, l’Union nationale des syndicats agricoles (UNSA) alerte sur le « recul de l’indépendance des organismes de contrôle », qui remet en question « le sens même du service public : protéger la santé publique et l’environnement. »[v]

En Belgique aussi, la colère gronde

Cette révolte citoyenne inspira la Belgique, où l’acétamipride n’a jamais été interdit. Le pays est, par ailleurs, l’un des plus gros consommateurs européens de pesticides par hectare de surface agricole. En 2023, 80 % des substances actives identifiées comme étant les plus dangereuses au niveau européen étaient toujours autorisées, 26 % des pesticides employés étant classés cancérigènes ou toxiques pour la reproduction[vi].

Ces derniers mois, en Wallonie, pas moins de six pétitions ont été lancées par différents mouvements citoyens ou politiques rassemblant, le 17 septembre dernier, 43.722 signatures. Toutes prônent l’arrêt rapide de l’utilisation des pesticides, dont les PFAS, sur tout le territoire et notamment dans les zones de captage d’eau potable, ainsi qu’une protection des riverains des zones agricoles et un soutien des agriculteurs dans la transition de leur modèle[vii].

Cette pression sociétale finira-t-elle par avoir raison de l’agro-industrie ? Les gouvernements prendront-ils enfin leurs responsabilités ? En Wallonie, le cabinet d’Yves Coppieters planche sur un plan de lutte contre les pesticides. Plan que Céline Tellier, députée Ecolo, a qualifié « d’insuffisant » et « bien trop faible par rapport aux enjeux et au contenu des auditions qui nous occupent depuis juin »[viii]. En France, la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale accepte d’examiner la pétition d’Eléonore Pattery. Cet exercice, inédit, pourrait déboucher sur un débat public mais sans possibilité de vote ni d’abrogation du texte. Début septembre, Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, réclame un nouveau projet de loi afin de réintroduire l’acétamipride. La menace est donc loin d’être écartée.

On ne lâche rien !

Que nous apprend le dossier Duplomb ? D’abord, qu’à contre-courant des enjeux actuels, la pression pour favoriser un modèle toujours plus axé sur la productivité et la compétitivité au détriment de l’environnement et de la santé est intense et parvient à se faire traduire en actes législatifs. Ensuite, que l’opposition citoyenne et de nombreux acteurs scientifiques et paysans est vive, ce qui est démontré par les pétitions et déclarations dans la presse. Que se serait-il passé si personne n’avait réagi ? C’est grâce à cette mobilisation massive que les projets de lois en faveur de l’agro-industrie, s’ils ne sont pas contrés, sont contrariés. Face à la puissance des lobbys productivistes, il faut être nombreux, unis, et faire entendre notre voix.  N’hésitons donc pas à en parler autour de nous et à faire front, à travers rencontres citoyennes, interpellations, pétitions et manifestations. Faisons valoir notre droit à une alimentation durable et à un environnement sain !

 

REFERENCES

[i] Lavocat L. Loi Duplomb : un texte écocidaire rédigé par la FNSEA. Reporterre, 13 mai 2025. https://reporterre.net/Loi-Duplomb-un-texte-ecocidaire-redige-par-la-FNSEA

[ii] Cassard J. Derrière Fleur Breteau, l’émergence d’un mouvement qui politise le cancer, Reporterre, 23 juillet 2025. https://reporterre.net/Derriere-Fleur-Breteau-l-emergence-d-un-mouvement-qui-politise-le-cancer

[iii] Lire notamment le résumé de l’étude de l’INSERM. 2021. Expertise collective Inserm. Pesticides et effets sur la santé : nouvelles données. https://www.inserm.fr/expertise-collective/pesticides-et-sante-nouvelles-donnees-2021/

[iv] Confédération paysanne. Communiqué de presse du 7 août 2025. Réponse du conseil constitutionnel sur la loi Duplomb : une sombre victoire pour l’agro-industrie. https://www.confederationpaysanne.fr/rp_article.php?id=15888

[v] UNSA. Communiqué de presse du 19 août 2025. Loi Duplomb : Décryptage d’une réforme à hauts risques pour la santé publique et le métier d’agent du MASA. https://www.unsa-agriculture.fr/docs/Intersyndicale/2025-08-26_Communique%20UNSA%20-%20Loi%20Duplomb.pdf

[vi] Nature & Progrès. 2023. La Belgique, royaume des pesticides. https://www.natpro.be/wp-content/uploads/2023/04/NATPROG_la-belgique-royaume-des-pesticides-v2.pdf

[vii] « Des milliers de signatures contre les pesticides en Wallonie, souligne Canopea », La Libre, 22 septembre 2025

[viii] « Plan de lutte contre les pesticides PFAS : des motions en attendant des actions », L’Avenir, 10 septembre 2025

 

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