Transition alimentaire

Comment se nourrir à Waremme demain ?

Dans le but de réfléchir à la relocalisation notre alimentation, Nature & Progrès table évidemment sur la collaboration avec les mouvements de transition : un partenariat s’est ainsi créé avec le groupe de Waremme en Transition. Voici donc quelques pistes de fonctionnement proposées par des acteurs du changement, et formulées par ces acteurs de changement eux-mêmes, qui œuvrent ensemble pour plus de résilience alimentaire. Une démarche ouverte qui ne peut pas s’arrêter de chercher à progresser…

Par Michaël Stassart et Valérie Stassen, membres de Waremme en Transition

Introduction

Waremme en Transition (WET) s’inscrit dans le mouvement international de la transition qui a démarré en Grande-Bretagne, en 2006, et qui regroupe aujourd’hui plus de quatre mille initiatives de transition dans cinquante pays. Ces initiatives forment un réseau mondial, nommé Transition Network. WET s’inscrit également dans le réseau belge de transition : https://www.reseautransition.be/.

Le mouvement est composé de citoyennes et citoyens qui ont décidé d’agir au niveau local pour répondre aux défis environnementaux. Il s’agit de réinventer nos façons de vivre ensemble, de produire et de consommer afin de participer à la restauration des écosystèmes, à la lutte contre le changement climatique et à la réduction de notre dépendance aux ressources non renouvelables. Les membres de WET veulent rendre leur ville, les villages, les quartiers et les rues plus durables et plus conviviales en répondant, positivement et localement, aux défis posés.

Une initiative citoyenne

WET a comme objectif de :

– développer une vision : imaginer un avenir positif qui fait la paix avec la terre, en créant une vision tangible, claire et concrète du territoire de Waremme régénéré ;

– sensibiliser les habitants de Waremme sur les enjeux environnementaux, sur leur empreinte écologique et sur les solutions possibles, au moyen de partages d’expériences et de la diffusion d’informations fiables, accessibles, articulées, ludiques et engageantes en respectant les capacités de chaque personne à trouver une réponse appropriée à sa situation ;

– faire naître, réaliser, promouvoir, soutenir à Waremme, toute initiative, individuelle ou collective, qui vise à relever les défis environnementaux, sociaux et économiques que traverse notre société…

Les alternatives locales et participatives sont favorisées. C’est donc tout naturellement que des liens ont été créés avec d’autres groupes partageant les mêmes valeurs, dont Nature & Progrès, qui est actif depuis quarante-quatre ans en Hesbaye, et le Passage 9, Centre culturel de Waremme. Ces partenariats permettent à l’association, portée par des bénévoles, de bénéficier d’un soutien et d’une expertise professionnelle dans l’accomplissement de leurs projets.

Pour les membres de WET, la question de l’accès à une alimentation de qualité, locale et, de préférence, issue de l’agriculture biologique est primordiale. Le groupe remet clairement en question un système agroalimentaire qui leur est imposé et que ne leur convient plus. Ils décident donc d’organiser une soirée d’échanges et de rencontres, en invitant les habitants de Waremme, les éleveurs et les agriculteurs locaux du secteur conventionnel et de l’agriculture biologique, le réseau associatif des environs et les élus politiques, à débattre ensemble sur l’actuel modèle alimentaire et son futur.

Se nourrir, à Waremme, demain

Notre système alimentaire est à bout de souffle ! La transition vers un autre modèle reconnectant les citoyens, les agriculteurs et la nature est l’affaire de tous.

Le 30 novembre 2019, un évènement fédérateur rassemble donc, à Waremme, une cinquantaine de personnes. Elles se réunissent dans la grande salle du Centre culturel, préparée avec soin par les membres de WET. Nous visionnons d’abord une vidéo, intitulée « Pourquoi devons-nous changer notre système alimentaire« , qui nous démontre les limites du système agroalimentaire actuel et nous renvoie vers notre responsabilité de consommateur. Après cette introduction, nous faisons connaissance les uns avec les autres, via un petit débat mouvant et nous nous asseyons en table de discussions. La lecture d’un texte nous projette dans un rêve : un autre monde est possible mais comment le voyez-vous ? C’est le sujet du premier tour d’échanges entre les participants. Afin d’ancrer nos rêves dans la réalité et sur le territoire de Waremme, nous procédons à un deuxième tour de discussions portant sur des pistes d’actions pour une transition saine et durable.

Une mise en commun démontre ensuite que l’intérêt général porte premièrement sur la nécessité de créer des liens et de renforcer la solidarité entre les habitants, mais aussi avec les producteurs, afin de se ré.approprier une manière saine de manger. Et cela passe par le soutient aux diverses filières alimentaires locales et le développement des potagers, collectifs ou individuels, sur toutes les surfaces vertes disponibles. Deuxièmement, de re.créer des espaces verts en ville. Et, en troisième lieu, de continuer à dialoguer avec les pouvoirs publics dans l’espoir de voir soutenues les différentes initiatives et demandes citoyennes… Un moment convivial clôture l’évènement, permettant aux uns et aux autres de faire d’avantage connaissance et de poursuivre leurs débats…

Six enjeux se dégagent des discussions

À la suite de cet évènement, il était important, pour l’équipe de WET, d’analyser les résultats des tables rondes et d’identifier les six enjeux les plus importants de la soirée :

– favoriser la production locale – comme créer une ceinture alimentaire en Hesbaye -, favoriser l’autoproduction, payer un prix juste au producteur, entretenir des espaces d’ »incroyables comestibles » ;

– structurer les filières locales : les participants souhaitent se nourrir « du champ à l’assiette », en fréquentant une halle des artisans et un marché des producteurs locaux, en se fournissant directement à la ferme et en achetant des produits locaux dans les commerces existants ;

– restaurer la nature : par exemple, créer des espaces verts et des forêts, restaurer les cours d’eau, planter des haies, régénérer des sols ;

– augmenter les savoirs : en créant un potager dans chaque école, en suivant des formations – potager, permaculture, compost, cuisine, écologie -, en diffusant une base de données des acteurs de la transition, en fréquentant des « journées fermes ouvertes » ;

– renforcer les solidarités : pour les participants, il est important de rendre la nourriture saine accessible à tous, de recourir à des échanges gratuits entre particuliers – SEL, mise à disposition des jardins non utilisés -, d’encourager le volontariat et le glanage, des caisses de solidarités ;

– aiguiller le soutien des pouvoirs publics : ceux-ci pourraient mettre à disposition des maraîchers les terres agricoles appartenant aux pouvoirs publics, réduire les taxes des produits sains, encourager l’installation des producteurs, réserver un emplacement gratuit au marché pour les producteurs, favoriser le passage vers l’agriculture biologique…

Ces pistes dactions identifiées par les citoyens serviront de guide pour l’élaboration des projets de WET dans les mois à venir.

Waremme en Transition : bilan de la première année d’existence

Une naissance réussie ! Le noyau de la transition – le groupe initiateur – s’est constitué grâce à la mobilisation d’une dizaine de citoyens. Une dynamique collective s’est ainsi mise en place autour de la transition écologique. Le groupe se réunit mensuellement.

Une intégration de l’initiative de transition au sein du tissu local ! WET a reçu un accueil très positif des acteurs locaux qui se concrétise par la mise en place de plusieurs collaborations : avec des associations telles que le Centre culturel de Waremme, Nature & Progrès, Natagora, le GAL et d’autres initiatives de transition qui ont permis de mettre en place les premières actions. Nous avons constaté que les acteurs publics locaux sont souvent à la recherche de relais citoyens pour coconstruire des projets ou pour faire vivre les projets qu’ils ont eux-mêmes initiés. Nous avons ainsi été sollicité par les services communaux dans le cadre d’un appel à projet lancé par la Région Wallonne, « Ma commune en transition« . Suite à cet appel, WET bénéficie d’un subside communal et régional.

Cette première année a encore été l’occasion de nouer des liens avec les entreprises : avec le monde de l’agriculture, tout d’abord, par l’organisation des activités autour de la transition alimentaire mais aussi par la rencontre des commerçants locaux. Enfin, la mise en place du jardin communautaire s’est faite en collaboration avec un promoteur immobilier. Nous espérons ainsi, au travers de ces multiples collaborations, faire progressivement percoler la transition dans l’ensemble du tissu local.

L’impulsion d’une vision positive de notre avenir ! Le mouvement de la transition considère que l’élaboration d’une vision de l’avenir attrayante mobilisera les citoyens qui auront le désir de la faire vivre : c’est le scénario dit « de l’espérance » de l’éco-philosophe Joanna Macy. Face à la crise écologique, Joanna Macy met en évidence trois scénarios possibles : le « déni », la « grande désagrégation » et le « changement de cap ». C’est le scénario de l’espérance, à savoir un engagement collectif et personnel pour la transition d’une société de croissance autodestructrice vers une société qui soutient la vie, orientée vers un bonheur reposant plus sur les liens que sur les biens. L’enjeu est de retrouver une harmonie entre l’espère humaine et la biosphère, afin de garantir un mode de vie qui ne détruise pas les écosystèmes dont il dépend (1). WET a réalisé, en 2019, une première tentative d’élaboration de cette vision d’avenir, principalement pour l’alimentation.

Les défis de 2020 : consolider et renforcer la dynamique collective

Il s’agit, avant toute chose, de consolider les acquis de notre première année d’existence. En premier lieu, permettre à notre groupe de base de s’épanouir au travers de la réalisation des projets qui tiennent à cœur les membres du groupe. Deuxièmement, nous avons l’intention de poursuivre notre intégration dans le tissu local et d’étendre le réseau de la transition à Waremme. Ce travail de rencontres et de sensibilisation est, pour nous, essentiel. C’est d’ailleurs très enrichissant et cela constitue, à nos yeux, le meilleur moyen de faire bouger les choses. En 2020, nous accorderons une attention particulière à la sensibilisation des acteurs politiques locaux et des agriculteurs. Troisièmement, les défis sont immenses et donc les projets potentiels d’envergure. Outre le travail en collaboration avec les acteurs existants, il nous faut réussir à élargir notre groupe de base, en mobilisant davantage de citoyens voulant jouer un rôle actif dans la transition à Waremme.

Enfin, nous souhaitons inscrire WET dans un réseau plus large de la transition en Hesbaye. Nous bénéficions, en effet, sur le plateau de la Hesbaye, d’une unité de production agricole qui pourrait constituer un bon point de départ pour une action commune concernant la transition alimentaire. Nous profitons donc de l’occasion pour faire appel aux autres initiatives de transition situées en Hesbaye et aux Hesbignons qui voudraient rejoindre le mouvement de la transition.

L’âge de faire…

Le premier projet concret – et déjà en cours de réalisation – est un jardin communautaire dédié à la culture maraîchère et fruitière, sur le site dun ancien verger mis à disposition par le promoteur dun projet immobilier situé sur les parcelles voisines. Il s’agit d’en faire un lieu de permaculture urbaine. Ce jardin, situé au centre-ville, sera destiné à devenir un lieu d’échanges sociaux, de transmission de savoirs, de détente et dentraide. L’équipe porteuse du projet fera bientôt appel aux volontaires pour effectuer les premiers travaux daménagement avant larrivée du printemps.

Par ailleurs, nous réfléchissons encore à dautres projets à réaliser, en 2020, comme par exemple la mise en place d’un cycle de conférences avec Nature & Progrès et – pourquoi pas ? – le lancement des bases d’une ceinture alimentaire pour Waremme. Il nous semble également primordial de jeter des ponts avec des initiatives issues de la transition, comme la ceinture alimentaire liégeoise. Les ambitions de ces acteurs, en termes d’approvisionnement local, ne pourront, en effet, être rencontrées qu’avec la contribution des agriculteurs hesbignons !

Note :

(1) M.M. Egger, Soigner l’esprit, guérir la terre, p.13

Davantage de céréales bio et locales sur notre table

Citoyens et professionnels se mobilisent !

Nature & Progrès rassemble, depuis deux ans, consommateurs, agriculteurs, meuniers, malteurs, boulangers, brasseurs, chercheurs et autres professionnels du milieu agricole autour de la filière céréalière. Mais peu de céréales locales se retrouvent encore actuellement dans les farines, pains et bières, même confectionnés en Belgique. A peine quelques pourcents… Comment améliorer cet état de fait ?

Par Sylvie La Spina

Introduction

Comment augmenter la part de céréales locales et bio dans nos assiettes et dans nos verres ? Un foisonnement de pistes a été rassemblé lors des rencontres du projet et présenté à l’occasion d’un colloque, organisé par Nature & Progrès, le 15 novembre 2019, à Namur. Une journée qui a rassemblé plus de cent trente personnes, c’est dire si le sujet est important et d’actualité.

Un intérêt multi-acteurs

Le colloque a rassemblé citoyens, agriculteurs, meuniers, boulangers, malteurs, brasseurs et autres transformateurs mais aussi des politiques, des chercheurs, des structures du monde agricole et des porteurs de projets. Tous nous ont fait part de leur intérêt pour le travail réalisé sur les céréales, par Nature & Progrès à travers son projet Echangeons sur notre agriculture, durant ces deux dernières années.

Charles-Edouard Jolly, agriculteur à la ferme bio du Val Notre Dame, à Antheit, développe des cultures de céréales panifiables et d’orge brassicole et recrée peu à peu des filières locales. Il témoigne : « C’est très amusant à faire, et ça revalorise encore plus notre travail. Le problème, c’est la mise en réseau. Cela demande beaucoup de temps de rencontrer les différents transformateurs et distributeurs pour arriver à une filière courte. Mais je pense que cela a beaucoup d’avenir…« 

C’est lors d’une activité, organisée en 2018 par Nature & Progrès, que Cécile Schalenbourg, agricultrice à Donceel, rencontra Georges Sinnaeve, chercheur du CRAw venu parler de la qualité des céréales panifiables. Elle réalisa alors le potentiel de valorisation de son blé en farines alimentaires. Le GAL « Je suis Hesbignon » aida alors Cécile et d’autres agriculteurs à mettre en place leur projet : recherche d’un moulin, informations et formations, outils de communication… Selon Cécile, « le projet Echangeons sur notre agriculture de Nature & Progrès fait un très bon lien entre la théorie et la pratique. Les porteurs d’initiatives qui viennent témoigner au colloque sont des gens qui ont déjà éprouvé leur projet et peuvent, en toute transparence, livrer leurs connaissances…« 

Gil Leclercq, porteur du projet de la micro-malterie du Hoyoux, insiste : « ce colloque est une source d’inspiration pour d’autres porteurs de projets, tant pour le secteur panifiable que pour le secteur brassicole ; c’est aussi l’occasion de rencontrer les agriculteurs et les brasseurs qui sont intéressés par une filière locale.« 

Catherine Marlier, porteuse d’un projet de hall-relais Cultivae, témoigne : « c’est intéressant de pouvoir se rencontrer car on ne prend pas le temps de le faire ; nous sommes tous isolés sur nos projets, avec nos problèmes, et le fait d’échanger et de pouvoir en parler, cela nous renforce. En plus, on sent une volonté citoyenne qui nous conforte dans ce dans quoi on croit. Quand on veut créer quelque chose qui va dans un sens différent, cela demande beaucoup d’énergie.« 

Enfin, un membre de Nature & Progrès travaillant activement sur le projet de la ceinture alimentaire namuroise, Michel Berhin, explique : « ce colloque est un temps fort parce qu’il aide à identifier les acteurs présents au niveau local. La conclusion des rencontres de Nature & Progrès ne s’appuie pas sur un regard théorique mais bien sur les acteurs de terrain.« 

Des pistes intéressantes

Tout au long de ces deux années de travail sur les céréales alimentaires, de nombreuses pistes sont ressorties au fil des rencontres entre les différents acteurs pour aider au développement de filières locales, du grain à la table.

– la production

Un enjeu de taille, pour les producteurs, est d’atteindre la qualité de céréales nécessaire pour la transformation. Pour les céréales panifiables, les normes de qualité sont strictes car définies pour une transformation industrielle des farines. Elles impliquent une standardisation des procédés de fabrication – la pâte ne doit pas coller à la machine ! – et une optimisation économique, notamment un temps de pétrissage et de repos les plus courts possibles qui se font au détriment de la digestibilité et de la qualité nutritive du pain. Quand les céréales sont récoltées, séchées et triées, elles sont analysées puis réparties en fonction des normes en céréales panifiables et en céréales « tout-venant », purement et simplement écartées de la consommation alimentaire !

Ces normes pourraient donc être revues et, surtout, être distinctes en fonction de la finalité de la filière : industrielle ou artisanale. En effet, un boulanger travaillant de manière artisanale pourra plus facilement s’adapter à des farines « hors-normes », sans même avoir recours à des additifs technologiques. Cela ne veut pas dire qu’il utilisera n’importe quels grains car il faut évidemment veiller à ce qu’ils soient, tout de même, de bonne qualité : absence de mycotoxines, bon stade de maturation… Mais cela permettrait d’éviter le déclassement de nombreux lots en céréales « tout venant ».

Par ailleurs, on oublie trop souvent les autres modes de transformation des céréales : le « floconnage », la fabrication de biscuits ou de gaufres, celle de pâtes alimentaires… Ces filières mériteraient à être développées en Wallonie. Il est donc important de définir les critères de qualité des grains pour ces transformateurs afin de récupérer encore un peu plus de céréales « tout venant » pour alimenter localement nos concitoyens.

La qualité des céréales peut être améliorée en poursuivant les recherches sur l’itinéraire cultural, notamment la fertilisation qui conditionne le taux de protéines du grain. Si des études ont déjà été menées sur la fertilisation – type, quantité, période d’apport – ou le précédent cultural, il reste encore de nombreuses pistes à explorer : notamment les associations de cultures de céréales et de légumineuses. Ces cultures conjointes permettent de fournir de l’azote à la céréale mais nécessitent un tri des graines à la récolte. Les recherches sur les variétés de froments, d’épeautres et d’orges doivent être poursuivies notamment avec une finalité alimentaire et une adaptation au mode de culture biologique.

Enfin, un dernier frein à la valorisation des céréales est la taille des lots. Le parcellaire wallon est très morcelé et il est nécessaire de rassembler les productions de plusieurs agriculteurs pour atteindre les volumes demandés par certains transformateurs. Mais, pour être rassemblés, ces lots doivent être de qualité relativement homogène ! En Wallonie, on compte une septantaine de variétés de froments en champs, qui ont toutes leurs spécificités. Pourquoi des groupes de producteurs ne se concerteraient-ils pas pour cultiver la même variété, dans des conditions relativement similaires, afin de se donner plus de chances de valorisation ?

Le prix du marché pour les céréales alimentaires est aujourd’hui très défavorable aux filières : il est plus rentable pour un agriculteur de semer des céréales destinées à l’alimentation animale ou à l’énergie, plus faciles à cultiver et présentant un meilleur rendement en grains. Voilà ce qui explique le déclin de nos céréales alimentaires ! Et pourtant, la valeur de la céréale ne compte que pour quelques pourcents dans le prix du pain – 5 à 8 % – ou de la bière – moins d’1 %… Qu’est-ce qu’on attend ?

– le conditionnement

Après la récolte, les céréales doivent être triées, parfois séchées, et stockées jusqu’à leur transformation par le meunier ou le malteur. Or il y a, aujourd’hui, un manque flagrant de structures de tri des céréales biologiques, lesquelles doivent évidemment être conditionnées à part des céréales conventionnelles. Il manque aussi des outils pour le décorticage des céréales comme l’épeautre. Il est donc important de développer ces outils, que ce soit pour un producteur individuellement – le conditionnement à la ferme – ou pour un groupement d’agriculteurs – un hall-relais agricole. La formation des agriculteurs est également nécessaire pour bien maîtriser ces étapes critiques pour la bonne conservation des grains.

– la transformation

Les moulins connaissent un renouveau en Wallonie. Il était grand temps car c’est l’acteur incontournable pour le développement de filières panifiables locales. La vingtaine de moulins wallons sont cependant encore loin de suffire, par rapport aux besoins des producteurs et des boulangers. Il est donc important de soutenir la mise en place de nouveaux moulins, notamment d’outils travaillant à façon pour d’autres acteurs et permettant ainsi le développement de nouvelles filières. Comme pour les autres outils de première transformation – les abattoirs dans la filière viande, par exemple -, la rentabilité de ces outils est difficile à atteindre. Il faut, par conséquent, envisager soit un soutien public – comme les abattoirs communaux vus comme un service offert par la commune aux éleveurs -, soit l’intégration avec le reste de la filière, amont et aval, permettant notamment de bénéficier de la plus-value de la seconde transformation. Dans ce dernier cas, c’est la forme de coopérative qui est la plus appropriée comme le montrent plusieurs initiatives : Flietermolen ou Agribio, par exemple.

Pour la malterie, il reste deux opérateurs travaillant à façon en Belgique, ce qui permet des filières du grain à la bière. Cependant, les volumes traités par ces malteries sont importants par rapport à la taille des lots d’orges produites en Wallonie et par rapport aux besoins en malt des microbrasseries. Des micro-malteries, traitant de petits volumes d’orges, permettraient donc une meilleure valorisation des céréales locales mais aussi une meilleure stimulation, l’innovation et la diversification de nos microbrasseries et le développement de bières de terroir. Une micro-malterie est d’ailleurs en projet dans la région de Havelange.

La boulangerie artisanale a du plomb dans l’aile ! De plus en plus de consommateurs achètent leur pain en grande surface, ne distinguant plus de différence de qualité, ou refont leur pain à la maison car ils recherchent le bon goût et la digestibilité du « pain d’antan ». Il faut dire que les pratiques des boulangers ont fort évolué ces dernières décennies : pétrissage mécanique, abandon du levain, utilisation des mêmes farines et procédés, finalement, que la boulangerie industrielle. Il reste quelques irréductibles « vrais » boulangers qui travaillent en direct avec les producteurs des farines, sans le moindre additif et avec un savoir-faire immense qui inspire aujourd’hui de nouvelles vocations. Revenons donc vers ces méthodes artisanales pour offrir localement aux consommateurs, dans des boulangeries de quartier, du vrai bon pain ! Redonnons-leur confiance dans ce produit noble, base de notre alimentation, en offrant plus de transparence sur le mode de fabrication, la qualité des farines et, bien entendu, leur origine…

– les filières

Les rencontres animées par Nature & Progrès l’ont démontré, tout au long de ces deux années d’étude des filières céréalières : les différents acteurs ne se connaissent pas ! Chacun nourrit son projet et ses idéaux dans un coin de sa ferme, de sa brasserie ou de sa boulangerie. Mais il n’existe aucun lieu pour échanger, partager et… décider de travailler ensemble. Une plateforme et des inventaires des acteurs sont donc nécessaires afin que le boulanger, qui cherche un producteur de céréales, rencontre les agriculteurs de sa région, qu’il puisse aussi identifier un moulin qui serait prêt à moudre le grain et lui fournir la farine. Ces plateformes et inventaires stimuleraient alors le développement de filières locales !

Encourageons également la diversification au sein des fermes wallonnes. Pour un producteur de céréales, il peut être intéressant d’investir dans un moulin et dans un atelier de fabrication de pâtes – comme à la Ferme Harnois, près de Virton -, un atelier de boulangerie – comme à la Ferme Dôrloû, à Wodecq – ou une brasserie – comme à la Ferme à l’Arbre de Liège, à Lantin ! Cette diversification ne signifie pas que le producteur doit ajouter une casquette sur sa tête. Elle peut lui permettre d’accueillir une personne sur la ferme, employée ou indépendante, pour prendre en charge cet atelier.

En résumé…

Que de pistes prometteuses proposés par Nature & Progrès et par ses membres, que d’idées judicieuses et, surtout, quelle émulation pour le développement de filières céréales alimentaires 100% locales ! Le consommateur est demandeur de produits bio et locaux, les producteurs ont envie de franchir le pas, des transformateurs veulent mettre en avant le terroir wallon, la recherche et l’encadrement des acteurs sont bien présents… Le terreau est là pour davantage d’autonomie de nos fermes et la valorisation de notre artisanat ! Qu’est-ce qu’on attend ? Qu’est-ce qui nous freine encore ?

De l’ogre brassicole au goût wallon

Nos bières belges, ne sont pas si belges que ça, tant elles ont souvent recours à des ingrédients venus d’ailleurs. Mais quels rôles les différents maillons de la filière de production céréalière ont-ils à jouer pour redorer le blason de l’orge brassicole en Wallonie ? Car, même si d’autres céréales peuvent être maltées, pour apporter des goûts et des arômes différents, l’orge brassicole est au cœur de la filière. Sans orge brassicole, pas de malt, et – oh tristesse infinie ! – : pas de bière !

Par Mathilde Roda

Introduction

Nature & Progrès propose quelques pistes pour redynamiser la filière afin d’accroître la qualité de nos produits brassicoles et d’amener plus de valeur ajoutée au travail des brasseurs. Plutôt que de destiner nos céréales à l’alimentation du bétail et à la fabrication de « biocarbutants », il nous paraîtrait, en effet, plus intéressants de les diversifier et de les développer en les adaptant aux débouchés des produits transformés qui font notre renommée. Et, au premier plan d’entre eux, nos bières. En fait, cela tombe sous le sens, non ?

Bruno Godin, du Centre wallon de Recherche Agronomique (CRAw) de Gembloux, nous apporte son éclairage technique sur le sujet, en recontextualisant la problématique brassicole wallonne.

La recherche : l’orge est sélectionnée pour répondre à certains critères

N’est pas brassicole n’importe quelle orge ! Pour que l’ogre soit apte à être maltée, elle doit répondre à un certain nombre de critères.

– Bruno Godin, pourquoi tant de critères pour l’orge brassicole ?

Pour répondre aux exigences de maltage, il faut une faible dormance afin de pouvoir malter l’orge le plus rapidement possible après la récolte. Un haut potentiel de germination est nécessaire au processus ainsi que de gros grains chargés d’amidon car c’est l’amidon qui va permettre la production d’alcool. Les variétés doivent, de plus, être résistantes à la fusariose – une maladie causée par des champignons produisant des mycotoxines – et à la verse. Autant dire que ça fait beaucoup de critères !

– Et justement, d’où viennent-ils ?

Dans chaque pays, les critères sont définis par la fédération des négoces. Ce sont classiquement des grosses filières d’exportation qui subissent les pressions du marché. En Belgique, c’est Synagra qui fixe les normes.

– Ces critères-là, ils se jouent déjà au moment de la sélection variétale ?

Oui tout à fait. On est passé de processus de maltage qui prenaient un mois, il y a cent ans, à une semaine aujourd’hui. La sélection a été faite pour optimiser ces critères avec, pour mots d’ordre, rapidité et homogénéité des processus. Donc, comme en panifiable, des lignées sont croisées et testées sur base de ces critères. Certains peuvent être rapidement évalués : calibre, pouvoir de germination, taux de protéine : on évalue facilement et rapidement la protéine et cela permet d’estimer l’amidon… On peut aussi réaliser des micro-maltages et des micro-brassins, en laboratoire et à partir de quelques dizaines de grammes d’orge, pour vérifier son comportement. Mais les normes correspondent aux exigences pour les bières de type « pils », produites à basse fermentation, alors que, pour une filière de bières spéciales, on doit s’intéresser aux besoins de la haute fermentation. Or même les experts brassicoles le disent : on ne connaît pas bien les normes pour la haute fermentation. Ce qui est dommage aussi, c’est qu’on oublie le goût dans tout ça. Le goût n’a jamais été un marqueur de sélection et c’est vrai pour toutes les céréales alimentaires…

La production : cultiver l’orge brassicole, c’est toute une technique !

– Outre la sélection variétale, qu’est-ce qui peut influencer la qualité de l’orge ?

Depuis vingt ans, nous nous sommes spécialisés vers le tout fourrager et nous avons oublié les risques à gérer en céréales alimentaires. Or la manière de cultiver a évidemment un impact non négligeable ! Toute une série d’autres bonnes pratiques doivent être respectées, comme de séparer la « bonne » récolte des zones versées. Une chose de primordiale en brassicole, c’est la propreté ! Il ne faut surtout pas retrouver d’autres céréales, ni plusieurs variétés d’orge. Il faut du monovariétal pour un maltage homogène, sinon le brasseur aura des problèmes de filtration et de gestion de sa recette…

– Alors pourquoi, malgré ces difficultés, certains pays voisins ne semblent-ils pas avoir de problèmes à produire de l’orge brassicole en grande quantité ?

En Belgique, la période des moissons est souvent pluvieuse, or l’humidité étant la bête noire du stockeur ! Lorsqu’on a cherché à se spécialiser en transformation alimentaire, ce sont les industries à plus haute valeur ajoutée que les céréales, et plus facile à gérer avec la chimie, qui ont pris le dessus : les pommes de terre et la betterave. En France, par exemple, où le climat est plus favorable, on retrouve de grandes plaines céréalières car c’est le meilleur moyen de rentabiliser ces terres. Dans d’autres contextes, comme au Danemark, l’orge brassicole est le seul moyen d’apporter de la valeur ajoutée à des terres peu productives. En Wallonie, on se situe entre ces deux situations et on a préféré se diriger vers des productions céréalières à haut rendement, pour l’alimentation du bétail ou l’amidonnerie. On a choisi la quantité plutôt que la qualité.

– Comment faire alors pour remotiver aujourd’hui nos producteurs à se lancer dans cette culture ?

Disons clairement que produire de l’orge brassicole n’est pas une commodité. Mais cette culture présente aussi des avantages : diversification, allongement des rotations, valeur ajoutée… Et puis, tout est une question d’habitude, c’est simplement un métier à réapprendre. De plus, l’orge brassicole étant rustique, bien résistante aux maladies, cela trouve évidemment tout son sens en bio ! Surtout qu’il y a un déficit de production en céréales alimentaires bio…

Le maltage : une première transformation peu rentable

– On parle souvent du manque de micro-malteries en Belgique. Cela peut-il être un levier pour redynamiser la production d’ogre brassicole ?

Il existe deux malteries familiales en Belgique – la malterie du Château et la malterie Dingemans – qui tournent déjà avec de bons volumes et un carnet de commande plein. Il n’est donc pas facile pour les brasseurs qui veulent de petits volumes – qui plus est d’une orge locale pas forcément formatée aux normes industrielles – de trouver une cellule de maltage disponible. Pour pouvoir transformer à petite et à moyenne échelle, il faut donc une malterie adaptée et qui travaille à façon, il faut donc clairement une demande du consommateur, qui influencera le brasseur et qui stimulera la demande en orge locale et donc sa production. La micro-malterie est l’élément central qui fait le lien entre tous ces maillons.

– Qu’est-ce qui freine leur développement à l’heure actuelle ?

Vu le prix de la bière en Belgique, il y a peu de valeur ajoutée à se partager et le maltage est très peu rentable à petite échelle. Une micro-malterie demande beaucoup d’investissement en matériel et il faut vraiment avoir des acteurs de la filière prêts à suivre pour être sûr d’amortir le projet et de le rendre viable à long terme. Il est donc nécessaire de fédérer des agriculteurs, des négoces et des brasseurs autour du projet, avant même de le lancer, une sorte de solidarité nord-nord au sein de la filière, un commerce équitable à la belge…

Le brassage : un haut potentiel de valorisation du terroir belge !

Mais je vois un autre intérêt au développement d’une micro-malterie wallonne. Les brasseries industrielles, non seulement dictent leurs normes en achetant de gros volumes à prix bas. Les micro-brasseurs, non seulement payent un prix plus fort, mais sont soumis aux critères de qualité du malt industriel. Avec une filière locale à petite échelle, certes il y aurait un surcoût pour le consommateur, de l’ordre d’un à deux centimes d’euro pour une trente-trois centilitres, mais il serait possible de produire des bières complètement ancrées dans leur terroir ! Et le bio est d’autant plus intéressant de ce point de vue… Et c’est bien pour cela que les micro-malteries qui veulent se mettre en place veulent souvent viser le 100% bio. Mais il faudrait, pour cela, que les volumes suivent…

– Il y aurait donc un haut potentiel de qualité différenciée en Wallonie, même dans le secteur brassicole ?

Bien sûr ! Finalement, en céréales alimentaires, si on veut mettre en avant le terroir et le goût, il ne faut pas trop produire. On peut faire le parallèle avec le vin et se dire qu’il faut peut-être une même approche : aller vers une offre en plus petits volumes mais avec plus de valeur ajoutée. Evidemment, cela implique d’avoir des consommateurs qui soient en phase avec cela…

Conclusion

Les marchés font-ils le goût ? Non ! Les marchés embrayent sur la demande de consommateurs qui ne connaissent rien aux produits et réagissent simplement à leur réputation et au « récit » qu’en fait la publicité. Laisser faire les marchés, c’est tout standardiser, à terme.

Comment, au contraire, retrouver une typicité, une qualité pour nos produits brassicoles ? Nature & Progrès pense que c’est en permettant le développement de filières courtes et en confiant à de véritables artisans spécialisés la transformation de produits agricoles de terroir, en stimulant le dialogue entre cet artisan et l’agriculteur qui le fournit. A l’évidence, les outils de transformation, comme les micro-malteries, doivent également se trouver au cœur de ces filières. Fabriquer massivement « à façon », et souvent à l’étranger, est une option quantitative qui n’a de sens qu’en visant la conquête de marchés lointains. Cette vision compromet, hélas, la nécessaire évolution du goût et du savoir-faire qui sont un placement dans le long terme…

« Bon pour la casse ? », l’obsolescence programmée !

Critique de l’imaginaire du progrès et des impasses auxquelles il nous conduit

Le texte qui suit illustre une démarche d’éducation permanente menée par les bénévoles de la locale bruxelloise de Nature & Progrès, en partant du constat que la durée de vie de nos objets quotidiens – en particulier les appareils électro-ménagers et électroniques – est de plus en plus réduite et que les possibilités de réparation sont généralement limitées et couteuses et que certains produits semblent même être spécifiquement conçus pour ne pas être réparables. Ceci entrainant des conséquences tant environnementales qu’économiques et sociales…

Par Valérie Van Laere

Introduction

Les bénévoles de la locale de Bruxelles se sont donc interrogés sur notre modèle de production et de consommation de biens matériaux et ont alors décidé de développer un cycle d’activités sur – et autour de – l’obsolescence programmée.

Voulons-nous vraiment d’un modèle de société basé sur la surconsommation et les inégalités ? Nos besoins sont-ils réels ou fabriqués par la publicité ? Voulons-nous d’une croissance économique sans limite et à n’importe quel prix ? Est-il possible d’envisager une (dé)croissance raisonnable et raisonnée dans ce domaine ? Telles ont été les questions clefs du projet qui ont guidé les bénévoles dans leurs réflexions, dans la construction du projet et dans les échanges avec les membres de Nature & Progrès et avec tout citoyen soucieux de réfléchir, d’avoir un regard critique et d’agir sur cette problématique sociétale.

Favoriser le partage des « savoirs », trouver les points qui font débat et les expériences qui suscitent un autre regard par rapport au modèle dominant, soulever des interrogations et réveiller l’esprit critique, débattre, se questionner, réfléchir et imaginer ensemble des pistes d’actions individuelles et collectives… Voilà les ingrédients d’une démarche d’éducation permanente afin que tous les citoyens impliqués dans le projet se fassent leur propre opinion et fassent leurs choix en conscience.

Un cycle d’activités diversifié

Afin d’aborder, dans ses multiples dimensions, la complexité de la question de l’obsolescence programmé, son importance dans notre vie quotidienne et notre responsabilité en tant que consommateur, afin d’être à même de devenir des (non-)consommateurs conscients et critiques, les approches ont été diversifiées. Elles ont également été élaborées pour créer un processus évolutif de réflexion à partir de chacune des activités.

Au menu : projection de documentaires et de capsules vidéo (1) mais aussi visites thématiques, rencontres et débats avec des intervenants du secteur (2), puis animations en sous-groupes de travail. Chaque étape a fait l’objet d’une évaluation avec les participant(e)s, ce qui permettait de faire évoluer, d’une part, les réflexions et les activités suivantes et, d’autre part, l’ensemble du processus.

Alors ? L’obsolescence programmée : quoi, pourquoi, comment ? Voici les grandes questions débattues :

– l’obsolescence programmée : qu’est-ce à dire ?

– principales causes et conséquences : environnementales, économiques, sociétales…

– obsolescence programmée et rapports Nord-Sud,

– législation, certifications, normes de qualité, etc… Où en est-on aux niveaux européen et belge ?

– sociologie de la consommation : l’imaginaire de la consommation et la fabrication des besoins, l’influence de la publicité…

– les alternatives et le pouvoir du citoyen.

Forts de toutes ces informations et réflexions, nous pouvons alors envisager des solutions. La dernière activité du cycle consistait donc à proposer aux participants de se répartir en petits groupes de réflexions pour rechercher collectivement comment remédier à l’obsolescence programmée, en proposant des solutions concrètes.

Quelques exemples de réflexions

Face à l’acte d’acheter, quelques questions à se poser : « en ai-je vraiment besoin ? », « dois-je vraiment acheter du neuf ? », « dois-je vraiment suivre la mode », « est-ce nécessaire d’avoir des machines si sophistiquées ? », « n’y a-t-il pas d’autres alternatives ? » Les alternatives peuvent être d’acheter en seconde main – ressourceries, brocantes… -, d’emprunter, d’échanger ou de faire réparer – repair café, tutoriel… -, d’entretenir, de collectiviser l’usage ou de partager – Tournevie, usittoo.be… -, de s’inscrire sur des sites de don – récup à Bruxelles -, de créer des gives box de quartier… Valoriser l’artisanat, remplacer la pièce défectueuse plutôt que de jeter tout l’appareil – via les FabLabs ou les micro-fabriques… -, préférer les entreprises dont la politique est de produire des objets durables et évolutifs – disponibilité des pièces détachées, Fairphone… – et soutenir des start-ups durables sont également des pistes évoquées… Sont également envisagées les questions du coût écologique des produits et des rapports Nord – Sud : quelles conditions de travail nos achats engendrent-ils pour les travailleurs du Sud ?

En tant que consommateurs, nous pouvons également rejoindre, ou même créer, un groupement de pression, faire du lobby citoyen pour influencer les politique et les industriels, pour faire évoluer la législation, en incitant les producteurs à vérifier le coût écologique des produits, à utiliser des matières premières de qualité, à améliorer sa réputation en termes de durabilité, à produire des objets durables et évolutifs… Nous pouvons également faire entendre notre voix aux fabricants afin d’augmenter la durée de vie des produits et d’améliorer leur étiquetage – indication du coût écologique, de la durée de vie, de la réparabilité, de l’existence de pièces détachées… -, de revendiquer la création d’un label « non-obsolescent », d’exiger des manuels de réparation, etc.

En tant que citoyens, nous pouvons enfin impliquer les syndicats dans notre réflexion car la non-obsolescence crée de l’emploi, nous pouvons inciter les pouvoirs publics à organiser des formations en recyclage et en réparation ou même en électronique, en partenariat avec des structures telles que Repair together, Micro-marché, Cf2D, etc.

D’une manière générale, le citoyen veut pouvoir s’exprimer et dire clairement qu’il ne veut pas de ces appareils qui ne fonctionnent pas, qui ne durent pas… « Non, nous ne voulons pas de cette société du tout jetable ! »

Les idées et réflexions ne manquent pas. Cependant, si les citoyens peuvent agir individuellement par rapport à leurs propres modes de consommation, agir collectivement face au lobbying industriel et porter un message politique est plus compliqué. Au-delà de la motivation première, cela demande du temps mais surtout d’acquérir de nouvelles compétences au vu de la technicité et de la difficulté politique du sujet. Une action légale nécessiterait, pour se concrétiser, une expertise juridique et un groupe de citoyens engagés sur le long terme…

Quelques échos des participants

« J’ai beaucoup apprécié ce cycle. Merci de l’avoir organisé. Les vidéos étaient plus qu’intéressantes pour dresser un tableau exhaustif de la problématique. Les échanges étaient très enrichissants et éclairants. J’aimerais me tenir au courant des évolutions en matière de lois et de réglementations. »

« J’ai beaucoup apprécié la sélection de vidéos proposée, abordant le sujet sous différents aspects. J’ai bien aimé le brainstorming en début d’activité permettant à chacun de s’exprimer sur le sujet. Cela permettait de savoir quelles étaient les représentations de chacun et de prendre connaissance de leur façon de se situer par rapport à cette problématique. C’était stimulant pour entamer les échanges et poursuivre la réflexion pendant tout le cycle. »

« J’aimerais maintenant pouvoir agir et me retrouver avec un groupe de travail en vue de créer ou de développer des liens entre diverses initiatives existantes. Peut-être faudrait-il en créer d’autres comme le mouvement HOP en France ? »

« Beaucoup de choses intéressantes ont été abordées et échangées. L’approche méthodologique est bonne selon moi. J’aimerais maintenant approfondir davantage certains aspects économiques et sociaux. »

« J’ai particulièrement apprécié la dernière activité sur la réflexion autour des solutions. C’était la plus intéressante, à mes yeux, car je m’intéressais déjà depuis longtemps au sujet. Nous avions, dans le groupe, des niveaux de connaissances et de compréhension différents. Les échanges entre nous et avec les personnalités du secteur furent donc très enrichissants. Peu de personnes sont encore conscientes du problème et j’ai encore pu m’en rendre compte, ce matin, au cours d’une conversation avec mon garagiste. Poursuivre de telles activités est donc très utile pour amener plus de monde à réfléchir sur le sujet. »

« Je me posais des questions sur toutes ces machines qui se cassaient rapidement. Je savais qu’il existait des repair café et je suis venue au cycle car je voulais en savoir plus, mieux comprendre. J’ai appris beaucoup de choses. »

« J’ai bien apprécié le cycle dans son ensemble : structuré et souple à la fois. L’organisation des réflexions sous forme de « table question » est très agréable et dynamique. Elle a permis à chacun de s’exprimer… »

Plusieurs participant-e-s nous ont aussi envoyé des réactions par rapport aux questions qu’ils se posaient encore et des sujets qu’ils souhaitaient approfondir. Ceux-ci avaient, pour la plupart, été abordées pendant le cycle, étant donné la dynamique participative et auto-constructiviste de la démarche. Bien entendu, tout n’a pu être développé, tant le sujet est vaste…

En conclusion, notre objectif d’éducation permanente est avant tout de mettre les citoyens en éveil et de leur permettre de poursuivre eux-mêmes leurs réflexions au-delà du cycle, de se situer dans une démarche d’autonomisation pour la suite de leur cheminement personnel, sur une thématique donnée mais aussi collectivement… Nous les encourageons donc à poursuivre des rencontres entre eux et les invitons à rejoindre d’autres structures plus spécialisées sur l’un ou l’autre aspect du sujet. Ou même à en créer…

L’évaluation des bénévoles

Les retours des participants ont amené les bénévoles de notre association à conclure que le cycle d’activités a clairement contribué à une meilleure prise de conscience de la problématique de l’obsolescence programmée qui est souvent sous-estimée.

« Au départ, nous avons pu constater un manque général d’appréhension globale du sujet. Donc un accroissement de la compréhension, grâce aux échanges permis par le cycle, est un résultat dont il faut se féliciter. »

« En revanche, si nous avons bien senti, lors des échanges au fur et à mesure du déroulement des activités, un réel développement de l’esprit critique, il reste difficile de mesurer l’impact du cycle en termes de réel changement de comportement des participants. Un nouveau questionnaire, envoyé six mois après l’activité environ, pourrait être utile en ce sens. »

« Au terme du cycle, certain-e-s ont pu se documenter, lire des articles sur le sujet, alors qu’ils ou elles ne le faisaient pas avant. Ils expriment maintenant des intentions en termes d’action individuelle… Le projet a donc eu un réel impact au niveau des individus, de leur façon de réfléchir et de leurs capacités de réaction. »

L’impact de ce cycle sur l’obsolescence programmée fut donc également important pour les bénévoles impliqués dans la réflexion et le développement du projet, en termes d’approfondissement d’une problématique et d’acquisitions de nouvelles connaissances mais aussi en termes de rencontres et d’échanges citoyens. Et, in fine, en termes de « capacité citoyenne » à participer à la co-conception d’activités et à la co-animation d’échanges sous différentes formes…

« Pour les prochaines années, nous pensons que la réflexion autour de cette thématique doit être maintenue et développée car nous constatons, dans notre quotidien, que peu de gens en ont réellement conscience. La surconsommation se généralise et les impacts sur la planète sont conséquents. Or tout autour de nous pousse à surconsommer et les implications de ces modes de consommations sont encore et toujours mal connues, mal comprises et largement sous estimées du grand public. C’est pourtant un des enjeux majeurs de nos sociétés. »

Les bénévoles souhaitent donc poursuivre la réflexion sur la société de (sur)consommation mais aimeraient l’aborder maintenant sous un autre angle que celui de l’obsolescence programmée…

« Nous aimerions poursuivre et augmenter le nombre de citoyens et de groupes de réflexions car, plus il y aura de groupes, plus les possibilités de réseaux, de réflexions, d’idées, de créativité et donc de potentiels levier d’actions seront nombreuses… »

Conclusion

Cette vaste réflexion – et les réaction suscitées – ne fait que conforter Nature & Progrès dans l’idée que l’effort doit évidemment continuer, qu’il faut encourager le citoyen consommateur à agir plus encore. Comment ? En informant son entourage, en l’amenant à s’intéresser à ces questions par le biais notamment d’activités d’éducation permanente, mais aussi en reconsidérant drastiquement sa propre façon de consommer et en indiquant à ses représentants dans quel sens la réglementation doit absolument évoluer… Reste à savoir si les conditions mêmes de la consommation ne vont pas radicalement se transformer sous l’effet des crises en cours. L’avenir nous l’apprendra…

Comment les communes accueillent-elles l’habitat léger ?

L’habitat léger apporte de nombreuses solutions originales, à condition bien sûr de bénéficier des précieux conseils qui permettent d’en éviter les pièges, c’est ce que nous vous indiquions dans la cadre de précédents articles… Mais où s’installer ?, demandions-nous aussi dans les pages de Valériane n°140 ? Nous apportons de nouveaux éclairages dans le cadre d’une conversation – par vidéoconférence, Covid-19 oblige – avec Thibault Céder, de l’Union des Villes et Communes, que nous avions déjà accueilli lors du salon Valériane 2019. Extraits.

Par Dominique Parizel et Hamadou Kandé

Introduction

Mention « grande distinction », tout d’abord, pour l’excellent dossier publié dans Le mouvement communal n°948, de mai 2020, que vous pouvez consulter aisément sur le site Internet de l’Union des Villes et Communes (1). Il s’intitule « L’habitat léger en dix questions« , comprend un récapitulatif de toutes les questions importantes en la matière et devrait rapidement devenir un outil essentiel d’information et de sensibilisation des mandataires et des agents communaux.

« La question de l’habitat léger est récente, précise Thibault Céder, et la façon dont elle est appréhendée est assez différente d’une commune à l’autre. Certaines connaissent bien les questions liées au gens du voyage, ou celles qui sont inhérentes au plan HP – pour habitat permanent -, qui concerne nos concitoyens domiciliés dans des parcs touristiques. Elles sont souvent spécifiques aux communes concernées alors que l’habitat léger – un tout nouveau mode d’habitat – posera des questions transversales à toutes les communes. Toutes devront donc les examiner pour déterminer comment elles vont s’y prendre pour l’intégrer. »

Des questions nouvelles liées à l’habitat

Une dizaine de communes, pas plus, ont déjà eu l’occasion d’entamer leur réflexion sur l’habitat léger. Nous ne vous présentons plus Benoît Piedboeuf, maïeur de Tintigny, que nous avons également eu le plaisir d’accueillir à Valériane ; nous n’évoquerons plus l’expérience du « légendaire » quartier de la baraque, à Louvain-la-Neuve… Nous citerons peut-être la commune de La Louvière qui a récemment accueilli un « festival de l’habitat léger »…

« La grande majorité des communes découvre la question dans le cadre nouvellement fixé, poursuit Thibault Céder, qui ne donne guère d’assurance spécifique sur le long terme. Or chaque commune a ses propres contraintes : contraintes de territoire, zones éventuellement compatibles avec l’habitat léger, questions plus spécifiques liées à Natura 2000, à des zones inondables, à des zones forestières, etc. Et, bien sûr, il y a les inévitables questions politiques : c’est neuf et ce type d’habitat véhicule encore beaucoup de stéréotypes. Je compare volontiers cette question à celle du parement en bois des habitations, dont peu de communes prévoyaient l’intégration. Or, à présent, l’architecture contemporaine en intègre dans pratiquement toutes les nouvelles maisons ; cela ne pose plus le moindre problème. Une large explication et une sensibilisation sont passées par là pour que l’intérêt de l’autoriser soit bien compris par tous. Quelques années seront donc encore nécessaires avant que la question de l’habitat léger et l’intérêt qu’il présente pour un certain type de population soit intégré par tous. Si les communes se posent les bonnes questions, il me paraît certain que les bonnes réponses arriveront petit à petit… Toutes constatent l’émergence de questions nouvelles liées au fait d’habiter, d’une manière générale : questions liées à la densité, questions liées à la dépendance des personnes âgées, etc. Est-ce que l’habitat léger ne pourrait pas rejoindre, par exemple, l’ »habitat kangourou » pour faciliter l’encadrement de personnes âgées, en se posant de manière temporaire au fond du jardin d’un plus jeune ? Ces jeunes, eux-mêmes, y auront peut-être recours qui ne souhaitent plus s’endetter sur le long, aspirent à un retour à la nature, au circuit court, à la permaculture, etc. Nous nous adressons aujourd’hui à un public déjà acquis à la philosophie de l’habitat léger mais de nouveaux publics sont potentiellement concernés. Je pense, par exemple, aux étudiants ; i faut maintenant sensibiliser ces publics tout autant qu’il faut adapter l’habitat léger à leurs besoins mais son principe de modularité leur conviendra très bien, tant pour des questions financières que pour des questions de dépendance, d’indépendance ou d’interdépendance. Il peut, par exemple, permettre très facilement le regroupement de services ; il offre peu d’espace mais ses coûts sont limités ; il permet le regroupement rapide de communautés dont les besoins sont comparables…

L’habitat léger doit évidemment s’efforcer de sortir de la caricature qui en fait encore l’apanage d’une certaine forme de marginalité. Il n’est évidemment pas question non plus de parquer les vieux dans des campings, alors qu’ils avaient une belle maison… L’habitat léger est une piste d’avenir pour certains pans de la population mais à condition de s’inscrire dans la mixité, dans la pluralité des habitats… Certains de ses avantages peuvent déjà être facilement montrés : il permet, par exemple, d’habiter là où l’on cultive quelques hectares de maraîchage bio ou de permaculture. Il permet de lancer sérieusement un projet de vie, d’associer décemment vie quotidienne et travail, même si on n’a que peu de moyens… Notons cependant qu’un problème de financement peut se poser car, au niveau des banques, très peu de prêts semblent envisageables pour ce type de biens. Les prêts hypothécaires ne fonctionnement pas et les prix des habitats légers sont quand même trop élevés pour de simples prêts à la consommation. Peut-être faudrait-il interpeller les banques éthiques sur cette question ? »

Une expérience encore parcellaire

« Mais à cette ouverture, avertit Thibault Céder, correspondent aussi des craintes qui sont autant de freins. Que devient, par exemple, l’habitat léger, une fois que les personnes qui l’ont installé ne sont plus là ? Qui le reprend et à quelles conditions ? Un nouvel occupant ne va-t-il pas le transformer en quelque chose qui n’était pas convenu avec le voisinage ? Bref, comment donner à la commune des assurances dans le temps au sujet d’un projet précis ? Les yourtes, par exemple, font beaucoup parler d’elles… Certaines s’intègrent idéalement puis, quand l’occupant initial part, la yourte est subitement transformée en crèche ou en RBNB (2) et la relation avec le voisinage s’en trouve évidemment considérablement modifiée… Une yourte est rarement pensée en fonction de son isolation phonique et ceux font ce choix de vie sont plus souvent à l’extérieur que la moyenne des gens. Cela peut poser problème, au niveau du « vivre ensemble », avec la résonnance liée aux façades arrière des maisons à l’intérieur d’un îlot urbain. Certaines questions qu’on ne s’était jamais posées appellent donc des solutions nouvelles : soit on modifiera les yourtes, soit elles ne seront plus autorisées dans de tels endroits… Toutefois, une fois le permis délivré, il l’est de manière définitive. Seule l’expérience acquise permet donc aux communes d’être attentives au devenir des projets… Je pense que la crainte d’éventuels « quartiers ghettos » n’est plus guère présente que dans celles qui avaient connu le plan HP. Mais là aussi seule l’expérience acquise permet d’éviter que l’octroi de permis pour des habitations légères soit finalement préjudiciable à l’ordre ou à la sécurité publique… L’habitat léger concernant toutefois une habitation éparse sur un terrain donné, cela semble aisément évitable ; il s’agit essentiellement d’un habitat ponctuel même s’il est imaginable que des familles se regroupent dans le cadre d’un habitat léger groupé mais je n’en connais pas encore d’exemple. D’importantes questions restent donc à régler : elles ont trait à l’intégration urbanistique et aux rapports avec le voisinage Des règles de salubrité adéquates, une fois qu’elles seront définies, devraient également éloigner le spectre du bidonville. »

Le code du logement reconnaît l’habitat léger et lui assigne des objectifs précis. Toutefois, le ministre de l’aménagement du territoire n’a pas encore pris en compte cette question de l’habitat léger et doit donc modifier son code pour permettre la délivrance de permis, dans certains endroits précis. Tout cela sera défini… dans les prochaines années !

« Pour le moment, dit Thibault Céder, avec le code CoDT – pour Code de développement territorial – qui n’aborde pas directement la question de l’habitat léger, eh bien, on bricole. La nouvelle notion doit encore être intégrée dans les législations existantes et cela laisse parfois un grand vide. C’était prévu pour cette année… avant la crise du Covid-19 ! »

De nouveaux atouts entre les mains des communes

« L’habitat léger peut-il se mettre au service du logement social ? Une expérience à été tentée à Walhain, explique Thibault Céder, où il est utilisé pour des logements d’urgence : plutôt que de construire un seul logement en dur, vu les subsides disponibles, il a semblé préférable de s’orienter vers plusieurs logements légers afin de venir en aide à davantage de personnes…Toutefois, si une telle solution s’étend à des logements plus pérennes, comme les logements sociaux, surgira le problème d’appréhension du logement par l’habitant, qui reste très différente de celle d’un logement classique. Il faut être prêt à partager une philosophie nouvelle or la législation sociale ne permet pas, à l’heure actuelle, le choix du logement ; on est juste prioritaire dans une liste et, si un logement se libère, il est proposé. Être subitement appelé à vivre dans une yourte pourrait donc surprendre… Mais apprendre à bien habiter est sans doute un problème très général, du logement social notamment.

Les communes, dans le cadre de l’habitat léger, pourraient être amenées à associer des métiers que nous connaissons bien – menuisiers, ferronniers… -, ce qui offrirait des possibilités de mise à l’emploi…

« Cette question se posera immanquablement avec la crise que nous traversons, confirm Thibault Céder. Les problèmes économiques vont se multiplier et beaucoup plus de personnes, qualifiées ou non, seront en attente d’un travail. Le circuit court, qu’il s’agisse d’agriculture, de construction ou d’autre chose, sera une opportunité intéressante pour relancer l’économie locale. La volonté politique me semble réelle, au niveau de la région en tout cas, d’avancer vers l’économie circulaire. La crise sera un accélérateur pour éviter d’aller chercher ailleurs ce que nous sommes capables de faire nous-mêmes. Mais il y a un an seulement que la sensibilisation et la vulgarisation sont à l’œuvre dans les communes, auprès des agents et des mandataires, à propos de l’habitat léger… Les réponses qu’ils donnent aux questions que les citoyens se posent sont donc en cours d’élaboration, notamment avec l’aide de l’Union des Villes et Communes. Un bourgmestre ou un agent bien informés seront, à n’en pas douter, de bon conseil en la matière… »

Notes :

(1) http://www.uvcw.be/no_index/files/2587-mouvement-communal-948—mai-2020.pdf

(2) A l’origine, Airbnb est le nom d’une plateforme Internet payante de location et de réservation de logements de particuliers, créée à San Francisco, en 2008.

La pandémie due au Covid-19 parmi d’autres épidémies

Il est venu bouleverser nos vies, par un beau matin de printemps… Aujourd’hui, les traces laissées par de longues semaines de confinement continuent à nous faire réfléchir, même si le modèle économique dominant fait l’impossible pour nous persuader que le « retour à la normale » est déjà là… Mais en quoi nos existences ont-elles changé ? Cet épisode que nous traversons est-il grave, en regard de ce que l’humanité a déjà connu ? Est-il inattendu ? Un spécialiste des microbes et des virus nous aide à y voir un peu plus clair…

Par Jean-Pierre Gratia

Introduction

Partout dans le monde, on s’active pour comprendre comment fonctionne ce nouveau virus et on écrit beaucoup à son sujet, probablement trop. Il y a de la part de plusieurs éditorialistes, commentateurs ou « apprentis experts » pas mal d’inexactitudes et de propos divergents peu rationnels. Je ne m’y étends pas ici, de même que je n’aborde pas les questions qui font polémique et qui n’ont d’ailleurs pas un appui inconditionnel des experts, comme l’immunisation collective, l’origine du virus ou le traitement à l’hydroxychloroquine (1).

Structure et mode d'action du virus

Un peu de science d’abord. Parmi les virus respiratoires, c’est le septième rétrovirus du type coronavirus identifié comme transmissible à l’homme. Parmi ces virus, il y en a trois qui sont à l’origine de maladies parfois mortelles :

– le syndrome respiratoire aigu (Sras), qui a fait des centaines de morts en 2002-2003,

– le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (Mers), qui a sévi en Arabie Saoudite en 2014,

Covid-19, à l’origine de la pandémie actuelle, qui a déjà tué plusieurs centaines de milliers de personnes dans le monde.

Le génome du Covid-19 consiste en une molécule d’ARN à une seule chaîne de près de trente mille nucléotides et comprend quinze gènes. Il dériverait du génome du Sras-CoV qui fait environ la même taille, à une centaine de nucléotides près. Dans les deux cas, le gène le plus important code pour une longue protéine, qui est ensuite coupée pour libérer des protéines structurelles et enzymatiques du virus. Le deuxième gène important est celui qui code la protéine S pour les spicules, qui sont les protéines ancrées dans la coquille lipido-protéique entourant la particule de virus (Fig. 1a) et qui permettent l’entrée du virus dans les cellules cibles du tractus respiratoire et gastrique. Les deux virus possèdent la même protéine S – 99% d’identité – et utilisent donc la même « porte d’entrée » pour infecter les cellules, le récepteur cellulaire qui est une autre protéine – l’enzyme de conversion de l’angiotensine 2, ou ACE2 – qu’on retrouve à la surface de nombreuses cellules du corps humain (Fig. 1b). Mais, dans le cas de Covid-19, la force de cohésion de la protéine S au récepteur cellulaire est au moins dix fois supérieure à celle de la protéine S du Sras, ce qui rend le Covid-19 plus contagieux.

Infection, réponse à l'infection par le Covid-19 et prévention

La contagiosité du Covid-19 dépend de son taux de transmission (R0) qui désigne le nombre moyen de personnes saines qu’un malade peut contaminer. Quand R0 est inférieur à 1, la maladie ne se diffuse pas et n’atteint pas le stade de l’épidémie. Quand R0 est égal à 1, le nombre de contaminations reste stable, sans provoquer de pic épidémique, mais quand il est supérieur à 1, la maladie se propage de façon exponentielle et provoque une épidémie, voire une pandémie. Le R0 du Sras était compris entre 2 et 5, selon les stades de l’épidémie. Pour le Covid-19, il serait supérieur mais reste à préciser, au fur et à mesure de l’évolution du nombre de cas. Tous les deux se transmettent via des microgouttelettes expulsées lors de quintes de toux, d’éternuements ou de bavardages entre personnes rapprochées.

La charge virale d’un individu infecté, qui le rend contagieux, semble la même chez l’enfant que chez l’adulte, mais la réponse à l’infection n’est pas la même chez l’enfant infecté, où elle est non apparente, que chez l’adulte – surtout âgé – qui, très vulnérable, peut mourir. La distribution des cas sévères en fonction de l’âge est inhabituelle pour une pandémie. La grippe, surtout pendant la première vague d’une épidémie, entraîne presque toujours plus de décès chez les moins de soixante-cinq ans, surtout chez les jeunes enfants. La réponse résiderait dans la combinaison de deux effets : le vieillissement du système immunitaire et les particularités du Covid-19. Une autre question non résolue concerne le décès inattendu chez de rares enfants et, en revanche, la guérison d’une personne aussi âgée que notre compatriote Marie-Henriette qui a contracté la maladie… à cent six ans !

On ignore jusqu’à quand la pandémie va persister et sur quelle étendue dans le monde. Normalement, il devrait y avoir progressivement immunisation mais on ignore si elle sera suffisante et persistante. Pour certains virus, comme celui de la rubéole, de la rougeole ou de la variole, on procède à la vaccination qui protège, pendant à peu près toute la vie, mais ce n’est pas le cas d’autres virus dont le HIV du Sida – un autre rétrovirus. Pour que le vaccin soit efficace, il faut qu’il induise des anticorps neutralisants, c’est-à-dire des immunoglobulines qui bloquent l’antigène de surface de la particule virale. Quand cet antigène change, comme c’est le cas de la grippe saisonnière ou du Sida, l’immunité est nulle ou partielle. Le traitement par antiviraux n’est efficace que quand ils agissent synergiquement au niveau de différentes cibles pour bloquer les premières phases de l’infection et la réplication du génome. C’est pour cela qu’on recourt à la trithérapie pour les HIV- séropositifs.

Histoire des épidémies et pandémies

Des pandémies ont toujours existé et on doit s’attendre à ce qu’elles se répètent régulièrement avec un taux de mortalité élevé. Il y a d’importantes différences au niveau du nombre de morts selon ces maladies ; il serait vain de les comparer car elles ont eu lieu à des endroits et à des époques où l’assistance sanitaire était très inégale. On prétend, par exemple, que la pandémie à Covid-19 est moins importante que la grippe espagnole, en 1918. C’est possible puisque cette dernière a fait plusieurs millions de morts. Il faut toutefois noter qu’à cette époque l’assistance médicale était nettement insuffisante et que le Covid-19, à ce moment-là, aurait fait aussi de très nombreuses victimes.

Il y a eu probablement des pandémies avant notre ère, au temps des dinosaures ou peut-être de l’homme de Néandertal… La première pandémie connue, identifiée comme telle, est la Peste Antonine, qui eut lieu entre 165 et 180 de notre ère, appelée ainsi mais probablement due au virus de la variole. Après la Peste de Justinien, qui a fait plusieurs millions de morts en 541, est survenue une épidémie de variole, au Japon en 735. Le virus de la variole, de la famille des poxviridae à ADN bicaténaire, y a fait alors entre un et deux millions de morts mais en a fait cinquante fois plus, au Mexique en 1520.

Les XXe et XXIe siècles ont connu diverses grippes mortelles, à commencer par la fameuse grippe espagnole en 1918, qui est due au virus de l’influenza H1N1 – H1 pour hémagglutinine de type1 et N pour la neuraminidase-type 1, servant toutes deux à la fixation de la particule à la cellule à infecter. Après d’autres grippes – grippe asiatique en 1957, grippe de Hong-Kong en 1968, grippe porcine en 2009 – est venue l’épidémie Ebola, causant la fièvre hémorragique responsable de onze mille, morts essentiellement au centre de l’Afrique, de 2014 à 2016. Le virus, découvert par un médecin belge, Peter Piot de l’Institut tropical d’Anvers, présente un génome constitué d’ARN monocaténaire de polarité négative et d’environ dix-neuf mille bases, à l’intérieur d’une particule longue par concaténation de particules plus courtes. Cet ARN code sept protéines structurelles, l’ARN polymérase ARN-dépendante et des nucléoprotéines.

Les épidémies et pandémies concernent autant les microbes que les virus – ceux-ci se distinguant des premiers, seuls doués de vie. La peste bubonique au XIVe siècle était due à la bactérie Yersinia pestis, du nom de son découvreur Alexandre Yersin de l’Institut Pasteur de Hanoi, qui infectait les rats. Transmise à l’homme par des puces, elle a fait deux cents millions de morts. En janvier 1349, les habitants de Londres venaient d’être informés d’une dévastation ailleurs en Europe, à Florence notamment où 60 % de la population sont morts de la peste. Ils l’ont appelée la « mort noire » – Black Death – qui a finalement atteint les ports anglais accueillant les bateaux provenant du continent. La peste s’est alors étendue causant la mort de la moitié de la population londonienne, ainsi que celle de plus de 30 % de la population en Europe. Les symptômes étaient douloureux, dont la fièvre, des vomissements, des saignements, des pustules sur la peau et des nodules lymphatiques, d’où son nom de peste bubonique. La mort survenait en trois jours. Au XVIIe et XVIIIe siècles, les grandes pestes ont régulièrement ravagé l’Europe.

Parmi les autres épidémies d’origine microbienne, le choléra est dû à la bactérie Vibrio cholerae. Strictement limitée à l’espèce humaine, elle est caractérisée par des diarrhées brutales et très abondantes – gastro-entérite – menant à une sévère déshydratation. En l’absence de thérapie par réhydratation orale, la forme majeure classique peut causer la mort, dans plus de la moitié des cas, en l’espace de trois jours dès les premières heures. La contamination est d’origine fécale, par la consommation de boissons ou d’aliments souillés. Limitées initialement à l’Asie – Inde, Chine et Indonésie -, les épidémies de choléra se développent, au XIXe siècle, en véritables pandémies qui atteignent le Moyen-Orient, l’Europe et les Amériques. La puissance du choléra est démultipliée par le passage de la marine à voile à la vapeur, et par l’arrivée du chemin de fer. La France fut touchée par une épidémie au printemps 1832, après la Russie en 1828, la Pologne, l’Allemagne et la Hongrie en 1831, Londres début 1832. Puis l’épidémie revient en France, en 1854, et y fait cent quarante-trois mille morts…

Chronologie des épidémies connues, avant celles dues aux coronavirus (2)

Année(s)

Nom

Agent pathogène

Zone géographique

Nombre de victimes

 

165-180

Peste Antonine Peste

Virus de la variole

Empire romain

5 millions

 

541-542

Peste de Justinien

Yersinia pestis

Europe et Bassin méditerranéen

30 à 50 millions

 

735-737

Epidémie de variole

Virus de la variole

Japon

 

1 million

1347-1351

Peste noire

Yersinia pestis

Europe

25 millions

 

1520

Epidémie de variole

Virus de variole

Europe

56 millions

 

XVIIe siècle

Grande Peste

Yersinia pestis

Europe

3 millions

 

XVIIIe siècle

Epidémie de variole

Virus de variole

Amérique du Nord

90 % des Amérindiens

 

1817-1923

Pandémies de choléra

Vibrio cholerae

Monde

1 million

 

1855-1920

Pandémies de peste

Yersinia pestis Monde

12 millions

 

 

1889-1890

Grippe russe

Virus influenza H3N3

Monde

1 million

 

Fin XIXe siècle

Fièvre jaune

Flavivirus

Monde

moins de 100.000

 

1918-19

Grippe espagnole

Virus influenza H1N1

Monde

40 à 50 millions

 

1957-58

Grippe asiatique

Virus H2N2

Monde

1,1 million

 

1968-70

Grippe de Hong-Kong

Virus H3N2

Asie

1 million

 

1981-?

Sida

Rétrovirus HIV

Monde

35 millions

 

2009-10

Grippe porcine

Virus H1N1

Monde

moins de 200.000

 

2014-16

Ebola

Virus Ebola

Afrique centrale

moins de 11.000

 

Les interactions homme - animal

Il semblerait que le premier foyer de peste bovine signalé en Afrique de l’Est, en 1887, ait décimé 90 % du cheptel bovin et provoqué une famine généralisée. Les récentes épidémies de fièvre de West Nile et d’influenza aviaire et la hausse de la rage en Europe de l’Est et en Asie attestent de la vitalité des maladies émergentes dans le monde. Elles présentent une menace croissante pour la santé publique et, à peu près chaque année, une nouvelle maladie d’origine animale apparaît et présente un risque pour la population mondiale. Les souches de virus de la grippe apparaissent souvent par l’interaction de populations humaines, porcines et aviaires. C’est ainsi que le XXe siècle a été témoin de trois pandémies de grippe d’origine animale probable :

– la grippe espagnole, en 1918, dont le virus aurait dérivé d’une souche provenant d’une espèce animale, notamment aviaire, réservoir naturel de bon nombre de virus,

– la grippe porcine, en 1957,

– la grippe aviaire, en 1968.

Selon plusieurs équipes de chercheurs, certaines chauves-souris auraient été des réservoirs naturels du virus Ebola. La dernière épidémie survenue, en 2007 en République démocratique du Congo, a suggéré que le virus pouvait passer directement du chiroptère à l’Homme. Suite aux nombreuses épidémies de peste et de typhus qui ont perduré jusqu’au milieu des années cinquante, on a trouvé des anticorps dans le sang des animaux domestiques, d’où la conclusion d’une possible transmission de l’agent pathogène dans les deux sens.

Propagation et impact socio-économique des épidémies

Parmi les facteurs de propagation des épidémies, la circulation continue de personnes est évidemment importante. L’avion est donc aujourd’hui un facteur clé au niveau mondial car les lignes sur lesquelles il y a de gros flux de passagers créent des chemins préférentiels pour l’agent pathogène. Il est possible que si la Chine avait fermé ses aéroports très tôt, en novembre 2019, le Covid-19 n’aurait pas déclenché de pandémie. Corrélativement, chez les animaux, les épidémies sont notamment portées par les animaux migrateurs.

Aussi loin qu’on remonte dans le temps, les épidémies peuvent décider de l’issue d’une bataille. Qu’on pense à la guerre d’Éthiopie où l’on doit remercier le bacille de la typhoïde. Pendant la retraite de Russie de Napoléon, on a dénombré davantage de soldats français morts du typhus – maladie due à une bactérie du groupe des Rickettsies – que tués par l’armée russe. La peste, l’anthrax – ou charbon -, la dysenterie, le typhus, la typhoïde, le choléra, la gangrène gazeuse, le botulisme furent parmi les maladies étudiées comme vecteurs possibles de propagation d’épidémies, et aussi comme base de l’arme bactériologique. En Asie, le riz permettait d’attirer les rongeurs qui, une fois piqués par les puces, devenaient à leur tour porteurs de Y. pestis, découvert durant une épidémie de peste à Hong Kong. Cette épidémie a donné l’occasion au Japonais Shiro Ishii d’inoculer ce bacille à plusieurs prisonniers servant de cobayes, dès 1933, puis lors de la guerre contre les Etats-Unis où des prisonniers furent employés.

Les épidémies ont un impact socio-économique évident. La première constatation réside dans l’inégalité sociale dans la mort qu’elles causent (3). Ainsi le Covid-19 a-t-il fait beaucoup plus de victimes chez dans la population noire que dans la population blanche, à Washington notamment. Lors de la peste à Londres, en 1349, les autorités construisirent un très grand cimetière appelé Smithfields pour enterrer le plus grand nombre de victimes possible, ce qui aux yeux des croyants permettrait à Dieu « de reconnaître les siens », au jour du Jugement Dernier. Bien que le chroniqueur de l’époque ait écrit que les riches autant que les pauvres n’ont pas été épargnés, les recherches archéologiques, dans ces cimetières, ont révélé des inégalités sociales et économiques. La peste est revenue en Angleterre au XVIIe siècle, et là encore, se sont produits des affrontements socio-politiques.

Au XVIe siècle, en Amérique du Nord, la variole a affecté les communautés Cherokee, tuant 30% des personnes infectées. Les conditions sociales en cette période coloniale ont amplifié l’impact des facteurs biologiques. Plus tard au XVIIIe siècle, une épidémie de variole a encore eu lieu au Sud-Ouest des Etats-Unis. Elle a coïncidé avec les attaques contre les communautés Cherokee, où les britanniques ont brulé les fermes et forcé les habitants à fuir leur maison, causant la famine et l’expansion de la variole.

Quelles seront les conséquences politiques, sociales et économiques de la pandémie Covid-19 ? Interrogeons encore l’histoire, surtout au cours de cette Anthropocène (4). Les pandémies sont les inévitables compagnons de l’expansion économique. Sous l’Antiquité, des réseaux commerciaux interconnectés et des villes très peuplées avaient déjà rendu les cités plus riches mais aussi plus vulnérables, tout comme notre économie mondiale intégrée. Les effets du Covid-19 seront cependant très différents de ceux des virus du passé qui frappaient des populations bien plus pauvres et dotées de moins de connaissances sur les virus et les bactéries. Le nombre de victimes devrait être bien moindre que celui de la peste noire ou de la grippe espagnole mais, toutes proportions gardées, les catastrophes sanitaires d’antan peuvent donner des indications sur les changements que risque de connaître l’économie mondiale face au coronavirus.

Le coût humain des pandémies est terrible mais les effets à long terme sur l’économie ne le sont pas toujours. La peste noire a fait un nombre de victimes stupéfiant – entre un et deux tiers de la population de l’Europe d’alors ! – et elle a naturellement laissé des cicatrices durables. Cependant, au sortir de cette peste, les terres arables vacantes sont soudain devenues abondantes. Ce qui, ajouté à la pénurie brutale de main-d’œuvre, a renforcé le pouvoir de négociation des paysans face aux propriétaires terriens et a contribué à l’effondrement de l’économie féodale.

Vers une nouvelle Anthropocène

Le confinement nous a contraints à limiter notre genre de vie, devenu excessif dans certains cas, par exemple, au niveau voyages en avion avec à la clé des week-ends passés dans un aéroport inconfortable, attractions diverses, restaurants rassemblant un grand nombre de personnes dans des espaces restreints. Certes, cet épisode de confinement a été pénible pour les commerçants, les industriels, les viticulteurs, les chauffeurs de taxis, les professionnels de la culture, les artistes, les organisateurs des expositions, les étudiants, etc. Ainsi que pour tous ceux qui durent soigner les malades, évidemment…

Par contre, pour le consommateur pas trop exigent, cela a parfois été une expérience plutôt bénéfique, sur le plan économique comme sur le plan culturel. Il a fallu réinventer des loisirs at home avec la lecture et, à cette occasion, les enfants ont fait preuve de créativité, ce qui est manifestement positif. Le silence et le calme ont réapparu, l’air est redevenu normalement respirable et la production de gaz à effet de serre a été réduite de 7%, se rapprochant ainsi de la norme prévue par les Accords de Paris.

Quand tout redeviendra possible, il serait bon d’en tirer la leçon et de limiter les voyages en avion pour satisfaire les jeunes qui, dans les manifestations, arboraient des pancartes où on pouvait lire : « Moins de kérozène, plus de chaleur humaine« , réduire les déplacements qui ne sont pas indispensables et acheter localement. Il est souhaitable que des hommes politiques responsables fassent peser de tout leur poids des arguments en faveur d’une nouvelle Anthropocène où l’économie rejoint l’écologie…

Notes :

Le Covid-19 chez les malades hospitalisés, et augmentent même le risque de décès et d’arythmie cardiaque. The Lancet a cependant annoncé, le 4 juin, le retrait de cette étude, publiée le 22 mai. Elle avait été suivie, en France, d’une abrogation de la dérogation permettant l’utilisation de cette molécule contre le Covid-19 et la suspension d’essais cliniques destinés à tester son efficacité.

(2) D’après L’histoire des pandémies, dans Courrier International 1537 (16 avril 2020), 34-35.

(3) Blow Ch. (2020), Les Noirs en première ligne. Courrier International 1537 (16 avril 2020), 24; Wade L. (2020), An unequal blow. Science Weekly News, May15, pp. 700-703. DOI: 10.1126/science.368.6492.700

(4) Terme introduit par Paul Josef Crutzen pour désigner la période géologique qui a suivi la Révolution industrielle.

Manger sain, oui, mais quoi et pourquoi ?

Partage d’une expérience enrichissante et conviviale à Ottignies- Louvain-la-Neuve. Message des membres de la locale de Nature & Progrès du Brabant-Ouest

« Notre santé est trop précieuse pour la confier à l’industrie agro-alimentaire dont la préoccupation première n’est certainement pas la santé ni le bien de la planète. Prenons les choses en main nous-mêmes. On peut trouver, autour de nous, des gens et des associations qui nous aident. »

Dans le souci d’adopter une alimentation qui contribue à notre bonne santé, ces membres se sont questionnés : sur leurs habitudes alimentaires, sur la pratique d’un régime strict, sur l’impact de leur consommation… Sommes-nous vraiment maîtres de notre alimentation ou subissons-nous la marchandisation du système agro-alimentaire moderne ?

Par Elise Jacobs

Introduction

Est née alors la volonté d’organiser un « Cycle sur l’Alimentation Saine et Durable » qui a englobé plusieurs conférences participatives. Ce projet s’est développé dans le cadre des activités d’éducation permanente de Nature & Progrès afin d’entamer une réflexion collective sur le sujet mais aussi dans le but de rencontrer des personnes soucieuses de la qualité de leur alimentation.

« Je me sens consomm’actrice car je suis persuadée que c’est une bonne voie vers l’autonomie et la gestion de sa santé mais aussi un bon choix pour notre Terre Mère et les petits producteurs. »

Environ soixante personnes sont venues assister aux conférences. La plupart des participants étaient à la recherche d’une alimentation pouvant améliorer leur santé mais qui soit aussi en accord avec les valeurs que partage Nature & Progrès, comme l’écologie, le respect de la vie et de la terre.

« J’ai apprécié la possibilité de confronter pas mal de points de vue et d’avoir des discussions intéressantes sur des questions que je me pose depuis plus de vingt-cinq ans. »

Le cycle a englobé six conférences-débats et une balade à la découverte des plantes sauvages et comestibles. Elles avaient pour objectifs d’informer, de valider ou de remettre en question les idées préconçues sur le concept de l’alimentation saine et durable mais également de s’informer sur différentes pratiques alimentaires, telles que la naturopathie, l’alimentation ancestrale, le gluten, les légumineuses et le jeûne. Nous avons abordé notamment l’impact de nos habitudes alimentaire sur la santé, l’environnement et le climat.

In fine, tous les conférenciers ont transmis le même message : l’urgence de revenir à une alimentation raisonnée qui soit en accord avec nos besoins morphologiques, notre mode de vie, les aléas de l’existence et le lieu où l’on vit. Une bonne santé est inévitablement liée à une alimentation variée et locale qui passe par des produits frais issus de l’agriculture biologique.

Les six conférences du cycle

– 3 octobre 2019 « Existe-t-il un régime type pour toutes et tous ? », par Régis Close, naturopathe,

– 7 novembre 2019 « Alimentation ancestrale v/s moderne : quel impact sur la santé ? », par Yves Patte, coach en nutrition,

– 5 décembre 2019 « Le gluten, faut-il en avoir peur ? », par Myriam Francotte, naturopathe et thérapeute énergicienne,

– 16 janvier 2020 « L’urgence nutritionnelle en lien avec les enjeux environnementaux », par Lucie Bailleux, diététicienne – micronutritionniste,

– 13 février 2020 « Protéines vertes et légumineuses… Chiche ! », par Françoise Hendrickx, sciences psychopédagogiques et sciences de l’environnement,

– 12 mars 2020 « Le jeûne thérapeutique a-t-il une place dans notre alimentation ? », par Fatiha Aït Saïd, praticienne de santé, naturopathe, formatrice et fondatrice de l’ISNAT.

« Au bout de six conférences, je constate que c’est vraiment à nous de trouver ce qui convient le mieux à notre santé. Végétarisme ou pas ? Légumineuses ou pas ? Toujours en étant vigilants sur la qualité des produits. »

« Ces conférences ont consolidé mes arguments en faveur du temps que je dédie à mon potager ou à aller chez mes voisins producteurs. Aujourd’hui, encore plus qu’hier, je prends plaisir à cuisiner moi-même et à aller vers des nouvelles recettes en intégrant davantage de variétés locales dans mes menus. »

L’alimentation idéale existe-t-elle ?

Nous pouvons retenir qu’il y a une base commune à respecter : manger des fruits et légumes frais, issus de l’agriculture biologique, de saison, de proximité et le moins transformés possible. Manger de la viande, du poisson – pour ceux qui en mangent – issus de pratiques biologiques et si possible de proximité, ce qui, grâce au contact direct avec les producteurs, nous apporte un gage de qualité et de confiance. Il vaut mieux aussi éviter les excès, de sucre et d’alcool, par exemple.

L’alimentation idéale n’existe pas vraiment, pour preuve, on peut observer différentes intolérances liées à certaines pathologies. Les conférences nous ont montré qu’il faut adapter notre régime alimentaire aux spécificités de notre morphologie et de notre routine quotidienne. Et parce que, tout simplement, certaines personnes digèrent mieux certains aliments que d’autres… C’est à chacun, chacune d’entre nous, d’apprendre à se connaître, de faire preuve de bon sens. Voire de se faire accompagner par un nutritionniste et/ou naturopathe pour adapter au mieux son alimentation.

Nous avons aussi compris l’importance de revenir à des habitudes saines, comme de savoir cuisiner des aliments non transformés qui est la garantie de manger des produits non contaminés par des additifs alimentaires. Savoir bien gérer ses stocks permet d’éviter le gaspillage alimentaire.

« Je me considère comme consomm’actrice pour l’alimentation, en veillant à avoir des produits bio, de saison et de proximité, en refusant les produits issus de l’industrie agro-alimentaire. Et pour le reste, en essayant de privilégier le zéro déchet, le seconde-main, le recyclage et la sobriété. »

Des habitudes alimentaires renouvelées

Une autre évidence est mise en lumière : par rapport à notre enfance, nos habitudes alimentaires ont changé. Soit, nous mangeons plus de riz et de pâtes, et moins de viande et de graisses. Soit, après avoir connu des problèmes de santé ou parce que l’on est devenue maman, notre rapport à l’alimentation a changé. Nous comprenons qu’elle joue un rôle fondamental dans notre bonne santé. Nous commençons à lire, à nous renseigner, à nous former et à penser différemment. Nous remettons en question ce qu’on nous vend en promo ou par vague de mode alimentaire car nous comprenons que ce sont des inventions de marketing et de la société de consommation. Le choix va même, pour certaines, de ne plus se fournir en grande surface. Nous ne sommes, de cette manière, plus soumises ni influencées par le marketing.

« Je suis curieuse et j’aime tester ce que je ne connais pas mais cela reste toujours dans les limites de mon alimentation habituelle : bio, de saison et proximité. »

Un message aux jeunes générations

Privilégiez le bio : non seulement parce qu’il réhabilite les sols mais aussi parce que, dans la plupart des cas, ce choix permet aux producteurs de vivre plus décemment de leur labeur. Privilégiez les producteurs locaux car, ce faisant, ils privilégient, dans le même temps, l’emploi et diminuent l’empreinte carbone liée aux transports.

Essayez d’organiser le fait de cuisiner de manière ludique en vous débarrassant des vieux clichés « maman dans la cuisine et papa au salon devant la télé », c’est vraiment has been !

Privilégiez le « fait maison », plutôt que les plats cuisinés du commerce, afin d’améliorer l’équilibre alimentaire et ne pas encourager l’obésité.

Que le moment des repas redevienne un vrai moment privilégié, de partage, de dialogue et pas avec chacun dans sa bulle, prêt à réagir au moindre bip de son smartphone, trop souvent à portée de regard. Faites-en une bulle familiale plutôt que le prolongement de chaque bulle individuelle, individualiste…

Manger bio, local et de saison est-il accessible pour tous ?

Lorsque l’on commence à se questionner sur la manière d’améliorer la qualité de ses aliments, les alternatives surgissent rapidement. On commence à lire les étiquettes et on cherche des points de vente en accord avec ses valeurs. Et, si on continue d’aller en grandes surfaces, on priorise les marques labellisées bio.

Il y a de plus en plus de petits producteurs et de magasins bio partout en Wallonie. Les Groupes d’Achats Communs – GAC, GASAP -, nous donnent accès aux huiles, farines, fruits, etc. qui sont produits en bio et en Europe.

Si nous en avons le temps, la possibilité, la patience et l’envie, avoir son propre potager est un atout supplémentaire car il n’y a pas mieux pour être sûr de la qualité. En plus d’avoir un impact presque zéro en termes de pollution ou de produits nocifs, de déchets, de transports et d’emballages…

Comme nous aimons toutes le café et/ou le chocolat, notre solution est de nous diriger vers des produits du commerce équitable.

« Non, se nourrir en bio ne coûte pas forcément plus cher ! »

Cependant, nous devons reconnaître que ces nouveaux comportements impliquent que toute la famille doive suivre ce changement, ce qui n’est pas évident ! Et qu’il faut faire des efforts pour adapter notre budget ou comment nous choisissons de le dépenser. Des efforts sont aussi demandés pour sélectionner et prioriser nos achats, pour nous déplacer jusqu’à la ferme de notre région, pour prendre le temps de cultiver un potager et, surtout, pour prendre le temps de cuisiner. De beaux défis à relever !

« Ce n’est pas toujours facile. Mais c’est important pour la planète. »

Nous nous laissons évidemment encore tenter par des écarts. Mais lorsque qu’on oriente son engagement vers un autre type d’alimentation, la marche arrière est rare. Et les réflexions pour s’améliorer nombreuses.

« Mon potager contribue beaucoup à mon alimentation saine. Nous privilégions les légumes, les herbes aromatiques, les petits et les grands fruits du jardin. Et aussi les plantes sauvages du fond du jardin, ainsi que les récoltes lors de balades. »

Un message aux politiciens

Renforcez la lutte contre les pesticides et les OGM, écoutez les voix des scientifiques indépendants qui vous alertent sur le déclin de la biodiversité et la pollution émanant des mauvaises pratiques.

Donnez les moyens d’instaurer des vrais contrôles dans les abattoirs, pour le respect des animaux, l’interdiction de l’abattage sans étourdissement et l’obligation de mentionner les pratiques d’abatages sur les emballages de viande afin de rendre le consommateur conscient de son propre choix.

N’importez pas des aliments que l’on a ici !

De grâce, arrêtez de vous laisser mener par le bout du nez par l’industrie agroalimentaire pour des raisons soi-disant économiques ! C’est un leurre. L’économie peut prendre un autre chemin et la tendance s’inverse tout doucement…

Les gens sont de plus en plus conscients que c’est leur demande qui crée l’offre, et pas l’inverse.

Une agriculture locale pour nourrir correctement les gens

Bien sûr qu’il y aura toujours une économie. Passée la crise du Covid-19, nous n’allons pas tous nous transformer subitement en statues de sel. Bien sûr que les états la relanceront : ils sont là pour cela ! Mais quel cap vont-ils choisir ? Et d’ailleurs qu’est-ce qui germe déjà au cœur de nos sociétés et qui sera sans doute incontournable ? Toute la question est là. Voici quelques observations issues du « confinement », qui n’ont certes pas la prétention d’épuiser la question, et une proposition majeure, tout de même, pour transformer notre agriculture…

Par Marc Fichers

Introduction

Les débatteurs autorisés semblent considérer qu’il n’y aurait aujourd’hui que deux options défendables pour redémarrer l’activité :

– la plus simple, c’est le pansement : on sélectionne des secteurs en grandes difficultés et on déploie aides et accompagnements divers, en faisant allègrement tourner la planche à billets, dans l’espoir de redonner, à travers eux, un peu de souffle au mourant ;

– la plus compliquée est celle qui tient compte des réalités : on profite de la situation pour définir un cap audacieux mais qui paraît inévitable. C’est bien sûr l’option que nous soutenons et nous allons tenter d’étayer cette proposition en partant du secteur économique que nous vivons au quotidien, c’est-à-dire notre alimentation et notre agriculture…

Bien sûr, l’objection qu’on nous fera semble évidente : il s’agit justement du secteur économique qui n’a pas souffert de la crise. Beaucoup de gens n’ont sans doute jamais aussi bien mangé car ils n’avaient sans doute plus que cela à faire pour tromper leur angoisse… Mais, au-delà de cette apparence de prospérité, certains constats navrants n’ont pas fait la une de nos journaux. Et d’autres sont sans doute généralisables car la crise globale ne date évidemment pas d’hier. L’agriculture et l’alimentation non plus d’ailleurs…

Covid-19 : une loupe impitoyable sur nos erreurs

Avant le Covid 19, fait-on mine de prétendre aujourd’hui, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes… En réalité, l’agriculture wallonne produisait à profusion et on laissait croire aux Wallons qu’elle nourrissait la population locale. Quel incroyable mensonge ! Car que voit-on dans les champs et les fermes dont sommes entourés ? Le tableau est assez facile à brosser :

– de vastes étendues de céréales mais qui ne servent guère à nourrir ceux qui vivent à proximité : deux petits tiers sont donnés au bétail, un quart est volatilisé en biocarburant, et le reste produit, en effet, un peu de farine…

– des champs de patates à perte de vue : pourquoi la Wallonie a-t-elle à ce point développé cette culture ? Par goût de la frite ? Pas seulement car nous produisons à peu près dix fois ce que nous consommons… Notre région – enfin, quelques usines à chips – s’enorgueillit d’exporter un partout dans le monde, en « croquant » bien sûr elle-même les importantes nuisances dues aux pesticides ;

– des élevages de porcs et de poulets qui fournissent également les marchés d’exportation mais en petites quantités, heureusement, par rapport à nos voisins flamands et hollandais ;

– des vaches laitières dont la production se retrouve bien dans nos bouteilles – et un peu dans nos fromages et notre beurre – mais est surtout exportée sous la forme de poudre de lait…

En résumé : de gros bateaux arrivent chez nous remplis des céréales pour faire notre pain, avec du soja et du maïs pour nourrir notre bétail… Puis ils repartent comme ils sont venus mais pleins de frites surgelées ! Cherchez l’erreur !

Le bénéfice pour le Wallon est, en effet, des plus discutables : il subit la pollution de plus de trente mille hectares de culture de pommes de terre – une des plus pulvérisées qui soient – pour le seul et unique bonheur d’expédier sa frite légendaire à l’autre bout du monde. En production laitière, le bilan n’est guère plus rose puisque la poudre de lait que nous exportons jusque sur les marchés africains concurrence la production locale et met en grave péril les petits fermiers locaux. Cette peu glorieuse course à l’import-export pouvait encore durer longtemps si un petit virus, particulièrement vicieux, n’était pas venu enrayer la machine… La crise du Covid-19 a tout stoppé net, en quelques jours à peine ! Car, si le transport s’arrête, le flux des matières premières s’arrête avec lui. Terminés les marchés d’exportation, terminée l’arrivée massive du soja américain. La première conséquence fut un effondrement des marchés : la patate wallonne, aujourd’hui, ne vaut pas plus que le pétrole de l’oncle Trump ! Pareil pour les œufs, la viande de poulet et la viande de porc… Faut-il en rire ou en pleurer ?

Manger bio : la valeur refuge

Les consommateurs, eux, ont modifié leur comportement d’une façon que certains ont jugée étonnante : ne se sont-ils pas rués sur les produits simples, et notamment sur les paquets de farine ? Au point que certains petits conditionnements furent rapidement en rupture de stock ! Vous savez quoi ? Eux aussi venaient de Chine… Plus sérieusement, nos concitoyens ont fait la part belle aux produits bio, marquant une nette préférence pour les magasins de producteurs, à tel point que ceux-ci sont aujourd’hui dépassés par l’ampleur du travail à fournir, mais tellement heureux que leur choix soit une fois de plus plébiscité. Plus généralement encore, les gens semblent avoir redécouvert les joies de jardiner et de cuisiner : les rayons de semences potagères furent littéralement dévalisés, en commençant bien sûr par les semences bio… Nombreux sont enfin ceux qui se sont mis à faire leur propre pain, en poussant la recherche d’autonomie jusqu’au bout, puisque le mot qui sortit en tête dans les moteurs de recherche, au début du confinement, était le mot « levain »…

Comment comprendre pareils comportements ? Quand on achète du « prêt-à-porter », on s’offre surtout l’illusion « qu’il n’y a rien à faire », le sentiment de « gagner du temps ». Pareille illusion peut fonctionner pour des gens très occupés… Mais ce qui est tout-fait, hélas, on ne sait plus vraiment ce que c’est, on ne sait plus comment ça marche. Bref, cela perd vite son sens. Et quand le consommateur a de nouveau un peu de temps pour y penser, il s’interroge, il veut faire lui-même, pour mieux faire, pour remettre du sens dans sa consommation… Ceci étant dit, les fondateurs du l’agriculture biologique étaient déjà conscients que l’industrialisation de l’alimentation ne nourrirait pas la confiance. Et, depuis quarante ans, une association comme Nature & Progrès prône une relocation de l’agriculture car, à une consommation locale, doit correspondre une production locale. Plaider pour une agriculture biologique respectueuse de l’homme et de l’environnement, le consommateur l’a maintenant bien compris, c’est revendiquer la nature globale de sa mission qui ne se limite pas, loin s’en faut, à la seule valeur marchande de ce qu’elle produit. Une agriculture vraiment moderne n’est donc plus pensable que dans la proximité, au sein d’un marché local où le consommateur peut se rendre compte que « ses aliments ont un visage« .

La réalité d’aujourd’hui est celle-là et pas le mirage insensé de marchés mondiaux où les productions sont standardisées et interchangeables, où l’humain est méprisé au point de feindre s’en débarrasser par le recours aux pires méthodes industrielles… Construire un futur qui fonctionne suppose l’abandon de bien des chimères et doit, en matière agricole, avant tout s’inscrire dans un plan de transition pour l’alimentation qui s’appuie sur les valeurs de l’agriculture biologique ! C’est clairement le souhait manifesté par nos concitoyens durant cette crise.

Un basculement progressif et programmé

Nul ne laissera, bien entendu, tomber les entreprises agricoles conventionnelles. Il faut cependant les aider à surmonter la crise actuelle – et toutes les suivantes ! – en les orientant vers une agriculture d’avenir. Or le chimique et le tout à l’exportation ne sont plus des choix d’avenir, il faut avoir aujourd’hui la lucidité de l’admettre. Il n’y a plus de place, au sein d’une politique agricole raisonnable, pour des aides à l’exportation de pommes de terre. Au contraire, la priorité doit être donnée au développement d’autres cultures car la toute grande majorité des légumes consommés en Wallonie sont importés de Flandre, ou d’ailleurs. Et c’est pareil pour de nombreux autres produits : qu’on aille seulement vérifier dans les magasins le peu de produits « made in Wallonie » qui y sont vendus ! Le produit local y a la seule fonction de produit d’appel, ce qui revient en somme à prendre le Wallon pour un gogo, merci pour lui ! Mais la bonne nouvelle est que le marché est largement ouvert et tant qu’il y aura des fromages étrangers dans nos magasins – n’en déplaise à l’amateur de cheddar ou de gorgonzola -, eh bien, il y restera une place à prendre pour ceux que fabriquent, avec une compétence incontestée, nos producteurs de Wallonie…

Le basculement de notre agriculture – car il s’agira bien d’un basculement – ne se fera pas d’un simple claquement de doigts. Tout est à construire, du système de conseil aux agriculteurs aux structures performantes de commercialisation – il n’existe, par exemple, dans notre région rien qui ressemble à une criée. Nous ne serions donc capables que de produire mais totalement inaptes à vendre nous-mêmes ce que nous faisons ! Celui qui se lance dans la production légumière doit, par exemple, aller en Flandre s’il espère écouler sa récolte, ou se découvrir des talents insoupçonnés de commerçant alors que, la plupart du temps, il a déjà dû s’improviser transformateur. Nos agriculteurs doivent-ils devenir de véritables « couteaux suisses » ? C’est quand même beaucoup leur demander.

Nous avons exposé, au fil de nombreux articles parus dans les pages de Valériane, l’opportunité incroyable que constitue la filière céréalière dans un pays où les gens aiment le pain. Mais nous avons grand besoin de moulins et de meuniers, ainsi que de boulangers formés à travailler les farines locales. Nous avons grand besoin de variétés de céréales adaptées aux conditions pédoclimatiques de notre région. Nous posons une seule question : qu’est-ce qu’on attend ? Un autre virus ?

Des campagnes empoisonnées

Nos campagnes – et ce n’est pas nouveau – étouffent sous les pesticides ! A ceux qui en font encore un combat idéologique d’arrière-garde, nous disons simplement que ces technologies de la mort n’ont jamais rien résolu : les ravageurs pullulent, pire, ils se développent de façon exponentielle, la biodiversité étant, par leur faute, extrêmement mal en point. Les cultures biologiques démontrent pourtant, à chaque saison qui passe, que s’en passer pour cultiver est, non seulement possible mais constitue surtout un bienfait inestimable pour notre qualité de vie. Un bienfait malheureusement oublié, un peu comme dans un ciel de confinement, d’un bleu immaculé, que ne strient pas les trainées de condensation des avions…

Est-il encore normal, intellectuellement honnête et politiquement responsable, que des moyens publics soient toujours alloués à la recherche et à l’encadrement, dans le but d’optimaliser l’usage des pesticides ? Pourquoi ne pas les donner plutôt aux fabricants de tabac ? N’est-ce pas scier la branche sur laquelle nous tentons de nous asseoir, préparer le cancer qui nous emportera ? Il n’existe plus le moindre doute sur le fait que les agriculteurs de bonne volonté n’en ont absolument plus besoin. Quant à ceux qui persistent dans la voie du chimique, ils connaissent pertinemment, hélas, la meilleure façon de traiter. Plus besoin de les y former… Nous avons, par contre, un pressant besoin d’une recherche et d’un accompagnement performants sur la conduite des cultures sans pesticides. Persister à s’interroger sur la possibilité de telles cultures revient à nier ce que le bio démontre jour après jour. Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut entendre !

Des outils sont là qui doivent nous permettre de réaliser cette transition de notre agriculture et de notre alimentation : la Politique Agricole Commune (PAC) européenne indique, par ses subventions aux agriculteurs, quel sera l’avenir de nos campagnes. Ses aides doivent toutefois être orientées, en priorité, vers le soutien à l’agriculture biologique afin que l’objectif de la Déclaration de Politique Régionale – 30% de bio en 2030 – puisse être atteint. Un tel résultat, quoi qu’il arrive, sera positif pour notre santé, pour notre environnement et pour notre économie. Quel autre plan ambitieux peut en dire autant ? Les subventions pour l’élevage doivent également être modifiées en réorientant les moyens financiers vers des fermes visant l’autonomie et en développant la culture des protéagineux afin d’arrêter les importations de soja. Les prairies, si elles sont bien menées, permettent l’autonomie des fermes et apportent une plus-value importante en termes de biodiversité. Développer la biodiversité est désormais une évidence pour nos concitoyens. Ce ne peut plus être une simple option mais constituer le fondement même de toute culture.

Ces mesures indispensables, le secteur agricole ne peut les mettre en œuvre seul ! Sachons donc nous inspirer de ce qui, contre vents et marées, a construit l’agriculture biologique, portée depuis plus d’un demi-siècle par le rassemblement de producteurs et de consommateurs. Constatons que, si nos campagnes ne nous nourrissent plus, c’est avant tout parce qu’elles sont insuffisamment tournées vers celles et ceux qu’elles nourrissent. Qu’est-ce, dès lors, qu’un ministère de l’agriculture ? Celui qui administrera l’extrême-onction au dernier des fermiers wallons ? Ne serait-il pas beaucoup plus pertinent d’en faire un véritable ministère de l’agriculture et de l’alimentation dont la mission première serait de nourrir ceux qui l’entourent, et non de vendre des frites aux antipodes. La demande fondamentale du consommateur est de pouvoir acheter, en pleine confiance, un aliment sain, produit par une personne qu’il peut rencontrer et interroger. N’est-ce pas ce qu’il a prioritairement exprimé, pendant la crise que nous venons d’affronter, en prenant d’assaut les magasins de nos producteurs ?

L’état qui perd le contrôle…

Aujourd’hui, même la police fait appel à des bénévoles pour lui confectionner des masques. Les gens sont heureux de faire acte de civisme en donnant un peu de leur temps mais s’inquiètent que l’état, aux mains de gestionnaires acquis aux méthodes néo-libérales, ait clairement manqué à ses devoirs élémentaires. Veillons à ce qu’une telle faillite étatique ne gagne jamais notre approvisionnement alimentaire…

Pourtant, notre agriculture, quoi qu’on en pense, ne nous nourrit pas, et c’est là une volonté strictement politique ! Contre le gré du consommateur proche, soucieux de la denrée finement manufacturée, notre agriculture sert la grande exportation en produits bruts, ou fournit carrément de l’énergie. Or c’est exactement l’inverse qu’il faut faire aujourd’hui : la nouvelle économie agricole doit avant tout s’efforcer de nourrir une population locale exigeante, en intégrant éventuellement une marge d’exportation qui compense nos importations en café et en huile d’olive, par exemple… Mais si l’agriculture actuelle s’obstine à ignorer les besoins de la population environnante, c’est surtout parce que le peu de gros agriculteurs qui nous reste a perdu tout lien avec les consommateurs. Et que le consommateur abruti par des publicités idiotes ne connaît plus grand-chose aux réalités agricoles… Acquis à la logique absurde de ceux qui nous gouvernent, les choix des agriculteurs n’ont plus aucun rapport avec la qualité mais reposent uniquement sur des données macroéconomiques, sur la logique agroindustrielle qui transporte vers des marchés lointains de l’ingrédient sans grande valeur intrinsèque et sans intérêt pour le consommateur local. Mais, on le sait, les marchés ne sont jamais responsables de rien. Les marchés sont de grands irresponsables ! Quand ils vendent des armes, ils ignorent le doigt anonyme qui appuie sur la gâchette. Quand ils vendent de la nourriture, ils méconnaissent la bouche malnutrie qui est tout au bout d’un interminable circuit… Le denier public peut-il vraiment servir pareille obscénité ?

Incohérences…

Certes, il est bien difficile l’art de la cohérence. Et l’erreur étant humaine, la perfection n’étant pas de ce monde, nous aurions bien tort de nous tracasser outre mesure. Et pourtant… L’autocritique et la réflexion sont la substance même de la citoyenneté active, et s’amuser à réfléchir n’est certainement jamais une perte de temps. Le risque de perdre le fil de nos pensées n’est pourtant jamais bien loin. Voilà pourquoi l’ami François nous aide à en remettre quelques-unes sur leurs rails…

Par François Couplan

Introduction

Cela commence à faire quelque temps que j’observe le monde dans lequel j’évolue. J’avais douze ans lorsque j’ai vraiment pris conscience que ce que les gens disaient n’étaient pas ce qu’ils faisaient. Et aujourd’hui, je reste étonné par notre capacité à vivre en décalage avec les idées que nous professons. Oh, je ne fais pas mieux que les autres, certes, mais je voulais partager avec vous quelques réflexions qui nous concernent particulièrement.

L’attrait grisant de la permaculture

Pendant mon long séjour de dix années dans l’ouest des États-Unis, je vécus à plusieurs reprises dans des communautés établies à la campagne ou en ville. J’y apportai mes compétences, appréciées, en matière de plantes sauvages comestibles, mais ne manquai pas de m’intéresser aux méthodes culturales « nouvelles » qui commençaient à faire recette. C’est ainsi que je découvris, dès le milieu des années septante, l’agriculture naturelle de Masanobu Fukuoka, agronome japonais animé par une belle philosophie ou la French intensive method of gardening, dont je n’avais jamais entendu parler lorsque je vivais dans l’Hexagone, mais qui était basée sur les techniques des maraîchers parisiens du XIXe siècle. De toutes ces méthodes, c’est la permaculture qui me marqua le plus. Cet ensemble de pratiques concrètes avait été imaginé par deux écologistes australiens, Bill Mollison et David Holmgrem, dont je lus avidement les deux premiers ouvrages, Permaculture 1 et 2 – par la suite, je traduisis le second en français. Ce « système intégré et évoluant d’espèces d’animaux et de plantes pérennes utiles à l’homme », destiné à développer une « agriculture permanente », me paraissait intéressant, car il prenait en compte l’ensemble des êtres existant sur le terrain et prônait un travail avec la nature plutôt que contre elle, en commençant par l’observation approfondie des écosystèmes locaux. Ce que j’y appréciais particulièrement était la place accordée à des parcelles totalement livrées à elles-mêmes, qui servaient en quelque sorte de « réservoir de nature » – la fameuse « zone 5 ».

Ce concept me paraissait aller bien plus loin que celui de l’agriculture biologique, qui était alors en pleine éclosion en France avec l’association Nature & Progrès. Ses partisans prônaient l’abandon des pesticides et une utilisation massive du compost dont la préparation permettait de recycler tous les déchets végétaux, la couverture du sol pour limiter l’évaporation et contenir les adventices, le « complantage » de divers légumes et plantes aromatiques : toutes ces techniques me paraissaient certes très positives. Mais lorsque j’entendais les agriculteurs et les jardiniers bio se plaindre des « mauvaises herbes » qui « salissaient » leur terrain et qu’il fallait absolument éradiquer, je ne pouvais m’empêcher d’être choqué par cette haine à peine dissimulée. L’attitude des permaculteurs en cette matière me paraissait beaucoup plus ouverte et ils me consultaient souvent sur l’utilisation de telle ou telle plante qui poussait spontanément sur leur terrain. Mais nous étions à peine en 1980…

Nombril du monde ?

Le temps passa. L’agriculture biologique devint européenne et perdit grandement de sa substance. La réglementation devint de plus en plus laxiste, afin de donner aux producteurs une marge de manœuvre accrue. Le cahier des charges de Nature & Progrès, contraignant, garantissait non seulement la qualité des produits, mais aussi la sincérité des agriculteurs. Aujourd’hui en Europe, d’immenses exploitations « bio » produisent en monoculture des légumes ou des fruits vendus dans les grandes surfaces. On peut, c’est selon, se réjouir ou se désoler de cette évolution mais, connaissant l’être humain, elle me semble en tout cas bien normale…

De même, la permaculture a évolué : c’est bien souvent devenu une mode qui n’a plus grand-chose à voir avec la vision de ses concepteurs, et un ensemble de techniques plutôt qu’une conception du monde. Le principe, considérablement assoupli, peut s’adapter aussi bien à de petits jardins qu’à de grandes surfaces « permacoles » et inspire aussi bien les amateurs que les professionnels. La planification de l’exploitation, son découpage en plusieurs zones et l’intégration de différentes méthodes de culture pour obtenir une productivité maximale sont, il est vrai, toujours à l’ordre du jour. Mais sur les petites surfaces, ce qui est généralement le cas, il est devenu habituel de faire passer la « zone 5 » à l’as – vous savez, celle qui était laissée sauvage, que l’on ne travaillait pas. Évidemment, quand on a peu de terrain, une friche intouchée est considérée comme du gaspillage. Mais le souci est que l’on a toujours trop peu de terrain, même quand on en a beaucoup, comme dans le cas des cultures de marché. Et certains n’hésitent pas à faire appel au bulldozer pour modifier drastiquement leur terrain avec l’idée, sans doute justifiable, de créer des habitats variés, propices à la « biodiversité ». D’ailleurs, il faut le dire, Mollison et Holmgrem eux-mêmes y avaient parfois recours. Et en analysant bien leurs idées, on s’aperçoit que la « zone 5 » était là, non pas pour elle-même, mais pour répondre aux besoins éventuels de l’homme : une bonne rasade d’anthropocentrisme – l’homme est, en fait, au centre de la notion même de permaculture. Que dire, si ce n’est qu’il me semble y avoir tromperie sur le principe du « travail avec la nature » ? Peut-être simplement parce que le terme de « nature » n’a pas été bien défini au départ… : pour moi la « nature » est tout autre chose que la « campagne », mais où existe-t-elle encore dans nos régions ? Le débat mériterait d’être développé mais, quoiqu’il en soit, je constate une nette dilution de l’esprit de départ pour aller vers toujours davantage de mainmise de l’homme sur l’environnement qui lui a été confié, ou sur lequel il s’est arrogé des droits, comme vous voudrez. On analyse, on planifie, on optimise… On reste le nombril du monde !

Vers une "agriculture adaptée" ?

C’est pour cela que je pense maintenant que le « retour à la terre » qui fut à la mode dans les années septante n’aurait pas été, pour moi, la voie à suivre : j’ai préféré partir vivre au fond des bois… Je suis persuadé que ceux qui l’ont pratiqué en ont retiré de grandes satisfactions et surtout une meilleure compréhension d’eux-mêmes et de leur rapport à la vie. Sans doute, certains se sont-ils découragés et ont-ils décidé de réintégrer cette société qu’ils rejetaient. Je pense que c’est faire preuve d’honnêteté, même si l’on peut aussi le ressentir comme un échec. Mais je fais deux constats.

Le premier est que l’agriculture biologique et la permaculture me semblent des formes de production de nourriture indispensables et performantes. Mais tenter de sauver le monde par ces techniques seules ne me paraît pas réaliste. Je relève, en effet, une contradiction majeure à la base de ces démarches.

La raison matérielle principale du dysfonctionnement actuel n’est autre que l’emprise démesurée de l’homme. Au point que la planète entière est dans un état critique. Ceux qui sont conscients du danger de cette situation aimeraient, à juste titre, que les actions humaines soient empreintes de plus de respect, afin de changer les choses. Mais ce respect nécessiterait une autre mentalité que celle que nous avons développée depuis dix mille ans, qui consiste, pour commencer, à imposer notre loi en exigeant que pousse à tel endroit ce que nous avons décidé plutôt que ce qui vient spontanément. Que ce soit dans l’agriculture biologique, la permaculture ou même l’agriculture « naturelle » – un bel oxymore ! -, l’homme dicte sa volonté par la mise en place d’espèces sélectionnées et transformées par son « génie », par la modification du milieu, la « gestion » du terrain et l’éradication des « mauvaise herbes » – le terme lui-même s’avère suffisamment parlant : la guerre est déclarée ! Mais je crois possible de faire la paix et de vivre un équilibre – sinon une harmonie peut-être utopiste – en prenant conscience de ce qui existe par soi-même, en apprenant à connaître végétaux, insectes et autres animaux, et en reconnaissant leur droit à la vie. Par la suite, avec cette attitude, il devient possible de favoriser des plantes choisies pour leurs qualités gustatives, nutritionnelles, voire symboliques, donc de cultiver, mais sans négliger l’apport possible des cadeaux de la nature. J’ai développé en ce sens voici quarante ans une « agriculture adaptée » qui avait, en son heure, soulevé un certain intérêt, mais dont mon nomadisme constant ne m’a pas incité à me poser en prosélyte.

L’abandon du productivisme

Et surtout, surtout, il me semble impératif de réduire ses besoins – peut-être pas aussi drastiquement que je l’avais fait à vingt ans en allant vivre dans la nature, mais avec toute la rigueur et l’honnêteté possibles. Je pense qu’il serait bon, en quelque sorte, de vivre le néolithique avec l’esprit du paléolithique, sans faire de passéisme ni de mysticisme. Au contraire, cela me paraît extrêmement moderne et pragmatique !

Il faut certainement, toutefois, abandonner la vision productiviste qui nous mène. Et c’est là mon deuxième constat. C’est que l’homme a tendance à systématiquement dévoyer les plus belles choses. L’agriculture biologique partait d’excellentes intentions, mais les réalités de la productivité l’ont trop souvent rattrapée. Les règles se sont assouplies car il ne faut pas mettre trop de pression sur les agriculteurs pour leur permettre d’avoir des marges décentes. Il faut assurer une production suffisante pour nourrir la population – plutôt que de l’inciter à réduire ses besoins car le commerce, voire la publicité, s’en mêle. Les « mauvaises herbes » sont bien enquiquinantes, et les « ravageurs » ne méritent que d’être éliminés, mais on n’a plus le droit d’utiliser des « produits chimiques » dans cette vision nouvelle : alors il faudra imaginer d’autres moyens peut-être un peu moins délétères mais certainement défavorables à l’équilibre, sur long terme, de tous les êtres vivant en un lieu donné. Il faudra concevoir de nouveaux outils de lutte dont on s’apercevra un jour des problèmes qu’ils auront engendrés… Certes, on a le droit de penser que la gestion de l’espace agricole par ces méthodes « douces » ou par le développement de nouvelles technologies pourra permettre de résoudre la quadrature du cercle et de cultiver de manière respectueuse de la nature, mais j’estime qu’une profonde réflexion personnelle est un préalable nécessaire et que ce ne sont pas que des techniques particulières qui l’autoriseront. N’oublions pas que l’enfer est pavé des meilleures intentions !

Nature & Progrès et l’éducation permanente

Nature & Progrès est une association reconnue dans le cadre du Décret relatif à l’éducation permanente ? De quoi s’agit-il ? Simplement de permettre à ses adhérents d’exercer pleinement leur citoyenneté dans le cadre des thématiques où l’association est active…

Mais encore ? De donner les moyens à ces adhérents de bien comprendre ce qui se joue à l’intérieur de ces limites, d’en parler, d’en débattre et d’exprimer démocratiquement un avis…

Toutefois, cette reconnaissance nous impose, de cinq en cinq ans, un grand exercice d’auto-évaluation dont voici de larges extraits : une demi-douzaine de réponses apportées, avec le concours de bénévoles de notre association, aux questions posées à cette occasion… De quoi relancer un nouveau cycle de réflexions et de discussions…

Synthèse réalisée par Dominique Parizel

Comment l’environnement de Nature & Progrès a-t-il évolué durant les cinq dernières années ?

L’avis de Nature & Progrès

L’attitude globale de nos concitoyens face au monde dans lequel ils vivent change rapidement. Porteurs de nouvelles préoccupations fortes, ils interpellent beaucoup plus le monde de l’éducation permanente et exigent des réponses crédibles. Ce constat a une double conséquence : d’une part, une prise de conscience accrue de notre utilité publique lorsque l’expertise dont nous sommes porteurs est en mesure de convaincre et, d’autre part, notre propre attitude qui évolue sous cette pression qui et devient de plus en plus dérangeante pour ceux qui sont investis du pouvoir économique et politique. Conclusion logique : ce pouvoir et ses représentants cherchent aujourd’hui manifestement à « nous calmer » ! Plus largement, Nature & Progrès a pu constater, ces cinq dernières années, une accélération importante du questionnement de la population, en général, reflet des marches des jeunes pour le climat, des manifestations des « gilets jaunes », de la crise des migrants, des diverses poussées populistes, des risques de délitement du projet européen à la suite du Brexit, etc. Nous sommes également témoins d’un intérêt croissant pour les problématiques environnementales dont nous voulons pour preuve la percée, dans notre pays et ailleurs en Europe, des revendications environnementales, lors des dernières élections. Face à la crise écologique globale, chacun entend, à présent, passer à l’action mais pareille accélération fait croître aussi le risque d’erreurs et de prises de décisions qui ne tiennent pas compte des expériences et des acquis. Nature & Progrès regrette, par exemple, le côté trop éparpillé des initiatives des « ceintures alimentaires » qui ne sont pas toujours une conséquence logique de l’expérience locale en matière agricole et alimentaire… Des voix s’élèvent aussi, au sein même de notre association, pour que nous cherchions à sortir, purement et simplement, l’agriculture du marché global. Ceci réunirait nos options déjà prises, en matière de décroissance notamment, à notre volonté fondamentale de protéger des appétits financiers les sols de nos régions et le patrimoine génétique de nos semences. Ceci garantirait un approvisionnement local de qualité à nos populations ; des « zones protégées », réservées à la sécurité alimentaire, ainsi érigées en biens communs, joueraient également un rôle salvateur en termes de gestion de l’eau et de la biodiversité, et d’émissions de gaz à effet de serre…

Sous la pression populaire, notre thématique intitulée « résistance citoyenne face à l’appropriation privée du vivant cultivé et naturel » a, par exemple, des effets beaucoup plus larges que ce que l’on produit strictement dans un potager. Comprenant les droits environnementaux, le pouvoir d’agir dans et par la pratique, cette thématique illustre et revendique le fait que semer et jardiner sont véritablement devenus des actes politiques, tant ce droit culturel essentiel à la survie est aujourd’hui menacé par un nouveau nivellement né de la mondialisation, en matière de semences notamment. La question climatique, en tant que telle, commence à apparaître concrètement, dans le cadre de la pratique du jardinage, notamment en ce qui concerne la gestion de l’eau… Nature & Progrès est donc, de plus en plus souvent, interpellée par ses membres sur la dimension économique du jardin ; sa place croissante dans le budget familial est clairement une évolution de ces dernières années, opposant le hobby onéreux de qui s’y consacre en dilettante à l’indispensable autonomie familiale en légumes, fleurs, tisanes et fruits. De plus, l’autoproduction est une façon de revendiquer un sentiment de liberté car l’auto-producteur choisit ce qu’il cultive et n’est pas dépendant de l’illusion de liberté que lui impose le supermarché et ses différentes gammes. De nouveaux réflexes de consommation apparaissent, suite notamment aux formations de jardinage dispensées par Nature & Progrès : « on regarde ce qui reste dans le frigo et dans le jardin avant de faire les courses« , dit ainsi une participante. Loin d’être exclusivement l’énoncé de pratiques et de conseils d’ordre technique, notre action reprise sous le terme générique de « jardinage » produit donc un véritable « effet rebond » sur la consommation qui libère de l’emprise du marché, basé sur la stimulation de l’envie d’achat permettant la « réalisation » du consommateur par son action économique. Notre action, répond au contraire à une demande de décroissance, en donnant de véritables recettes applicables au quotidien …

Une capacité nouvelle développée par notre association – et reconnue, semble-t-il, par ceux et celles qui la sollicitent – est aussi celle de repérer, dans le cadre exclusif de nos thématiques, le mouvement social qui se fait jour… Pareil mouvement se distingue de la visée individuelle en ce sens qu’il privilégie toujours les aspects humains et environnementaux, au détriment des nécessités économiques – celles du capitalisme ! – qui ramènent tout à l’individu uniquement motivé par le profit. Or l’harmonie se trouve dans la résolution des besoins collectifs plus que dans la satisfaction des besoins individuels… Dans ce cadre, notre rôle est donc de constater, aussitôt que possible, l’apparition de tels mouvements, d’interpeller qui de droit à leur sujet, de mettre largement en débat et d’expliquer dans la population – ou, en tout cas, auprès des publics qui nous sont proches – les questions qu’ils soulèvent, d’apporter notre caution aux actions qui vont dans le sens d’une meilleure diffusion et d’une meilleure compréhension des messages et des interrogations dont ils sont porteurs… Constatons que la « dispersion » de nos groupes locaux sur l’ensemble du territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles est un atout à cet égard, les membres de ces différents groupes étant très attentifs aux initiatives développées localement, ou directement sollicités par elles…

Les visées de Nature & Progrès peuvent donc se résumer en un accroissement de la résilience, individuelle et collective, et dans les moyens mis en œuvre pour y parvenir, en une capacité à faire vivre et évoluer les questions liées à nos thématiques auprès d’un public auquel nous savons nous adapter pour le sortir de son individualisme, de son court-termisme et de ses monomanies obsessionnelles. Concernant les manifestations des jeunes pour le climat, par exemple, comment transformer en une véritable démarche collective la somme des ressentis individuels ? Comment faire de ces rassemblements un mouvement d’où les propositions – les solutions ? – émergent du collectif ? Et cela, même si la notion de collectif semble, elle-même, en perpétuelle évolution : du village « où on faisait de la politique uniquement le dimanche après la messe » à la tribu de jeunes en dreadlocks où la mobilité semble sans limite et le débat principalement situé sur les réseaux sociaux… L’individuel ne s’oppose toutefois pas forcément au collectif : ce n’est pas parce que le premier augmente que le second ne connaît pas un développement propre, répondant à des nécessités spécifiques.

Décrivez brièvement le fonctionnement démocratique de Nature & Progrès.

L’avis de Nature & Progrès

Organisée sous la forme associative classique, Nature & Progrès est donc gouvernée par un Conseil d’administration qui reçoit sa légitimité d’une Assemblée générale des membres. Divers commissions et comités, pilotés par des permanents et contrôlés par le Conseil d’administration, permettent également d’associer plus largement les bénévoles à des travaux d’orientation politique sur un sujet donné – producteurs, écobioconstruction, santé… – ou à la mise en place technique de travaux ou d’organisation – revue, salon Valériane, etc. Notre Conseil des locales permet aussi l’expression plus large de préoccupations originales débattues au sein des groupes locaux, car le travail de ces groupes est prépondérant au sein de notre association et la volonté de donner, autant que faire se peut, la parole à nos membres est un souci constant. Le travail des bénévoles est également sans cesse « recroisé » avec celui de l’équipe des permanents dans un souci d’ouverture maximal de la structure et d’écoute attentive du public. La « mise à plat » complète de notre travail, à l’occasion de nos Etats Généraux est également une caractéristique importante de Nature & Progrès qui mérite d’être soulignée. Ces Etats Généraux permettent une réflexion approfondie qui doit amener à préciser le positionnement de l’association.

D’un point de vue méthodologique, le fonctionnement cher à Nature & Progrès – voir, juger, agir – est spécifique à l’éducation permanente, raison pour laquelle il n’y a qu’à l’aide d’un tel mode d’action qu’il semble possible de faire avancer les problématiques que nous abordons…

– « Voir« , d’abord, est essentiel et nous apportons, pour chaque sujet traité, l’information la plus objective et la plus complète possible, élaborée principalement grâce à la collaboration d’acteurs qui connaissent bien le terrain. Dans le secteur agricole, par exemple, cette information s’élabore via des visites de fermes et des rencontres avec des producteurs. Il est indispensable, à nos yeux, de partager tous les enjeux d’une même problématique afin d’être en mesure de proposer des solutions efficaces et adaptées. Lorsque des membres nous ont interpellés sur leur droit de revendiquer le libre choix d’une alimentation issue d’animaux nourris sans OGM, il est apparu nécessaire d’organiser un colloque international pour s’informer, apprendre, connaître et être à même d’émettre un jugement pertinent, en toute connaissance de cause…

– « Juger« , ensuite, se fait par le biais de rencontres entre toutes les parties prenantes de la question abordée, sur base de plans d’action précis et partout en Wallonie et à Bruxelles, afin de dégager un maximum de pistes concrètes et réalisables. Une plus grande collaboration et une meilleure connaissance des questions est la meilleure garantie contre la répétition de stéréotypes. Il ne s’agit pas de développer un « orgueil de la connaissance » mais d’évoluer vers les solutions complexes les plus adaptées, dans l’intérêt général, à un moment et un espace donné. Débats et conclusions sont toujours publics ; tout est « open source » dans l’éducation permanente. Pour aboutir à un positionnement représentatif, des rencontres sont organisées au sein de nos groupes locaux mais également par eux, à destination d’un public plus large, certaines activités nécessitant des collaborations. Les conclusions de toutes ces rencontres sont partagées, le cas échéant, par publication d’analyses ou par l’animation de nos réseaux sociaux.

– « Agir« , enfin, se fait par la publication des conclusions de toutes ces rencontres par voie de presse et par l’organisation de colloques revendicatifs mais aussi par celle de rencontres où les citoyens présentent publiquement, aux responsables politiques et administratifs, des pistes permettant d’évoluer vers un plus grand respect de l’homme et de l’environnement. Pour le secteur agricole, il s’agira d’une prospérité accrue pour les agriculteurs et d’une alimentation de qualité optimale pour les Wallons et les Bruxellois. Nous veillons, par exemple, à rappeler à certains responsables politiques, que les droits des citoyens ne sont pas forcément en rapport avec leurs besoins, réels ou supposés… La question de l’habitat léger fit, par exemple, l’objet d’une « table ronde », à l’occasion de notre salon 2019, avant d’être prise en charge par bon nombre de nos groupes locaux, avec l’ambition de poser la question des conditions d’installation de ces nouveaux types d’habitats au niveau communal…

Présentez quelques projets montrant le rôle social de Nature & Progrès, en relation avec le Décret sur l’éducation permanente

L’avis de Nature & Progrès

Premier exemple :

Les activités liées au pain ont traversé et animé ces dernières années. Leur objectif était de questionner la qualité de notre alimentation à travers la fabrication d’un de ses éléments centraux. Rares sont les consommateurs qui sont indifférents au pain qu’ils mangent et beaucoup de d’entre eux constatent qu’il ne les satisfait plus. Il semblait donc important que tous ceux qui ont fait du pain la base de leur alimentation quotidienne sachent évaluer si la qualité est vraiment à la hauteur de leurs attentes, et si non pourquoi ?

Nous nous sommes efforcés de partir du simple intérêt du consommateur pour le goût de son pain afin de faire naître, chez lui, un intérêt pour le processus de fabrication et les différents enjeux qui y sont liés. Cet intérêt fut orienté vers la farine et vers une curiosité nouvelle pour la fabrication artisanale « maison ». Plus largement, le travail sur le processus de fabrication permit de faire apparaître ses différentes étapes, en questionnant tour à tour l’agriculteur, le meunier et le boulanger. Tous les trois sont soumis aux diktats du marché, en termes de prix mais surtout en termes de liberté d’action, de contraintes industrielles d’ordre sanitaire, par exemple. Le pain qui était autrefois le fruit de cultures locales est ainsi devenu un produit homogène, standardisé, et il n’est pas anodin de noter qu’en situation d’insécurité – durant le confinement, par exemple – de nombreux citoyens, en quête de sens, se remettent à faire du pain… La complémentarité entre l’information, les visites, les débats, les conférences, les analyses et les études, etc. révèle un ensemble de relations interpersonnelles permettant une large réflexion sur la filière de fabrication réelle du pain que nous mangeons. Cette prise de conscience collective oriente alors le changement, par l’addition de toutes les petites choses que chacun va réaliser dans la situation qui lui est propre. Le cycle reprend alors vie car, à de nouvelles demandes, répondent de nouvelles propositions d’action qui, elles-mêmes, vont modifier la capacité d’action du consommateur. Nous sortons de la passivité ceux et celles qui se contentent de ce qu’on leur donne à manger, comme de petits oiseaux…

Cette vie nouvelle du cycle du pain est une garantie de qualité à tous les niveaux. La nature même des céréales utilisées et la diversité des processus qui mènent à la réalisation de pains sont constitutifs de cette qualité. Chaque acteur de la filière doit pouvoir dégager, à son niveau, les principales raisons qui l’amènent à faire ses propres déductions, mais il faut surtout que l’analyse des dysfonctionnements puisse le conduire vers des pistes d’amélioration. Ce qui est alors pointé du doigt n’est généralement pas de l’ordre de la simple denrée ou du détail de la recette mais engendre, plus globalement, de nouvelles questions liées à une perte d’autonomie, à une désappropriation généralisée, à une perte de souveraineté par rapport à son propre rôle, à sa propre action. Les personnes concernées avaient beaucoup de mal à en situer l’origine, et ce simple constat fut alors souvent une véritable découverte, un véritable choc. La prise de conscience du consommateur de son incapacité à choisir et à agir vraiment, par lui-même, lui saute soudain aux yeux, et est parfois difficilement supportable. Le ressenti est alors celui d’une spoliation dont il est la victime et son aspiration est de retrouver rapidement les moyens d’action qui le rétablissent dans un droit important dans sa vie. Car chacun doit avoir le droit de choisir librement son alimentation ! Le « château de cartes » des conscientisations liées aux diverses réappropriations peut aller jusqu’à une remise en question fondamentale qui voit la personne repenser globalement ses conditions de vie, en s’interrogeant sur son propre temps, sa propre existence…

Un tel bouleversement n’est pas le seul apanage de celui ou celle qui consomme, en fin de chaîne, mais peut également concerner producteurs et transformateurs : le déclic qualitatif concerne, par exemple, des fermiers qui produisent de la céréale pour le bétail et qui fabriquent ensuite leur propre céréale panifiable dont ils font une activité complémentaire à l’élevage. Le « saut qualitatif » réside alors dans une maîtrise complète de la filière qui permet une meilleure compréhension, une meilleure valorisation du travail agricole. Il ne s’agit plus d’être un simple maillon d’une chaîne de production industrielle mais l’acteur d’un cycle ouvert qui se nourrit et se transforme en permanence de la relation directe avec celui qui, en fin de compte, mange ce qui est produit. Et le cycle vertueux ne s’arrête pas là puisque la recherche agronomique est naturellement amenée à s’interroger sur l’amélioration des variétés qu’elle pourra offrir dans le cadre de cette relation nouvelle entre producteurs et consommateurs.

On mesure ici tout l’intérêt qu’il y a à ne pas envisager pareilles questions du seul point de vue des acteurs économiques. La quête de la qualité – qui oriente toujours la démarche du citoyen bien informé – s’oppose toujours à la volonté de conquête des marchés et à la tentation de l’hégémonie économique. Tout simplement parce que le simple citoyen aspire à une consommation à taille humaine, au travers de circuits économiques qui lui demeurent lisibles. Le changement de société, induit essentiellement par les formes d’action citoyenne prescrites dans le cadre de l’éducation permanente, évolue donc dans le sens d’une amélioration de la qualité de vie du citoyen ordinaire, d’une amélioration de sa santé par le biais de sa consommation et de son alimentation. Cette réappropriation de choix simples et communs, vécue comme un droit élémentaire et fondamental, s’apparente aujourd’hui à une nette opposition au monde capitaliste qui prétend tout avoir et tout savoir, tout pouvoir fournir à celui qui est en mesure de mettre le prix. Le citoyen lambda remet aujourd’hui clairement en question ce mode de fonctionnement, dans la mesure où il entend conserver le droit de dire, lui-même, ce qui fonde son bien-être et la normalité de son existence.

Deuxième exemple :

L’habitat léger induit également, chez Nature & Progrès, une profonde réflexion de nature politique. Dans ce cadre nouveau où Nature & Progrès a fait le choix de s’investir, il s’agit d’appuyer la démarche citoyenne de tous ceux qui s’engagent afin d’apporter des solutions originales à la crise du logement. Comment ? En se rapprochant de la nature et en évitant la dépendance vis-à-vis d’endettements pour la vie… Nature & Progrès a cherché à valoriser ses compétences acquises en matière d’écobioconstruction par la collaboration avec des acteurs porteurs de savoirs très complexes, telles que les politiques en matière d’urbanisme et d’occupation du territoire… Nous avons également apporté notre savoir-faire en matière d’animation dont ces acteurs furent rapidement demandeurs afin d’ouvrir des espaces concrets, pour les simples citoyens, à la suite d’importantes modifications d’ordre législatif. Parmi eux, certains de nos membres étaient, par exemple, soucieux que nous interpellions les pouvoirs communaux afin de collaborer à la mise en œuvre de nouveaux cadres de vie offrant de nouvelles possibilités à cet habitat différent… Un élargissement de la réflexion, une mise en application sur le terrain des droits nouveaux qui venaient d’être acquis en matière d’habitat léger ont donc eu lieu en réponse à la sollicitation expresse d’un public déjà attentif à notre action en matière de construction écologique. Ils rencontrèrent aussi l’intérêt de communes qui ne disposaient pas des ressources suffisantes pour les mettre en œuvre de leur propre initiative… D’une matière plus générale, le cadre participatif ainsi redéfini permet aussi la diffusion d’une information fraîche et vérifiée en direction de toute personne concernée par les questions d’habitat, en Wallonie et à Bruxelles. Que du win-win pour tout le monde, en somme…

Troisième exemple :

Dans le cadre de la campagne globale intitulée « Vers une Wallonie sans pesticides » qui s’attache à montrer l’efficacité des alternatives agricoles à l’emploi insensé des pesticides, nous avons cherché à mettre en œuvre l’apport spécifique de la démarche prescrite par l’éducation permanente à travers une action appelée Plan Bee qui peut apparaître, à première vue, comme une recherche purement technique permettant de remplacer, dans un cadre agricole, un sucre de betterave par un sucre d’abeilles. Dans sa démarche citoyenne, Nature & Progrès s’est immédiatement orientée vers des choix qualitatifs, tels que nous les décrivions dans le cas du pain : qualité alimentaire pour le consommateur, sauvegarde des pollinisateurs et qualité de l’environnement, sauvegarde d’une agriculture à taille humaine et de la qualité de vie de tous ceux qui la font, intérêt majeur des activités de diversification annexes, comme la production de semences de plantes sauvages ou la valorisation de sous-produits de plantes mellifères… Cette action est née de l’interpellation de citoyens outrés par le peu de réactions face au déclin catastrophique de la biodiversité, en termes de fleurs et d’insectes, mais aussi de leur envie d’être de véritables acteurs de changement dans la façon de produire nos aliments. Bien sûr, nous nous sommes aussi intéressés à la viabilité économique d’un tel projet mais elle ne constitue ni un préalable à la recherche menée, ni un critère d’évaluation prioritaire. Inscrire une telle démarche dans un cadre d’éducation permanente – nombreux sont, hélas, ceux qui s’en étonneront encore ! – nous paraît donc essentiel et légitime. Nous en voulons pour preuve le seul fait qu’à ce jour aucun acteur économique n’a encore songé à effectuer pareille recherche…

Le « Plan Bee » est un projet expérimental qui s’appuie sur une logique d’avenir : remplacer la sucrerie industrielle grande consommatrice de pétrole par le travail des abeilles qui font tout ce qui est nécessaire pour assurer le bien-être des humains… La mondialisation du sucre à bas coût n’a-t-elle pas favorisé la consommation à outrance d’un sucre de piètre qualité, avec toutes les conséquences funestes qui sont maintenant évidentes en termes de santé publique ? En mettant simplement en pratique quelques suggestions formulées par Fabrice de Bellefroid, bénévole de notre association, dans son ouvrage intitulé « Deux ou trois ruches dans mon jardin« , Nature & Progrès a allié un travail essentiel en faveur de la biodiversité à une expérience de diversification agricole concernant l’autonomie sucrière. Voilà le genre de synergie simple qui œuvre vraiment dans le sens du bien-être de nos concitoyens et de l’autonomie de nos agriculteurs. Et que les pouvoirs publics devraient, par conséquent, soutenir plutôt que de perdre leur âme dans l’illusoire lutte sans fin pour la conquête de marchés extérieurs…

De quelle manière Nature & Progrès défend-elle nos droits fondamentaux - économiques, sociaux, culturels, environnementaux, civils ou politiques ?

L’avis de Nature & Progrès

La demande en farine bio a fortement grandi lors du confinement lié à la pandémie de coronavirus. Or, depuis 1830, la Belgique est un pays importateur de céréales panifiables et ce fait peu connu – nous produisons énormément de céréales réputées « non panifiables »… pour l’alimentation animale ! – est de nature à occasionner une dépendance qui serait intenable en cas de crise très grave. Un peu comme les masques made in China… Produit de première nécessité, le pain doit, par conséquent, devenir un élément central dans toute forme de réflexion liée au développement de l’autonomie populaire. D’une manière générale, Nature & Progrès cherchera donc à créer les structures participatives les plus ouvertes possible concernant de telles questions vitales, la bouée de sauvetage du vital semblant résider de plus en plus dans le local, dans les solutions culturelles et culturales de proximité… L’éducation permanente, en tant qu’outil indispensable à notre vie démocratique, doit donc être la chambre d’écho de telles questions susceptibles d’affecter la vie populaire, en permettant d’interpeller d’autres partenaires sur les questions connexes où ils sont plus spécialisés, d’associer, sur les modes d’actions choisis, tous ceux qui souhaitent y jouer un rôle. Nature & Progrès veut se garder de faire endosser par autrui la responsabilité des problèmes abordés mais toujours s’efforcer d’en prendre sa part afin que, par « effet de bord », tous les acteurs de la société assument ensemble une authentique responsabilité collective. Il semble nécessaire d’avoir en permanence ce souci à l’esprit afin de permettre de réelles possibilités de changement.

– Droit à la participation

Quelle que soit la thématique abordée, Nature & Progrès s’efforce met toujours en avant le droit de chacun à la participation, les aspects techniques des différentes questions ne devant apparaître que comme autant de conditions à maîtriser dans la validation de ce droit. L’être humain a, en tout cas, celui de pourvoir lui-même à ses propres besoins de base ou, à tout le moins, d’être un acteur-clé dans la réponse qu’il faut y apporter. Il s’agit là, à nos yeux, d’un droit culturel humain fondamental. Or la dégradation du climat et de la biodiversité – mais aussi bon nombre de politiques industrielles et agricoles axées sur le profit – sont évidemment de graves entraves à la pleine jouissance de ce droit. La crise actuelle démontre combien la rapidité de déplacement des personnes et des biens, mais également la volonté obsessionnelle de faire tourner toujours plus rapidement une machine industrielle à bout de souffle, sont autant de menaces sérieuses pour la survie de nos sociétés. La crise écologique et climatique globale, l’érosion dramatique de la biodiversité, l’obsession nucléaire et, à présent, le risque pandémique planétaire sont autant de signaux d’alarme qui ne pourront pas être ignorés plus longtemps au seul nom d’intérêts économiques particuliers. L’accroissement des inégalités a atteint de telles proportions que la « reconstruction du monde d’après le Covid-19« , pour ne l’envisager qu’à travers l’angle sanitaire de la crise, ne pourra plus être confiée à un quelconque pouvoir oligarchique mais devra intégrer, de manière crédible, l’ensemble de la société, l’ensemble de l’humanité. Faute de quoi une instabilité politique inédite pourrait être à craindre, et à prévoir…

– Protection sociale

Le droit à la protection sociale se repose avec force dans le cadre de la crise que nous traversons qui met en lumière la nécessité de relocaliser, voire de renationaliser, les industries stratégiques. L’exemple fâcheux de la gestion des stocks de masques remet crûment sur la table la question de nos priorités industrielles mais aussi celles de la maîtrise démocratique du savoir et du savoir-faire. Autant de questions où le citoyen doit exercer ses droits qui empêcheront que l’humain soit considéré comme un simple maillon de chaînes d’intérêts industriels et financiers. Il doit donc pouvoir contrôler, en permanence, tout ce qui relève de l’intérêt général mais il faut surtout que ceux qui sont désignés pour nous gouverner soient davantage élus sur leur sens de l’anticipation. Gouverner, c’est prévoir !

Et, au risque de paraître insistants, soulignons que, là encore, nos membres ont toujours fait les bons choix. Qu’est-ce qui a toujours guidé leurs choix en matière d’habitat ? Le respect de l’environnement – pas de matériaux polluants -, le respect de l’humain – l’accessibilité de tous à un logement de qualité – et droit à la liberté de choix et à l’autonomie – chantiers participatifs et auto-construction… L’actualité leur donne, une fois de plus, raison puisqu’en réaction à la crise, on sollicite les simples couturières là où les politiques sont défaillants… Bien sûr, autonomie ne signifie pas isolement, raison pour laquelle Nature & Progrès revendique que nos entreprises prennent la forme de coopératives. Depuis plus de quarante ans, les membres de notre association trouvent leur autonomie en mettant en place des groupements d’achats solidaires, pour leurs biens de consommation, et des chantiers participatifs, pour leurs habitats. Il est donc normal qu’ils réclament aujourd’hui une société moins hiérarchisée et plus coopérative. Ce point, qui a été revendiqué lors de la formation du nouveau gouvernement wallon, est maintenant inscrit dans la Déclaration de Politique Régionale

De quel point de vue critique Nature & Progrès est-elle porteuse sur la société ?

L’avis de Nature & Progrès

Nous mesurons, dans les circonstances actuelles de pandémie mondiale, combien il est intéressant d’être subventionnés pour tirer, dans la mesure des compétences qui sont les nôtres, des enseignements généraux au niveau de la marche de la société et mettre en place les lieux de résonnance de la revendication citoyenne. Participer au mouvement général et à la démarche spécifique de l’éducation permanente nous permet de rester perpétuellement en questionnement et de ne pas nous contenter de constats et de réponses stéréotypés. Nous devons, au contraire, avoir la volonté constante d’aller bien au-delà de notre seule capacité à réaliser telle ou telle action afin de mettre en lumière une pensée, une option générale sur le monde qui donne toute sa raison d’être à cette action et amène, en fin de compte, le public à y adhérer. Sans le travail de Nature & Progrès, il serait toujours possible de choisir entre solutions spécifiques à des problèmes précis mais aucune recherche de sens ne serait jamais proposée par rapport à la globalité du système alimentaire, par exemple.

Tout ce qui nous force à nous questionner afin de nous adapter est intéressant aux yeux de Nature & Progrès dont le positionnement institutionnel évite ainsi de rester figer dans une posture qui n’évoluerait pas. Nos membres actifs confirment l’utilité d’une pareille attitude par les envies qu’ils expriment, formulant rarement vis-à-vis de l’association des demandes d’ordre purement technique mais concernant plutôt une forme de participation à la vie politique. Ils souhaitent savoir où se situent vraiment leurs droits et nous voir élaborer des cadres de revendications les concernant lorsqu’ils ne sont pas respectés. Notre spécificité, dans les limites des thématiques qui sont les nôtres, consiste donc à sensibiliser aux problématiques sociétales nouvelles et à baliser, à ce sujet, les possibilités d’action qui ont pour but la défense des droits du citoyen dont font souvent peu de cas les acteurs économiques. Il s’agit, en somme, d’aboutir à une forme de résilience démocratique.

Nature & Progrès déplore donc, dans cet ordre d’idées, le refus de la Région Wallonne de continuer à soutenir son projet « Echangeons sur notre agriculture » qui fut élaboré au départ de rencontres entre consommateurs, d’une part, et producteurs et transformateurs de notre alimentation – agriculteurs, boulangers, fromagers… -, d’autre part, afin de donner à tous les outils de réflexion permettant d’interpeller nos dirigeants en matière de politique agricole et alimentaire… Nous devons constater que la Région se borne à chercher des outils directs et pratiques pour aider l’agriculture wallonne dans son effort de subsistance mais ne semble pas prête à remettre en question le modèle dominant qui a pourtant maintes fois montré ses limites. Mais n’est-il pas normal, justement, qu’un tel système repousse une action voulue par des citoyens en recherche de liberté et d’autonomie, et que permet la structuration de notre association ? N’est-ce pas la preuve éclatante de l’archaïsme du système agricole dominant, en Wallonie ? Or des possibilités de changement existent – et elle feint de l’ignorer ! – qui sont susceptibles d’apporter plus de bénéfices que de pertes, et sa grave incapacité à les considérer traduit certainement un manque d’écoute de la base agricole. Voilà précisément un des écueils que le prescrit de l’Education Permanente permet d’éviter. Plutôt que de se contenter d’une simple évaluation technique des résultats obtenus, un tel mécompte doit être de nature à renforcer notre aptitude à émettre des points de vue critiques sur la façon dont sont gérés et organisés nos « communs ». Ne nous y trompons pas : l’attitude ici décrite est celle qui est favorable aux milieux économiques dont elle émane. Pas au citoyen ordinaire, jamais ! Systématiser les démarches proposées par ces acteurs est aujourd’hui intenable car elles ne sont, tout simplement, pas durables. La crise du coronavirus démontre, d’une manière très générale, qu’il est des impératifs citoyens qui sont tout aussi graves – sinon beaucoup plus – que les nécessités économiques. C’est le cas, par exemple, de la nouvelle donne sanitaire et des pandémies du futur qui nous sont déjà annoncées…

Née de la nécessité d’illustrer et de promouvoir une forme d’agriculture alternative – et cependant beaucoup mieux inscrite dans la tradition agricole que celle qui paraissait alors incarner la modernité -, notre action s’est toujours inscrite dans le cadre de la critique du modèle agroindustriel dominant. Pour être crédible, ce sens critique a toutefois acquis celui de la mesure sans jamais rien céder de sa force. Aujourd’hui, le rapport au modèle dominant est peut-être en train de s’inverser mais notre « ADN associatif » conserve intact notre souci premier de la défense de l’intérêt général, ainsi qu’en témoigne, par exemple, le travail sur la labellisation Free OGM conduit par une bénévole de l’association, nous en avons déjà parlé… La revendication, dans ce cadre, comme dans tous les autres où Nature & Progrès s’investit, s’appuie sur une étude approfondie et sur de solides bases scientifiques.

Quels sont les effets et impacts que Nature & Progrès cherche à produire à partir de ses actions ?

L’avis de Nature & Progrès 

Certains effets produits par notre action sont tout-à-fait concrets : la création de groupements d’achats (GAC) a contribué à faire évoluer les modes de consommation alimentaire, celle de la Maison de la Semence citoyenne de Nature & Progrès a contribué au réveil de l’intérêt populaire pour un patrimoine culturel en grand péril… Les retombées des campagnes Echangeons sur notre agriculture et Vers une Wallonie sans pesticides sont également très concrètes. On citera, par exemple, l’édition de documents, accessibles pour le simple citoyen et pour le monde agricole, qui détaillent les alternatives aux pesticides en fonction des cultures et offrent le savoir nécessaire à qui veut être en mesure de développer ses propres revendications… Ceci montre, une fois encore, à quel point il est aléatoire et dangereux de séparer les aspects techniques du contexte dans lequel ils se développent. D’une manière générale, cloisonner deux aspects essentiels d’une même question fait courir le risque de ne plus rien comprendre à la nature exacte de ce qui est revendiqué…

Reste maintenant à attendre le bilan, la grande synthèse politique – la somme de toutes les expériences et ressentis individuels – de ce que nos concitoyens vont déduire du confinement et, plus globalement, de la pandémie mondiale de 2020. Ses effets seront sans doute surprenants, à bien des égards, entre ce qui sortira indemne de manière tout-à-fait inattendue et ce qui sera irrémédiablement banni de nos vies… Imagine-t-on, par exemple, que les Belges, de manière massive, découvrent que leur intégrité physique n’est plus garantie lorsqu’ils font leurs courses en grandes surfaces ? Celles-ci seraient-elles vraiment en mesure de garantir une « distanciation sociale » suffisante à leur clientèle ? Moyennant quels efforts d’aménagement ? A quel coût ? Sera-ce finalement une aubaine pour le circuit court ? Et que se passera-t-il dans les avions ? Face à ce bilan très incertain, la force incroyable d’autonomie des gens et l’intelligence personnelle et collective que procure l’éducation permanente doivent, une fois encore, être loués. Le travail global de nos associations montre une très grande cohérence et leurs prochains plans quinquennaux seront forcément articulés sur la base de ce que leur aura appris l’expérience de la crise du Covid-19… Faut-il cependant redouter le prochain rebond de consommation et craindre qu’on ne parle plus, après le virus, qu’en termes exclusivement industriels ? Ne faut-il pas réclamer, à l’horizon de l’augmentation annoncée des températures, le droit au respect de notre patrimoine culturel et cultural, et dénoncer avec vigueur ceux qui osent encore revendiquer celui de spéculer sur l’alimentation ? Notre grain et notre lait sont locaux, exclusivement locaux ! Il faut, à présent, parler de souveraineté alimentaire, tant au niveau wallon que Bruxellois, en condamnant fermement la titrisation des matières premières qui n’a plus rien à voir avec la loi de l’offre et de la demande. Nous avons le droit d’être souverains concernant nos besoins essentiels ! Dans ce cadre, « j’ai le droit de choisir !« 

L’agriculture wallonne, malheureusement, ne s’engage pas dans la direction de la transition écologique ! La nouvelle PAC (Politique Agricole Commune) européenne doit absolument prendre une orientation résolument environnementale or c’est une politique de maintien des marchés à bas coûts qui est aujourd’hui privilégiée. La logique de l’acheteur comme simple outil commercial doit pourtant absolument être cassée. Il faut changer le logiciel ! Pourquoi les pouvoirs publics belges, qui snobent aujourd’hui notre Plan Bee s’obstinent-ils à ne pas vouloir comprendre qu’ils doivent, dès à présent, s’orienter vers un Plan C – C pour céréales ? Le travail est déjà largement engagé et ils ne voient pas ce qui est pourtant juste sous leurs yeux. Ou est-ce alors un problème de communication ? Est-ce nous qui devons-nous former et repenser notre discours en fonction d’un autre public ? Pourtant, les faits sont là, particulièrement têtus… Et nous relançons en permanence le débat, au niveau local, sur les sujets très variés que recèlent nos thématiques, afin de permettre aux citoyens de faire valoir leurs droits. Et pour porter avec eux l’ensemble de leurs revendications en la matière…

CO2rona : n’oublions pas le climat…

Ainsi vont le monde et les médias : le coronavirus est là et, soudain, plus rien d’autre n’existe ! La crise climatique, la crise sociale et la crise écologique ne sont plus que de très lointains souvenirs. Le petit koala n’a jamais cramé dans son eucalyptus, « les gilets jaunes » n’ont jamais manifesté sur les ronds-points… Nos concitoyens n’aspireraient qu’à un retour à « la normale ». C’est quoi ça, « la normale » 

Par Dominique Parizel

Introduction

Ne minimisons pas, bien sûr, la crise sanitaire en cours. Personne ne l’a vue venir, même lorsqu’elle était déjà présente en Chine… Et, à l’heure où j’écris ces lignes, l’Afrique et les Amériques n’y croient toujours pas vraiment. L’Europe, quant à elle, est comme toujours aux « abonnés absents » mais la santé, bien sûr, n’est pas dans ses compétences. Les différents Etats-membres de l’Union agissent donc en ordre dispersé. Aucun « plan pandémie » n’existait nulle part, comme en témoigna l’aberrante saga des masques… made in China. Et nous nous fatiguons encore, quant à nous, à espérer un plan en cas d’accident nucléaire… Enormément de gens souffrent de la crise, soit directement parce qu’ils sont malades, soit indirectement parce que leurs conditions de vie et de travail sont rapidement devenues insupportables. Une inquiétude diffuse croît sournoisement car quelques piliers de notre monde, qui paraissaient pourtant inébranlables, sont en train de vaciller sous les yeux de tous…

Nous avons cependant tous vu ces photos satellites (1) qui montrent à quel point un simple ralentissement de l’activité économique – comprenez de l’activité économique basée sur le carbone – est de nature à diminuer rapidement les émissions de gaz à effet de serre, ainsi que la pollution de l’air que respirent des millions d’êtres humains… Et la tendance ne fait que s’accentuer dès que les frontières se ferment et dès que la plupart des avions restent « cloués » au sol. Evidemment, les économistes « sérieux » se gaussent aussitôt car plusieurs gouvernements – l’Italie et la Chine, par exemple – ont déjà commencé à puiser dans leurs réserves fiscales pour limiter les dégâts économiques de la crise qui s’annonce. « Or ces investissements cibleront les entreprises touchées par la crise ainsi que le secteur de la santé, et non les secteurs écologiques« , nous dit, par exemple, dans une « carte blanche » publiée dans L’Echo du 11 mars, Céline Boulenger, économiste de Degroof – Petercam

Et pourquoi le climat, ce n’est pas comme le corona ?

Oui, pourquoi nos concitoyens – à l’instar de ces éminents économistes – paniquent-ils quand l’épidémiologiste parle, alors qu’ils continuent à hausser vaguement les épaules quand c’est le climatologue ? François Gemenne, chercheur en sciences politiques à l’Université de Liège, pointa quatre différences dans une autre « carte blanche » parue, le 18 mars, dans le quotidien Le Monde. Tout d’abord, le virus est ressenti comme un danger concret, proche et immédiat – tout le monde peut soudain l’attraper et y passer -, alors que le climat, bon, on s’acclimate… Il serait bon dès lors, ajoute-t-il, de mettre davantage en évidence les impacts du changement climatique en matière de santé publique, argument auquel le public est plus sensible. Ensuite, les mesures de lutte contre le virus sont toujours perçues comme temporaires et généreraient certainement, si elles ne l’étaient pas, davantage encore de contestations… Enfin, si chacun d’entre nous disposait, dit François Gemenne, d’une connaissance suffisante des phénomènes climatiques, sans doute en prendrait-il mieux la mesure et agirait-il en conséquence… Il objecte alors, lui-même, que les mesures contre le coronavirus n’ont pourtant été demandées par personne mais ont été imposées par les gouvernements, alors que les citoyens ne comprenaient pas grand-chose à la question. Pareille attitude serait-elle envisageable concernant le climat ? Il y a évidemment matière à en douter… Le chercheur liégeois semble pourtant admettre que la crise en cours peut être un précédent utile pour le sauver, montrant « qu’il est possible de prendre des mesures radicales et urgentes face à un danger imminent… » Avant de changer de pied, moins d’une semaine plus tard, constatant – sur les réseaux sociaux – qu’ »à long-terme, la crise du coronavirus sera une catastrophe pour le climat car on risque d’offrir une bouée de sauvetage à l’économie du carbone« , plusieurs pays annonçant, en effet, des plans de relance de leur industrie fossile ou des secteurs aériens. La Tchéquie et la Pologne, constate-t-il, demandent déjà l’abandon du Green New Deal européen, et la Chine envisage de construire des centaines de centrales au charbon… Or, conclut François Gemenne, « le changement climatique n’est pas une simple crise, c’est une transformation irréversible. Il n’y aura pas de retour à la normale, pas de vaccin. Il faut des mesures structurelles, pas conjoncturelles.« 

L’OPEP et le pétrole de schiste de l’oncle Trump

Mais n’est-ce pas, justement, au pied du mur qu’on voit le maçon ? Il est des réalités qu’il faut pouvoir affronter autrement qu’avec la posture du matamore populiste toujours prompt à remettre la faute sur l’étranger. C’est là toute la rigueur morale que nous attendons aujourd’hui de ceux qui nous représentent. Mais c’est à la population qu’il appartient également de produire l’effort de compréhension et de solidarité qui s’impose. Car ce maudit virus, dont rien ne dit qu’il ne reviendra pas – par vagues successives – nous rendre à nouveau visite dans les prochaines années, est sans doute un révélateur d’une autre crise, bien plus profonde et plus globale…

« Le Sénat américain a approuvé à l’unanimité, ce mercredi 25 mars, un plan historique de deux mille milliards de dollars pour soutenir la première économie mondiale, asphyxiée par la pandémie de coronavirus qui a déjà fait plus de mille morts aux Etats-Unis« , pouvait-on lire sur le site de la RTBF, en date du 26 mars. Et encore : « Ces mesures comprennent l’envoi d’aides directes aux Américains, allant jusqu’à mille deux cents dollars par adulte et cinq cents par enfant, pour les ménages gagnant moins de cent cinquante mille dollars par an. Grande demande des démocrates, les indemnités chômage ont également été notablement renforcées et les travailleurs indépendants pourront en bénéficier. Le texte inclut environ cinq cents milliards de prêts et d’aides pour les entreprises et secteurs clé, dont près de trente milliards d’aides au secteur aérien, passagers et fret. Le plan comprend aussi cent milliards de dollars pour les hôpitaux, débordés par l’épidémie.« 

L’économie américaine serait-elle, à ce point, affolée par une crise sanitaire qu’elle n’aurait pas vu venir, elle non plus ? Ou nos amis yankees sauterait-ils sur l’opportunité pour amortir un choc beaucoup plus grave encore ? Ne confondons pas ! En matière de politique internationale, l’événement de ce début d’année, ce ne fut pas le coronavirus mais sa principale conséquence : pour la première fois depuis 2016, l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) et la Russie ne sont pas parvenues à s’entendre pour stabiliser les cours. Résultat : le prix du baril s’est effondré et la pandémie mondiale n’a rien arrangé ! Mais ce qui sembla être – à très court terme – une bonne nouvelle pour l’automobiliste belge n’en est vraiment une pour personne car, depuis la grande crise économique de 2008 – qui avait vu les cours s’envoler sous la pression de la demande mondiale -, un équilibre n’avait pu être retrouvé qu’avec le développement des pétroles de schiste américains qui ont permis à l’économie US d’être autonome en énergie. Seulement voilà : cette production n’augmente plus depuis juillet dernier (2) et l’effondrement actuel des cours, voulu par l’OPEP et par un satané virus, lui porte un coup particulièrement rude. Ces pétroles ne sont, en effet, rentables que si les cours du baril se maintiennent aux alentours de cinquante dollars. Et ils sont aujourd’hui à vingt-cinq ! D’où, panique chez Trump et ses épigones, avec l’élection en ligne de mire… Une panique qui ne devrait pas restée « confinée » aux States

Sorties de route et garagistes sans scrupules

C’est le battement d’aile du papillon… Ou plutôt de la chauve-souris au-dessus du pangolin. Puis le goût des Chinois pour la viande d’animaux sauvages, le confinement de la moitié de l’humanité et la demande en pétrole qui chute, pile au moment où la production américaine se tasse et boit la tasse… Tout cela n’était pas évident à imaginer. Faites cela au cinéma et on vous prendra pour un fou ! Mais, et le climat, finalement, dans tout cela ?

En 2008, la pression des cours pétroliers avait fini par faire crever la chambre à air là où elle était fragilisée : les subprimes américaines. Aussi grave fut alors la sortie de route, il avait suffi de changer le pneu et quelques autres pièces un peu tordues pour repartir de plus belle et se remettre à « monter dans les tours ». Bref, un retour à « la normale ». Tout profit pour les garagistes… Aujourd’hui, ce sont des causes largement exogènes qui imposent un ralentissement à nos économies ; hormis pour ceux qui sont « au front », c’est, dans la temporalité élastique du confinement, la fin de la « chronométrisation » de nos existences – et des angoisses qui vont avec ? -, comme dit l’historien Laurent Vidal (3), en rupture totale avec les injonctions – mais aussi les flux sonores et visuels, les « infos en continu » – de l’époque que nous traversons. Nous apprenons à réhabiter notre temps ; osons le mot : nous prenons un bon coup de décroissance ! Et, cette fois, la voiture en panne ne repartira plus sans une révision générale, sans un allègement drastique du fatras matériel et de contraintes qu’elle transporte. C’est même carrément d’un nouveau moteur, adapté à une nouvelle énergie propre, dont nous avons besoin, puisque le pétrole est en panique. Et, par conséquent, d’un châssis plus léger et d’une carrosserie d’un genre tout neuf. D’un véhicule repensé, réadapté et donc tout différent, en somme… Les politiciens populistes, en garagistes peu scrupuleux qu’ils sont, voudront dans doute relancer le fossile, gaz et charbon, et continuer à nous vendre leur vieux modèle lourdingue qui s’époumone à cracher son carbone, ou carrément à nous bricoler des gazogènes, comme en 40… Comment leur faire comprendre qu’ils perdent leur temps ? Que tout cela est fini. Ringard et dépassé. Complètement inutile et d’un autre âge, comme les Trabant en 89…

Comment conclure ? Le coronavirus, pour effrayants que soient aujourd’hui ses effets, n’a pas modifié la réalité du dérèglement de nos climats. Et sans doute nous impose-t-il, que nous le voulions au non, un autre rapport au temps et à l’activité ? Mais n’est-il pas précisément celui qu’imposent, jardinage en tête, les « choses de la nature », chères à Nature & Progrès ? La grande « transition écologique » est engagée et la pandémie en cours ne fait qu’en dramatiser la perspective. Les temps, plus que jamais, sont incertains, tellement incertains que nous n’arrêterons pas, quant à nous, de « coconstruire », quoi qu’il advienne, une vision climatique – et, par conséquent, énergétique mais aussi agricole – cohérente et de long terme. Alors, redisons-le bien fort, à tous nos concitoyens de bonne volonté et à tous nos (ir)responsables politiques, les Européens en tête, qui s’obstinent encore à faire l’autruche : CO2rona, n’oublions pas le climat ! Sur les réseaux sociaux, il faut que ça devienne viral…

Les premières années du mouvement biologique français : 1948 – 1974

L’agriculture biologique n’est ni une mode ni une « génération spontanée », et encore moins un vulgaire label commercial… Son histoire, déjà ancienne, est pourtant très mal connue. Nature & Progrès Belgique la fait souvent remonter au 6 mars 1976, date de la création officielle de notre association. Ses racines sont pourtant bien plus profondes… Et, à les oublier, nul doute qu’on perd très vite son âme… Un coin du voile est aujourd’hui levé par un étudiant en histoire contemporaine de l’université d’Angers.

Par Florian Rouzioux

Introduction

Originaire d’Orléans, Florian Rouzioux mène, depuis janvier 2019, un important travail de recherche sur l’émergence de l’agriculture biologique française dans la période de l’après-guerre, se focalisant sur le développement de la bio en France, entre 1958 et 1974. Un travail absolument primordial pour mieux connaître cette « bio d’avant la bio » dont il nous livre ici – en deux parties – la « substantifique moëlle ». En attendant, nous l’espérons de tout cœur, l’édition qu’il mérite…

Première partie (1948-1964)

L’aube des réflexions scientifiques sur la valeur biologique des sols et des aliments

Avant d’évoquer la constitution des premiers groupements d’agriculteurs biologiques, il faut en préambule évoquer les actions déterminantes menées, au cours des années cinquante, par un collectif de scientifiques et de savants, issus des mondes médical et agronomique. Ces acteurs ont progressivement formé une communauté scientifique sensible à l’étude de l’humus et de l’activité biologique du sol. Bien que cette communauté scientifique n’ait regroupé que quelques dizaines de chercheurs, les multiples travaux de vulgarisation publiés par celle-ci ont largement inspiré la mise en pratique de l’agriculture biologique en France (1). Les « Journées de l’humus », organisées à Paris en 1948 sous l’égide de l’association L’Homme et le Sol, représentent, en quelque sorte, l’événement fondateur de cette communauté. Ces journées débouchent sur le lancement d’un appel lancé par plus de cent personnalités, au cours d’une réunion patronnée par le Ministre de l’Agriculture. Cet appel prend le nom symbolique de « Croisade pour l’humus ». Trois ans après cet appel, des membres de l’Académie d’Agriculture décident de continuer à développer les études sur les liens entre l’humus et la fertilité du sol, dans le cadre de l’Association pour l’Étude de la Fertilité Vivante des Sols (AEFVS).

En parallèle, des inquiétudes générées par la détérioration de l’humus, constatée dans les bassins céréaliers sous l’effet de l’augmentation du recours aux engrais chimiques, des craintes sur la détérioration de la qualité du pain apparaissent. Ces craintes se trouvent amplifiées par l’affaire de l’empoisonnement des habitants de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard, en août 1951, quand une intoxication alimentaire liée à la consommation de pains avariés cause la mort de sept habitants de la commune. L’emploi d’adjuvants chimiques est alors mis en cause par les expertises qui suivent l’intoxication. Des médecins, inquiets du recours croissant aux procédés chimiques dans l’industrie alimentaire, décident de créer, en 1952, l’Association Française pour la Recherche d’une Alimentation Normale (AFRAN). Ils s’inscrivent dans un courant néo-hippocratique de la médecine qui considère l’agriculteur comme le premier médecin de l’homme (2). Seuls des aliments considérés comme « sains » – sous-entendu exempts d’additifs d’origine synthétique – peuvent être garants d’une bonne santé. En plus de réunir des médecins nutritionnistes, l’AFRAN réunit aussi des microbiologistes et des agronomes qui défendent la fertilité biologique des sols.

En 1953, l’Homme et le Sol, l’AEFVS et l’AFRAN organisent, de concert, les « Journées de la qualité dans la production agricole« . Cet événement débouche sur la création d’un groupe de réflexion qui prend le nom de « Comité pour l’humus« . Ce comité regroupe aussi bien des agriculteurs que des techniciens et des producteurs de matière organique. Un des objectifs de ce collectif est de guider les producteurs agricoles dans l’utilisation plus efficiente de matières organiques fermentables à l’échelle de leur exploitation. Durant toute cette période, les plus éminents membres de ces différents collectifs produisent des articles qui paraissent dans des revues à faible tirage telles que L’Alimentation normale, revue de l’AFRAN. La synthèse de ces nouvelles réflexions sur les interactions entre la microbiologie du sol et la santé des êtres vivants – plantes, animaux, hommes – se retrouve approfondie dans deux livres qui paraissent en 1959. Ces livres, Un grand problème humain, l’humus d’André Birre et Sol, herbe, cancer d’André Voisin sont appelés à avoir un impact significatif sur le développement de la mise en pratique de l’agriculture biologique, en France, durant la décennie suivante.

Du GABO à l’AFAB

Au printemps 1958, une quarantaine de personnes attentives à l’évolution de l’agriculture française décide de créer, en Loire-Atlantique, le Groupement d’Agriculture Biologique de l’Ouest (GABO). Parmi les membres du GABO, figurent des adhérents de l’AFRAN et des adhérents français de la Soil Association, une association anglaise qui tente de développer l’agriculture biologique, depuis 1946 (3). Au départ, ce sont les « sympathisants » – ingénieurs agricoles, agronomes, médecins, pharmaciens, minotiers, boulangers, etc. – et non les agriculteurs qui sont les plus nombreux au sein du GABO.

Les « GABOistes » ont pour principal objectif de développer une « agriculture biologique », c’est-à-dire un système agricole qui doit favoriser, en priorité, l’activité microbiologique du sol, a contrario du système agricole moderniste basé sur les apports d’engrais chimiques, lequel se concentre avant tout sur les besoins nutritifs des plantes. Les GABOistes affirment, dans leurs tracts, qu’ils promeuvent un système agricole tourné vers l’avenir. L’agriculture biologique représente aussi bien une rupture avec les méthodes de fertilisation chimiques, qu’une rupture avec les pratiques négligentes d’autrefois. Mécontents des lourds investissements nécessaires pour moderniser leur exploitation, l’initiative séduit rapidement certains agriculteurs pratiquant la polyculture-élevage dans l’Ouest de la France. Ces agriculteurs sont convaincus par l’idée que l’agrochimie représente davantage une menace qu’une solution pour l’avenir de la profession. D’une part, elle entraîne une plus grande dépendance des agriculteurs vis-à-vis de la filière agro-industrielle qui produit les engrais NPK (4) et les pesticides, d’autre part elle semble faire courir un risque de santé publique dû à la toxicité de ces produits. De plus, nombreux sont les agriculteurs ligériens qui rejoignent le GABO en raison de l’augmentation des frais vétérinaires qu’ils constatent, suite à l’adoption des méthodes d’élevage modernes.

Comme le groupement finit par dépasser les frontières régionales, l’organisation est rebaptisée Association Française d’Agriculture Biologique (AFAB), en juin 1961. A partir de cette date, l’AFAB est principalement menée par deux ingénieurs qui ont tous deux fait preuve d’audace (5) en démissionnant de leur poste respectif afin de ne pas soutenir l’essor de la « chimisation » agricole après 1945. Ingénieur horticole à la suite de ses études à l’École nationale horticole de Versailles, Jean Boucher travaille comme inspecteur au Service de la protection des végétaux de Loire-Atlantique, à Nantes. Dans sa position de chercheur, il s’est spécialisé sur les méthodes de fertilisation par compostage. Comme il entre en conflit avec sa hiérarchie qui n’accorde pas la même gravité que lui vis-à-vis de l’impact des pesticides sur la santé humaine, il finit par démissionner en 1960. Il se consacre dès lors à son nouvel engagement de secrétaire du GABO. Ingénieur agronome à la suite de ses études à l’Institut national agronomique de Paris, André Louis occupe le poste prestigieux de Directeur des services agricoles, en Charente. En 1950, il choisit de démissionner de cette fonction, refusant d’appliquer les directives modernistes de sa hiérarchie. De retour dans le Bordelais, sa région d’origine, il devient professeur d’agronomie dans un lycée agricole. C’est parallèlement à cette activité, qu’il s’engage dans le GABO, en 1959. Son dévouement lui vaut ensuite la place de vice-président de l’AFAB.

Cette première organisation, composée de cultivateurs et de sympathisants désireux de promouvoir collectivement l’ »agrobiologie » (6), parvient à comptabiliser deux cents adhérents, au printemps 1963. C’est durant ce même printemps qu’est publiée la version française du premier livre qui marque le début du « combat scientifique » contre l’usage irraisonné des pesticides, Printemps silencieux. Les membres de l’AFAB ne manquent pas de faire la publicité de ce livre écrit par la biologiste américaine Rachel Carson.

Les premières connexions avec la Soil Association

A la fin des années cinquante, trois courants se distinguent dans le mouvement biologique en Europe de l’Ouest : l’agriculture biodynamique en Allemagne, organique en Grande-Bretagne, organo-biologique en Suisse. Ces trois courants se rejoignent dans la vision d’une agriculture conçue comme la moins artificialisante possible, avec pour point de convergence la centralité du compost dans la fertilisation des terres agricoles. L’agriculture biologique française émerge de la rencontre de ces trois courants, et plus spécialement de la rencontre des deux premiers.

Parmi les agriculteurs à l’origine du GABO, on trouve Edmond Cussoneau. Cultivateur à Échemiré, dans le Maine-et-Loire, il a décidé d’adhérer à la Soil Association, en 1957. En qualité de président du GABO, mais aussi en porte-parole de l’organisation britannique, il adresse de nombreux courriers à ses contacts dans le milieu agricole, afin de faire valoir les enseignements agronomiques d’un fermier anglais membre de la Soil Association, Friend Sykes (7). Une autre adhérente française de la Soil Association, Madame Feyler, prend l’initiative de correspondre avec la direction du GABO. Agrobiologiste convaincue, elle suggère à Jean Boucher la mise en place, en France, d’un domaine expérimental inspiré de celui qui a été mis en place, en Angleterre, dans la commune d’Haughley (8). Madame Feyler imagine ainsi la création d’un centre d’apprentissage et d’étude agrobiologique au sein duquel des cours d’anglais seraient également dispensés pour faciliter l’émergence d’un mouvement international. Cet ambitieux projet, par ailleurs salué par Jean Boucher, n’aboutit cependant pas.

Durant l’été 1963, un premier grand voyage international est organisé sous la direction d’André Louis. Dix-neuf membres de l’AFAB s’inscrivent pour partir à la découverte des techniques agrobiologiques anglaises, durant trois jours, du 17 au 19 juillet 1963. Ce périple permet à la délégation française de visiter successivement quatre fermes organiques anglaises. Il débute par la visite de la ferme de Broadhill, située à Keymer – voir photo. Au terme de leur voyage d’étude, les Français sont accueillis par Lady Eve Balfour, directrice du domaine d’Haughley et fondatrice de la Soil Association. D’une superficie de quatre-vingt-cinq hectares, le domaine est divisé en trois sections, les sections organique, chimique et mixte. Dans la section organique, le cheptel est nourri au pâturage, avec des compléments de grains et de poudre d’algues marines. La fumure est assurée par le compostage du fumier et par des engrais verts, tandis qu’un sous-solage est préféré au labour. Selon le rapport qui est publié à l’automne suivant, l’expérience anglaise a révélé aux Français que les agrobiologistes partagent un idéal commun qui va au-delà de la seule agrobiologie. Pour ces derniers, « une concordance sur les buts de la vie et sur le devoir des producteurs à l’égard de leur prochain » ne fait aucun doute (9).

De la méthode Lemaire-Boucher à Nature & Progrès

Les débuts du mouvement agrobiologique français sont profondément marqués par l’activité de d’une société, le Service de Vente des Blés Lemaire (société Lemaire). Sélectionneur et négociant de blés, Raoul Lemaire est le fondateur de cette société, basée à Angers. Il finit par adhérer au GABO, au moment où il effectue des expérimentations agricoles sur la fertilisation par le lithothamne, une algue calcaire riche en magnésium et oligoéléments, employée en Bretagne comme amendement pour les prairies. A partir de 1962, l’ambition de Raoul Lemaire est d’assurer la commercialisation d’un blé biologique cultivé sur des terres amendées par un poudrage au lithothamne. Alors qu’il est aux commandes de l’AFAB, Jean Boucher est séduit par ce projet. Il accepte la proposition de Raoul Lemaire et rejoint la société Lemaire, en qualité de conseiller agronomique, tout en demeurant secrétaire de l’AFAB. Persuadés de la nécessité d’imposer la culture biologique en France en mettant sur pied un solide circuit commercial, les deux hommes décident de lancer un procédé d’agriculture biologique cadré par la société Lemaire. Ce procédé prend le nom de « méthode agrobiologique Lemaire-Boucher« , en 1964.

Suite à l’association de Raoul Lemaire avec Jean Boucher, les articles de Jean Boucher dans la revue AFAB font la publicité de la société Lemaire. Deux des meneurs de l’AFAB sont alors gênés par cette nouvelle orientation commerciale.  Alors qu’ils sont très appréciés au sein de l’organisation, le vice-président de l’AFAB, André Louis, et le délégué AFAB de la région Languedoc, Mattéo Tavera (10), décident de démissionner conjointement. Avec la fondation de leur propre association, Nature & Progrès, ils entendent initier un courant d’agriculture biologique détaché de toute attache commerciale. Leur objectif déclaré est de promouvoir une agriculture biologique « à 360° », c’est-à-dire qui ne se limite pas à un procédé exclusif, par opposition à la méthode Lemaire-Boucher. Le nom « Nature & Progrès » est choisi avec la plus grande attention. Il s’agit de suggérer d’emblée le devoir de respect de la nature et du vivant, inhérent à l’activité agricole selon les fondateurs. Dans un second temps, le nom doit connoter l’idée que l’agriculture biologique s’intègre parfaitement à la logique de progrès sociétal, à une période où le premier argument des détracteurs de cette mouvance est d’affirmer que cette doctrine représente un « retour en arrière ».

À partir de mars 1964, la mise en pratique de l’agriculture biologique est désormais structurée par deux courants. Le premier courant, caractérisé par l’influence de la société Lemaire et de la méthode Lemaire-Boucher, rayonne depuis Angers. Sa communication auprès du grand public repose sur le journal mensuel Agriculture et Vie. Le second courant, porté par l’association Nature & Progrès, construit une base d’adhérents dans le Sud de la France, avec pour outil de communication principal la revue trimestrielle Nature & Progrès.

Quelques dates clés

1948 : l’association L’Homme et le Sol organise les « Journées de l’humus« , à Paris.

1951 : création de l’Association pour l’Étude de la Fertilité Vivante des Sols.

1952 : création de l’Association Française pour la Recherche d’une Alimentation Normale.

1958 : création du Groupement d’agriculture biologique de l’Ouest, en Loire-Atlantique.

1959 : Un grand problème humain, l’humus d’André Birre. Sol, herbe, cancer d’André Voisin.

1961 : le GABO est rebaptisé Association Française d’Agriculture Biologique.

1962 : la société Lemaire débute la commercialisation du maerl « Calmagol« .

1963 : Printemps silencieux de Rachel Carson. Voyage de la délégation de l’AFAB à Haughley. Jean Boucher, secrétaire de l’AFAB, rejoint la société Lemaire, fondée par Raoul Lemaire. Naissance de la méthode Lemaire-Boucher.

1964 : André Louis et Mattéo Tavera démissionnent de l’AFAB pour fonder Nature & Progrès. Les Lemaire lancent le mensuel Agriculture et Vie, consacré à la promotion des méthodes agrobiologiques prônées par la société Lemaire. Lancement de la revue trimestrielle Nature & Progrès.

Notes :

(1) Pour en savoir davantage sur la communauté scientifique qui se mobilise pour la réhabilitation de l’humus entre 1948 et 1964, se référer aux travaux de la spécialiste du sujet, l’historienne Céline Pessis – voir la bibliographie.

(2) Cette citation, prononcée en 1934 par le Dr Pierre Delbet, illustre parfaitement ce courant : « Aucune activité humaine, pas même la médecine, n’a autant d’importance pour la santé que l’agriculture« .

(3) La Soil Association ou « Association du Sol » a été fondée à l’initiative d’Eve Balfour, autrice d’un livre portant sur la nécessité de maintenir un sol « vivant », The Living Soil (1943), elle-même influencée par les travaux du botaniste anglais Albert Howard.

(4) N (azote), P (phosphore), K (potassium)

(5) Jean Boucher et André Louis étaient tous deux pères de famille nombreuse – sept enfants – et leurs démissions d’Institutions publiques sous-entendaient un risque économique certain à court-terme…

(6) Ce terme est issu de la contraction entre « agriculture » et « biologie ». Beaucoup utilisé dans les années 1960, le terme « agrobiologie », tel qu’employé par les pionniers français de cette période, ne doit pas être confondu avec le concept d’agrobiologie » tel que développé par le scientifique soviétique T. Lyssenko, dans les années 1940.

(7) Friend Sykes est un cultivateur et érudit anglais, auteur de livres sur les méthodes agrobiologiques dont Modern humus farming, en 1959.

(8) Initié en 1938 par les futurs membres de la Soil Association, le domaine d’Haughley est un centre agricole expérimental, situé en Angleterre, visant au départ à comparer la qualité des récoltes en agriculture traditionnelle et en agriculture chimique.

(9) «Relation d’un voyage agrobiologique en Grande-Bretagne», par A. Louis et R. Goachet, Bulletin AFAB n°17-18, 20 novembre 1963.

(10) Mattéo Tavera, architecte-urbaniste de profession, est aussi viticulteur et arboriculteur dans le domaine de Petit Boute, situé à Narbonne, dans l’Aude. Il est très influencé, à l’instar d’André Louis, par l’agriculture biodynamique de Rudolf Steiner.

Deuxième partie (1964-1970)

Vent debout contre une agriculture et une alimentation « industrialisées »

Au printemps 1964, le mouvement biologique français est durablement divisé entre le courant commercial Lemaire-Boucher et le courant associatif représenté par Nature & Progrès. Les deux organisations tentent, chacune à leur manière, de rendre concrète une autre vision de l’agriculture et de l’alimentation. Mais, avant de présenter le démarrage de ces deux courants, voyons d’abord pour quelles raisons le contexte général est favorable à l’essor, mesuré mais durable, du mouvement agrobiologique.

Des paysans qui se muent en agriculteurs

Dans la France des années soixante, l’adhésion des producteurs au mouvement biologique s’explique, en partie, par une stratégie d’adaptation face à l’évolution générale de l’agriculture. L’après Seconde guerre est la période de montée en puissance d’une agriculture productiviste, durant laquelle les « paysans » se muent en « agriculteurs », c’est-à-dire en entrepreneurs produisant davantage pour le marché que pour l’autoconsommation. La petite agriculture paysanne, celle qui est souvent orientée vers la polyculture-élevage, se trouve de plus en plus dominée par les firmes industrielles qui interviennent en amont et en aval de la production – matériel agricole, agrochimie, coopératives, industries agroalimentaires. Face à cette situation, une partie des petits agriculteurs acceptent le pari industriel quand d’autres, souvent âgés, privilégient une forme d’autarcie. Le contexte agricole est donc, en quelque sorte, favorable à une troisième voie pour ces petits agriculteurs qui ne peuvent pas supporter tous les frais de cette modernisation agricole. Prêts à accepter les avantages offerts par la mécanisation, ces producteurs refusent l’endettement généré par l’achat des intrants chimiques. Les fertilisants et pesticides de synthèse représentent un investissement onéreux qui semble pouvoir être évité par une bonne maîtrise du compostage des fumures organiques et par une meilleure gestion du cycle des cultures – rotations, cultures dérobées. Par ailleurs, les producteurs choisissent aussi l’agrobiologie après avoir connu de lourdes dépenses vétérinaires, suite à l’adoption des méthodes modernes – intrants chimiques et antibiotiques. Ils sont influencés, dans cette décision, par les rares docteurs vétérinaires sceptiques de la chimie agricole.

En 1964, l’un d’entre eux, Henri Quiquandon, déclare dans un article choc, que « L’animal a fait la preuve que les engrais sont nocifs » (1). Dans cet article, il établit un lien entre l’augmentation de certaines pathologies du bétail et les carences en magnésium et en oligo-éléments constatées dans les fourrages, en raison de l’excès d’azote. En parallèle de ces critiques issues du monde agricole, de vives critiques à l’encontre de l’industrialisation de l’agriculture et de l’alimentation sont exprimées dans des revues académiques – L’Alimentation normale – et diététiques – Vivre en Harmonie, La Vie Claire – destinées aux consommateurs. Ces différentes revues sensibles à l’alimentation naturelle et à la naturopathie contribuent à la naissance d’une nouvelle catégorie de denrées alimentaires. Longtemps présentées comme « saines » et « naturelles », ces denrées prennent progressivement le qualificatif de « biologiques », à mesure que se développe le marché des produits issus de l’agriculture biologique. Présentés comme des produits sains n’ayant connu aucun traitement chimique au stade de la production comme au stade de la transformation, les produits biologiques se distinguent des produits standards peu qualitatifs – qualité nutritionnelle en baisse, présence accrue des résidus nocifs. De plus, cette distinction entre denrées standards et denrées biologiques se justifie aussi pour des raisons éthique et symbolique. En effet, les produits biologiques sont présentés comme des denrées issues d’une agriculture respectueuse de la pérennité des sols. En conséquence, les artisans du succès de l’agriculture industrialisée et productiviste échouent à empêcher la disqualification des produits issus de cette forme d’agriculture. Cette disqualification favorise, d’un autre côté, l’essor, modeste mais continu, des produits biologiques.

Les premiers succès du courant Lemaire-Boucher

Bénéficiant d’un réseau commercial déjà étendu et de recettes continuelles – grâce à la vente du lithothamne « Calmagol » – la société Lemaire contribue grandement à la structuration du marché des produits biologiques, en faisant preuve d’un grand esprit d’entreprise. En premier lieu, elle met au point un important réseau de blé biologique. Elle propose d’assurer un approvisionnement en semences de blés à des agriculteurs sous contrat, lesquels sont tenus d’utiliser la méthode Lemaire-Boucher (2). La société Lemaire rachète ensuite la totalité des blés récoltés pour produire des farines biologiques. Pour le stockage du blé, la société s’interdit tout recours aux pesticides. On assure un brassage régulier du blé pour éviter les attaques de charançon du blé.

Pour construire sa politique d’efficacité commerciale, Raoul Lemaire est entouré de ses fils qui prennent en mains les différentes filiales qui sont créées durant les années soixante. La première, peut-être la plus importante d’entre elles, est la société filiale qui prend en charge la communication du groupe Lemaire. Le journal mensuel Agriculture et Vie devient la clef de voûte de la communication du groupe. En dernière page du journal, figure la chronique de Raoul Lemaire qui continue activement ses activités de sélectionneur de blé à plus de quatre-vingts ans (3). Dans ses chroniques, il ne perd jamais une occasion de mettre en lumière son inlassable combat contre les « trusts chimiques » (4).

Dès 1964, les Lemaire lancent leur produit phare, le « pain biologique Lemaire ». Réalisé à partir de farine biologique et de levain, ce pain de quatre cents grammes est façonné par des boulangers sous contrat avec la société Lemaire. Cinq ans après son lancement, le pain Lemaire est de plus en plus apprécié des consommateurs français qui peuvent se le procurer dans cinq cents boulangeries. Si celles-ci sont en majorité situées dans les régions de l’Ouest et du Sud-Ouest, il est désormais possible d’acheter ce pain des Ardennes à la Côte d’Azur. Pour aiguiller les agriculteurs dans leur pratique, la société Lemaire propose, en 1967, des cours agrobiologiques par correspondance. La même année, elle inaugure sa propre usine de transformation du lithothamne en Bretagne afin de mieux pourvoir à l’augmentation des commandes de ses clients. En 1968, la méthode Lemaire-Boucher est parvenue à fédérer près de neuf cents agriculteurs. Forte de son succès, la société Lemaire décide d’implanter la méthode en créant une filiale en Belgique.

C’est sans doute au début de l’année 1970 que le groupe Lemaire fait preuve d’une de ses actions les plus audacieuses. Les Lemaire décident de tenir plusieurs stands au Salon international de l’Agriculture de Paris. En mars 1970, l’agriculture biologique fait, pour la première fois, son apparition dans les travées du plus grand rendez-vous agricole hexagonal avec ses quatre cent mille visiteurs. Examinés avec circonspection, les agents de la société Lemaire missionnés pour l’occasion subissent les « attaques » des représentants des firmes d’engrais et de pesticides.

Les premiers animateurs de Nature & Progrès

Dans ses rangs, l’association dispose, comme pour la société Lemaire, de la coopération de personnalités marquées par leur origine rurale. Fondateur et secrétaire général de l’association, André Louis est le fils d’un viticulteur bordelais. Spécialiste d’arboriculture (5), il est le pilier agronomique de l’association. Aussi, son engagement à plein temps dans l’association a-t-il pour effet d’en faire le premier salarié historique. Administrateur, André Birre est fils de paysans beaucerons. Il raconte dans un de ces livres comment une phrase prononcée par son grand-père paysan l’a profondément marqué. Alors que le jeune André lui annonçait avec enthousiasme qu’il allait être « poussé aux études », suite à l’obtention de son certificat d’étude primaire, son grand-père lui rétorqua qu’il serait donc amené à rejoindre la catégorie des « fainéants » (6). Cette phrase lapidaire lui laissa une trace indélébile qui fut pour André Birre comme une exhortation à ne pas trahir son origine sociale paysanne.

La force de Nature & Progrès est aussi de compter, parmi ses meneurs, plusieurs citadins à la fois enclins à changer de mode d’alimentation et à se reconnecter avec la nature par la pratique de l’agriculture ou du jardinage. Architecte DPLG à Paris, Matteo Tavera a opté pour une carrière parallèle d’arboriculteur-viticulteur à Narbonne. Dans son domaine, il réalise un vin biologique apprécié des membres de l’association. Doué d’un esprit fédérateur, son engagement personnel semble très apprécié des premiers adhérents de l’association. Le premier président de Nature & Progrès aime aussi quitter le rationalisme pour expliquer sa conception spiritualiste de la nature. Lors des réunions qu’il organise dans son appartement parisien, il expose parfois son hypothèse sur les échanges électriques qu’il suppose entre les Etres vivants, la Terre et le Cosmos (7).

Ingénieur des fonderies à Paris, Roland Chevriot a décidé d’adopter un mode de vie plus sain en s’installant dans une propriété, en lointaine banlieue parisienne, afin de pouvoir cultiver un jardin de cinq mille mètres carrés, avec d’autres amis ingénieurs. Le lieu de cette expérience « communautaire » d’avant 1968 a pris le nom poétique de « Gulustan » (8). Sa nouvelle passion pour le jardinage biologique le mène à croiser la route de Nature & Progrès. Agé de vingt-neuf ans, Chevriot décide de s’y engager comme administrateur. Il est bientôt rejoint dans cette initiative par un jeune ingénieur agronome de sa génération. Fraîchement diplômé de l’Institut national agronomique de Paris, Claude Aubert fait lui aussi partie de ces citadins en quête d’une voie professionnelle qui aille dans le sens de l’intérêt commun. Des expériences personnelles l’on amené à s’interroger sur les nuisances, tant environnementales que sociales, de l’agriculture moderne. Convaincu de la pertinence de l’alternative biologique après plusieurs visites de fermes biologiques, en Angleterre et en Allemagne, il décide à son tour de s’engager dans l’association. Il s’installe auprès de la communauté de Gulustan pour parfaire ses connaissances pratiques…

A l’instar des collaborateurs de la société Lemaire, les premiers animateurs de Nature & Progrès croient à l’agrobiologie parce qu’elle est alors la seule pratique à exiger des produits exempts de pesticides, à une période où l’emploi du DDT cristallise les tensions. Néanmoins, au-delà de cette exigence de biens alimentaires garantissant la santé, les membres de Nature & Progrès partagent aussi une grande exigence pour le respect de la nature. Professeur dans un lycée agricole, André Louis accepte difficilement sa mission de transmettre les rudiments de l’agriculture « moderne ». Il ne manque jamais une occasion d’éveiller ses élèves au respect des équilibres biologiques (9). La revue Nature & Progrès devient une tribune d’expression pour tous les défenseurs de la nature. A partir de 1968, on y dénonce les dérives du remembrement agricole dans l’Ouest de la France : destruction des haies, mise à mal du paysage bocager…

Les modestes débuts de Nature & Progrès

Au cours des années soixante, les ambitions de l’association sont limitées par le nombre d’adhérents qui demeure modeste. Nature & Progrès ne compte que cinq cents adhérents en 1965, dont 10% de producteurs. Pourtant, dès le départ, les fondateurs visent la constitution d’une association qui dépasse largement les frontières du monde agricole. L’objectif clairement exprimé dans les statuts est « d’éduquer par des réunions rurales et urbaines publiques et privées, le monde producteur et le monde consommateur » sur les avantages d’avoir recours au « dynamisme de la nature » en agriculture.

Un des enjeux primordiaux est donc de faciliter le commerce des produits biologiques. A ce sujet, les initiatives commerciales des adhérents sont plurielles. Dans le Lot-et-Garonne, les producteurs de Nature & Progrès forment un premier groupement indépendant qui prend le nom de Groupement d’Agriculture Biologique du Sud-Ouest (GABSO). Roland Chevriot crée la coopérative « Solsain » pour approvisionner les consommateurs du sud de la région parisienne. Dans la région de Montpellier, un ancien de Gulustan met en place un service de livraison de paniers de légumes bio aux familles qui en font la demande. Face à l’impossibilité juridique de créer un label privé « Nature & Progrès« , les dirigeants posent les bases d’une « appellation », en 1967. Un Comité technique aidé de vingt contrôleurs régionaux sont chargés de veiller à ce que le producteur qui utilise ladite appellation respecte bien le « Règlement de Culture ».

Du côté agronomique, les conseils techniques se retrouvent au sein même des articles de la revue. Les voyages à l’étranger, organisés chaque été par l’association, sont l’occasion d’enrichir ces conseils. On met en valeur l’éventail des méthodes agrobiologiques en exposant les résultats encourageants du courant biodynamique en Allemagne, du courant organo-biologique en Suisse, ou encore du courant organique en Angleterre. Constatant que le lithothamne ne garantit pas forcément le succès de la récolte, André Louis invite les producteurs à être prudents quant à son usage systématique. Il tâche de les orienter en publiant les premières listes d’engrais minéraux, d’amendement et d’antiparasitaires qu’il estime « autorisés ». A la demande des producteurs, Claude Aubert réalise les premiers documents techniques indépendants de la revue, en 1969. L’année suivante, le jeune ingénieur agronome a la chance de voir son livre sur l’agriculture biologique publié grâce à l’intercession d’une jeune maison d’édition (11).

L’attractivité de l’association s’amplifie, à la fin des années soixante. Elle franchit la barre des deux mille adhérents, en 1969. De plus, le congrès annuel organisé à Dourdan confirme la dynamique générale, avec la présence de plus de cinq cents personnes. L’association est ainsi parvenue à se faire une place solide dans le « monde consommateur ». La présence accrue d’adhérents producteurs confirme également le succès des conseils techniques prodigués par les deux conseillers agronomiques.

Au printemps 1970, l’association connait un évènement tragique qui la déstabilise momentanément. Les deux fondateurs, André Louis et Matteo Tavera, trouvent tous deux la mort dans un brutal accident de voiture au retour d’un congrès. Un hommage posthume leur est rendu dans les numéros suivants qui laissent apparaitre deux de leurs citations en couverture. Le Gulustan devient, suite à cette disparition, le nouveau siège de Nature & Progrès

Notes :

(1) Il appuie son constat sur les travaux d’André Voisin (1903-1964) et sur sa devise scientifique : « la santé de l’animal et de l’homme dépend de l’équilibre du sol« . Le déséquilibre du sol, dû à l’utilisation irraisonnée des fertilisants azotés, faciliterait de surcroît l’apparition de maladies graves telles que le cancer.

(2) La méthode Lemaire-Boucher repose sur les associations végétales, le compostage de la fumure organique, l’amendement des cultures au lithothamne et les semences à hauts rendements produites par Raoul Lemaire. Les agrobiologistes pratiquant la méthode n’ont, à aucun moment, recours au moindre intrant chimique.

(3) Né en 1884, Raoul Lemaire continue à épauler ses fils jusqu’à sa mort, en novembre 1972.

(4) Aujourd’hui, nous parlerions du lobbying de l’industrie agrochimique.

(5) Il est l’auteur d’un livre, Traité d’Arboriculture Fruitière, qui connait cinq éditions, entre 1936 et 1953.

(6) André Birre, Une Autre révolution : pour se réconcilier avec la terre, Paris, France, J.P. Delarge, 1976, p.13.

(7) Son hypothèse, à la croisée de l’occultisme et du tellurisme, est présentée dans son livre Mission sacrée, 1969.

(8) « Gulustan » est un mot kurde qui signifie « terre des roses ».

(9) Quelques années auparavant, André Louis a aussi fondé la section girondine de l’Association Française de Zoologie, organisation œuvrant pour la protection de la faune sauvage.

(10) Claude Aubert, L’Agriculture biologique, Le Courrier du livre, Paris, France, 1970, 256 pages

Troisième partie (1970-1974)

Coupler efficacement la technique et le vivant

Après le décès d’André Louis, Claude Aubert devient, de fait, le principal pilier agronomique de Nature & Progrès. Il devient aussi l’auteur le plus prolifique dans ce courant, en réalisant les premiers documents techniques qui sont mis en vente, en 1970, par l’intermédiaire du nouveau service librairie. En 1971, il est l’auteur d’un dossier très documenté sur les pesticides dans lequel il informe les lecteurs sur le taux de pesticides contenu dans le lait maternel. Trois ans plus tard, il mène, avec un autre membre de Nature & Progrès, la rédaction d’une œuvre importante pour le mouvement : l’Encyclopédie Permanente d’agriculture biologique (1). Nouveau président de l’association, Roland Chevriot devient, à trente-quatre ans, le premier porte-parole de l’association. Les grandes ambitions qu’il nourrit impliquent une meilleure visibilité de l’association. La création d’un logo est ainsi décidée. Inspiré du « Yin-Yang » de la philosophie chinoise, il apparaît pour la première fois en couverture de la revue au printemps 1971…

La dimension internationale de l’agriculture biologique

L’année 1972 marque une étape importante pour l’association. C’est d’abord l’année durant laquelle Nature & Progrès publie son premier cahier des charges d’agriculture biologique. Concrètement, il s’agit d’un document technique ronéotypé qui définit les produits autorisés et les produits interdits, à tous les stades de la production agricole. L’année 1972 représente également l’ouverture de l’organisation à l’internationale. Au printemps, Roland Chevriot effectue un déplacement au centre expérimental agrobiologique de la Rodale Press, à Emmaus, en Pennsylvanie, aux États-Unis. Cette rencontre n’est pas sans effet ; elle marque probablement le début de sa volonté de fédérer les actions des différents mouvements internationaux. Influencés par la tenue de la conférence de Stockholm qui a lieu en juin, Roland Chevriot et Claude Aubert décident de lancer un ambitieux projet. Le prochain congrès Nature & Progrès, prévu en novembre 1972, aura pour la première fois une dimension internationale. Il aura lieu au Palais des congrès de Versailles et on prend l’initiative d’envoyer une lettre d’invitation aux organisations agrobiologiques majeures, laquelle commence par ces mots : « A l’heure où l’expansion industrielle est remise en cause et les notions de « Qualité » et « Survie » sont soulevées, il me semble nécessaire que les mouvements d’agriculture biologique se fassent connaître et coordonnent leurs actions (2) ». C’est lors de ce congrès qu’est finalement créé l’IFOAM (Fédération internationale des Mouvement de l’Agriculture Organique), sous l’impulsion décisive de la jeune association Nature & Progrès. Un second congrès international est organisé, deux ans plus tard, à Paris. Les organisateurs parviennent à réunir quinze mille visiteurs sur trois jours. Par ailleurs, l’association franchit, à cette occasion, la barre des six mille adhérents…

Du côté de Lemaire-Boucher

Au début des années septante, la société Lemaire est solidement implantée dans l’Ouest. Sur le plan local, l’organisation peut compter sur deux types de relais. D’abord, elle s’appuie principalement sur ses agents commerciaux qui organisent régulièrement des visites de fermes agrobiologiques pour convaincre les « polyculteurs-éleveurs » de la viabilité de la méthode Lemaire-Boucher. Chaque été, les lecteurs d’Agriculture & Vie peuvent profiter du programme complet des visites de cultures estivales. Ensuite, les agrobiologistes engagés à respecter le cahier des charges Lemaire-Boucher assurent la notoriété du réseau. Ils se retrouvent régulièrement dans le cadre de réunions du syndicat départemental de défense de la culture biologique (3). Pour aiguiller les agriculteurs dans leurs pratiques agricoles, la société Lemaire propose, à partir de 1967, des cours agrobiologiques privés par correspondance. L’enseignement est structuré en dix cours. Tous les vingt jours, un conseiller technique de la société envoie un cours polycopié à chaque « étudiant ». Celui-ci a ensuite vingt jours pour prendre connaissance du cours et répondre à une série de questions sur la thématique abordée. En 1974, la direction annonce que mille étudiants – en majorité des agriculteurs – ont déjà participé à ces cours. Pour les consommateurs du pain biologique Lemaire, il est désormais possible d’acheter leur pain auprès des neuf cents boulangers qui le façonnent. La gamme des produits biologiques Lemaire se diversifie. En plus du pain, des biscottes et du chocolat, on vend des conserves de légumes et du vin…

Mais la dynamique de la société s’enraye pour un temps. En 1972, le plus ancien collaborateur de la société, Georges Racineux, fait scission pour créer une organisation concurrente : l’Union Française d’Agriculture Biologique qui met en place son propre réseau de producteurs et sa propre marque, Le Paysan biologiste. Néanmoins, la création de filiales va bon train du côté de la maison Lemaire. Afin d’assurer la fabrication et la vente des produits à base d’essences aromatiques naturelles, destinés aussi bien aux sols qu’aux animaux, la filiale Phytovet voie le jour. Puis, c’est au tour de la filiale Du sol à la table, chargée d’assurer la vente par correspondance des produits alimentaires. En 1974, la filiale Mon jardin sans engrais chimique s’emploie à fournir, aux jardiniers amateurs, une gamme de produits fertilisants.

Lassés de la froideur de l’accueil qui leur est réservé au Salon de l’agriculture de Paris, chaque année depuis 1970, les dirigeants de la société misent sur l’organisation de leur propre foire aux produits biologiques, à Grenoble, en 1974. Des éleveurs de charolais présentent fièrement des bovins issus de leur élevage conduits suivant la méthode Lemaire-Boucher ; des viticulteurs font déguster leurs crus de Bordeaux, Bourgogne, de vin d’Alsace et même de Champagne. S’y trouvent aussi des producteurs laitiers, des charcutiers, des boulangers, des maraîchers, des arboriculteurs… La société y fait aussi la promotion de sa gamme de machines agricoles. Fierté de la société, la fouilleuse permet de travailler la terre sans la labourer afin de minimiser la perturbation de l’activité organique du sol.

Le développement des échanges entre producteurs et consommateurs

En 1970, les producteurs membres de Nature & Progrès sont encore moins de deux cents. Mais avec l’augmentation de leur nombre – plus de quatre cents en 1973 – et surtout celle, encore plus significative, des adhérents consommateurs, la nécessité de stimuler plus efficacement les échanges devient impérieuse. C’est dans ce contexte de croissance de la demande qu’est mis au point le premier Guide des producteurs. Ce guide, mis en vente dans le service librairie, répertorie à la fois l’adresse des producteurs affiliés à de Nature & Progrès et les diverses denrées qu’ils proposent, soit à la vente directe à la ferme, soit à la vente par correspondance. Quelques mois après l’initiative de Nature & Progrès, la direction de la société Lemaire décide, à son tour, de répertorier l’ensemble des agrobiologistes pratiquant la méthode. Elle publie pour cela un supplément à Agriculture & Vie qui prend le nom de Répertoire International Lemaire (RIL) (4) qui répertorie l’ensemble des acteurs engagés par contrat avec la société : producteurs, transformateurs, distributeurs. Ce document est considéré par la direction comme un « véritable Bottin des échanges biologiques » (5). Ces premiers guides-répertoires deviennent des outils commerciaux permettant aux consommateurs d’avoir l’assurance qu’ils achètent des produits de qualité, à une période où certaines études réalisées par des revues de consommateurs – Que choisir, 50 Millions de consommateurs – alertent sur les fragilités de la garantie qualitative des produits biologiques commercialisés dans les grandes agglomérations.

Les consommateurs avertis jouent un rôle essentiel dans la structuration du marché des produits bio. Au printemps 1973, intervient la première réunion regroupant l’ensemble des délégués régionaux de l’association. Les adhérents volontaires qui désirent s’engager davantage sont invités à créer et animer leur propre groupe régional. Les actions suggérées sont diverses : prise de contact avec la presse et les milieux locaux intéressés, tenue de conférence, établissement d’une coopérative, organisation de visites de cultures. L’année 1974 est marquée par une série d’initiatives visant à fluidifier les ventes directes. Les premières coopératives de consommateurs font leur apparition. C’est le cas de la coopérative Germinal, créée en mai 1974, à Auxerre, par le groupe Nature & Progrès Aube-Yonne, groupe par ailleurs le plus actif dans l’Hexagone. En octobre, plusieurs adhérents de Nature & Progrès créent la coopérative Bio-Coop, à Rambouillet, pour fournir aux consommateurs du sud-ouest de Paris des produits conformes au cahier des charges de Nature & Progrès. En juin 1974, le premier marché biologique hebdomadaire de France est inauguré, en présence du maire et de collaborateurs de la société Lemaire, près de Lyon, à Grézieu-la-Varenne.

Vers la naissance du mouvement biologique belge

Au début des années 1970, l’agriculture biologique est encore faiblement implantée en Belgique. Résidant à Aublain, près de Namur, Jean de Pierpont est responsable du développement de la méthode Lemaire-Boucher en Belgique. Ingénieur agronome, il est chargé d’organiser les visites de culture qui se déroulent chaque été dans les quelques fermes biologiques éparpillées dans les provinces de Hainaut et de Namur. Autre acteur belge de l’agriculture biologique, Pierre Gevaert offre des premiers débouchés aux productions céréalières. Adepte de la macrobiotique de George Ohsawa (6), sa société, Lima, est spécialisée dans la fabrication de produits diététiques. Un des objectifs de Pierre Gevaert est de remettre au goût du jour la consommation de variétés céréalières qui tendent à disparaître sous l’effet de la sélection des seules variétés à haut rendement : épeautre, orge, seigle, millet, sarrasin. A partir de 1972, ses annonces sont relayées dans la revue Nature & Progrès pour attirer l’attention des producteurs céréaliers de l’association.

En septembre 1973, Nature & Progrès décide de tenir un stand lors du Salon International de la Diététique de Bruxelles. A cette occasion, des premiers contacts sont pris. Dans la revue, on invite les lecteurs belges de Nature & Progrès à se mettre plus étroitement en relation dans l’objectif de former un groupe régional. Il faut néanmoins attendre deux années supplémentaires pour que les choses se concrétisent davantage. En 1975, quelque deux cents Belges sont abonnés à Nature & Progrès. Profitant de la tenue du salon Survie, à Bruxelles – lors d’une édition orientée sur les équilibres écologiques et les technologies douces -, certains d’entre eux décident de se réunir pour poser les bases d’une antenne belge. Jeune agronome spécialisé en foresterie, Vincent Gobbe propose que la réunion constitutive ait lieu à Hélécine où il dirige alors un centre de séminaires installé au cœur d’un domaine naturel public comprenant un vaste parc, des bois, des prairies sauvages et plusieurs étangs. Avec quatre-vingts personnes qui répondent présentes, le succès de la réunion est au rendez-vous. Autour de Vincent Gobbe se réunissent ceux qui souhaitent activement, et bénévolement, promouvoir l’essor des méthodes agrobiologiques sur le sol belge : Pierre Gevaert, Jean de Pierpont ou encore Edgard Flandre. Cultivateur à Erpion, Edgard Flandre vient de créer l’Association des Agrobiologistes Belges (asbl AB) (7). Pour l’occasion, des représentants de la coopérative auxerroise Germinal sont également présents afin de nourrir les débats et d’insuffler une dynamique. Finalement, l’assemblée constitutive de l’association Nature & Progrès Belgique se déroule le 6 mars 1976. Elle devient ainsi la première antenne indépendante de sa consœur française et Vincent Gobbe en est désigné premier président. Par la suite, les administrateurs mettent en chantier le bulletin belge qui vient en supplément de la revue française. La bonne cohésion permet même de concrétiser la fusion du bulletin belge avec celui de l’asbl AB d’Edgard Flandre, en 1977. La même année, un séminaire organisé à Hélécine est animé par Claude Aubert ; il doit permettre à certains participants de s’orienter vers le conseil technique aux agriculteurs biologistes. A la fin des années septante, le mouvement belge est ainsi véritablement lancé, avec l’appui des acteurs français : société Lemaire, association Nature & Progrès. Nature & Progrès Belgique dépasse la barre des mille adhérents, en 1980, avec l’organisation d’un congrès IFOAM à l’Université Libre de Bruxelles (8).

Conclusion

En mettant au centre de leurs préoccupations le maintien de l’action des « auxiliaires de la nature » – les micro-organismes du sol -, les partisans du mouvement biologique mettent leurs espoirs dans un couplage plus efficient de la technique et du vivant. Non reconnus par les pouvoirs publics, moqués par les agriculteurs modernistes, en proie à des difficultés économiques liées à la conversion de leur exploitation, les agrobiologistes tiennent bon. Qu’ils s’agissent des dirigeants des organisations, des producteurs, des consommateurs engagés ou encore des distributeurs, ces acteurs posent les bases d’une nouvelle manière de concevoir la qualité alimentaire et, de fait, les bases d’une nouvelle manière de consommer. La disqualification des produits « standards » favorise d’un autre côté l’essor, modeste mais continu, des produits « biologiques » présentés comme des denrées alimentaires répondant à des exigences à la fois nutritionnelles, éthiques et écologiques.

Notes :

(1) Encyclopédie permanente d’agriculture biologique, Paris, Debard, avril 1974.

(2) Lettre de Roland Chevriot en vue de la fondation d’une fédération internationale, 1972.

(3) Il existe alors quarante antennes départementales regroupant les agrobiologistes qui pratiquent la méthode Lemaire-Boucher sur la totalité ou sur une partie de leur ferme.

(4) Fierté du SVB, le tout premier RIL est diffusé à cinquante mille exemplaires. Il répertorie les trois cents premiers agrobiologistes qui se sont engagés à respecter le cahier des charges Lemaire-Boucher.

(5) « RIL… un outil de travail de première nécessité », Répertoire International Lemaire, Avril 1974.

(6) Pierre Gevaert a pu rencontrer George Ohsawa durant un voyage au Japon.

(7) D’anciens membres de l’asbl AB créeront, en 1984, l’Union Nationale des Agrobiologistes Belges (UNAB).

(8) Pour davantage d’information sur les débuts de Nature & Progrès Belgique, se référer à l’historique rédigé par Vincent Gobbe, Les débuts d’une association, le 16 décembre 2000.

Le sol : Terra incognita !

Comment les techniques horticoles influencent-elles la vie du sol ?

La vie du sol est un des aspects centraux de la culture biologique. Nous abordions déjà ce sujet essentiel, il y a un peu plus de deux ans, dans les pages de Valériane n°130. Voici donc une nouvelle approche de cette question fondamentale, abordée via le regard d’un des jardiniers les plus chevronnés de notre association…

Un dossier réalisé par Philippe Delwiche

Bien connaître son sol

« Nous entendons par écologie la science globale des relations des organismes avec le monde extérieur environnant dans lequel nous incluons, au sens large, toutes les conditions d’existence. » Ernst Haeckel, 1866.

Parler de « biota » des sols est plus précis que parler de biodiversité des sols car ce mot fait référence à la communauté complète vivant à l’intérieur d’un « système sol » donné. Ceci permet, par exemple, de préciser que le « biota » du sol d’une prairie est généralement plus diversifié que celui d’une terre cultivée. Nous verrons aussi que le « biota » des potagers peut varier à l’infini selon le terroir – type de sol, pH… -, le climat, la météo, l’aménagement du jardin – haie, pelouse… -, les pratiques de gestion du sol ainsi que l’approche du jardinier quant à la manière d’apporter les matières organiques au sol.

Le sol et la vie qui y est présente constitue la part prépondérante de l’écosystème du jardin. Ce monde grouillant et complexe que nous foulons chaque jour est majoritairement inaccessible à l’œil et, même lorsque nous nous penchons sur lui alors que nous le travaillons, il ne nous révèle que peu d’ »informations ». Cette invisibilité et cette complexité expliquent-t-elles le désintérêt du monde agronomique pour ce sujet ? Mais aussi la frustration des rares scientifiques qui s’y intéressent ? Dans le cadre de ses recherches sur les mycorhizes, le chercheur J.-N. Klironomos considère que « le sol est vraiment comme une grande boîte noire ; c’est vraiment difficile de comprendre ce qui s’y passe » (J.-N. Klironomos, cité dans ‘Harmless-looking’ trees really predators, partner with fungi to eat insects alive, new research shows, 2001).

Un long processus biologique à préserver

La « science globale » nécessiterait que le sol et la vie qui s’y déroule soient étudiés par des équipes interdisciplinaires. Des scientifiques comme Claude et Lydia Bourguignon, ou comme Marcel Bouché, ont cependant consacré toute leur vie de recherches à ce sujet ou à un de ses domaines. Et, pour le bonheur des jardiniers et des agriculteurs, ils ont publié des ouvrages de vulgarisation très digestes et nous permettent de nous rendre compte que les techniques préconisées, dès le début, par les pères de l’agriculture et du jardinage biologiques étaient les bonnes. Peu à peu cependant, une part de l’empirisme du départ est ainsi balayée par de nouvelles découvertes qui nous permettent de mieux comprendre et d’améliorer nos techniques culturales, favorables à des productions légumières et fruitières saines et, par conséquent, à une alimentation équilibrée.

La transformation de la matière organique brute en éléments assimilables par les plantes est un long processus qui doit être absolument préservé car il est le garant d’un bon sol de jardin. Il permet, tout d’abord, la fragmentation et une lente transformation des déchets organiques en humus, avant que celui-ci ne soit, lui-même, transformé en substances rendues assimilables par les plantes. Le jardinier joue donc un rôle important – et, tout à la fois, mineur – dans la grande usine fertilisante du sol du potager car celui-ci s’autorégule naturellement s’il adopte des techniques culturales appropriées et, outre le compost, apporte très régulièrement des matières organiques fraîches au sol. Ainsi, avec un sol vivant, le cycle annuel d’activité et de repos des plantes est en parfaite adéquation avec le cycle de transformation des matières organiques en éléments nutritifs assimilables par les plantes.

Joseph Poucet propose ainsi la métaphore de l’usine pour illustrer le travail intense de l’écosystème du sol, alors qu’il utilise celle de l’entrepôt pour évoquer l’approche conventionnelle avec utilisation d’engrais chimiques.

Les flux d’énergie du monde végétal vers le sol

Le sol est le support de la biodiversité terrestre, qu’elle soit visible à nos yeux ou, au contraire, cachée sous nos pieds. Mais ce sont les végétaux qui en sont les orchestrateurs car ils fixent l’énergie solaire qu’ils transforment en énergie biochimique assurant leur croissance. Si nous réfléchissons sommairement à l’utilité de cette énergie, nous pensons à l’alimentation du monde animal domestique et sauvage, avec le broutage par les herbivores tels que la vache, le lapin, le mulot, la chenille ou l’ensemble des omnivores … Mais aussi à l’alimentation de l’humanité ! Toutefois, la « part du gâteau » promise aux herbivores et aux omnivores est très faible si elle est comparée à celle qui est destinée à la biodiversité du sol. Faut-il s’en étonner lorsqu’on sait que le sol héberge 80 % de la biomasse terrestre ?

Trois phénomènes participent aux transferts de l’énergie des plantes vers le sol :

– la faune et la flore épigées dont le milieu de vie est la litière de surface où s’accumulent les parties aériennes des végétaux tombées par terre. Dans le jardin, un milieu artificiel mais assez proche de cette litière peut être recréé avec des apports variés de « mulch » qui ne laissent jamais la terre nue ;

– les endogés sont une faune beaucoup plus discrète mais tout aussi importante qui se nourrit essentiellement de racines mortes, dans les profondeurs du sol, mais aussi de microorganismes morts et vivants. Il est donc essentiel de laisser les racines dans le sol, lors des récoltes, afin d’y maintenir cette précieuse forme de vie ;

– la rhizodéposition, indécelable et trop peu connue, consiste en la libération, par l’extrémité des racines et des radicelles des plantes vivantes, d’exsudats de sève élaborée et de cellules détachées directement dans la rhizosphère. Ce processus permet de nourrir et donc d’accumuler dans la mince couche de terre agglutinée aux racines les micro-organismes utiles à la plante – bactéries, protozoaires, nématodes, champignons – ; ce phénomène est très important car il fournit jusqu’à 40 % des sucres fixés par la plante. Il est dû à la présence de plantes cultivées ou spontanées ; l’occupation des parcelles par des cultures intermédiaires d’engrais verts est donc un facteur permettant de le favoriser et de l’intensifier.

 

Le jardinier peut également se montrer moins sévère avec les plantes adventices annuelles plus faciles à gérer – comme la mercuriale, le mouron des oiseaux, le séneçon ou la petite véronique – car cette végétation variée assure également la fertilité des sols. Il doit donc veiller à supprimer les « temps morts » par des successions rapides de cultures de légumes et d’engrais verts, et par des « mulchs » qui nourriront la biodiversité du sol par les trois phénomènes décrits ci-dessus.

Il est également nécessaire de compenser les exportations de récoltes, qui épuisent les sols, par des apports de matières organiques, issues du jardin d’agrément ou de l’environnement extérieur : fumiers, feuilles mortes, broyat… Quand c’est possible, il faut toujours privilégier, pour ces apports, la technique du « mulch » à la celle du compostage et toujours veiller à couvrir les parcelles inoccupées.

Les travailleurs de l’ombre de l’usine du sol

La macrofaune du sol désigne grosso modo tous les invertébrés visibles à l’œil nu. Ce sont les architectes du sol : la densité des macropores qu’ils creusent dans le sol déterminera notamment sa capacité d’absorption des eaux de pluie. Nous nous intéresserons ici aux trois faunes et aux deux types de « microbes » du sol dont la vie intense se partage en différents territoires et en différentes tâches. Les populations épigées, endogées et anéciques se définissent principalement par leur localisation dans le sol et par leur régime alimentaire.

Faune épigée et faune endogée
  1. La faune épigée vit dans la litière de surface, composée des déchets organiques tombés au sol, qu’elle déchiquette, broie et réduit finalement en boulettes fécales et en humus. On y trouve les saprophages, les nécrophages et les coprophages.

Les saprophages mangent les déchets végétaux. Ce sont les cloportes et les iules aux puissantes mandibules qui s’attaquent aux bois tendres des jeunes rameaux, les limaces et les collemboles s’attaquent qui aux parties tendres des feuilles entre les nervures – alors que les acariens attaquent les nervures -, les nématodes et les petits vers épigés – comme le ver du fumier – qui terminent le travail et s’alimentent de déchets très fins ainsi que des excréments des autres espèces.

Les nécrophages, comme les mouches se nourrissent des cadavres de petits vertébrés. Certains insectes du genre Nicrophorus enterrent même les cadavres afin de les soustraire à leur appétit des mouches. Les nécrophores transportent souvent de nombreux acariens lors de leurs déplacements.

Les coprophages éliminent les déjections des autres animaux ; les plus actifs sont les bousiers, les mouches et les cafards mais il n’est pas rare de voir des insectes plus inattendus comme des papillons tels que l’Argus bleu (Polyommatus icarus) ou le Bel argus (Polyommatus bellargus) se nourrir de déjections.

De minuscules acariens s’attaquent aux fibres les plus dures ; c’est, par exemple, le cas des Oribate sp., un groupe d’acariens dont la taille est inférieure au millimètre, caractérisé par une carapace, un exosquelette qui recouvre leur corps. De grandes densités de populations vivent dans la litière et les tapis de mousses et de lichens ; ils se nourrissent de matières en décomposition et sont capables de s’attaquer aux fibres les plus dures. Ils jouent un rôle primordial dans le recyclage de la matière organique en la fragmentant en très petites particules, et se rencontrent donc dans les « mulchs », le compost et les fumiers.

Parmi la faune épigée, de nombreuses espèces craignent les rayons du soleil. Le jardinier, en labourant, les prive de nourriture trop profondément enfouie. Cette faune est donc plus difficile à maintenir dans nos potagers. Outre son rôle de bio-décomposeur, son importance est pourtant primordiale car elle crée une infinité de zones poreuses qui génèrent jusqu’à 80 % de vide dans cette « peau » qu’est le sol, ce qui lui procure une incroyable perméabilité pouvant contenir jusqu’à cent cinquante millimètres d’eau par heure, dans nos forêts tempérées de feuillus, alors qu’un limon labouré qui devient battant voit sa perméabilité tomber à un millimètre d’eau par heure ! Les techniques du « mulch », de la dépose de compost jeune et mi-vieux et des cultures intercalaires d’engrais verts sont donc essentielles si le jardinier veut favoriser la présence de la faune épigée dans son potager.

 

  1. La faune endogée vit dans les profondeurs du sol et se nourrit essentiellement de racines mortes. Sa présence est indicatrice de la bonne santé du sol. Elle comprend les mêmes groupes que la faune épigée : vers, myriapodes, thysanoures, collemboles, acariens et protoures. Les espèces sont, par contre, plus petites, de couleur blanche ou très pâle et très allongées afin de se faufiler jusqu’au bout des racines les plus fines. Cette faune assure une porosité qui peut atteindre 60 % du volume du sol profond ; elle permet une bonne répartition de l’irrigation et la respiration des racines. La meilleure manière de favoriser sa présence au potager consiste à mettre en place des cultures intermédiaires car des successions rapides entre cultures de légumes et cultures d’engrais verts laissent, en continu, des déchets de racines dans le sol.
La faune anécique

Cette faune désigne toutes les espèces de lombrics. Nous avons évoqué les trois grands phénomènes participant aux transferts d’énergie des plantes vers le sol pour l’enrichir en humus. Parlons, à présent, de ceux que les pédologues considèrent comme les grands architectes du sol : les lombrics qui, par d’incessants déplacements entre la litière et la roche-mère, réunissent le minéral et le végétal pour en faire une terre fertile !

Les lombrics brassent sans arrêt le sol dont ils assurent un bon drainage sur de grandes profondeurs. Leur va-et-vient incessant, dans de longs terriers verticaux parfois longs de plus d’un mètre, leur permet de remonter des profondeurs les éléments minéraux en voie de lessivage ; ils les agglomèrent ensuite avec la matière organique récoltée dans la litière, lors du passage dans leur intestin. Ce « collage » entre argile et humus est rendu possible par une glande riche en calcium qui en assure l’attache. Les lombrics vident ensuite partiellement leur intestin, en surface, sous forme de petits tas appelés « turricules », avant de redescendre inlassablement vers les profondeurs…

Le lombrimixage

 

kilos par mètre carré

kilos par are

tonnes par hectare

un jour

0,018

1,8

0,18

un an

6,57

657

65,7

cinquante ans

328,5

32.850

3.285

Ces chiffres correspondent à un taux de 3% d’humus stable, soit un taux souvent largement dépassé dans les bons jardins bio. Notons qu’après cinquante ans, l’entièreté de la couche arable est passée par le tube digestif des lombrics !

Ce tableau permet donc de mesurer l’incroyable action bénéfique des lombrics sur le sol. En perpétuel déplacement, ils ingèrent, digèrent et remodèlent des quantités inimaginables de terre. Ils assurent :

– l’aération du sol ;

– un brassage intime des minéraux et de la matière organique ;

– la formation de micro-agrégats indispensables à la percolation des eaux de pluies qui limitent les effets d’érosion ;

– la stabilisation du carbone dans le sol ;

– la dissémination d’importantes communautés microbiennes, présentes dans leur tube digestif, qui interviennent dans la dégradation des protéines et agissent sur le cycle de l’azote ;

– la formation de composés organiques aux propriétés hormonales, favorables à la croissance des plantes, qui se trouvent dans les fèces ;

– la formation de substances rhizogènes similaires à l’acide indole acétique, une phytohormone qui stimule la rhizogénèse ;

– enfin le lombric (Lumbricus terrestris) possède un pouvoir neutralisant qui agit sur le pH acide de la terre grâce à des excrétions cutanées qui augmentent d’autant plus que le pH du sol est bas.

Les lombrics ont également un effet bénéfique pour les plantes car ils développent une relation étroite avec leur système racinaire. Ils creusent jusqu’à cinquante mètres de galeries dans un seul mètre cube de terre cultivée, dont cinq à sept mètres débouchent en surface. La surface des parois de ces galeries peut atteindre cinq mètres carrés. Le nombre de microorganismes situés sur ces parois correspond à la moitié de la masse totale présente dans les sols. Il n’est donc pas étonnant de retrouver racines et radicelles dans ces galeries riches en oxygène et en éléments rendus assimilables par les microorganismes. Les lombrics, dans les galeries qu’ils creusent, se retrouvent ainsi souvent entourés d’une gangue de radicelles.

L’observation des traces laissées en surface par les lombrics est internationalement reconnue comme un bon indicateur de l’état des terres de culture et des conséquences des pratiques culturales. L’altération de la biodiversité lombricienne peut donc être mise en parallèle avec l’altération de la biocénose du sol.

Evaluation de l’activité lombricienne par le diamètre des galeries

diamètre

origine – galerie formée par

signification

10 à 13 mm

de très gros lombrics

très bonne activité du sol

5 à 10 mm

de gros lombrics

bonne activité du sol

3 à 5 mm

des lombrics moyens

activité moyenne du sol, à améliorer

1 à 3 mm

des vers endogés

activité insuffisante du sol

0,5 à 1 mm

des vers endogés ou des racines

absence de lombrics, sol quasi mort

 

Evaluation de l’activité lombricienne par la densité des galeries

densité –

grosses galeries tous les

activité des lombrics

signification

3 à 5 cm

excellente

maintenir

5 à 10 cm

très bonne

améliorer encore cette bonne activité

20 à 40 cm

moyenne

améliorer

50 à 100 cm

faible

intensifier (BRF)

pas de grosses galeries

absente

sol à restaurer (BRF)

Le travail des lombrics dans un très bon sol peut atteindre cinq cents mètres de galeries par mètre carré, soit le tour d’un terrain de football. Le sol est transformé en gruyère et nous n’en sommes pas conscients !

Evaluation de l’activité lombricienne par la présence de turricules

nombre de turricules

signification agronomique

50 à 100 % de la surface recouverte

très bonne activité lombricienne

dix par mètre carré

bonne activité biologique

un par mètre carré

activité moyenne

un pour dix mètres carrés

activité faible

aucun turricule observé

activité très faible ou nulle

 

Comparatif sol / fèces pour quelques éléments nutritifs

Eléments comparés

Sol de surface

en o/oo

Fèces de lombric

(en o/oo)

Taux d’enrichissement

(en %)

Calcium

1,990

2,790

140 %

Magnésium

0,162

0,492

300 %

Azote

0,004

0,022

550 %

Phosphore disponible

0,009

0,067

740 %

Potassium

0,032

0,358

1100 %

pH

6,4

7

D’autres vers de terre que les lombrics participent également à un bon équilibre du sol. On en rencontre parmi la faune épigée – vers de fumiers – et la faune endogée où, contrairement aux lombrics, ils creusent des galeries horizontales. Ces vers sont beaucoup plus petits et sont de couleurs plus ternes ou plus pâles.

Trois groupes écologiques de vers de terre

 

Anéciques

Endogés

Epigés

habitat

toutes les couches du sol jusqu’à quatre mètres de profondeur

couche arable entre cinq et quarante centimètres

en surface dans la litière, au potager sous les « mulchs » mais surtout en prairie et en forêt.

taille

quinze à quarante-cinq centimètres

jusque quinze centimètres

deux à six centimètres

aliments

tirent de longs débris frais ou en décomposition dans les galeries

débris organiques en mélange avec la terre

débris organiques présents dans la litière de surface.

reproduction

limitée

limitée

importante

durée de vie

quatre à huit ans

trois à cinq ans

un à deux ans

espèces

lombric

Octolasium lacteum, Allolobophora caliginosa

ver du fumier, ver du marécage

 

Champignons et microorganismes

Ces populations se divisent en deux groupes selon le résultat de leur action sur la transformation de la matière organique :

– les humificateurs fabriquent le meilleur et le plus stable des humus, en s’alimentant de matière organique riche en carbone ; ce sont principalement les champignons basidiomycètes ;

– les minéralisateurs transforment l’humus et la roche-mère en éléments nutritifs assimilables par les plantes ; ce sont des bactéries, des champignons actinomycètes et des champignons inférieurs inféodés aux différents types de nutriments.

Pour favoriser les microorganismes dans le sol, il faut ;

– des apports de matières organiques réguliers ;

– un travail du sol le plus superficiel possible, en cherchant à obtenir une structure meuble et aérée en surface et stable dans les couches profondes ;

– des conditions stables de température – avec des variations atténuées par des rotations suivies de cultures et la pose de « mulchs » – et d’humidité grâce à une bonne percolation et à la protection du sol par les « mulchs » ;

– un pH le plus proche de la neutralité grâce aux apports d’intrants – chaux, soufre… -, et d’humus, ainsi que par une régulation par les lombrics.

Poids des microorganismes à l’are

Sol équilibré

Sol dégradé

bactéries

20 kg

200 g

champignons

15 kg

500 g

algues

2 kg

50 g

nématodes

100 kg

10 g

 L’origine des symbioses entre plantes, champignons et bactéries est très ancienne. Au Dévonien, il y a quatre cents millions d’années, les premières plantes pionnières, des algues vertes, quittèrent l’océan pour conquérir les continents. Dépourvues de racines pour se nourrir, elles s’associèrent avec des bactéries et des champignons, mieux armés pour minéraliser les éléments nutritifs.

Un monde de communications et d’équilibres

Le sol, appareil digestif des plantes

Les scientifiques remarquent combien les approches respectives de la racine et de l’intestin possèdent des points communs, du point de vue du microbiote. Dans l’intestin d’un animal, les bactéries, indispensables à l’assimilation des nutriments, avant leur passage dans le sang, se situent contre les parois intestinales. Elles sont « coincées » entre les villosités. Pour la racine, c’est à l’extérieur, entre les poils absorbants de la zone apicale que la masse microbienne est localisée et forme un « manchon » autour de la racine. Le principe de fonctionnement est cependant identique : racine et intestin fournissent les ressources énergétiques produites par l’hôte et nécessaires aux microorganismes, principalement bactéries et cryptogames, qui se chargent en retour d’aider l’hôte à se nourrir – minéralisation -, à croître – hormones de croissance – et à se défendre des bioagresseurs – antibiotiques. Les plantes veulent profiter pleinement de ces bienfaits et ont développé un mécanisme qui, pour un esprit cartésien, pourrait sembler peu profitable. Elles participent, en effet, activement à la chaîne trophique en nourrissant les mycorhizes et les bactéries. Pour cela, les racines exsudent du carbone : jusqu’à 40 % des sucres présents dans la sève élaborée sont diffusés dans la rhizosphère afin d’attirer et de nourrir le microbiote racinaire avide de carbone. En fonction de la demande en éléments nutritifs, hormones ou antibiotiques, les exsudats émis par les plantes sont modifiés afin de favoriser la vie bactérienne nécessaire à leurs besoins.

La vie bactérienne

Une cuillère à café de sol contient cinq milliards de bactéries qui sont à l’origine de nombreux processus :

– transformation et solubilisation des éléments utiles à la plante à partir de la matière organique et des minéraux du sol : carbone, azote, soufre et phosphore mais aussi oligo-éléments sont étroitement liées à l’activité bactérienne, Bacillus mucilaginosus, B. megaterium, B. amyloliquefaciens ;

– fixation de l’azote atmosphérique et du sol et échange avec la plante contre du sucre (symbiose), Rhizobium sp (Fabacées), Azospirulum (Graminées), Nitrobacter ; dans un bon sol ces bactéries peuvent produire jusqu’à deux kilos et demi d’azote à l’are ; l’azote atmosphérique peut également être fixé dans le sol par des bactéries aérobies non symbiotiques, comme Azotobacter chroococcum, cyanobactérie Nostoc ;

– minéralisation de l’azote, avec conversion de l’ammonium en nitrites – Nitrosomonas, Nitrosospira, Nirosococcus, Nitrosolobus… – et conversion des nitrites en nitrates – Nitrobacter, Nitrospina, Nitrococcus ;

– production d’hormones de croissance, de type auxine, qui favorisent le développement des racines – B. subtilis ;

– compétition pour les nutriments, avec les micro-organismes pathogènes et limitation des risques de maladie – B. mucilaginosus, B. megaterium, B. amyloliquefaciens, B. subtilis, Pseudomonas chlororaphis, Pseudomonas fluorescens ; cette lutte s’effectue de plusieurs manières : compétition pour les nutriments et pour la colonisation des zones racinaires, compétition par le nombre, compétition par action enzymatique…

– rôle protecteur contre les attaques de ravageurs – Bacillus thuringiensis ;

– formation d’agrégats améliorants pour la structure du sol et maintien des éléments fertilisants près des racines ; elles fabriquent une gomme destinée à les maintenir contre les racines ;

– effet protecteur contre la sécheresse et les stress hydriques ;

– détoxification du sol – Pseudomonas sp (fioul, pétrole brut), Micrococcus sp (pyridines, herbicides, biphényles chlorés, pétrole).

Echanges complémentaires avec les symbioses mycorhiziennes

A l’instar du lichen résultant d’une symbiose d’un champignon avec une algue, il existe des collaborations entre les champignons et les racines des plantes, d’où leur nom, qui s’inspire du grecs, mykes pour champignon et rhiza pour racine. Le terme mycorhize définit ainsi les différentes formes d’associations symbiotiques entre les plantes et certains champignons du sol, qui colonisent les tissus racinaires des plantes pendant la période végétative. Lors de ce « partenariat », les champignons mycorhiziens jouent un rôle important pour la nutrition minérale des plantes et bénéficient, en retour, de l’apport de sucres dérivés de la photosynthèse des plantes colonisées. Au moins 80% des plantes peuvent s’associer à des champignons et bénéficier de cette symbiose. On connaît aujourd’hui au moins sept types d’associations mycorhiziennes et l’une des deux principales, dite à arbuscule, est formée par des champignons primitifs et concerne plus de 90 % des végétaux, avec quelques exceptions comme les Brassicacées (choux, moutardes…).

Les bénéfices biologiques rendus par les symbioses mycorhiziennes présentent un réel intérêt en production biologique, à faibles quantités d’intrants :

– le mycélium des champignons mycorhiziens constitue, pour les plantes, une extension de leurs systèmes racinaires et permet un accroissement significatif du volume de terre exploré :

– une solubilisation des formes organiques du phosphore se produit par le biais des acides organiques sécrétés par les champignons, or la carence en phosphore (P) constitue un des facteurs limitants dans les sols uniquement fertilisés de compost et d’engrais verts ;

– une mobilisation, par les champignons mycorhiziens à arbuscules qui colonisent les racines de la plupart des plantes, de potassium (K), calcium (Ca), magnésium (Mg), cuivre (Cu), zinc (Zn), fer (Fe), soufre (S) et même d’azote (N) : ces champignons sont parmi les plus efficaces pour le prélèvement des macronutriments et tout particulièrement en ce qui concerne le phosphore (P) ;

– une hydrolyse de l’azote organique ;

– un rôle protecteur contre les attaques d’agents phytopathogènes – Trichoderma harzianum contre certains Fusarium, Sclerotinia

– le renforcement de la résistance des plantes aux stress thermique, hydrique et salin ;

– l’amélioration de la qualité des terres, en renforçant la diversité de la microflore ;

– la réduction de l’érosion hydrique, grâce à la production d’une substance collante qui cimente les particules du sol en petits agrégats stables ;

– la détoxification du sol – Coniochaeta ligniaria.

D’autres champignons contribuent à la lutte biologique contre des maladies et des ravageurs ; ils jouent un rôle protecteur contre les attaques d’insectes ravageurs – Beauvaria bassiana, Arthrobotrys anchonia – et les nématodes – Arthrobotrys anchonia.

Différents facteurs les favorisent :

– les sols riches en humus ;

– la réduction du travail mécanique ;

– les associations et les rotations de cultures ;

– la plupart des adventices qui favorisent la croissance des mycorhizes et servent de plantes relais entre deux cultures de légumes ;

– les cultures intermédiaires d’engrais verts mycorhigènes : les légumineuses et les graminées (photo) sont particulièrement enclines aux associations mycorhiziennes, la phacélie est très mycorhigène, avec vingt-six spores par décigramme de sol.

D’autres facteurs nuisent à leur présence :

– les labours et les monocultures ;

– la richesse d’un sol en phosphore est un facteur limitant (engrais chimique) ;

– les légumes et les engrais verts des familles des alliacées, des brassicacées et des chénopodiacées (épinard, bette, betterave) ne sont pas mycorhigènes et ne doivent pas se succéder.

Après la mort des racines, la rhizosphère se différencie toujours du sol environnant, d’abord par une transformation en matière organique et, suite à leur dégradation, par la formation de macropores qui, comme les galeries de lombrics, possèdent un fort impact sur les propriétés de transport du sol. La rhizodéposition et le turnover racinaire peuvent représenter jusqu’à 40% de l’apport total de carbone dans le sol.

A l’heure actuelle, les chercheurs estiment qu’environ 80% des plantes et cent septante espèces de champignons peuvent être impliqués dans des associations mycorhiziennes.

Phénomènes d’allélopathie et bio-fumigation

En 1833, Maquaire écrit déjà dans son Mémoire pour servir à l’histoire des assolements qu’ »on sait que le chardon nuit à l’avoine, l’euphorbe et la scabieuse au lin, l’ivraie au froment ; peut-être les racines de ces plantes suintent-elles des matières nuisibles à la végétation des autres ? […] La plupart des végétaux exsudent par leurs racines des substances impropres à leur végétation ; la nature de ces substances varie selon les familles de végétaux qui les produisent […]« 

Outre la compétition pour l’eau, les nutriments et la lumière, il est aujourd’hui établi que les plantes interagissent aussi par la production de molécules chimiques capables d’influencer la germination ou la croissance de leurs voisines mais aussi d’agir contre la présence de maladies et de ravageurs. Parmi ces plantes, on trouve des légumes, de nombreux engrais verts mais aussi des espèces aromatiques. Voici quelques exemples :

composés toxiques de l’ail – on découvre ici un phénomène plus complexe de compétition et de coopération ;

– les pailles de l’avoine cultivée, Avena sativa, utilisées en « mulch » jouent un rôle d’herbicide et réduisent considérablement la présence des adventices ;

– toutes les Brassicacées, à des degrés divers, sont riches en glucosinolates toxiques pour de nombreux organismes du sol, comme les champignons Verticillium dahliae, Sclerotinia et Pythium ;

– l’épervière piloselle, Pilosella officinarum, contient les acides phénols caféique et chlorogénique qui possèdent des pouvoirs antibactérien et herbicide ; elle peut contribuer à résoudre le problème des adventices dans les lignes, en arboriculture et en viticulture ; malgré sa petite taille, la piloselle progresse en colonies, en cercles concentriques vers l’extérieur, alors que les cercles intérieurs se dénudent. Elle passe ainsi de la télétoxie à l’autotoxicité : à la suite du lessivage du sol par les fortes pluies, les graines de piloselle y germent, millepertuis et millefeuilles disparaissent mais de rares espèces comme le thym et le serpolet parviennent à lui résister. Le lin et le blé dépérissent également mais le radis résiste ;

– l’oignon secrète, par ses racines, une substance qui gêne la croissance de ses congénères ; il faut donc le semer et le repiquer clair. D’autres espèces possèdent le même comportement : ne dit-on pas que « le pire ennemi du blé est le blé » ;

– des expérimentations, menées à l’université de Lublin en Pologne, ont montré que le poireau et le céleri-rave, cultivés en rangs alternés, réduisent la prolifération des adventices et des insectes ravageurs avec, pour chacun d’eux, des rendements augmentés par rapport à des monocultures ;

– les semences de pois libèrent, dans le sol, des excrétions qui vont réveiller un Fusarium, un de ses ennemis ;

– les grains de seigle, en cours de germination, émettent de la benzolone, une toxine fatale à un petit champignon du genre Fusarium, agent de la « pourriture de neige » ;

– les semences de violette, déposées sur un papier humide en présence de grains de blé, en inhibent totalement la germination…

Interactions entre la flore, la faune et la roche-mère

Les interactions entre les flores, les faunes et les minéraux sont innombrables mais très peu connues. En voici quelques exemples :

– Fabacées et bactéries spécifiques du genre Rhizobia installées sur les racines (nodosités) forment une relation symbiotique permettant de capturer l’azote atmosphérique et de le transformer en substances azotées utilisables par les plantes ;

– les mycorhizes agissent comme pont entre deux plantes et permettent le transfert du phosphore d’une plante « donneuse » à une plante « réceptrice » ; ces champignons permettent également le transfert d’informations : c’est, dit un chercheur, « comme l’Internet de la nature, c’est le plus grand réseau d’échange du monde… » ;

– les plantes défendent leur territoire : les non-mycorhigènes en produisant des substances aux pouvoirs allélopathiques herbicides, les mycorhigènes grâce aux mycorhizes  qui empêchent la prolifération des allélopathiques ;

– les vers inoculent la terre, grâce aux fèces, d’une multitude de microorganismes produits lors du transit intestinal ;

– l’humus est fabriqué, en surface, grâce au travail des champignons et de la faune épigée ; les argiles sont fabriquées, en profondeur, par l’attaque des racines des arbres au contact du monde minéral. Les lombrics assurent un brassage intime des minéraux et de la matière organique…

Des techniques respectueuses de la vie du sol

Faut-il opter pour le jardinage sans labours ? Nous avons vu l’importance de ménager la vie du sol en maintenant sa structure la plus intacte possible. Le passage d’un travail du sol en profondeur – même s’il n’est pas retourné – à un travail superficiel doit s’effectuer en plusieurs étapes et après :

– une amélioration éventuelle de la structure par des apports conséquents, variés et réguliers de matières organiques – plusieurs années peuvent être nécessaires ;

– la vérification d’une activité biologique intense avec la présence des lombrics ;

– des essais de culture sur sol superficiellement travaillé avec des cultures particulièrement volontaires : pommes de terre, choux, haricots…

Et, pour les légumes racines :

– un travail avec la grelinette, le croc, le cultivateur, le râteau des maraîchers ;

– un travail sur buttes, comme le font les agriculteurs pour les carottes, fonctionne particulièrement bien mais correspond assez bien de l’image que nous avons lorsque nous parlons de l’éléphant dans un magasin de porcelaine ;

– une approche intéressante se situe dans le choix de variétés à racine courte comme la carotte ‘Bellot’ très hâtive ; pour la mise en silo, il existe quelques variétés intéressantes : la ‘Guérande’ qui deviendra ‘Oxheart’ aux Etats-Unis, et des sélections récentes de cette dernière, avec l’‘Oxhella’ et l’‘Ochsenherz’ ; la ‘Demi-longue de Chantenay’ est bien adaptée aux sols lourds et peu profonds.

Le rôle capital de l’humus dans la préservation des sols

Sur sol sableux, l’humus augmente sa capacité à retenir l’eau et les éléments fertilisants. Il accroît également leur résistance à l’érosion par les vents et les pluies. Son action est tout aussi améliorante pour les sols lourds et argileux qu’il rend plus souples et plus aptes à la percolation des eaux. Pour une production maximale, la plupart des légumes cultivés ne tolèrent qu’une mince marge, en ce qui concerne le pH du sol : entre 6,5 et 6,9. En tamponnant le pH du sol, les apports d’humus rendent possible la culture d’espèces dans des sols qui, à l’origine, seraient trop acides ou trop alcalins.

Rôles de l’humus dans le sol

 

action

bénéfices

rôle physique

structure et porosité

pénétration de l’air ;

limitation de l’hydromorphie ;

limitation de l’érosion ;

limitation du tassement ;

accélération du réchauffement

rétention en eau

meilleure pénétration et stockage de l’eau et meilleure alimentation hydrique

rôle biologique

stimulation de l’activité biologique : lombrics, biomasse microbienne

dégradation, minéralisation ;

réorganisation, humification ;

aération

rôle chimique

dégradation, minéralisation

fourniture d’éléments minéraux selon les saisons : N, P, K, oligo-éléments

capacité de rétention des éléments minéraux

stockage et mise à disposition des éléments minéraux

éléments traces métalliques

limitation des toxicités dues aux métaux lourds : Cu entre autres

rétention des micropolluants organiques et des pesticides

amélioration de la qualité des eaux

 

Les engrais verts

En optant pour les engrais verts, le jardinier poursuit différents objectifs.

* L’amélioration du sol par :

– la préservation des symbioses mycorhiziennes grâce à une rotation culturale aussi continue que possible : les Fabacées, en général, et la phacélie sont des engrais verts mycorhigènes ; par contre, les brassicacées et les chénopodiacées, comme l’épinard et la betterave, ne bénéficient pas de la mycorhization ;

– la restitution et l’enrichissement en humus : moutarde, phacélie, radis fourrager, seigle, vesce d’hiver ;

– l’enrichissement en azote : Fabacées ;

– le piégeage de l’azote et du phosphore en voie de lessivage, en automne et en hiver : lin, moutarde, phacélie, seigle ;

– la remobilisation des éléments phosphore et potasse ;

– une protection contre les excès de chaleur et de froid qui permet de diminuer les périodes d’inactivité : tous les engrais verts ;

– une action améliorante sur la structure du sol en :

O le drainant : lin, phacélie, radis fourrager ;

O perçant les terres compactes, les semelles de labour : luzerne, radis fourrager ;

O fissurant les terres compactées : phacélie, vesce d’hiver ;

O limitant la battance causée par les pluies, grâce à la protection physique des sols par le feuillage : tous les engrais verts ;

O limitant l’érosion par la présence du couvert végétal qui favorise l’infiltration de l’eau et limite donc le ruissellement qui entraîne les particules de terre : tous les engrais verts ;

* la lutte contre les adventices par :

– leur pouvoir concurrentiel pour la lumière, l’eau et les éléments nutritifs : sarrasin, seigle ;

– l’incorporation de résidus d’engrais verts arrivés à maturité, coupés tardivement et en voie de lignification, avec un rapport carbone – azote élevé qui provoque une immobilisation temporaire de l’azote et limite la croissance des adventices :  lin, phacélie, sarrasin ;

* la lutte contre les maladies, en rompant le cycle de certains pathogènes ; l’aération du sol par les racines de la culture intermédiaire travaille à une décomposition rapide des résidus du précédent cultural et nuit à la prolifération des pathogènes inféodés – tous les engrais verts, sauf si légumes et engrais verts de la même famille se suivent ;

* la lutte contre les ravageurs, en rompant le cycle de reproduction : tous les engrais verts mais on évitera que légumes et engrais verts de la même famille se suivent ;

* une bio fumigation contre :

– les adventices – graines de rumex, de chiendent… – grâce à leurs pouvoirs inhibiteurs sur la germination, avec l’émission de composés chimiques au niveau des racines – la moutarde brune est riche en polyphénols – et des parties aériennes, ou leur libération lors de la décomposition des résidus lors de la mise en « mulch » : moutarde brune, radis fourrager ;

– les œufs d’insectes : hanneton, taupin, tipule… : moutarde brune, radis fourrager ;

– les nématodes : phacélie, moutarde ;

– les spores de champignons pathogènes – sclérotinia, rhizoctone noir, Rhizoctonia solani – grâce aux crucifères riches en glucosinolates : toutes les crucifères à des degrés divers ;

* favoriser, grâce à la ronde des familles, la digestion des putrescines issues des cultures légumières en évitant ainsi aux racines d’une culture de croître dans les « déchets » de son espèces : tous les engrais verts mais on évitera que légumes et engrais verts de la même famille se suivent ;

* augmenter la biodiversité végétale domestique et renforcer l’écosystème du jardin, en fournissant refuge et nourriture par la présence d’un couvert végétal qui favorise certaines espèces, comme les insectes auxiliaires et pollinisateurs, les oiseaux, la macro et microfaune du sol… : lotier corniculé, luzerne, mélilot, phacélie.

Deux périodes de semis possibles des engrais vert seront valorisées : à la fin de l’hiver et en fin d’été début d’automne. En automne, toutes les parcelles qui ne sont plus utilisées pour la culture de légumes seront idéalement ensemencées d’engrais vert. En fin d’hiver et au printemps, il faudra être vigilant quant à la période de destruction de l’engrais vert afin de ne pas nuire à la culture suivante en ce qui concerne :

– l’eau et les éléments nutritifs : en fin d’hiver, l’engrais vert repart en végétation, consomme de l’eau et désengorge la terre qui sera plus rapidement « amoureuse » et facile à travailler. Une destruction trop tardive peut provoquer, par un manque de disponibilité en eau et en éléments nutritifs, des effets dépressifs sur la culture suivante ; il faut donc être particulièrement attentif à cette compétition pour l’eau lors des hivers secs ;

– l’effet allélopathique qui peut nuire à la culture suivante ; il est nécessaire de prévoir huit à dix jours d’intervalle entre l’enfouissement et les semis.

Il faut également éviter de favoriser les bio-agresseurs. Les engrais verts mal choisis encouragent leur présence lorsqu’ils participent à leur cycle plutôt que de le rompre. Il faut donc organiser la « ronde des familles », avec la succession d’engrais verts et de légumes de familles différentes. Il est également nécessaire d’organiser une tournante des engrais verts sur les parcelles. Si des problèmes de bio-agresseurs récurrents se présentent dans le jardin, il faut opter pour les engrais verts qui ne font partie d’aucune famille de légumes : lin, phacélie, sarrasin et seigle.

On évitera un précédent de Fabacées pour les légumes qui n’apprécient pas l’azote, comme les Liliacées : oignon, ail, échalote ou chou de Bruxelles. On sèmera aussi les engrais verts en mélanges car les vers de terre et les mycorhizes apprécient peu les monocultures et peuvent y dépérir avec certaines espèces.

Concernant la destruction et la valorisation de l’engrais vert, il est préférable de le faucher alors qu’il est en pleine floraison et le plus riche en éléments fertiles et en fibres. Toutefois, la réussite de la culture suivante oblige souvent le jardinier à plus de souplesse. L’étape suivante est souvent associée à l’incorporation immédiate de la masse végétale en pleine sève dans les premiers centimètres du sol. Or cela amène souvent des soucis de parasitisme avec la réapparition du champignon Sclerotinia, du ver taupin ou d’adventices vivaces.

Après fauchage, l’engrais vert doit sécher entre huit et dix jours en surface, avant d’être incorporé dans les premiers centimètres du sol. Ce délai permet la transformation de la chlorophylle et de la sève en aliments pour des organismes du sol : enzymes, bactéries, cryptogames non pathogènes. Le fauchage est préférable au broyage qui laisse une bouillie favorable à l’activité des limaces, alors que le fauchage laisse des pailles et des tiges que les vers de terre anéciques préfèrent car ils sont plus faciles pour eux à incorporer au sol.

Cependant, pour une bio-fumigation efficace des sols, la pratique est différente. Il faut :

– broyer ou écraser le plus finement possible l’engrais vert avant de l’incorporer – passage d’une tondeuse ;

– incorporer les plantes broyées sur toute la profondeur du sol, immédiatement après le broyage ;

– prévoir la bio-fumigation juste avant des précipitations car le sol doit être humide afin de permettre une action rapide des principes actifs ;

– effectuer la bio-fumigation pendant la période chaude de l’année d’avril à septembre ;

– attendre une semaine avant une remise en culture afin d’être assuré que les principes actifs sont épuisés.

L’apport de matières organiques

Quelles sont les techniques adéquates d’apport des matières organiques pour obtenir une terre potagère vivante et fertile ?

– « Mulchs » et composts

Nous venons de voir l’importance de maintenir au mieux toute la chaîne trophique des organismes vivants dans, mais aussi hors, du sol de nos potagers. Avec les cultures intercalaires d’engrais vert, les « mulchs » sont les plus aptes à répondre à cet objectif, en offrant des déchets organiques frais qui nécessiteront l’intervention de tous les êtres vivants de cette chaîne pour, in fine, apporter les éléments nutritifs aux plantes. Ces « mulchs » pourront être composés d’adventices, de tontes de pelouse, de déchets de légumes, mais il sera aussi important de ne pas oublier des tontes de haie plus riches en lignine nécessaire à la présence des champignons basidiomycètes.

Les techniques du « mulch » – BRF inclus – et des cultures intercalaires – engrais verts – sont-elles préférables, pour la vie du sol, à des apports de compost ?

Il est erroné de comparer les résultats obtenus par le travail de la faune et de la flore d’un sol à une variante des mécanismes de compostage. Le compostage accélère la libération d’éléments minéraux mais n’initie pas une chaîne trophique complexe, capable de s’autoréguler et de se régénérer, comme cela s’observe en forêt. Le seul réflexe d’apport de matière organique via le compostage interdit aux terres cultivées la survie de la chaîne trophique complète qui régénère les sols et maintien leur fertilité alors que les successions de cultures les épuise. Par conséquent, s’il veut maintenir vivants tous les maillons de la chaîne trophique, le jardinier doit offrir, à chacun d’eux, de bonnes conditions d’existence et, en ce qui concerne la matière organique brute, faire :

– des apports en surface de matériaux diversifiés, non compostés, pour la faune et la flore épigées ainsi que pour les anéciques ;

– des apports dans le sol, avec les cultures intercalaires d’engrais verts et la mise à disposition de racines vivantes – mycorhizes – et mortes pour les faune et flore endogées.

Ces apports doivent être renouvelés en continu et, idéalement, couvrir le sol tout au long de l’année, dès que les cultures le permettent.

– Un compost jeune amende le sol alors qu’un compost mûr le fertilise

On parlera d’amendement lorsque le but premier est l’amélioration biologique et physique du sol, et de fertilisation lorsque l’apport est destiné à une assimilation plus rapide par les plantes. Le compost jeune – de trois à six mois maximum – est épandu en paillage au pied des arbres, en « mulch » entre les lignes de légumes à grand développement – pommes de terre, tomates, choux… – et en couverture des sols, à l’automne. Les déchets ligneux non décomposés qu’il contient encore permettent le maintien d’une activité biologique complète du sol. La distribution de compost jeune constitue une fertilisation à long terme plus spécifiquement destinée à la culture suivante.

Le compost mûr incorporé dans les premiers centimètres de la terre permet une minéralisation très rapide. Distribué en fin de saison, il joue un rôle d’éponge et améliore significativement les terres arides.

– Les limites du BRF

Le BRF doit être utilisé comme un restaurateur de l’activité biologique et de la flore mycologique des sols abîmés avec un maximum de deux apports importants sur deux ans. Il doit être apporté sur un sol dont le jardinier est certain qu’il ne sera pas travaillé pendant un à trois ans, selon l’épaisseur apportée, car le BRF ne peut être enterré à plus de quatre à cinq centimètres.

Il faut être conscient de la « faim d’azote » que le BRF va provoquer pour les légumes. Des apports azotés doivent être prévus sous forme de légumineuses – engrais verts ou légumes -, de purins d’orties ou de fumier. Pour une terre très abîmée, il est possible d’étaler une couche de sept centimètres de BRF que l’on associe à un semis de luzerne : la luzerne est vivace et produit énormément d’azote au point de polluer les nappes phréatiques dès la troisième année si elle est cultivée en monoculture… On n’oubliera pas d’ensemencer la parcelle avec les champignons basidiomycètes, en parsemant sur le BRF un peu de litière forestière. Le maintien des champignons basidiomycètes sur le sol peut s’effectuer avec des « saupoudrages » de BRF, apportés tous les quatre ou cinq ans. Si ces règles de base ne sont pas respectées, il y a un risque réel de créer plus de problèmes que de bénéfices…

Le BRF ne peut pas être apporté comme paillage. Utilisé régulièrement, il intoxique les sols car plusieurs années sont nécessaires pour qu’il soit digéré. Les champignons basidiomycètes sont les seuls à pouvoir digérer la lignine des BRF et ont impérativement besoin d’un milieu aérobie pour se développer. Si le BRF est enterré, ils ne peuvent plus assurer la décomposition de la lignine, faute d’une teneur en oxygène suffisante. Le BRF va alors intoxiquer le sol et épuiser rapidement les réserves d’azote et d’eau.

Conclusion : santé des plantes, santé des hommes…

Le sol constitue une ressource vitale, non renouvelable, qu’il est absolument vital de préserver. La gestion de sa fertilité doit être au centre des préoccupations du jardinier mais aussi de tous ceux qui profitent de son travail… L’humus y joue un rôle prépondérant et il faut donc le renouveler ou, beaucoup mieux, en augmenter le taux. Dans les année quatre-vingt, lorsque je m’initiais au jardinage biologique, j’ai toujours été frappé par l’acharnement des « précurseurs » à apporter de l’humus à leur terre.

Chez le regretté Luigi Pelucchi, à Seraing, on marchait sur du terreau à certains endroits ; chez Gilbert Cardon, à Mouscron : 12 % d’humus à l’analyse ! M. Delwiche, à Saint-Marc, compostait des tas de plusieurs dizaines de mètres de feuilles mortes. Il en recevait, à cet effet, des camions entiers de la Ville de Namur… Pour trente tonnes de terre à l’are – sur trente centimètres d’épaisseur -, un taux d’humus de 4% représente 1,2 tonnes par are, ou douze kilos d’humus pour trois cents kilos de terre au mètre carré.

En jardinage biologique, les organismes vivants du sol et la chaîne trophique qu’ils forment sont indissociables d’une nutrition équilibrée des plantes. Ils permettent une diminution notable – totale ? – des intrants. Par exemple, la solubilisation des formes organiques du phosphore par le biais des acides organiques sécrétés par les champignons mycorhiziens, alors que l’épuisement total des réserves mondiales de phosphate est annoncé pour les prochaines décades. Ils assurent également un rôle de protection sanitaire et renforcent l’immunité des plantes cultivées.

Par des techniques appropriées, le jardinier doit leur permettre de participer à la croissance et à la santé des plantes.  Changer son approche du jardinage peut être difficile : renoncer à un jardin « propre », au travail de la terre en profondeur, au binage… Admettre volontairement des adventices dans les parcelles… Mais santé du sol, santé des plantes et santé de l’homme ne sont-elles pas liées ?

Habitats Sur Pattes (HSP) : Bien habiter la yourte…

L’habitat léger apporte de nombreuses solutions originales, à condition bien sûr de bénéficier des précieux conseils qui permettent d’en éviter les pièges. N’importe quelle yourte, par exemple, ne peut pas devenir un habitat permanent sous le climat belge… Rencontre avec Damien Craps, Guillaume Coupé et Dorian Fastré, chez Habitats Sur Pattes (HSP), afin de mieux comprendre à quelles conditions bien habiter une yourte 

Par Dominique Parizel et Hamadou Kandé

Introduction

Une précision s’impose : le boum actuel de l’habitat léger fait que des pionniers de la yourte, comme HSP, sont aujourd’hui incapables de suivre la demande. Leur agenda est donc rempli pour un an au moins ! N’y aurait-il pas là un criant besoin de former des artisans ?

« Nous sommes trois indépendants, dit Damien Craps, qui avons appris la technique de la yourte sur le tas. Je suis agronome forestier de formation, Dorian menuisier, et Guillaume jardinier et élagueur… Guillaume et moi sommes là depuis le début, Dorian nous a rejoints, il y a deux ans. Nous sommes passés du léger en général – incluant une approche artistique et philosophique – à la yourte spécifiquement car il est vraiment difficile de toucher à tout… »

Un encadrement pour auto-constructeurs

« Au départ, poursuit Damien, nous tenions à ce que nos clients viennent construire leur yourte dans notre atelier afin de nous assurer qu’ils recourraient aux bonnes techniques et utilisaient les matériaux adéquats avec les bons outils. C’était très difficile à gérer parce qu’une yourte prend beaucoup de place et que nous ne pouvions quasiment plus travailler dans notre atelier qui était toujours occupé. Nous pourrons sans doute recommencer à le faire si nous parvenons à développer notre pôle de formation, en acceptant, par exemple, deux projets à la fois et en les accompagnant, chez nous, de A jusque Z… Pour l’instant, nous suivons parfois jusqu’à cinq projets à la fois, en proposant à nos clients de réaliser eux-mêmes pratiquement tous les éléments de leur yourte, hormis la toile extérieure, les encadrements et la couronne qui demandent trop de compétences techniques. Certaines choses nécessitent, bien sûr, une mise en route dans cette formule d’auto-construction. Nous nous rendons, par conséquent, chez le client pendant une journée pour lui montrer comment réaliser, par exemple, un quartier de plancher. Des plans et des modes opératoires sont également disponibles mais la suite des opérations dépend des compétences de chacun – certains sont déjà chevronnés et d’autres moins. Nous restons, bien entendu, disponibles par téléphone, et il arrive aussi que nous devions intervenir, en cours de route, pour modifier certaines erreurs… Nous nous retrouvons enfin, le jour du montage, pour tout assembler ensemble, chacun arrivant avec ses éléments… Nous fournissons tous les matériaux – bois, toiles, isolants, quincaillerie… – et il est possible de faire de grosses économies en faisant appel à des revendeurs de châssis d’occasion. Nous allons cependant proposer nos propres châssis standard car il y a aussi des délais raisonnables à respecter pour élaborer les plans, car il faut être parfaitement sûr qu’ils ne prennent pas l’eau, etc. Pour l’heure, nous travaillons toujours chaque projet individuellement. Rien n’est encore vraiment systématisé mais nous nous rendons bien compte qu’il serait beaucoup plus simple de proposer des yourtes-types, notamment pour être en mesure de baisser nos prix et de rendre ce type d’habitat beaucoup plus accessible. Il est vraiment inutile de refaire, à chaque fois, toute une série de travaux… Nos amis de BeYourte ont déjà adopté cette optique, depuis quelques années, et je pense qu’ils en sont assez satisfaits. Nous ne voulons pas nous éloigner de l’idée d’un accompagnement individualisé mais nous ressentons aussi le besoin d’optimiser certains aspects du travail… »

Des "yourtes à la Belge"…

« En Belgique, précise Damien, une première vague nous a amené les petites yourtes mongoles – cinq ou six mètres de diamètre – qui se sont dégradées au bout de deux ou trois ans… Elles posaient aussi un gros problème de luminosité, n’ayant qu’une seule porte avec un volet qui venait encore l’obstruer et, une fois ce volet fermé, il y faisait noir comme dans un four. Je n’apprendrai à personne, qu’en Belgique, il est souvent indispensable de préserver le peu de lumière qui est présente. Notre moral en dépend… Les Mongols, qui vivent dans la plaine, ouvrent tout le toit, dès le matin, ce qui ne serait que rarement envisageable, ni même utile, chez nous… Nous avons donc opté pour un modèle de yourte comprenant un minimum de trois ouvertures, pour des raisons de lumière mais aussi de circulation d’air car le principal problème d’une yourte est la surchauffe, en été, quand il n’y a pas de vent. Une yourte n’a aucune inertie et se remet, dès que la source de chaleur s’arrête, rapidement à la température et au taux d’humidité de l’air extérieur. La yourte traditionnelle mongole à une seule ouverture pose donc également un problème de circulation d’air… Nous proposons exclusivement des yourtes d’habitat et, pour y vivre confortablement, il ne faut tergiverser ni sur l’isolant ni sur la couverture extérieure. Nos yourtes sont donc de véritables « yourtes à la Belge » et ceux qui achètent, par exemple, la leur dans le sud de la France – même si elles y sont quelques milliers d’euros moins chères – pour la remonter ensuite en Belgique, ne sont pas à l’abri de surprises désagréables. Autant savoir… »

« Dans nos yourtes, poursuit Dorian, pas de peaux bien sûr mais des toiles acryliques pour ce qui est des couches extérieures – murs et toit – et un coton esthétique pour l’intérieur, ainsi qu’un freine-vapeur du même type que celui qu’on place dans n’importe quelle maison ordinaire. Entre les deux, une belle épaisseur d’isolation en laine de chanvre : dix centimètres pour les murs et le double pour le toit. »

« La structure bois, enchaîne Guillaume, peut être réalisée relativement facilement en auto-construction ; elle représente environ un tiers du budget. Mais le poste le plus important, c’est la couverture et le plancher, lequel demande également une importante isolation. Il s’agit de caissons, d(une structure en bois prise en sandwich entre un OSB, qui vient par en-dessous, et un plancher ordinaire. Ces caissons sont remplis avec un isolant en vrac – typiquement, de la ouate de cellulose – mais beaucoup d’autres solutions sont possibles… »

Matériaux locaux pour savoir-faire local

« L’échec de la filière chanvre wallonne est évidemment très regrettable pour nous, dit Damien. Nous travaillons donc avec un fournisseur français qui est quasiment en situation de monopole… Pareil pour les toiles acryliques, des toiles nautiques traitées pour les mousses et résistantes à la salinité et aux UV, pour lesquelles il n’y a guère que deux fabricants. Un tel choix est toutefois stratégique, de notre part, car ces toiles tiennent une dizaine d’années sous le climat particulièrement humide de la Belgique, alors que les autres toiles fréquemment utilisées – cotons, poly-cotons, voire même nubuck – n’y résistent que deux ou trois ans… Nous optons donc volontairement pour un matériau cher mais qui peut éviter bien des déboires : si le confort de vie dans la yourte n’est pas optimal, répétons-le, ses occupants, c’est compréhensible, l’abandonneront assez vite… Réaliser la couverture est un véritable travail de couture qui demande un réel savoir-faire afin que d’aussi grandes surfaces soient étanches et résistantes. Nous travaillons avec une machine des années trente qui était utilisée dans une sellerie, en Autriche ! Elle marche très bien mais ne pardonne rien et nous allons, sans doute, devoir passer bientôt à quelque chose de plus automatique… Nos bois, enfin, nous sont fournis par un scieur qui n’utilise que du bois local, en fonctionnant surtout avec de petites parcelles privées qui ne sont pas certifiées. Pour un circuit aussi court, se faire certifier n’aurait aucun sens… »

« La demande étant croissante, il va y avoir du travail pour des menuisiers, se réjouit Dorian, même si la spécificité de la yourte pourrait être mieux abordée dans les écoles techniques. Nous sommes les seuls à faire du rond, là où tout le monde ne pense qu’à angle droit. Mais, ceci étant dit, une yourte se fabrique à l’aide d’outils de menuiserie classiques, même s’il faut sans doute adapter les gabarits pour faire des formes rondes… C’est d’ailleurs comme cela que je suis arrivé chez HSP : je suis un ancien client qui a réalisé sa propre yourte en utilisant ses compétences de menuisier. J’ai tout fait moi-même, sauf la toile extérieure qui a été réalisée par Guillaume… »

Habitat léger, habitat mobile ?

« Une échelle de mobilité semble croiser une échelle de prix dans l’habitat léger, constate Damien : moins on est mobile, plus le prix au mètre carré est modique, avec des techniques intéressantes, comme le terre-paille, par exemple, qui est impossible à déplacer. A l’opposé, la roulotte est très mobile mais son prix au mètre carré est énorme. Des roulottes équipées et autonomes peuvent monter jusque quatre-vingt mille euros ! La yourte est un entre-deux : ni complètement mobile, ni complètement chère… Entre cinq et sept cents euros du mètre carré, en fonction des matériaux choisis. Une grosse yourte de soixante-trois mètres carrés tournera donc aux alentours de quarante mille euros… Complètement démontable ! Même si se transporter est une chose fatigante ; quelqu’un m’a dit, un jour, qu’il fallait pouvoir se poser pendant un an et demi, au minimum… Le client doit donc interroger prioritairement ce désir de mobilité. Installer une yourte le temps de la rénovation d’une maison peut, par exemple, être un choix intéressant, si on envisage de la revendre ensuite, ce qui est un de ses gros avantages. Une yourte, cela se revend très bien… D’autres misent plutôt sur la yourte comme choix de vie à long terme, la plupart des gens confessant qu’ils n’ont aucune envie de la déplacer. Malgré cela, plupart des habitants de yourtes conservent encore et toujours l’idée qu’on les forcera un jour à se partir, que leur situation est donc forcément temporaire… »

« Pouvoir démonter et remonter reste une demande importante de notre clientèle, rétorque Guillaume, mais si nous devons aider au remontage d’une yourte, nous voulons aussi la démonter car les gens vont souvent trop vite en besogne, exactement comme un enfant qui mélange les pièces de son lego… Comptez cinq heures pour un démontage, deux jours pour le premier montage d’une grosse yourte – huit ou neuf mètres de diamètre -, les suivants pouvant aller plus vite. Nous privilégions les formules participatives et nous ne savons donc jamais exactement comme cela va se passer : on peut tomber sur quelques vrais pros aussi bien que sur une joyeuse bande de filles et de garçons qui n’ont jamais vu un tournevis de leur vie… »

« Cette dimension participative fait partie intégrante de l’idée de yourte, dit Damien. Faire une yourte tout seul, sans famille et sans amis, est un projet voué à l’échec. On ne peut ni la monter, ni la déplacer tout seul. Cela n’a pas de sens, a fortiori, s’il n’y a que de l’argent à défaut de bras… Une attention particulière doit aussi être développée à son égard : il faut pouvoir retendre une corde, de temps en temps, ou refaire un joint de silicone, il faut être un minimum acteur, être capable de l’écouter et de la comprendre… Faire soi-même, même peu, transforme radicalement le regard de l’habitant sur son habitat, lui amenant une sorte de fierté qui fait souvent plaisir à voir, une forme d’appropriation qui peut aller jusqu’au viscéral… C’est pourquoi nos clients, jusqu’ici, sont aussi notre meilleure publicité ! Nous ne voulons donc pas, quant à nous, faire de la maintenance à la place de ceux qui habitent… Nous ne travaillons pas non plus pour les « marchands de sommeil » qui ne pensent qu’à louer bien cher un gîte pas cher. C’est notre hantise et nous avons appris à les repérer de loin. La vague de l’habitat léger ne doit pas conduire à une implantation, voire une importation massive et à bas prix de logements de basse qualité pour pallier la crise du logement. Nous, nous faisons des yourtes pour des gens qui deviennent des amis. Pas pour le nouveau business du léger… »

Des yourtes bien conçues pour limiter les risques…

« Des assureurs assurent nos clients, affirme Damien, même si on ne sait pas encore exactement comment ils les indemniseront s’ils sont, un jour, appelés le faire. Mais quels sont les risques ? Disons, d’abord, qu’il est très facile d’entrer par effraction dans une yourte ; il faut donc bien choisir le lieu où on l’implante. Autre problème trop souvent négligé : le poids de la neige sur la structure. Certaines d’entre elles, trop légères, peuvent littéralement imploser et s’écraser. Il faut également éviter de s’installer trop près des arbres car un arbre ou une grosse branche qui tombent peuvent faire de gros dégâts… » »Le risque d’incendie, enfin, est réel, poursuit Dorian. Mais si les choses sont bien faites, le risque sera limité. Seul celui qui connaît bien son poêle doit aussi faire le feu dans sa yourte, car le risque est moins lié à la yourte elle-même qu’à l’utilisation qui est faite du poêle… »

« A l’image de la yourte, le système de chauffage doit également être facile à déplacer, poursuit Damien. Si on choisit de s’installer à demeure, les possibilités de chauffage seront évidemment beaucoup plus nombreuses. Pour l’environnement, l’idéal est d’opter pour un poêle de masse – genre poêlito ou rocket stove – car un simple poêle, de manière générale, doit tourner avec tout l’oxygène possible. Or si on le laisse ouvert, il fera vite trop chaud dans une yourte bien isolée. Mais, à l’inverse, limiter l’apport en oxygène créée des combustions incomplètes, génère des particules lourdes… et pollue énormément ! Nous préconisons aussi une sortie centrale car placer le foyer au centre de la yourte augmente le confort – avec une température plus homogène – et le rendement – en récupérant une bonne partie de la chaleur dans la longueur de la buse. A l’inverse d’une sortie latérale, la sortie centrale – à plus forte raison si elle monte à un mètre cinquante au-dessus de la faitière, comme c’est la norme dans la construction – permet aussi de limiter les dégâts à la toile si de petites particules incandescentes viennent à être rabattues par le vent. Une sortie latérale requiert, quant à elle, un système d’ancrage compliqué et inesthétique qui est ainsi évité…

Nous sommes souvent sollicités pour placer des yourtes dans des écoles et dans des lieux publics mais, la législation étant inexistante dans ce cas, les responsables se rassurent en nous imposant de la laine de roche, par exemple, qui est un matériau particulièrement désagréable à mettre en œuvre et dont les particules peuvent polluer l’air. La yourte est une structure organique, dynamique. Or les normes anti-feu ne sont pensées aujourd’hui qu’avec des matières minérales. Quelles sont donc les évolutions possibles ? Des yourtes complètement « minérales », avec des armatures métalliques, qui rassureront ceux qui accueillent du public. Ou, au contraire, l’acceptation de leur nature organique qui devra induire un changement de comportement de la part de ses utilisateurs ? L’avenir nous l’apprendra… »

Infos : habitatsurpattes@gmail.comwww.habitatsurpattes.be

Feux d’enfer sur l’Australie

N’ajoutons évidemment pas l’effroi à l’effroi, ni la sidération à la sidération, mais sachons plutôt regarder en face – aujourd’hui que le grand incendie s’est enfin calmé – ce qui sera peut-être l’effet le plus grave du réchauffement climatique sur une planète tout doucement en voie d’asphyxie. Posons-nous prudemment cette question : de tels méga-feux pourraient-ils, un jour, atteindre nos contrées ?

Par Dominique Parizel

Introduction

Températures et sécheresse extrêmes dans l’hémisphère sud… Les médias, à l’unisson, jettent leurs cris d’orfraies à la mi-décembre ! Mais c’est bien depuis septembre que les forêts australiennes partent en fumée. Sydney est plongée, depuis des semaines, dans une étrange brume orangée. Y habiter revient à fumer trente ou quarante cigarettes par jour. Même pour les nourrissons… Fin décembre, les pompiers australiens font face à deux cents feux, au moins, dans cinq provinces. Les températures atteignent les 47°C et le vent change constamment de direction (1). Les images des satellites montrent la côte sud-est disparaître sous une épaisse fumée et la carte de la NASA qui répertorie les incendies en temps réel n’est déjà plus qu’un amas indistinct de minuscules points rouges, comme autant de piqûres d’un moustique enragé…

"Les Australiens ont l’habitude des feux…"

Le bush, une notion typiquement australienne, désigne toutes les zones peu habitées de l’immense pays-continent. L’incendie du bush peut donc recouvrir des réalités extrêmement différentes : du simple feu de broussailles en zone désertique aux véritables feux de forêts menaçant l’habitat urbain. Une simple superposition de la carte des feux à celle des climats australiens montre que ce sont bien les forêts tempérées de Nouvelle-Galles du Sud – province grande comme vingt-six fois la Belgique – et de l’état de Victoria – grand comme sept fois et demie la Belgique -, au sud-ouest, qui sont les plus durement touchées, de même que quelques zones tropicales du nord du Queensland. Pas grand-chose à brûler, par contre, dans le gigantesque « outback » désertique qui occupe tout le centre du continent… Voilà une première façon de comprendre la gravité de la catastrophe : plus des trois quarts des feux de cette année concernent la Nouvelle-Galles du Sud…

Mais les Australiens sont coutumiers des feux qui, lorsqu’ils sont bien maîtrisés, contribuent même à l’entretien du patrimoine forestier. Cette année, hélas, plus personne ne maîtrise quoi que ce soit. Une première polémique naît donc au sujet des « feux de contrôles » qui auraient été insuffisants ou, au contraire, directement à l’origine d’incendies plus graves (2). Il s’agit, tout simplement, de « petits feux », provoqués localement lorsque le risque est bas, afin de réduire le combustible forestier – feuilles, branches mortes -, ou de créer des zones coupe-feu empêchant un incendie plus grave de se propager… Certains polémistes décrètent donc qu’il y avait trop de combustible au sol et que l’état des chemins forestiers a même empêché les pompiers de passer, que la bureaucratie administrative a omis d’agir pour nettoyer les forêts, ce qui s’avéra faux par la suite… D’autres, au contraire, incriminèrent les aborigènes australiens qui ont, depuis la nuit des temps, développé la culture des « petits feux » afin de protéger leur milieu de vie. En tout état de cause, il semble aujourd’hui que ces efforts de prévention ne suffisent plus, une étude concluant même que les efforts de « gestion du risque », consentis durant les cinq années qui précédèrent les incendies de 2009 dans l’Etat de Victoria, n’eurent aucun effet mesurable sur leur intensité… D’effet mesurable, les polémiques malintentionnées n’en eurent donc qu’un seul : enfumer un peu plus le débat sur le réchauffement climatique !

Alors, liés au réchauffement climatique, les feux ?

Les feux se déclarèrent particulièrement tôt, en 2019 : dès le mois d’août, avec cent trente foyers déjà actifs début septembre. Ils prirent ensuite une ampleur inédite, alimentés par des vents puissants et changeants, une sécheresse et des températures très inhabituels. Dès novembre, la situation était incontrôlable, bien que le service d’incendie de Nouvelle-Galles du Sud soit un des plus importants au monde, avec six mille huit cents pompiers… totalement impuissants ! Le Bureau australien de météorologie pointa rapidement l’influence du changement climatique dans la fréquence et la sévérité des feux. Les trois mois du printemps austral – comprenez septembre, octobre et novembre – avaient bel et bien été les plus chauds et les plus secs jamais enregistrés ! Des records de températures furent encore battus par deux fois, en décembre, avec une moyenne de 41,9°C, le 18. Que s’est-il passé ?

Les météorologistes accusent le « dipôle de l’Océan Indien » (3) – IOD pour Ocean Indian Dipole. La température de ses eaux est rarement homogène à une même latitude et les différences entre sa partie occidentale – les côtes africaines – et sa partie orientale – les côtes indonésiennes – sont même de plus en plus importantes. Ce phénomène, baptisé dipôle, connaît trois phases : neutre quand les températures sont similaires, négative quand la température est plus élevée côté indonésien, positive quand la température est plus élevée côté africain. En phase négative, les vents soufflent ordinairement d’ouest en est. Puis, durant l’été austral, avec les vents de mousson, une remontée d’eau froide survient, en surface, côté est : c’est la phase neutre du dipôle. La phase positive, elle, est exceptionnelle mais son pic – la valeur la plus élevée observée depuis 1997 – fut atteint en octobre 2019, dû à une remontée plus importante d’eau froide de surface vers l’Indonésie et engendrant une baisse des précipitations. On observa ainsi, inversement, une hausse soudaine des températures de l’océan le long des côtes africaines. La Corne de l’Afrique fut touchée par des précipitations supérieures de plus de 200% à la normale saisonnière. Cette phase positive du dipôle se marqua aussi par une hausse des températures plus à l’ouest, notamment sur l’Australie… De plus, plus une eau est chaude, plus elle humidifie l’atmosphère en augmentant son instabilité. C’est l’inverse qui se produisit, cet été, sur l’Australie : les eaux furent plus fraîches que d’habitude, l’humidité limitée et les chances de précipitations plus faibles… Chaleur et sécheresse, nous y voilà…

Un monstre nommé "pyrocumulonimbus"

Chaleur et sécheresse ! Les records succèdent aux records : 48,9°C, le 4 janvier, à Penrith, une valeur jamais relevée du côté de Sydney… Des vents secs et virulents convergent à l’avant d’un front froid et intensifient les incendies. Depuis plusieurs semaines, la chaleur des feux contribue à former de pyrocumulus – d’immenses nuages de fumée -, évoluant fréquemment en « pyrocumulonimbus ». Kekséksa ?

Ce 4 janvier, les satellites montrent l’énorme panache né des incendies qui ravagent la Nouvelle-Galles du Sud : le sommet de nuages gigantesques (4) atteint même la stratosphère en raison de l’extrême convection qui les génère. Ces nuages, dont la couleur ocre laisse penser qu’ils sont composés de produits de combustion issus des incendies, évoluent fréquemment jusqu’à l’orage. Il s’agit donc d’orages déclenchés par la source de chaleur, elle-même, issue des incendies, et la foudre produite par ces orages contribue à rallumer de nouveaux foyers, entretenant ainsi un cercle vicieux particulièrement désastreux. Par ailleurs, ces « pyrocumulonimbus » sont responsables de très violentes rafales, extrêmement dangereuses sur le terrain pour tous ceux qui combattent le feu ; certains de ces monstres atmosphériques évoluent même en supercellules orageuses contenant de puissants courants ascendants et descendants, des mésocyclones profonds et durables particulièrement effrayants, évidemment, dans le contexte particulier d’un feu intense. De tels « pyrocumulonimbus » a même pu suggérer à certains observateurs la comparaison avec… une bombe atomique !

On l’a compris : sécheresse intense et chaleur élevée, conjuguées à des vents tourbillonnants, produisent des flammes qui embrasent les forêts bien au-delà de la cime des arbres. Rien de vraiment connu chez nous, rien que nous soyons même, un tant soit peu, en mesure d’imaginer… Début janvier, à la manière de celui d’un volcan en éruption, l’immense panache généré par les méga-feux australiens s’étendait déjà sur plus de vingt millions de kilomètres carrés, atteignant l’Amérique du Sud, de l’autre côté du Pacifique. Il a ensuite largement fait le tour du globe… Nous ne mégotterons donc pas ici sur la masse de carbone dégagée dans l’atmosphère : selon la NASA, entre août et début décembre, les feux australiens avaient déjà relâché l’équivalent de la moitié des émissions du pays entier, pour l’année précédente…

Conséquences incommensurables sur la biodiversité

Surgissent alors les chiffres les plus effarants… Une étude du WWF et d’un chercheur de l’Université de Sydney, Chris Dickman (5), évalue à plus d’un milliard d’individus le nombre de mammifères, d’oiseaux, de reptiles, de batraciens et de chauve-souris ayant péri, à travers tout le pays… Là non plus : guère de place pour la polémique. L’ordre de grandeur est à la fois plausible et vertigineux. « Beaucoup d’animaux ont été tués directement par les feux, put ainsi expliquer Rebecca Keeble, directrice régionale du Fonds international pour la protection des animaux, au quotidien français Libération (6), et d’autres succombèrent en raison du manque de nourriture, de refuges et de la prédation d’autres espèces. » Le continent austral recèle une flore et une faune comptant des espèces uniques au monde, nous le savons… Hélas, David Phalen, professeur du département vétérinaire de l’université de Sydney et spécialiste de la biodiversité australienne, put alors révéler que « l’Australie a de très mauvaises statistiques en matière de préservation de la biodiversité… (7) » Il rappela ainsi combien « les espèces nuisibles introduites par l’homme, comme les renards, les souris, les rats et surtout les chats sauvages, ont déjà causé l’extinction de nombreux oiseaux, reptiles et mammifères. En outre, l’homme a fait beaucoup de mal à son environnement pour adapter les terrains à l’agriculture, l’industrie et l’implantation résidentielle. Cela a déjà conduit à une fragmentation de l’espace naturel. Ces incendies ajoutent une nouvelle pression sur des espèces animales qui luttaient déjà pour leur survie. Aujourd’hui, il est tout à fait possible que certaines espèces soient perdues à jamais. » Et de citer le cas du cacatoès de Latham, de la grenouille Pseudophryne corroboree ou encore de l’opossum nain des montagnes… Et de tellement d’autres… Les fans des koalas déploreront, quant à eux, la disparition de 30% de la population de la bande côtière, située entre Sydney et Brisbane, plus au nord. Des pertes importantes, dans la mesure où les groupes vivant plus au sud – sud de la Nouvelle-Galles du Sud et Etat de Victoria – sont plutôt considérés comme excédentaires et disposent d’une moins grande diversité génétique…

Concernant la flore, enfin, citons juste la forêt subtropicale humide du Gondwana, à la limite du Queensland, qui n’avait jamais été atteinte par des incendies, et qui a brûlé pour la première fois. Car les régions en proie aux flammes ne furent pas celles, nous l’avons dit, qui brûlent habituellement. Or, dans ces régions de savane plus fréquemment brûlées, la végétation, plus basse, repousse aussi plus vite. La situation est différente pour les forêts de la côte est, où il faudra des décennies avant que les arbres ne repoussent, s’ils en sont capables tant sera grand le stress hydrique lié au climat qui change, tant s’accroîtra demain le risque de nouveaux feux. Avec, pour résultat, une perte de couverture forestière dramatique pour la faune et la flore. Et pour la vie, d’une manière générale…

Sommes-nous concernés ?

Une étude réalisée par des scientifiques anglais et australien (8), montre que le dérèglement climatique augmente les risques d’incendies, presque partout dans le monde. « Les feux en Australie sont un signe de ce que pourraient être les conditions normales dans un monde futur qui se réchaufferait de 3 C », commenta le météorologue britannique Richard Betts, un des scientifiques qui examinèrent les cinquante-sept études concernant l’impact du changement climatique sur les incendies, publiées depuis le dernier rapport du GIEC en 2013. Toutes montrent une hausse de la fréquence et de la sévérité des périodes où les conditions météorologiques seront favorables à leur propagation, avec une combinaison de hautes températures, de faibles précipitations et de vents souvent forts…

Une telle conjonction d’éléments paraît, pour l’heure, peu probable en Wallonie. Quoi que nos canicules estivales, de plus en plus fréquentes, se combinent, de plus en plus souvent, à une sécheresse très inhabituelle. Des vents intenses viendront-ils, un jour, compléter un scénario cauchemardesque ? La seconde moitié du XXIe siècle verra-t-elle notre forêt, déjà bien mal en point, partir en fumée de Marche à Saint-Hubert et d’Arlon à Bastogne ? La fatalité n’est assurément pas seule en cause…

Notes :

(1) Lire le récit de Nelly Didelot, Australie : les nouvelles flammes du Sud, dans Libération, 22 décembre 2019

(2) Gary Dagorn, Les incendies en Australie sont-ils dus à un défaut d’entretien des forêts ?, dans Le Monde, 9 janvier 2020

(3) Voir : www.meteo-paris.com/actualites/incendies-devastateurs-en-australie-la-responsabilite-de-l-ocean-indien-11-janvier-2020.html

(4) Voir : www.keraunos.org/actualites/fil-infos/2020/janvier/australie-incendies-fumees-pyrocumulonimbus-orages

(5) Voir : https://sydney.edu.au/news-opinion/news/2020/01/08/australian-bushfires-more-than-one-billion-animals-impacted.html

(6) Aude Massiot, Australie : plus d’un milliard d’animaux morts dans les feux, dans Libération, 7 janvier 2020

(7) Incendies en Australie : « Il est tout à fait possible que certaines espèces soient perdues à jamais« , propos recueillis par Charlotte Chabas, dans Le Monde, du 14 janvier 2020

(8) Voir : https://sciencebrief.org/briefs/wildfires