La cohérence dans l’assiette, bien plus qu’un Challenge !

Le Veggie Challenge est un de ces nouveaux défis alimentaires qui s’est déroulé pendant tout le mois de mars. Il visait à « améliorer le monde » en « faisant la différence pour l’environnement et en sauvant des vies animales« , en mangeant « de la nourriture plus saine, plus savoureuse et plus écologique« . Quelques mises au point manifestement s’imposent…

Par Sylvie La Spina 

D’après les chiffres avancés par les organisateurs, chaque personne se passant de viande permet d’économiser mille litres d’eau et six cent trente-trois grammes d’émission de CO2 par jour. Plus de vingt mille personnes auraient participé au Challenge en Belgique…

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Un Veggie Challenge… totalement hors-sol !

Une première observation qui mettra d’emblée de mauvaise humeur les éleveurs, les agronomes et bon nombre de citoyens éclairés : les chiffres sur la consommation d’eau ! Les mouvements végans ne peuvent s’empêcher de compter, dans l’eau d’abreuvement des animaux, les pluies qui tombent sur les prairies et les cultures servant à alimenter le bétail, ce qui a pour avantage d’attirer l’attention, tant le chiffre est exorbitant. Mais personne ne réfléchira à sa cohérence, le citoyen ayant l’habitude – et c’est bien malheureux ! – de prendre pour argent comptant les propos de ces mouvements. Même les pouvoir publics ou politiques subsidiant ou soutenant le Veggie Challenge semblent n’y voir que du feu.

Parcourons le site Internet de l’organisation et découvrons les nombreuses idées de recettes inspirantes qui permettent de se passer de viande, de produits laitiers et d’œufs. Pour donner à tous l’envie de changer son alimentation – et pour ne pas entendre râler les enfants -, il s’agit d’être innovant, en jonglant avec la gamme de produits végétaux disponibles. Mais nous voici en plein mois de mars : le potager est quasiment vide, comme les réserves de nos maraîchers et arboriculteurs… Ce n’est pas un souci pour les organisateurs qui proposent des menus à base de tomates cerises, de courgettes, de concombres, de fruits rouges et d’autres délices typiquement d’été. Eh bien quoi ? Rien d’anormal : ils sont disponibles chez Colruyt, sponsor du Veggie Challenge ! Venant de loin, cultivés dans des serres à ambiance tropicale, tandis que tombent les derniers flocons de l’hiver… Vous avez dit écologique ?

Une bonne moitié des recettes comporte l’utilisation de substituts : faux fromage, faux poulet, faux haché… Un exemple parlant : les Sensational Saucisses Garden Gourmet. Selon le site du fournisseur : « une saucisse à base de plantes qui a le même aspect, le même parfum, la même saveur et qui se cuit de la même manière qu’une saucisse à base de viande« . Et pour cause, les chimistes de Nestlé sont sur le coup ! Les ingrédients ? De l’eau, des protéines de soja, des huiles végétales, des épices, du méthylcellulose mais aussi du boyau végan composé d’alginate de sodium – utilisé comme substitut de sperme dans les films pornos – miam, miam… -, du chloride de calcium, de l’amidon de tapioca… Un cocktail industriel mûrement réfléchi, ce qui explique sans doute son coût – vingt-deux euros le kilo – à côté des saucisses bio pure viande – quinze euros le kilo chez le même fournisseur… Bref, si l’objectif de cette action était sans doute louable, elle manque cruellement de cohérence. Et si nous pensions notre assiette autrement ?

Moins mais mieux

Il est vrai que nous avons eu tendance, ces dernières décennies, à consommer beaucoup – sans doute beaucoup trop – de produits animaux. Et si nous en consommions moins mais mieux ?

  1. Un élevage écologique et respectueux du bien-être animal

Quelle est votre vision de l’élevage idéal ? Pour moi, les animaux doivent être élevés à l’extérieur et non confinés dans des bâtiments. Le coronavirus nous montre, en pratique, l’impact du confinement sur le bien-être, la santé et la psychologie. C’est pareil pour les animaux ! Une vache ou un mouton doivent manger de l’herbe en prairie, un cochon doit avoir l’occasion de fouir, et une poule de gratter la terre. L’alimentation doit être bio, régionale et bien entendu sans OGM. C’est justement ce que proposent les producteurs bio et notamment ceux qui sont labellisés Nature & Progrès.

Cependant, vous pouvez aussi décider d’élever, par vous-mêmes, quelques animaux pour votre propre consommation. C’est une activité enrichissante qui permet de mieux comprendre les réalités rencontrées par les éleveurs professionnels, un peu comme le jardinier qui appréhende mieux la valeur des légumes et le travail d’un maraîcher qu’un citoyen lambda qui va les acheter en grande surface… Quelques poules pour les œufs, deux chèvres pour le lait ou encore quelques poulets, moutons et cochons pour la fourniture occasionnelle en viande. Avec une consommation raisonnable, pour un ménage, une dizaine de poulets par an sont largement suffisants ; un mouton et un cochon tous les deux ans, par exemple, le sont également.

Si l’élevage pour la consommation personnelle présente peu de difficultés en soi, c’est au niveau de l’abattage que tout se complique. Il faut d’abord avoir franchi le cap psychologique de décider d’ôter la vie à son animal afin de s’en nourrir. C’est tellement plus facile de déléguer cette étape aux abattoirs lorsqu’on achète de la viande déjà découpée… Se réapproprier ce geste demande un cheminement mais aussi un savoir-faire qui s’est presque perdu. L’abattage d’animaux pour sa propre consommation est autorisé pourvu que la mise à mort respecte certaines règles relatives au bien-être animal, comme l’obligation d’un étourdissement. Les gestes à appliquer sont précis. Comment remettre en avant ce savoir-faire ? N’y a-t-il pas là matière à études et à actions ?

  1. Substituer, mais avec des produits artisanaux et de saison

Réduire sa consommation de produits animaux est sain. Mais sachons rester cohérents, en évitant les substituts industriels ou les produits issus de l’autre bout de la planète. Car c’est bien là que se situe l’incohérence de la grande majorité des mouvements à idéologie végane ! Enormément de fruits et légumes poussent sous nos climats – même des pêches et des kiwis, en serre non chauffée, près de la Baraque Fraiture ! – et de nouvelles cultures de quinoa, lentilles et autres petites graines viennent aujourd’hui compléter les menus locaux. Comme dit plus haut, la fin de l’hiver est la période la plus difficile pour se procurer des fruits et légumes frais. Cependant, en plus d’innover dans les recettes à base de légumes d’hiver, il n’y a pas de plus grand de plaisir que celui d’ouvrir un bocal de bons légumes d’été. Nos ancêtres le savaient davantage que notre société moderne : c’est en été que l’on prépare l’hiver !

Avec Nature & Progrès, allons plus loin !

Pour Nature & Progrès, une sensibilisation à la réduction de la consommation de produits animaux doit comporter, en premier lieu, une réflexion sur le choix de l’élevage qui nous nourrit, sur l’éleveur et sa philosophie, sur sa manière de conduire son troupeau et d’alimenter ses animaux, sur son degré d’autonomie en production et en transformation.

Redécouvrons aussi le métier de la boucherie : bien plus que la découpe de la viande et sa préparation avec des additifs, nos bouchers artisanaux utilisent un réel savoir-faire qui permet de mieux comprendre ce qui fait une viande de qualité. N’œuvrons pas contre la viande mais œuvrons pour la bonne viande ! Visitons des cultivateurs bio qui se lancent dans des productions innovantes, petites graines, légumineuses et compagnie ! Initions les citoyens à la réappropriation de leur alimentation par le jardinage, l’élevage et la conservation des fruits et légumes pour préparer l’hiver. Ensemble, relevons le défi d’une assiette bio, locale, écologique et cohérente !

D’une manière générale, nous nous permettrons de renvoyer le lecteur à notre étude, publiée en 2019, intitulée : La juste place de l’animal dans notre monde – Réinventer le contrat domestique. Nous y montrons que, si le refus de l’industrialisation de la nourriture semble légitime et cohérent, une trop grande radicalité dans notre bienveillance vis-à-vis du monde animal est de nature à produire des effets indésirables. « Notre tentative de dialogue avec le monde végan, concluions-nous alors, au lieu de rechercher une juste place pour l’animal dans le monde, ne gagnerait-elle pas à trouver plutôt celle de l’homme, ce pâle démiurge toujours trop prompt à se poser, oscillant sans arrêt entre l’ornière de droite et celle de gauche, tantôt en prédateur effroyable et tantôt en sauveur magnanime ?« 

Repartir de plus belle ?

Les beaux jours qui reviennent et la pression populaire croissante vont certainement amener nos autorités à « lâcher du lest », même si le maudit virus qui nous gâche la vie ne se satisfera sans doute pas d’une seule année de crise. L’occasion de faire un premier bilan de ce qu’il nous a déjà coûté. Et de ce qu’il risque bien de nous coûter encore…

Par Dominique Parizel

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Introduction

L’histoire de la Covid-19 restera avant tout une question de points de vue. Chacun d’entre nous l’aura vécue, tant bien que mal, mais chacun racontera une expérience différente, allant de la longue période de tranquillité et de méditation au désastre absolu, tant sur le plan humain que professionnel. C’est très simple : dans ma rue, ma voisine de gauche a quitté son homme, celle d’en face déménage et celle de droite… est morte, mais d’autre chose que de Sars-Cov-2 ! Raconter la pandémie sera donc extrêmement aléatoire et en tirer des enseignements pour l’avenir le sera plus encore. Ce que produira la somme de toutes ces tranches de vie, en matière de réalités quotidiennes qui la changent – la vie ! -, demeure dès lors très incertain, même si quelques tendances lourdes semblent pourtant se dessiner. Nous allons tenter l’exercice, non pas pour énoncer l’une ou l’autre vérité d’évangile qui se prétendrait universelle mais dans le seul souci d’aider chacun d’entre nous à mieux évaluer ce qu’il advient de sa propre existence, de sa propre relation au vaste univers. Juste la spéculation d’un esprit par trop confiné peut-être, la rumination d’une vache à l’étable qui attend l’arrivée du printemps et le bel horizon des prés reverdis. Merci d’avance pour votre indulgence…

1. Paysage après (avant) la tempête

La grippe espagnole fit ses premiers morts en septembre 1918. Le dernier cas fut signalé en… juillet 1921. On lui attribue entre vingt et cinquante millions de morts. Plus d’un quart de la population mondiale aurait été infectée. Le lien entre mortalité et pauvreté fut alors clairement établi. Aucun vaccin ne fut utilisé car si le vaccin contre la variole, par exemple, existait déjà, la mise au point de la majorité des autres fut largement postérieure. Les premiers vaccinés contre la grippe furent ainsi les soldats américains qui combattirent, en Europe, à partir de 1944…

Plus il circule, et plus il mute !

Mi-mars 2021, après une année complète dans nos vies, « notre » Covid-19 avait fait officiellement deux millions six cent mille morts, à travers le monde, pour une centaine de millions de cas. Dont un cinquième pour les seuls Etats-Unis, et un dixième pour le seul Brésil… Bien sûr, les chiffres donnés par de nombreux pays semblent très partiels. En Russie, par exemple, le nombre de morts « anormales », entre 2019 et 2020, dépasse de très loin le nombre des décès attribués au virus. Nulle machination à cela mais le simple fait que la Covid-19 fut rarement diagnostiquée comme telle dans les coins reculés de cette vaste étendue… Chez nous, passé la deuxième vague, les chiffres se sont stabilisés sur un « plateau » relativement élevé, comme si une course de vitesse était engagée entre les effets de la vaccination massive et l’installation progressive, dans nos régions, des nouveaux variants plus contagieux du virus, venus d’Angleterre, d’Afrique du Sud et d’ailleurs. Si un virus n’est pas, à proprement parler, un être vivant, ce n’en est pas moins une entité biologique très opportuniste qui se modifie rapidement afin de s’installer et de se multiplier dans les milieux qui lui sont les plus favorables. Il est très probable que la vitesse de circulation d’un virus – c’est-à-dire la rapidité avec laquelle les humains se le repassent des uns aux autres – favorise ces mutations. Ainsi, le « variant britannique » – sans doute 60% plus contagieux que la souche originelle du virus – est-il probablement déjà, lois de Darwin obligent, très majoritaire en Belgique.

Redoutant l’arrivée d’autres variants – dont le « variant sud-africain » – de Sars-Cov-2, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) s’inquiète à présent de l’apparition d’un « variant amazonien » qui aurait surgi au fin fond du Brésil, un pays dont les autorités furent particulièrement négligentes en matière de prévention et de gestes barrière. Les scientifiques se pressent donc à Manaus, au cœur de la grande forêt équatoriale, où le séquençage du variant est en cours afin de mieux en connaître la dangerosité exacte. On s’interrogera ensuite pour savoir où il s’est éventuellement répandu… Mais peut-être le cas de cette mutation se révélera-t-il indolore, anecdotique. Il n’en demeure pas moins que la plus grande crainte réside aujourd’hui dans le fait que l’un ou l’autre de ces nouveaux variants puisse échapper au « contrôle » vaccinal, que les anticorps produits par les vaccins qui nous sont administrés s’avèrent soudain défaillants face à la nouvelle forme qu’aurait prise Sars-Cov-2. Auquel cas, nous pourrions être repartis pour un tour de carrousel, avec la mise au point de nouveaux vaccins adaptés à la mutation et l’organisation de nouvelles tournées générales de piqûres, avec tous les dégâts collatéraux qu’occasionneraient d' »enièmes » prolongations de la crise. Mais jusqu’à quand ?

Dans ce contexte, le gros doigt fait par l’Europe pour nous mettre en garde contre l’interdiction des voyages « non-essentiels » apparaît comme très inopportune. Car freiner au maximum la circulation du virus – comprenez : le fait que des humains le transportent avec eux quand ils se déplacent – offre évidemment, en retardant leur contamination, une protection sanitaire accrue des populations, mais donne surtout au virus moins d’opportunités de muter rapidement. Or les gadgets de type Passeport vaccinal qu’elle souhaite mettre en place – outre qu’ils constituent probablement une atteinte à nos libertés, nous y reviendrons – ne garantissent rien qui soit suffisamment hermétique aux variants venus d’ailleurs. La seule attitude appropriée est donc de rester sur place, le temps que ça passe, tout simplement ! Voilà déjà une chose à méditer pour mieux endiguer les pandémies du futur. D’une manière plus générale, il est sans doute urgent de mettre des limites au « bougisme » (1) et, par conséquent, aux effets de la mondialisation. Gens et marchandises ne voyagent jamais seuls…

Des horizons qui se bouchent et se rebouchent

Le mot « récession » n’ayant pas cours dans le merveilleux vocabulaire du dogme « croissanciste », nous avons appris, début mars, que notre pays avait subi une « croissance négative » de 6,3% de son PIB (Produit Intérieur Brut) – c’est-à-dire de l’ensemble des « richesses » produites par le pays en un an -, entre 2019 et 2020. En fait de « richesses », tout fait farine au bon moulin, exportations d’armes et de patates à chips y compris… Ce chiffre n’est finalement pas aussi terrible que nous avions pu l’imaginer, alors que certains nous annonçaient allègrement le double, au plus fort de la première vague… Reste que ce n’est quand même pas rien, juste ce qui nous est arrivé de pire depuis la guerre ! Et, pour la seule branche « arts, spectacles et activités récréatives », la chute approche carrément les 20%, ce qui est sans doute une indication plus fiable quant à l’état réel de notre moral. C’est dire surtout à quel point certains d’entre nous souffrent beaucoup plus que d’autres… Autre indicateur de l’état véritable de notre santé mentale – même si, contrairement à ce qui fut parfois suggéré, le nombre des suicides reste constant (2) -, la crainte d’un baby-crash généralisé semble sérieuse (3). En janvier 2021, en France, le nombre de naissances a chuté de 13 % par rapport à janvier 2020, a révélé l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques), le 25 février. Peut-être n’est-ce là qu’un effet conjoncturel lié à la crise, dirons certains, plus qu’un effet générationnel qui refléterait une volonté profonde de faire moins d’enfants… « La perte d’un emploi ou la peur du chômage peut avoir une grosse influence sur la décision de fonder ou d’agrandir sa famille« , explique ainsi la démographe Eva Beaujouan, même si, pour certains autres couples, le contexte mondial est devenu si sombre que l’idée même d’y faire des petits est d’emblée écartée. Il y a vingt ans déjà, dans son livre intitulé Résister au bougisme, Pierre-André Taguieff notait déjà ce passage, cette transition, d’une « religion du progrès » – cet avenir auquel nous pouvions tranquillement nous abandonner – à une inquiétude qu’il qualifiait de « post-moderne » – cet avenir indiscernable avant tout dépendant de nos choix, individuels et collectifs. Nous y sommes ! Nous sommes tous habités désormais par cette inquiétude, tous au beau milieu du champ de patates, à piétiner dans la gadoue…

Non sans une certaine candeur, la RTBF nous expliquait, en date du 18 novembre 2020, que les jeunes sont déprimés « parce qu’ils ont besoin de vie sociale. Privés de club de sport, de cours en présentiel, privés de ces liens sociaux fondamentaux dans leur vie. S’ajoute à ça le fait que beaucoup ont perdu leur job d’étudiant. Des soucis financiers frappent de plein fouet l’autre catégorie la plus touchée : les travailleurs de l’horeca. Ceux-là redoutent de tout perdre. Ils craignent aussi que le confinement se prolonge et ruine la période de fin d’année… » Tout cela s’étant malheureusement vérifié, nous sommes aujourd’hui beaucoup plus loin encore « dans la forêt », égarés et malheureux tels des petits Poucet, à nous demander si c’est vraiment le virus et ses dégâts collatéraux qui affectent autant notre moral. Ou plutôt l’évidence d’une inquiétude beaucoup profonde qui nous saute soudain aux yeux ! Rouvrir quelques magasins, quelques camps de vacances et quelques bars à pintes, même « spéciales », suffira-t-il à calmer l’angoisse collective ? Mais errons-nous, pour autant, nus comme des vers en dépit des montagnes de vêtements que nous n’avons pas achetés cet hiver, compromettant gravement une « période de soldes » généralement faste pour le business, ce qui a tellement préoccupé nos chers médias ? Une couche de chiffons en plus sur le dos ou dans l’armoire, l’avenir nous eut-il paru, tout d’un coup, plus lumineux et plus aisé à discerner ?

Visions à la dérive

Abandonnés à la solitude de leurs kots, les étudiants ont eu le temps d’y penser, à cet avenir incertain. Et ils ont raison de demander des comptes, même si personne aujourd’hui n’est prêt à leur en donner… Tout le monde réclame des perspectives mais plus personne n’est en mesure d’en concevoir, tant le vieux logiciel providentiel, « croissanciste » et progressiste paraît bel et bien périmé. Une nouvelle donne économique et sociétale se met en place que personne ne parvient à anticiper ni même à décrypter. Mais nos dirigeants d’antan n’ont-ils pas toujours eu la détestable habitude de ne jamais rien prévoir, ne réagissant qu’une fois le problème sur la table. Début mars, on fit donc mine de nous « déconfiner » un peu, mais à l’air alors : oké pour dix têtes de pipe dehors, les gars, mais alors avec masques et distanciation sociale… La belle histoire ! Exactement ce que nous étions déjà autorisés à faire depuis belle lurette dans les files d’attente de n’importe quel magasin… Ou alors, attendez, on rouvre mais avec des protocoles sanitaires si compliqués qu’il est souvent plus simple et moins onéreux de rester carrément fermé. Et attention ! Il y a plus drôle encore. « Traverser une maison pour se rendre dans le jardin est désormais autorisé« , nous apprend Le Soir, du 6 mars ! « Et même d’utiliser les toilettes des gens chez qui nous nous trouvons« , écrit encore le quotidien… A-t-on jamais rêvé plus sophistiqué dans le genre précision qui infantilise ? Combien de procès-verbaux pour utilisation abusive de toilettes la police a-t-elle dressés depuis ?

Soyez tranquilles, pas de parti-pris chez nous envers aucun mandataire, homme ou femme (ou autre), de droite ou de gauche (ou autre). Il y a ceux, bien sûr, qui s’empêtrent dans les Comités de concertation à répétition et d’autres qui se perdent le nez dans le masque quand la vaccination patine. Mais pourquoi ne pas associer davantage les médecins généralistes en qui la population a toute confiance ? Parce que ce sont les vaccins eux-mêmes qui font défaut ? Certes, la responsabilité publique est un métier bien difficile, et de plus en plus mal-aimé. Nous ne déplorerons même pas, dès lors, que la capacité d’action des services publics soit si fréquemment surestimée – nous ne prétendons pas ici être en mesure de l’évaluer, d’ailleurs – par des ministres ainsi amenés à faire soudain et trop souvent machine arrière. Tant pis pour eux ; c’est juste leur crédibilité qu’ils jouent ! Nous n’évoquerons pas, non plus, la navrante saga des masques Avrox, qui sont aujourd’hui au rebut, ni encore les atermoiements du testing, ni même le tracing qui s’est si souvent égaré en cours de route, même avec l’aide des Apps les plus modernes… Nous ne dirons plus notre ébahissement devant ceux qui « dérogent » pour des pesticides prohibés ou qui grommellent encore, juste pour la forme, sur la sortie du nucléaire… Nous regretterons davantage l’impuissance face aux fantasmes d’automatisation des gares et des trains, un univers déjà pas accueillant – non, disons-le, franchement glauque et glacial – où l’on ne trouvera bientôt plus âme qui vive, si ce n’est un vigile pataud ou un steward rigolard. Juste quelques boîtes à tickets, quelques portiques qui claquent et des trains bardés d’écrans et de caméras, et qui démarrent tout seuls – et on fait quoi, s’ils ne démarrent pas ? Blade Runner en mode banalisé, en somme, un monde qui nous faisait déjà frémir, il y a cinquante ans au moins… Quant aux bus, ils nous emmèneront certes vers nos vaccins, dans la joie et l’allégresse, sans que nous ayons le moindre ticket à composter. A l’heure où les chauffeurs se bunkérisent pour ne plus subir l’œil triste des gens ordinaires – à Liège du moins, où j’habite, ce sont de vrais hommes invisibles, ces anti-héros du service public ! – et où même les abonnés regrettent presque d’avoir payé pour rien tant les contrôles sont rares, on se demande pourquoi la gratuité n’a pas été généralisée. Du point de vue de l’empathie et du sanitaire, on ne peut évidemment pas dire que les TEC et la STIB aient brillé par leur créativité. Encore une occasion de perdue de faire un geste pour une population vraiment dans le dur…

En l’espace d’une seule année, les transports en commun ont été institués comme le moyen de transport du pauvre, du pauvre malheureux qui est dans l’obligation de courir le risque d’aller s’y faire contaminer. La solidarité, la vraie, n’eut-elle pas été de leur épargner au moins l’injure du gros doigt moralisateur, du « paie ton bus, misérable » ! Quoi ? Vous feriez ça comment, s’exclame alors le bon bourgeois indigné ? Dame, en taxant l’automobiliste, pardi. Là serait la justice, là serait le courage, là serait la solidarité, la vraie. Ne pas voir cela – et bien d’autres choses -, c’est préparer le lit des extrémistes – qui se fichent pas mal de dire qui financera quoi comment -, ne me dites pas que vous ne l’aviez pas déjà compris ? A propos, Le Pen battra-t-elle Macron, l’an prochain ? A la faveur de la pandémie qui enfle encore et toujours – et vu l’incapacité de la gauche française à faire front commun -, tout est possible, non ?

2. De quoi nous souffrons vraiment

Holà, calme-toi, vieil agité pas encore vacciné. Tout n’est quand même pas allé de travers, depuis un an… Leur priorité, à nos gouvernants, c’est de revenir à la normale, en « présentiel », dans l’enseignement. Ils ont raison, non ? Bien sûr que oui qu’ils ont raison. Mais cela ne pourra s’appuyer que sur un dépistage massif et régulier, et sur la mise à l’écart immédiate de tout individu testé positif. Exactement ce qu’il eut fallu faire, à l’échelle de la population entière, dès le début de la menace. Défaut de prévoyance ? Encore une bonne chose à méditer pour les pandémies du futur…

Qui se soucie de nous ?

Donner la priorité au retour à l’école est évidemment une première réponse à la crise mentale qui secoue l’ensemble de la population. Mais, quelles que soient les compétences et les motivations de nos enseignants, se contenter d’un simple retour au business as usual sera largement insuffisant. Ceux qui étudient sont en souffrance, ils sont en demande. Qu’ils expriment leur détresse avec plus ou moins de force, il faudra leur expliquer pourquoi nous sommes si cupides, si égoïstes, si « court-termistes », si peu soucieux du destin de la planète… Ben oui, nous y voilà. Il est heureux qu’un « banc d’essai » au traitement de la grande crise climatique – là où se concentre aujourd’hui toute cette grande inquiétude « post-moderne » dont nous parlions – ait été fourni par une pandémie que la majeure partie de la population hésite encore à qualifier de crise écologique. Pour l’heure, il faut, dans l’urgence, faire le tri avec les chers gamins : au fond, qu’est-ce qui est un gros souci, et puis qu’est-ce qui n’a pas été si mal que cela ? De quoi souffrons-nous vraiment ? Ici et maintenant.

D’abord, nous avons tous peur de mourir. Autant le dire clair et net. Ce foutu machin, et tous les experts qui nous en causent d’une manière si docte et inspirée, nous ont fichu une pétoche infernale. Et personne n’est là pour dédramatiser tout cela, personne pour relativiser, personne pour en rigoler, même si ce n’est évidemment pas drôle. Bref, rien de tout ce qu’on appelle ordinairement la « culture ». Des médias, bien sûr, qui radotent et qui repassent leurs vieux plats pourris aux heures de grande écoute – puis qui se prennent la tête quand plus personne n’écoute -, des « réseaux sociaux » aussi, en pagaille, où le tout-venant déverse sans limite raisonnable son angoisse et sa bêtise. Et puis, des prophètes délirants, comme s’il en pleuvait, et du simplisme prêt-à-consommer pour qui le monde n’est que haine et opportunisme… Oublions-les. Tout cela peut amuser un temps mais, au bout d’une longue année d’ennui et d’ennuis, nombreux sont ceux font le choix, plus ou moins définitif, de « tourner le bouton », la tête en plein micmac… Il y a les bons livres aussi, heureusement, mais tout le monde n’aime pas cela… Alors trop souvent, nous restons là, face à nous-mêmes, à ruminer comme de vieilles vaches à l’étable. Trop seuls face à la peur qu’on nous a faite… Pourquoi ?

Ici se confondent deux notions pourtant très différentes – ou qu’on nous a sans doute volontairement « permis » de confondre – : le confinement et l’isolement. Le confinement est un enfermement, le plus souvent consenti pour une raison de force majeure, qui vise à protéger l’individu du monde extérieur et de ce qui s’y passe. L’isolement est une mise à l’écart, indispensable d’un point de vue sanitaire, parce que cette même personne représente un danger pour ses congénères du monde extérieur. L’isolement bien sûr n’est pas l’emprisonnement qui est une peine à purger ; quant à la quarantaine, c’est évidemment un isolement, et pas un confinement… Ce que nous imposèrent les circonstances, dans le cas de la réponse sanitaire apportée à Sars-Cov-2, fut souvent ressenti douloureusement d’un point de vue mental, même si nous y avons éventuellement consenti. Pris, à tort ou à raison, comme une injonction disproportionnée, c’est surtout la cause de la détresse qui se propage et s’étend, affectant principalement une grande partie des plus jeunes… La question se pose donc de savoir de quoi il s’agit vraiment, Confinement ou isolement ? Il y a un an exactement, juste avant la première vague, aucun Belge n’était malade mais un « confinement » fut pourtant imposé, en tirant parti avec habileté du fait que tout contaminable est un contaminant en puissance. Cette réponse sanitaire fut-elle consentie ou, au contraire, imposée à la population, et dans quelle mesure exacte ? Le fait est que le mot ne fut plus officiellement utilisé ensuite, remplacé par une abracadabrantesque histoire de bulles sorties d’on ne sait trop quelle vieille pipe à savon. Trop tard ! La population et les médias s’étaient habitués à l’idée de ce confinement / déconfinement, l’utilisant depuis à tort et à travers, dans la confusion la plus grande. La question du consentement ou de la coercition risquant d’être débattue fort longtemps encore, disons simplement que c’est, là aussi, une chose importante à méditer, en prévision des pandémies du futur.

Le révélateur de crises latentes

La limitation drastique de nos contacts, nécessaire afin d’endiguer la circulation du virus et sa capacité à muter rapidement, a entraîné ipso facto la fermeture des lieux où la vie sociale a lieu, sans tenir le moindre compte des impacts sur la santé mentale que causeraient cet isolement de fait, ou ce simple confinement suivant que notre ressenti balance de l’un ou l’autre côté… Le lobbying économique, au service d’intérêts particuliers, semble avoir d’abord penché pour un confinement général, court mais radical. Il se ravisa ensuite afin d’exiger un déconfinement complet dont les conséquences se sont avérées particulièrement chaotiques. Ces mêmes milieux tablent à présent sur la vaccination de masse, méprisant carrément le fait que les gens ne sont pas des numéros et qu’on ne dispose pas tout-à-fait de leurs corps comme de vulgaires baudruches qui garnissent le paysage social…

Et pourtant, Sars-Cov-2 ne désarmant pas, aucune autre issue ne semble aujourd’hui se dessiner. Aux yeux d’une part considérable de la population, la grande manipulation qu’est la vaccination sera cependant inscrite au passif des gros acteurs économiques et de leurs hérauts. Que cela leur semble juste, ou pas ! La Covid-19 n’est évidemment pas seule en cause. En réalité, on l’a souvent souligné, la pandémie est le révélateur, l’amplificateur des crises graves qui agitaient, qui clivaient déjà nos sociétés depuis des lustres. Nous nous bornerons ici à en évoquer trois : l’aggravement des inégalités, la crise de l’organisation du travail et la méfiance croissante de nos concitoyens envers l’état et ses représentants. Le coronavirus est venu nimber tout cela de bien singuliers éclairages…

– Inégalités

Il y a, aux yeux de beaucoup d’entre nous, des riches et des pauvres, depuis que le monde est monde… Il n’aura échappé à personne que les victimes prioritaires de Sars-Cov-2 furent bien les plus faibles d’entre nous, physiquement mais sans doute aussi moralement : ceux qui étaient déjà malades, la clientèle des maisons de repos, les gens en surpoids ou en dépression, etc. S’ajoutent bien sûr à ce sinistre « protocole morbide », tous ceux qui vivent dans des locaux surpeuplés ou quasiment insalubres, dans des quartiers dits défavorisés où la promiscuité est grande et l’adoption des gestes barrière aléatoire. Viennent encore les précaires de l’information que n’atteignent jamais les savants conseils des épidémiologistes et la rhétorique, pourtant diverse et variée, de nos ministres… Avec la crise sanitaire, le capitalisme dont ils sont les gardiens du temple n’a fait qu’aggraver la crise sociale ! Or la technique des confinements locaux et temporaires, par exemple, semble avoir le vent en poupe. Mais qui cela touchera-t-il majoritairement sinon des quartiers populaires, ne faisant qu’accentuer l’impact social de la crise ? De quoi exacerber des tensions qui ne sont pas neuves et créer localement un véritable climat d’émeute… Le tohu-bohu qui régna, le samedi 13 mars à Liège, et les dégâts matériels certes injustifiables qui s’ensuivirent sont malheureusement là pour en attester.

Mais bon dieu, nous sommes quand même des gens ouverts au dialogue, entend-on alors… Nous pouvons entendre cette détresse mais pourquoi embêter les riches quand les pauvres sont en souffrance ? Ne revisite-t-on pas là le Germinal, du cher vieux Zola, et n’entend-on pas déjà siffler le Kärcher à Sarko ? Attention ! De nos jours, les classes moyennes auxquelles nous appartenons, pour la plus grande partie d’entre nous, n’ont plus la garantie de ne jamais basculer, par un jour certes particulièrement funeste, dans la précarité et le besoin. Il suffit parfois de bien peu de choses… Aujourd’hui, les demandes d’aide explosent ! Selon la Croix-Rouge, 40% de la population font face à d’importantes difficultés d’ordre financier… A une époque où la richesse se concentre de plus en plus dans les villes – dans certains quartiers de certaines villes ! -, le choix d’une agriculture qualitative et prospère est également devenu une nécessité pour garantir un avenir à bien des territoires en déshérence – ou même carrément en voie d’abandon – et aux populations qui y résident.

– Travail

N’évoquons même pas ce vaste pan du monde du travail où télétravailler est inimaginable, un monde où la pénibilité est rarement reconnue à sa juste valeur, en temps de crise a fortiori. Saluons, une fois encore, tous ceux qui ont pris des risques pour le bien de tous, et souvent pour un salaire indigne de leur effort. Passons trop rapidement sur tous les autres qui n’ont pas droit de cité dans la marche de l’entreprise qui est pourtant la leur mais doivent se motiver avec le seul but de garantir des dividendes aux actionnaires… Concentrons toute notre attention sur cette fantastique opportunité offerte par la crise sanitaire : le télétravail !

Ah ! Le télétravail, quelle fantastique aubaine pour améliorer l’existence… Ne devait-il pas être l’occasion rêvée de mettre moins de véhicules sur les routes et d’épargner aux travailleurs le temps précieux ainsi gâché ? Pour une meilleure qualité de vie, croyait-on… Un an après, tout le monde râle : patrons en manque de contrôle, employés frustrés de contacts style Caméra café, familles encombrées par l’irruption d’un employé et de ses nombreux outils… Soyons justes : là encore le défaut de prévoyance fut particulièrement criant. Qui aurait imaginé des conditions expérimentales aussi délirantes pour tester avec rigueur l’intérêt exact du télétravail ? Absence d’infrastructures et de matériel adéquats dans la plupart des logis, absence de compensations financières – chauffage, électricité, matériel de bureau… – par la quasi-totalité des employeurs, défauts graves d’organisation du boulot et intrusions fréquentes de la hiérarchie, etc. Il y a surtout le fait évident que le télétravail ne semble jamais envisageable que partiellement, et jamais à 100% comme ce fut décrété de but en blanc. Hé, la faute à qui si personne n’avait pensé à rien avant que le ciel nous tombe sur la tête, si le patronat n’avait jamais voulu y croire, préférant le vieux paternalisme bêtifiant à une saine collaboration basée sur la confiance ?

En réalité, pouvoirs publics et employeurs se sont jetés là-dessus, dès le début de la crise, comme la vérole sur le bas clergé. Comme si c’était du pain bénit ! Il s’agit hélas d’une forme d’organisation compliquée dont ils ne savaient évidemment pas grand-chose, dont ils se méfiaient même pour la plupart. Tous furent pourtant trop heureux d’avoir quelque chose à proposer dans l’urgence. Dans les métiers « pour lesquels le télétravail est possible« , c’était sans doute cela… ou rien du tout ! L’affaire fut donc vite pliée, d’autant plus qu’il eut été difficile de payer tous ces gens à ne rien faire. Avec l’impact terrible qu’une mise à l’arrêt générale aurait eue sur l’économie… L’idée d’un « revenu de base » refit donc vite surface en pareil contexte, un revenu alloué sans condition, de la naissance à la mort, uniquement parce que chacun a le droit de vivre décemment. Un autre débat, direz-vous ? Pas si sûr…

– Représentation

Isolement aidant, le sentiment n’a jamais été aussi fort de ne pas être entendu, ni même simplement écouté. Nombreux éprouvent même maintenant le sentiment nouveau d’être carrément oubliés ! Les crises qui s’empilent n’ont jamais été aussi graves mais semblent totalement ignorées au seul profit des plus riches qui font tourner l’économie. Faire redémarrer rapidement la machine fut longtemps le seul souci ! La protection du business semble, à présent, trouver d’autres voies et c’est le souci de la santé mentale générale qui exige que la vie reprenne son cours. L’Etat, lui, emprunte tant qu’il peut dans un compromis généralisé qui ne pouvait avoir de sens qu’en temps de « vaches grasses », le seul pourtant qui paraît encore possible alors que la fragmentation de la vie politique n’a jamais été aussi forte. Un spectacle d’impuissance totale, en somme, qui indispose toujours plus gravement l’électeur ordinaire, lequel préfère, de plus en plus souvent, le simplisme grandiloquent des extrêmes – qui ne sont pourtant pas beaucoup plus malins ! -, sachant très bien, par ailleurs, que c’est toujours le citoyen ordinaire qui paiera finalement la facture. Dans six mois, dans deux ans, dans vingt ans…

Bref, la confiance du citoyen dans l’Etat s’érode toujours un peu plus à chaque coup. La démocratie s’est engagée dans une impasse, sans aucun plan B bien sûr, alors qu’elle n’avait déjà guère de plan A… En France, le rapport annuel de la Cour des Comptes publié mi-mars, centré sur les effets concrets et la gestion opérationnelle de la crise sanitaire, a pointé une trop faible anticipation des services publics concernés, au premier rang desquels la santé et l’éducation nationale. Il serait difficile de prétendre avoir fait beaucoup en Belgique. Pire encore que ce péché d’omission public : cette crise de confiance gagne aujourd’hui la science elle-même qui s’est, il est vrai, trop souvent compromise avec de gros intérêts transnationaux. Tout cela est parfaitement connu mais aucune réponse ne se dessine pour autant. Plus rien n’est donc aujourd’hui pardonné à l’Etat et à l’ensemble de ses représentants. Des défaillances de logistique ordinaire en temps de crise grave – qui n’ont absolument rien à voir avec l’impossibilité de prévoir l’imprévisible – sont ressenties comme de véritables injures faites aux « gens normaux », à tous ceux qui « trinquent » au quotidien. De l’eau apportée, volontairement ou non, au moulin de ceux qui veulent toujours moins d’Etat et qui revendiquent la « loi du plus fort » économique ? Le « trumpisme » décidément nous guette, il est derrière la porte. Est-il encore temps de réagir ?

Ce qui va bien, ce qui va mal

Allons bon. Tout cela, ce n’est quand même que de la grande théorie. Un simple regard sur nous-mêmes, sur nos conditions réelles d’existence devrait nous permettre d’y voir plus clair, de dresser un bilan plus objectif de nos conditions de vie réelles. Restons pragmatiques, parlons plutôt de la « vraie vie », de quoi notre quotidien est fait : manger, habiter, dormir, bouger…

D’accord. Admettons que ce qui va plutôt bien est la conséquence d’un retour – plus ou moins accepté, plus ou moins temporaire – des consommateurs dans leur environnement de proximité. Ils s’efforcent d’acheter local, prennent le temps de cuisiner et, globalement, mangent mieux. L’agriculture biologique a bien fait son job et a ouvert la voie à suivre. Le citoyen l’a bien compris. Sauf, bien sûr, ceux qui « n’ont plus les moyens » et qui optent, nous dit-on, toujours plus pour le hard-discount ou vont carrément grossir la file des épiceries sociales quand le porte-monnaie est vide… Nature & Progrès, depuis cette année, expérimente le Réseau RADiS et entend ainsi démontrer qu’il n’y a de fatalité pour personne. Pour peu qu’on s’efforce de raviver le capital social, partout où c’est possible…

Côté habitat, son amélioration bénéficie des dépenses qui n’ont pas pu être faites ailleurs ; quand on reste toute la journée chez soi, ben oui, on est aux premières loges pour constater tout ce qui cloche. Encore faut-il que le droit à habiter soit un droit à habiter décemment. Or la crise sanitaire a montré à quel point ce droit était bafoué pour beaucoup d’entre nous… Rayon mobilité, l’évolution ne semble guère satisfaisante tant l’état catastrophique des transports en commun tend à ramener les gens inquiets dans leur bagnole. Mais pour aller où ? L’errance au volant serait-elle une manière de tromper l’angoisse ? La tendance n’est pas bonne car, si une reprise de l’activité mondiale s’amorce – poussée dans le dos par le dogme libéral dominant -, le prix du pétrole risque fort de repartir à la hausse et de nous emmener tout droit vers un bordel économique digne de 2008. A moins que l’alternative soit enfin sur les rails, avec l’électricité ou l’hydrogène ? Mais qui pourra se payer les splendides berlines qu’on nous fait miroiter ? Aucun constructeur ne semble prêt à proposer de petites urbaines qui font gagner de la place et de l’énergie… Est-ce pourtant si difficile à comprendre ?

L’homme de la rue, trop préoccupé par ses propres soucis, s’est évidemment empressé d’oublier tout ce qui est d’ordre écologique et climatique, cela va sans dire. Et personne n’a vraiment le cœur de le lui rappeler… Nous l’avons dit, l’isolement que nous vivons – même s’il ne dit pas son nom – est avant tout d’ordre mental. Nous pouvons être critiques sur notre « vie d’avant » mais manquons totalement de moyens pour comprendre où nous emmène la « vie d’après ». Peut-être est-ce également dû aussi à un manque d’engagement individuel de notre part, en faveur de ce que nous estimons être juste. Comment la crise fera-t-elle évoluer l’opinion ? Il est trop tôt pour la dire. L’écologie et le numérique triomphent, nous dit-on, mais rien n’est moins sûr… Le second a vu s’effondrer quelques grands mythes tenaces : la visioconférence, par exemple, fonctionne si mal que Microsoft est déjà en train de raconter que les réunions connectées du futur se feront à l’aide… d’hologrammes ! Quant à l’enseignement « en distanciel », il a tellement déprimé étudiants et enseignants qu’il ne semble déjà plus que très exceptionnellement envisagé, pour ce qui est du secondaire en tout cas, les étudiants du supérieur, de leur côté, n’aspirant qu’à retrouver leurs chers auditoires… L’écologie enfin fait toujours frémir les milieux économiques qui n’y voient que dépenses impossibles à financer ; ils n’admettent pas que la crise du coronavirus soit une crise écologique qui a pesé 6,5 % du PIB belge en 2020 et ne pensent qu’à renvoyer des avions strier l’azur virginal du confinement. Mais combien pèsera la crise climatique dans les années qui viennent ?

3. Le monde d'après

L’illusion générale, le solipsisme comme pensée unique, du « retour à la normale » est toujours la norme. Vaccination au printemps, liberté de « boire un verre » en été. Et sur notre terrasse préférée, encore… Voilà la promesse du gouvernement belge, si toutefois un vilain canard ne revient pas faire des couacs, couacs dans le petit marigot de la Covid-19, laquelle évidemment ne cessera pas d’exister pour autant, même si une large majorité d’entre nous s’en sera peut-être protégée… Mais pour combien de temps ? N’allez quand même pas imaginer un retour au déconfinement raté de l’été 2020. Les protocoles sanitaires s’inviteront à votre table pour un bon moment encore. Ce qui n’empêche pourtant pas les beaux optimismes de parler d’atterrissage… Et de redécollage, sans doute, de Ryanair et consorts. Ce magnifique fleuron du secteur aérien qui nous fait tant rêver et où, nécessités économiques obligent, les employés ont dû se résoudre à des baisses de salaires… Mazette. Qu’est-ce qui va leur rester ?

Tragédie classique et cinéma américain

Etrange artifice cependant que de qualifier de « normale » ce qui n’était qu’un banal contexte d’origine, et qui n’avait absolument rien de stable, ni de durable, ni même de simplement satisfaisant ou épanouissant. Ce contexte « en évolution » n’était qu’une « coupe », à un instant T, déjà constellé comme un ciel d’été par la multitude des crises que nous avons décrites. Pourquoi souhaiter revenir à cela plutôt qu’à autre chose ? Quelle est cette fable franchement inepte qui nous prend, une fois encore, pour des simplets ?

Nous nagions donc en pleine félicité lorsque, de la manière la plus inopinée qui soit, survint cette coquecigrue, bien sûr très méchante puisqu’elle a tout mis la tête en bas. Ce serait à peu près cela l’idée ? Pareil bouleversement peut être comparé à l' »épitase » qui survient sans crier gare pour chambouler la « protase »… L’épitase est le premier des trois temps de la tragédie antique. Quelque chose change brusquement, pour tout le monde : un seigneur se convertit, une ombre fait des révélations, un peuple se révolte… Le deuxième temps est ensuite celui de la confrontation : les protagonistes entre eux, ou les protagonistes face aux événements, ou encore un protagoniste face à lui-même… C’est, comme qui dirait, la première vague après l’apparition subreptice de la Covid-19 : on s’interroge, on réagit, on râle, on applaudit les héros à huit heures du soir… La transformation du petit train-train quotidien pose pourtant rapidement de sérieuses questions existentielles, induisant d’importants retournements d’attitude ou d’opinion. C’est la métabase, un terme d’ailleurs utilement recyclé en informatique pour désigner l’ensemble des données relatives aux systèmes eux-mêmes… Enfin, le troisième et dernier temps voit l’apogée du drame, le climax, l’acmé, dont rares sont à vrai dire ceux qui s’en sortent indemnes. Peut-être n’y sommes-nous pas encore, dans notre petite tragédie à nous ? Cette phase de tension extrême met en lumière les conséquences inévitables de ce qui s’est passé. C’est la catastase, et nul n’y échappe. Nos grands auteurs classiques étaient suffisamment lucides pour ne pas imaginer de retour à quoi que ce soit, ce qui eut d’ailleurs consisté à nier le sens même de leurs œuvres… Aujourd’hui, il n’y a plus guère que les économistes « de la terre plate » pour imaginer un truc pareil, ceux qui croient encore et toujours qu’il n’existe aucune limite à la biosphère… Ou ceux qui veulent nous expédier sur Mars, en compagnie d’Elon Musk… Ou qui prétendent que maladie + médicament = retour à la normale…

Mais attention ! Le théâtre classique reposa aussi sur les trois unités – un seul laps de temps, un seul et même lieu, une seule et unique action – or nos démêlés avec Sars-Cov-2 sont infiniment complexes, entre comorbidités et commisération, dégâts écologiques et paupérisation croissante, un peu partout à travers le monde et dans le temps qu’il plaira au satané virus. Difficile donc d’en prévoir l’issue précise, à cette catastase Covid, mais on peut bien sûr s’amuser quand même à essayer. Encore un truc important à méditer, en prévision des pandémies du futur… Le cinéma, lui, s’y était risqué, il y a bien longtemps déjà. Vous avez certainement revu Contagion, de Steven Soderbegh (2011), ou Outbreak, de Wolfgang Petersen (1995), ou encore – nettement moins gai ! – Epidemic, de Lars von Trier (1987). Ou encore l’épatant Perfect Sense, de David Mackenzie (2011), ou l’épouvantable Blindness, de Fernando Meirelles (2008). De quoi inspirer un peu des responsables publics qui ont quand même singulièrement manqué d’imagination, ces derniers temps… Mais il est vrai que les cinémas ont baissé leurs volets. Et que les gros dégâts ne sont peut-être pas là où l’on croit : le cinéma français aurait au moins cent cinquante films « sous le coude », prêts à sortir en salles. Ou pas… Et pas de sorties en salles, pas de diffusion à la télé. C’est comme ça… Quant au cinéma américain, il fut contraint de reporter très exceptionnellement la distribution de ses Oscars à la fin du mois d’avril. Vous avez dû en entendre parler, ces jours-ci, non ?

Passeport vaccinal

Ah, ben tiens, justement, celui qui vient d’inventer le Passeport vaccinal fait tout pour me contredire. Un sacré lascar, celui-là, qui pourrait postuler comme scénariste à Hollywood. Jugez plutôt : un document administratif national pourrait attester qu’une personne ne risque pas d’être contaminée ou d’en contaminer d’autres. Contaminables ou contaminés, disions-nous, c’est du pareil au même. Il faut juste ne pas l’être ! D’accord. Mais, euh, cela servirait à quoi au juste, ce truc ? Eh bien, réjouis-toi peuple avide d’éloignement, ce sésame te permettra de retrouver ta liberté de mouvement ! L’Association internationale du transport aérien (IATA) a, par exemple, déjà lancé un Travel Pass qui rassemble tous les documents exigés par le lieu de destination d’un passager. Le premier ministre grec, le libéral conservateur Mitsotakis, estime ainsi que ceux qui sont déjà vaccinés devraient être libres de voyager mais il pense surtout, on s’en doute, aux nombreux touristes israéliens – les champions mondiaux de la vaccination ! – susceptibles de visiter son pays, cet été… Le bidule pourrait évidemment servir à bien d’autres choses, comme donner accès à n’importe quel lieu public, par exemple… Le Passeport vaccinal, en somme, octroierait davantage de droits aux vaccinés. Des droits que n’auraient pas ceux qui ne le sont pas encore, ou qui ne souhaitent jamais l’être. Voilà bien le problème…

L’Europe, elle, ne veut qu’une chose, nous l’avons déjà évoqué : favoriser la libre circulation des biens et des personnes. Ne pouvant toutefois rien imposer en matière de santé, elle se bornerait à offrir ses services pour connecter les différentes « solutions » nationales que les Etats mettraient en place, un tel dispositif ne semblant pas envisageable, en tout cas, tant que la vaccination ne sera pas accessible pour tout le monde. Mais un tel passeport ne serait-il pas une atteinte à la liberté vaccinale, en instaurant des discriminations entre ceux qui en veulent bien et ceux qui n’en veulent pas ? Nul ne trouve pourtant discriminatoire, nous dit-on, d’interdire l’entrée d’une crèche à un enfant non-vacciné puisque c’est la santé des autres enfants qui est en jeu… Reste que comparer, en termes de santé publique, les soins apportés à la petite enfance avec le gros business touristique est un tour de passe-passe juridique qui semble très audacieux. Rien ne prouve, d’autre part, qu’une personne vaccinée n’est pas contagieuse ; le déterminer sera d’autant plus aléatoire que les vaccins administrés et les stratégies nationales de vaccination sont très différents selon les cas…

Le voyage c’est la liberté mais la liberté est-elle à ce prix ? Gageons que ce flicage supplémentaire de nos vies ne tarderait pas à tomber entre les mains de BigData… Vraiment pas de quoi raviver le sentiment de convivialité et de confiance dont le citoyen a tant besoin ! Faut-il encore rappeler que la protection de ses données personnelles est une question essentielle à ses yeux ?

Oui mais dites, alors, et le climat ?

La crise de la Covid-19 cèdera ensuite le terrain à la crise climatique et à la grande crise écologique, d’une manière générale. Si, toutefois, nous entrons dans une phase de décompression trop intense – les années vingt n’ont-elles pas toujours joui d’une réputation d' »années folles » ? -, sans doute la majorité d’entre nous omettra-t-elle de fournir les efforts nécessaires ? Ou prétextera qu' »on » a déjà donné et qu' »on » n’a plus les moyens de le faire… Que l’économie gnagnagna et le PIB blablabla… Il ne nous reste plus pourtant que dix ans pour agir… Peut-être même la crise sanitaire actuelle n’est-elle qu’un prélude, une « ouverture » à des difficultés plus grandes encore qui nous guettent dans l’ombre ? Que toutes les crises qu’on n’a pas voulu voir depuis si longtemps au nom des sacro-saintes nécessités du capitalisme ne sont qu’autant de bombes à retardement qui attendent leur heure en égrenant les tic-tacs. Comme dans les plus mauvais thrillers… La difficulté à s’accorder autour d’une répartition objective de l’effort à consentir, et les petites algarades politiciennes que cette répartition engendre, ne sont guère de nature à rassurer l’opinion et condamnent par avance l’incurie du personnel politique. D’autant plus que l’important « marqueur social » qui accompagne aujourd’hui toutes ces questions en fait, plus que jamais, une affaire de riches et de pauvres.

De pauvres ? Parlons-en. C’est un secteur qui n’est pas en croissance négative. Et inutile de compter sur eux pour acquitter une hypothétique taxe carbone, même si les « gilets jaunes » ont lentement déserté nos ronds-points… Nous entrons dans une phase où ceux qui ont l’argent, et le pouvoir, se racrapotent toujours davantage sur leurs vieilles certitudes – et se confinent, volontairement à n’en pas douter, dans des ghettos dorés -, avec une peur d’autant plus forte de renoncer à leurs gri-gris de vieux magiciens qu’ils n’ont plus rien d’autre à mettre à la place… Or ces vieilles certitudes s’écroulent l’une derrière l’autre. Depuis un an, même à l’école, la révolution numérique en a pris un gros coup sur la cafetière ! Qui aurait imaginé une chose pareille, il y a douze mois à peine ? Nos gosses eux-mêmes savent qu’ils deviennent cinglés à passer huit heures par jour devant leurs écrans et aspirent à sortir taper la balle entre copains… Même leur smartphone ne les fait plus rêver ; ce n’est déjà plus qu’un vulgaire utilitaire, potentiellement aussi addictif qu’une ligne de coke, vecteur de mensonges, de harcèlements et d’arnaques en tous genres… Formidable outil de guérilla urbaine, certains réseaux sociaux seront, à n’en pas douter, prochainement mis sous contrôle…

Le monde de demain dépassera la surconsommation sur laquelle reposent nos économies, ou il s’y engluera comme une mouette dans une marée noire. La culture vivante survivra à sa marchandisation même si nous devons errer pour cela, pourchassés comme les vieilles tribus nomades de « voleurs de poules ». Réfléchissons à deux fois, avant de léguer à nos enfants de pâles artefacts sur écrans froids, sortons de nos têtes les fariboles qu’invente la mondialisation, retournons au réel et au tangible. Renouons le contact avec ce qui vit, remettons les mains dans l’humus bien gras, laissons trépider la chair et dégouliner la sueur. Crions, chantons, dansons, loin des « influenceurs » qui nous promettent des jours meilleurs. N’en abandonnons pas le privilège aux starlettes précuites de la télé et aux petits cons de la dernière séance… Oui mais, alors ? Le climat, dans tout ça ? Déconfinement ou déconfiture ?

Conclure, puisqu'il le faut…

Besoin des autres, frères, sœurs, collègues, garçons, filles, amis, familles… Un an loin d’eux et nous périssons de langueur. Restos, bistrots, lieux sociaux… Grand-messes, fitness, pince-fesses, tout est bon pourvu qu’on se voie, qu’on se cause, qu’on se postillonne à la face et qu’on se démasque enfin pour lever le coude entre potes… Nous voulons de l’humain, du vrai, de la confrontation franche et loyale, du face à face ; nous ne voulons plus des vieilles raideurs ampoulées héritées du paternalisme d’avant Metoo. Aucun compromis là-dessus ne sera plus possible. Jamais. Que ce soit dans la rue, à la maison, au travail ou ailleurs…

Bien sûr, nous ferons ce qu’il faut pour que l’épilogue soit proche, pour que la conclusion de cette farce tragique arrive très vite. Nous ferons ce qu’il faut surtout pour qu’il n’en surgisse pas d’autre. De graves remises en question auront lieu, de terribles mécomptes économiques sont annoncés. Ils augurent d’un autre monde. Pour le meilleur ou pour le pire…

Notes :

(1) On relira utilement à ce sujet : Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme, éditions Mille et une nuits, 2001.

(2) Voir l’enquête CoviPrev, de Santé publique France

(3) Lire : Covid-19 : pourquoi l’année 2021 risque d’être celle d’un « baby crash » (francetvinfo.fr).

Vaccin (ou pas vaccin) ?

Le moins qu’on puisse dire est que, pour beaucoup d’entre nous, la réponse à cette question n’est pas claire. Impossible de trancher entre les risques – avérés ou fantasmés – pour l’individu vacciné et les précautions à adopter, en termes de vie sociale, à la lumière de ce que nous apprend l’épidémiologie. Il semble aujourd’hui très difficile d’associer l’un et l’autre point de vue afin de permettre, à chacun d’entre nous, de trancher en son for intérieur : vaccin (ou pas vaccin) ?

Par Dominique Parizel

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Difficile d’entrevoir de quoi demain sera fait. A l’heure où nous écrivons ces lignes (en janvier 2021), l’optimisme de rigueur lié au début de la campagne de vaccination est fortement tempéré par l’inquiétude nouvelle due aux « nouveaux variants ». Et quand vous lirez ces lignes, probablement ne saurez-vous toujours pas pour quelles raisons différentes personnes infectées au sein d’un même cluster ne présentent jamais les mêmes symptômes… Voilà bien une chose qui apparemment n’intéresse personne, si l’on excepte bien sûr ce qui ressort de l’évidence : certaines sont plus vieilles, plus malades, plus obèses, plus désespérées… Sans doute péchons-nous gravement en ignorant les capacités notre système immunitaire ? Nous savons pourtant ce qu’il faut faire – et ne pas faire – pour le renforcer. N’oublions donc pas notre vitamine D qui semble de plus en plus plébiscitée… Mais voilà bien une chose que les médias – qui n’ont d’œil que pour l’actualité – et les politiques – perpétuellement en « communication de crise » – n’ont guère le temps, semble-t-il, d’envisager sérieusement. Tant pis ! Reprenons plutôt le fil de notre histoire…

Pas d'autre espoir, à ce qu'on nous dit, que de vacciner !

L’humanité met tous ses œufs dans un même panier. Sa seule stratégie réside dans la vaccination massive et, vu l’urgence, elle ne s’accompagne guère d’effort pédagogique. Les objections que soulèvent les vaccins ne datent pourtant pas d’hier et les « complotistes » de tous poils ont beau jeu d’en faire leurs choux gras. Nous ne nous attarderons pas là-dessus. Il semble évident que, comme pour la grippe saisonnière, des publics dits « à risques » doivent être prioritairement vaccinés et, si le vaccin fonctionne sur leurs individus – comme cela devrait être le cas si le virus n’a pas le mauvais goût de trop se modifier entre-temps -, les courbes d’hospitalisation et de mortalité devraient, nous explique-t-on, s’effondrer rapidement. Et tout le monde, espérons-le, se calmer un peu… Les vaccins – rougeole, tétanos, poliomyélite, etc. -, nous connaissons cela depuis l’enfance : ce n’est généralement que le virus lui-même, rendu inopérant ou très affaibli, ou une protéine qui le compose, qui nous est injecté pour préparer notre système immunitaire à produire les anticorps qui s’opposeront à l’agent infectieux. S’agissant de Sars-COV2, les Chinois ont eu la prudence de recourir à cette ancienne stratégie vaccinale, déjà largement éprouvée. Sachons leur rendre cette justice, même si la fable qu’ils nous racontent encore, de la chauve-souris et du pangolin qui seraient à l’origine de la pandémie, semble de plus en plus remise en question (1).

Ce qui inquiète pourtant, c’est qu’avec les coronavirus apparaît aussi une nouvelle génération de vaccins qui soulèvent des problèmes éthiques et philosophiques auxquels toutes les réponses n’ont sans doute pas été apportées. La caractéristique de ces vaccins est d’injecter dans les cellules humaines une copie du matériel génétique du virus concerné, en l’occurrence une partie de son ARN, les coronavirus dont fait partie Sars-COV2 étant des virus à ARN. Nos cellules décoderont ainsi les « secrets de fabrication » de la protéine qui enclenche le processus immunogène et la fabriqueront elles-mêmes ! Toutefois, pour amener cette information dans nos cellules, un vecteur est nécessaire et les nouveaux vaccins dits « génétiques » sont donc de deux types :

Pfizer-BioNTech et Moderna utilisent une nanoparticule de graisse où est emprisonné le désormais célèbre « ARN messager », c’est-à-dire une transcription par une polymérase d’une partie de l’ARN du virus ; cet « ARN messager » fusionne avec la cellule humaine pour y apporter ses données, exactement comme le ferait un virus pour l’infecter ;

AstraZeneca et le russe Spoutnik vont nettement plus loin puisqu’ils utilisent carrément un virus – un adénovirus à ADN – « désarmé » du matériel génétique qui fait sa virulence et qui est alors remplacé par une partie de l’ARN du coronavirus.

La tentation de la polémique

Selon Christian Vélot, généticien moléculaire à Paris-Saclay (2), le risque est sérieux, avec les solutions adoptées par AstraZeneca et le Spoutnik, que l’ADN vaccinant s’intègre dans les chromosomes humains or les thérapies géniques, explique-t-il, ont montré que l’endroit où une telle intégration se produit reste mal maîtrisé. On serait donc en présence d’une authentique « mutagénèse insertionnelle », avec un risque de cancer non négligeable, surtout à l’échelle où la vaccination est effectuée… D’autre part, l’adénovirus vecteur pourrait perturber – puisque c’est quand même bien un virus ! – la réponse vaccinale souhaitée ; des cas d’immunotoxicité sont même observés en thérapie génique et en immunothérapie…

Christian Vélot pointe aussi un problème commun à tous ces vaccins : les virus échangeant volontiers du matériel génétique, un risque de recombinaison virale serait toujours possible ; la vaccination ayant déjà introduit du matériel génétique dans nos cellules, une seule infection simultanée pourrait être suffisante, à ses yeux, pour que le risque soit réel, pouvant même être à l’origine d’une nouvelle pandémie ! « N’ajoutons pas à l’incertitude et à l’imprévisibilité d’un virus, l’incertitude et l’imprévisibilité d’une technologie. Ce cumul n’est pas acceptable« , conclut le généticien moléculaire français. Nous lui laisserons, jusqu’à plus ample informé, l’entière responsabilité de cette opinion car il omet malheureusement de rappeler que le corps humain est, en permanence, « inondé » par un flot important de virus en tous genres, parfaitement inoffensifs dans leur très grande majorité. Cela sans que pourtant rien ne semble se recombiner jamais. Le procès des nouveaux vaccins génétiques semble donc, en dépit de ses objections, bien difficile à instruire.

L'épidémiologie, ce monstre sans cœur !

La biosécurité, bien sûr, ne paraît pas compatible avec l’urgence mais il y a bien urgence aux yeux de ceux qui nous gouvernent, n’en déplaise à Christian Vélot. Vingt mille morts déjà, dans la seule petite Belgique, le chiffre est énorme et politiquement insupportable, en tout cas, pour les autorités, tout cela crie leur impuissance à juguler ce qui passa naguère pour une inoffensive « grippette ». Le temps qui passe est la promesse d’une crise socio-économique toujours plus hors de contrôle et surtout l’assurance de problèmes de santé mentale importants, chez les jeunes singulièrement. Il faut donc en finir, et rapidement ! A l’heure où nous écrivons, nous l’avons dit, tous les espoirs reposent sur la vaccination et il est de plus en plus inopportun d’avoir seulement l’air de douter de ses effets, même si la liberté vaccinale reste fort heureusement de mise. Nos médias nous abreuvent de sondages dignes du « café du commerce » – pourtant volets clos depuis début novembre ! – qui ressemblent plus à de la « méthode Coué » qu’à une réelle photographie des convictions d’une population qui – pas plus que nous d’ailleurs – n’a vraiment les moyens d’en avoir… Mais, si l’éventuel effet secondaire du médicament est admis sans trop de peine par le malade, le vaccin lui est administré à des gens bien portants qui ne tolèrent pas le moindre risque. Chacun fait donc rapidement son petit calcul bénéfices / risques, ce qui ne pose évidemment guère de problèmes aux « populations à risques » qui sont en demande de protection. Mais qu’en sera-t-il des autres ? De tous ceux qui n’ont plus la force d’endosser le poids de leurs malheurs, de ceux qui se sentent abandonnés et qui rêvent secrètement de tout voir péter ? Sur tous pèse la pression insoutenable de grands intérêts économiques et de médias moralisateurs qui, faute d’imagination, rêvent juste d’un très hypothétique retour à la normale… Cette pression fera sans doute que la grande majorité de la population belge aura finalement été vaccinée, à la fin de l’année 2021. C’est du moins, à l’heure qu’il est, le pronostic dominant.

L’épidémiologie, dans ce panorama chaotique, joue un rôle particulièrement ingrat, elle qui étudie la fréquence et la répartition des problèmes de santé dans le temps et dans l’espace, elle qui est autant matheuse et sociologue que médicale à proprement parler, elle qui étudie la possibilité que nos malheurs surviennent ou se prolongent, en fonction de courbes qui soudain font des vagues pour vrais surfeurs, plutôt que de simples vaguelettes invitant aux vacances. Nos responsables politiques n’écoutent plus que les épidémiologistes – ce qui leur donne soudain un niveau de responsabilité auquel ils ne sont pas habitués – et quelques médecins bien sûr, mais pas les généralistes, et juste un peu les pédiatres, mais ni les psychologues, les sociologues ou les historiens… Allez comprendre cela ! Très peu les pédagogues et les agronomes… Un peu les coiffeurs, semble-t-il, mais évidemment pas le monde de la culture. Stimuler l’immunité naturelle des gens ? Personne, dans tout ce beau monde, n’en a apparemment jamais entendu parler… Le colchique dans les prés, quant à lui, par le biais d’un médicament nommé Colchicine connu pour bloquer la réplication cellulaire, semble nourrir quelque espoir de désamorcer les « tempêtes immunitaires » associées au cas les plus graves de Covid-19.

De nouvelles questions sans réponses évidentes…

L’argument qui semble convaincre est celui, charitable, de la protection que nous devons à autrui. Sera-t-il déterminant dans le passage à l’acte de nos concitoyens ? C’est difficile à dire. Les « gestes barrières » semblent de plus en plus ancrés dans nos vies mais combien de temps supporterons-nous ces manières un peu bizarres qui nous sont souvent contre nature ? Et même chez ceux qui font de la vaccination le meilleur gage de « retour à la normale » – ou à quelque chose qui y ressemblerait vaguement -, le questionnement perdure, sans réponses vraiment formelles…

Un vacciné peut-il toujours être porteur du virus ? Personne ne semble avoir de certitude à ce sujet… Combien de temps durera notre immunité, une fois que nous serons vaccinés ? Trop tôt pour la dire. Une étude australienne a bien parlé de huit mois chez les personnes infectées (3)… Pourquoi tient-on à vacciner tout le monde puisque la seule protection des groupes à risque devrait logiquement aplatir les courbes qui posent problèmes : hospitalisations, soins intensifs, décès ? Sans doute parce qu’une circulation trop intense du virus – même s’il cessait d’infecter gravement certaines parties de la population – laisserait trop de latitude à la sélection naturelle pour produire de « nouveaux variants » au potentiel sans doute plus redoutable. Patatras, nous y voilà ! Aujourd’hui, ce sont eux qui nous font trembler et plus encore depuis ce dimanche 17 janvier, où cent trente personnes ont été infectées d’un seul coup par le « variant britannique », autour d’une maison de repos de Flandre Occidentale, faisant d’emblée plusieurs morts ! Nous savions pourtant pertinemment que des virus, ça mute, mais tout semble soudain à nouveau imaginable… Nos universités sont prêtes à séquencer en grand l’ADN des nouveaux intrus qui nous arrivent, tant il est primordial de savoir vite à qui nous avons affaire… Le quotidien Le Monde nous indique, ce 22 janvier, que certains variants – même si ce n’est pas le cas du « variant britannique » – semblent échapper aux anticorps formés contre le virus d’origine par les contaminations et les vaccins. Faudra-t-il craindre, dès lors, une perte d’efficacité des vaccins actuels, voire même imaginer la nécessité de remettre régulièrement à jour, aussi longtemps que la Covid-19 sera parmi nous, le « bouclier vaccinal » sans lequel nous ne pourrons plus vivre ? Cette efficacité en berne bouleversera-t-elle l’actuelle stratégie vaccinale ? Des mutations, toujours plus problématiques, nous forceront-elles, dans un avenir plus ou moins proche, à vacciner et revacciner, à échéances régulières, les publics à risque en priorité, en espérant que la grande majorité des autres – qui ne serait donc pas « servie » – pourra continuer à opposer une réponse immunitaire naturelle, adéquate et efficace ? Faudra-t-il craindre un Passeport vaccinal digne de Big Brother, un répertoire de tous nos vaccins qui existe d’ailleurs déjà, en Belgique, sans que personne n’y ait pourtant jamais rien trouvé à redire. L’idée de rendre ce sésame obligatoire – et dûment mis à jour – est déjà évoquée pour être admis dans les transports en commun, par exemple. Indispensable même, pour sauver l’aviation commerciale du naufrage qui la guette… Et puis quoi encore ? Pour aller au restaurant ou au cinéma ? Une intrusion aussi intolérable dans notre vie privée pourra-t-elle nous être imposée au nom de la sécurité sanitaire ? La vigilance citoyenne, à n’en pas douter, s’impose : pas de liberté vaccinale sans stricte confidentialité ! Quelles que soient les nécessités sanitaires. Et économiques…

Se respecter collectivement

Mais alors, le grand objectif d’immunité collective que nous promet la vaccination massive, afin de retrouver la vie d’avant, tient-il toujours ? Est-elle seulement pensable à l’échelle du confetti qu’est la Belgique ou devra-t-elle être mondiale ou, à tout le moins, continentale ? L’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) nous a déjà charitablement avertis qu’il ne fallait plus y rêver avant 2022 au moins (4). Comment comprendre – bien que cela ait été prudemment « déconseillé » par nos autorités – que cent soixante-cinq mille Belges soient encore partis à l’étranger, à Noël, ramenant dans leurs bagages le « variant britannique » ? Ils auront forcément témoigné un peu plus de solidarité, durant le congé de Carnaval, puisque les voyages non-essentiels sont toujours interdits, mais ont-ils pour autant compris ? Comment admettre, vu la gravité de la situation sanitaire qui sévit depuis un an, que le gouvernement belge table encore sur la seule « bonne volonté » du quidam, alors qu’un pourcent et demi d’inconscients – disons un pourcent, en retranchant les déplacements dits « essentiels » – suffit à compromettre les efforts de tout le reste de la population ? Et à accroître, en sein, dépit et frustration qui ne peuvent qu’inciter à quitter les chemins balisés…

Attention ! Ne confondons pas ici ce qui serait manifestement arbitraire et liberticide avec la mesure collective indispensable pour que soit sauvegardé le sens même de ce qu’on dit être l’intérêt commun. Prendre des mesures, chers amis, suppose aussi – au risque de sombrer, dans le ridicule surtout – qu’on se donne vraiment les moyens d’en garantir le respect. Toujours sous l’indispensable contrôle démocratique, cela va sans dire… Se respecter collectivement, eh oui, c’est d’abord vouloir se conformer individuellement à de telles exigences. Quant à nos médias, ces oiseaux bavards de notre solitude, qui dénombrent avec obstination les gens qui errent encore dans nos aéroports, ils prêtent enfin un peu d’attention à l’état mental des ados inactifs et au désespoir des étudiants claquemurés dans leurs kots. Toute l’attention doit aujourd’hui se concentrer sur l’humain plutôt que sur l’économique, sur ceux qui souffrent vraiment plutôt que sur ceux pour qui rebondir n’est qu’une question de temps… Nous resterons, quant à nous, avec ce questionnement existentiel : alors, vaccin (ou pas vaccin) ?

Notes

(1) Si la responsabilité de la chauve-souris semble sûre, 96% du patrimoine génétique de Sars-COV2 ayant été retrouvés dans un virus dont elle est porteuse, l’entremise du pangolin dont la viande est écoulée illégalement sur certains marchés en Chine semble, quant à elle, de moins en moins probable…

(2) Voir : https://criigen.org/covid-19-les-technologies-vaccinales-a-la-loupe-video/

(3) Voir : https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/12/24/covid-19-une-reponse-immunitaire-qui-persiste-au-moins-huit-mois-apres-les-premiers-symptome_6064445_1650684.html

(4) Voir : https://www.bbc.com/afrique/monde-55631238

Taxe carbone : une mesure « à la fois injuste et très peu efficace, voire contre-productive »

Le « monde d’après », beaucoup en rêvent. Un monde plus juste, respectueux des écosystèmes, moins compétitif, relocalisé, démocratique, soutenable… Une utopie, quoi ! Nous sommes habitués à penser qu’il est essentiel de visualiser un autre monde pour qu’il nous attire à lui comme un aimant. Ici, on proposera l’inverse. Autrement dit, partir du monde présent, questionner sa paralysie, s’interroger non pas sur une destination fantasmée mais sur le premier pas à faire, sur la condition de toute avancée collective.

Propos recueillis par Guillaume Lohest

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

La « taxe carbone » est une mesure présentée par beaucoup comme incontournable dans la lutte contre le réchauffement climatique. On s’interroge ici sur ses limites avec Merlin Gevers (1), qui a eu l’amabilité de nous détailler la position du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté (RWLP), telle qu’elle est construite à partir du terrain, avec des témoins du vécu.

– Comment définir la taxe carbone ? On en entend beaucoup parler depuis quelques années, notamment en France…

Merlin Gevers (RWLP) – Il faut faire la distinction entre plusieurs choses : la taxe carbone, la taxe carbone aux frontières, le mécanisme ETS, etc. Quand on parle de fiscalité environnementale, il y a plusieurs choses à ne pas confondre. Revenons-en aux bases… Qu’est-ce qu’une taxe ? Un prélèvement – ici sur la consommation – qui est décidé par l’État. C’est une source de financement pour une série de politiques. C’est donc une forme d’impôt. Et ici, elle ne va porter ni sur les revenus des personnes, ni sur des patrimoines ou sur l’activité d’entreprises, mais elle va s’appliquer sur les produits de consommation d’un acteur économique – un individu, une entreprise. Cela peut prendre plusieurs formes. Il y a les fameuses accises : ce sont des taxes fixées en fonction d’une quantité de matière achetée. La TVA, elle, fonctionne avec un pourcentage ajouté par rapport à un prix. Le RWLP n’est pas du tout opposé au principe de la taxation ou de l’imposition évidemment. Il y a une nécessité de prélever de l’argent, là où c’est utile de le faire, pour financer les services publics, pour faire fonctionner la solidarité dans notre société. La question, c’est comment faire, de façon à ce que la taxation ou l’imposition soit juste.

La taxe carbone, concrètement...

– Et cette taxe carbone, précisément en quoi consiste-t-elle ?

La taxe carbone, telle qu’elle est réfléchie en Belgique, est une taxe sur les combustibles fossiles, un prix qu’on donne à la tonne de CO2. Une modélisation va être réalisée : en fonction du type de produit, on évalue la production de CO2 émise dans l’atmosphère. En fonction des modèles, un prix de la tonne de CO2 va être fixé. Concrètement, donc, si on achète du mazout de chauffage, du diesel, du gaz de chauffage, par exemple, on paiera une partie supplémentaire qui constitue la taxe carbone en elle-même. En Belgique, les modèles qui sont sur la table parlent d’un prix de la tonne de carbone qui serait fixé quelque part entre quarante et cent euros.

Il faut faire la distinction entre la taxe carbone et, d’un côté, le système ETS de marché d’émissions, de l’autre, la taxe carbone aux frontières de l’Union Européenne. L’idée de cette dernière est une taxe à l’importation. Quand un bien importé arrive sur le sol européen, on va estimer la quantité d’émissions qu’il génère, et le taxer en fonction, parce qu’on estime que les normes de production européennes sont plus élevées. C’est une forme de protectionnisme écologique. D’autre part, le marché des émissions fonctionne aussi de façon très différente de la taxe carbone dont je parle. Ce marché des émissions, déjà d’application dans l’Union Européenne, consiste en « échanges » entre entreprises de secteurs bien spécifiques qui s’échangent des « droits de polluer ». Ce n’est pas l’Union Européenne qui fixe le prix de ces échanges, ce sont les acteurs économiques eux-mêmes. C’est une différence importante avec la taxe carbone, pour laquelle le prix est fixé par l’État.

– Pour la taxe carbone, il y a donc fixation d’un prix à la tonne de carbone, à partir de modèles. Cela ne fait-il pas polémique ?

L’évaluation de la quantité de CO2 émise n’est pas polémique car c’est assez facile à modéliser. La question qui se pose, par contre, c’est : faut-il mettre un prix sur la tonne de CO2 ?

– Pour beaucoup de personnes, l’idée de taxer des consommations polluantes semble logique. Le principe du « pollueur-payeur » semble frappé du sceau du bon sens. Parmi les militant.e.s écologistes et environnementalistes, au sein de la plupart des partis, cette idée rencontre même un certain succès…

Intuitivement, le principe de taxer des consommations polluantes fait sens. Si des personnes ont des capacités de consommer autrement et que leur consommation a un impact majeur sur la planète, il faut qu’elles le fassent. Une pollution d’aujourd’hui est une violence de demain, a fortiori pour les personnes précarisées, d’ici et d’ailleurs. Il y a quelque chose de logique à se dire que celles et ceux qui sont les plus responsables du réchauffement climatique doivent contribuer davantage. On est devant un problème planétaire qui est gravissime, d’une ampleur bien plus importante que l’actuelle crise du Covid-19 ! Il y a donc bien une urgence à agir ! Alors comment les gens peuvent-ils changer de comportement ? Et qui est responsable de quoi et dans quelle ampleur ? On parle des gens mais il y a aussi les structures, les institutions, les entreprises…

Impact dérisoire et injonctions paradoxales

– Selon le RWLP et d’autres, une taxe carbone ne permettrait donc pas d’atteindre cet objectif de changement radical ?

Pour répondre à cette question, il faut distinguer deux choses : l’efficacité et l’injustice. La taxe carbone a, pourrait-on dire, une forme d’efficacité. Mais de quelle ampleur ? Si le but est d’amener des changements de comportement, il faut non seulement des effets décourageants d’une telle taxe mais il faut surtout que les personnes disposent des capacités réelles à agir autrement…

Il existe une sorte de consensus dans le monde des sciences économiques selon lequel une taxe carbone aurait un impact sur les consommations des personnes. Mais quelle serait l’importance de cet impact ? Serait-il à la hauteur des enjeux climatiques ? Permettrait-il d’orienter les comportements des gens ? Il existe plusieurs études au niveau international et une étude au niveau belge (2) qui s’est focalisée sur l’impact d’une taxe carbone dans le secteur des transports, en modélisant l’impact d’une telle taxe après dix ans d’application, selon trois scénarios correspondant à différents prix fixés pour la tonne de carbone : quarante, septante ou cent euros. Le résultat de cette étude est que, selon les scénarios, une taxe carbone conduirait à une diminution comprise entre -1 et -2,5 % d’émissions de CO2, dans le secteur du transport. Autrement dit, cet impact est dérisoire par rapport aux objectifs de l’Union Européenne, à savoir -55 % d’émissions de CO2 en 2030, ou ceux des accords de Paris, à savoir -80 % d’ici 2050. On n’est pas du tout à un niveau d’efficacité élevé. Ces estimations correspondent, par ailleurs, aux résultats d’une étude de l’université d’Oxford (3) sur l’impact d’une taxe carbone dans trente-neuf pays, entre 1990 et 2016. Cet impact moyen se situe entre -1 et -2,5 %.

– L’effet de désincitation paraît très faible, en effet…

C’est le moins qu’on puisse dire ! Par ailleurs, pour changer de comportement, il ne suffit pas seulement d’être désincité, il faut avoir une capacité réelle à changer. Pour bien saisir l’injustice de cette mesure, il faut encore préciser qu’une taxe carbone n’a pas le même effet en fonction du portefeuille. Si on dispose de peu de ressources, on va ressentir très fortement l’impact de la taxe ; on sera donc très désincité mais on disposera de peu de moyens pour consommer autrement. Si, par contre, on est plutôt riche, la taxe aura forcément un impact moins fort sur le portefeuille. Du coup, les plus riches – dont on sait qu’ils sont aussi les plus gros pollueurs – sont moins désincités que les plus pauvres alors qu’ils ont davantage de capacités de transformation. Les plus pauvres vont donc risquer de se trouver devant un double non-choix : soit s’endetter davantage parce que leurs consommations relèvent de la survie la plus élémentaire – se chauffer, se déplacer -, soit se priver de ces consommations indispensables, ce qui revient à se mettre en danger et à s’exclure socialement. Une taxe carbone est donc, d’une part, très peu efficace parce qu’elle ne cible vraiment pas tout le monde et, d’autre part, parce que les gens n’ont pas de capacités de transformation. Les locataires, par exemple, n’ont pas la capacité de modifier leurs logements. Les gens qui habitent à la campagne n’ont pas d’alternative à la voiture dans bien des situations… C’est ce que, dans le cadre de la crise de la Covid-19, Christine Mahy a appelé les « injonctions paradoxales » : d’un côté, des mesures qui désincitent et qui interdisent mais, de l’autre, aucun moyen donné à la population – qui ne soient pas seulement financiers – afin qu’elle puisse changer.

Une forme de violence faite aux personnes

Il faut modifier radicalement nos fonctionnements en société pour que notre impact sur la planète soit soutenable, c’est certain. Mais comment peut-on abandonner la voiture quand on vit dans la ruralité et sans couverture suffisante de transport en commun ? Comment peut-on isoler son logement quand on en est locataire ? Comment consommer moins de mazout de chauffage quand on vit dans un logement social-passoire énergétique ? On a pu se rendre compte, avec la crise de la Covid-19, que de nombreuses familles – et c’est regrettable – se chauffent encore au poêle à brûler, avec du charbon ou du pétrole acheté à la pompe. Que leur préoccupation immédiate fut de trouver ces sources d’énergie quand tout était fermé, du fait du confinement. Chez nous, la précarité énergétique touche plus d’un locataire sur trois, c’est une réalité très dure pour beaucoup de ménages. Pénaliser financièrement ceux qui vivent déjà dans le trop peu de tout et n’ont pas de solutions pour changer de comportements ne serait pas seulement inefficace, mais aussi injuste et contre-productif.

– Autrement dit, le paradoxe est qu’une telle taxe serait d’autant plus efficace qu’elle serait socialement injuste…

En effet, plus on augmente le prix de la taxe, plus elle a un impact important, mais avec des effets violents sur les populations.

– Il y aurait, par ailleurs, des effets indirects au niveau symbolique. Ne perdrait-on pas l’adhésion de toute une partie de la population par rapport aux objectifs écologiques communs, en appliquant une taxe de ce genre ? Si la transformation écologique devait être subie, sous la forme d’une injonction paradoxale, elle aurait peu de chances d’être souhaitée par la population, ce qui la rendrait encore moins efficace car elle créerait une fracture culturelle…

Absolument. Et en matière d’efficacité, il faut ajouter que la taxe carbone vise les comportements individuels. Or, et c’est ce qu’a montré le bureau d’étude Carbon4, en France (4), la majorité des efforts sont à trouver dans les structures collectives : le monde économique et industriel, l’État.

– Pouvez-vous expliquer en quoi, concrètement, la taxe carbone implique une forme de violence pour les personnes ?

Il y a une conception tout à fait juste : on sait que plus on est riche, plus on pollue car plus on consomme. Partant de là, on pourrait se dire qu’une taxe carbone serait pertinente puisqu’elle permettrait de réduire la consommation des plus riches. Mais ce qu’on sait moins – ce qu’on oublie… -, c’est que la consommation de CO2 diminue marginalement par euro supplémentaire gagné. Autrement dit, les plus riches polluent davantage, en absolu, mais polluent moins, relativement à l’argent qu’ils gagnent. Car les trois secteurs les plus polluants au niveau des consommations individuelles sont les transports, le chauffage et l’alimentation. Or les plus riches ont accès à des sources d’alimentation de meilleure qualité, ils ont des capacités d’investir dans l’isolation, etc. Et par ailleurs, les consommations moins nécessaires sont, en moyenne, moins émettrices de CO2.

La violence de la taxe carbone, c’est donc qu’en termes de pouvoir d’achat, les plus pauvres sont les plus impactés. Des études ont montré, en France, que ce sont essentiellement les plus pauvres qui paient la taxe carbone car ils sont davantage contraints. Prenons un exemple concret : les demandeurs d’emploi sont tenus de se rendre à leurs entretiens d’embauche, de plus en plus loin de leur domicile. En zone rurale, comment faire autrement qu’utiliser la voiture ? C’est un exemple, parmi d’autres, d’injonction paradoxale. Or, pour changer radicalement la société, on aura besoin d’un rapport de force sociétal, d’une large adhésion de la population. Et ce n’est pas avec une taxe carbone injuste qu’on arrivera à une volonté collective de changement. Les choses à changer sont importantes : les structures productives, le fonctionnement de l’État… Appliquer une taxe carbone, c’est nourrir le discours des opposants à l’écologie, celui qui la stigmatise comme étant « punitive »…

Corriger d'abord les inégalités d'accès aux alternatives

– À entendre les réflexions que vous développez au sein du RWLP, il semble évident que le problème sociétal des émissions de CO2 concerne l’entièreté de nos modes de vie, dans la mesure où vous insistez sur la nécessité d’offrir à tous des capacités de changement, puisque changer radicalement est absolument urgent. N’y a-t-il pas, dans certains discours progressistes, une forme de déni, quand ils pointent uniquement vers les ultra-riches, comme si seulement ceux-ci devaient changer pour résoudre le réchauffement climatique ?

En effet. Un récent rapport d’Oxfam montrait deux choses. D’abord, le fait que l’essentiel des diminutions d’émissions des dernières décennies avait été réalisé par les plus pauvres, tandis que les plus riches avaient augmenté leurs émissions. Il montrait ensuite, dans le même temps, qu’il fallait continuer à viser des changements radicaux, chez les plus pauvres comme chez les plus riches. Mais, je le répète, la question qui se pose c’est : par quels moyens peut-on atteindre ces changements, comment lever les barrières ?

– Une autre sorte de fiscalité carbone, une « taxe carbone juste », n’est-elle pas néanmoins possible ?

Il est important de préciser que les milieux de défense de la taxe carbone essaient d’intégrer la question des inégalités sociale dans le calcul de la taxe, de corriger les effets injustes… La proposition qui est actuellement sur la table du gouvernement fédéral a été annoncée dans cet état d’esprit, avec la promesse qu’elle ne serait pas un levier de financement de l’État mais uniquement un levier de découragement des comportements non vertueux. Le produit de la taxe serait donc, pour faire bref, renvoyé vers les citoyens afin de corriger les inégalités d’accès aux alternatives. Plusieurs réponses sont possibles et il faudra étudier concrètement ces propositions. Pour les plus pauvres, en tout cas, il y a une violence à devoir intégrer le coût de la taxe dans le quotidien, peut-être en s’endettant, pour recevoir ensuite un petit montant correctif, au début ou à la fin de l’année – c’est comme cela que ça fonctionne en Suisse. Pour les personnes en situation de pauvreté, la taxe carbone entraînerait des frais supplémentaires récurrents, donc potentiellement des cumuls d’endettements. L’appauvrissement se joue au jour le jour, tandis qu’un correctif arriverait trop tôt, ou trop tard. La vraie façon de lutter contre la pauvreté est d’augmenter les revenus largement au-dessus du seuil de pauvreté… Or cela, en parallèle, le même gouvernement fédéral ne s’y est pas engagé. Par ailleurs, un tel fonctionnement ne résoudrait pas le problème de l’injonction paradoxale et continuerait de renvoyer le message que ce sont uniquement les gens qui sont responsables, individuellement. Au sein du RWLP, nous voulons renverser la question. Il ne s’agit pas de se demander comment « corriger » une taxe carbone pour la rendre juste socialement, mais plutôt de déterminer quelles mesures politiques permettraient réellement des changements de consommation ? Ce n’est pas seulement une question financière !

Conjuguer d'emblée justice sociale et environnementale

– Quelles seraient ces pistes alternatives ?

Nous avons deux champs d’investigations : celui des mesures de financement de la transition, et celui des alternatives en vue de changer les structures et de faciliter des comportements plus verts. En matière de financement de la transition, un travail de longue haleine du Réseau Justice Fiscale montre que des changements basculants de fiscalité sont nécessaires, tant en matière d’imposition des patrimoines que de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, ainsi que le retour à une plus grande progressivité de l’impôt. Sur le versant des alternatives, une piste majeure est l’isolation massive des logements et, en particulier, des logements sociaux car alors on avance, en même temps, sur les questions écologiques et sur l’injustice sociale, en diminuant les consommations énergétiques des ménages. Bien sûr, on peut aussi citer le renforcement de la fréquence, de la ponctualité et de l’accessibilité financière des transports en commun. Ou encore le travail sur des réseaux d’alimentation durable et des ceintures alimentaires mais en intégrant, dès le départ, la question de l’accessibilité pour les personnes précarisées. Toutes ces pistes montrent que des chemins qui conjuguent d’emblée justice sociale et justice environnementale sont possibles… Mais évidemment s’ils sont financés par la justice fiscale.

« A quelles conditions la justice environnementale irait-elle de pair avec la justice sociale et la réduction des inégalités ? » L’un et l’autre en même temps, toujours, et non la seconde pour compenser – un peu – les effets négatifs de la première. C’est dans cette logique que nous nous plaçons, au RWLP.

– Dernière question : une contrainte portant uniquement sur des usages excessifs – avion, SUV, etc. – n’est-elle pas, tout de même, souhaitable ? Est-elle impossible à mettre en œuvre ?

Si les comportements visés sont du luxe, s’ils ne sont pas nécessaires à une vie décente des personnes – on parle donc ici de SUV -, alors il n’y a évidemment pas d’opposition à dire qu’il faut mettre fin à ces comportements parce qu’on parle ici de mise en danger de vies actuelles et futures. Et, parmi celles-ci, on sait aussi que les plus précaires, chez nous et ailleurs, seront les victimes les plus importantes des conséquences climatiques. Il y a une nécessité de stopper les surconsommations, c’est certain. Nous n’avons pas d’opposition de principe à une taxe sur le kérosène, par exemple, mais il faut voir les choses de façon globale. Tout dépend de quel paquet de mesures cela pourrait faire partie…

Notes

(1) Merlin Gevers est chargé de mission au Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté. À ce titre, il est également actif au sein du Réseau Justice Fiscale.

(2) Dominique Gusbin, “Analyse de mesures concrètes de la Coalition Climat”, Bureau fédéral du plan, mars 2019.

(3) Ryan Rafaty, Geoffroy Dolphin and Felix Pretis, “Carbon Pricing and the Elasticity of CO2Emissions”, Working Paper No. 140, Institute for New Economic Thinking, October 21, 2020.

(4) César Dugast et Alexia Soyeux (dir.), Faire sa part : pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique, étude Carbone 4, Juin 2019.

Sur le front de la bio, la vraie…

Au cœur d’un mois de janvier pétrifié par l’angoisse de la Covid-19 – nos médias bégayant à l’envi vaccins et variants puis quand c’est fini l’inverse -, deux faits saillants sont venus égayer le landerneau assoupi de la bio : une émission d’Investigation tout d’abord, sur la RTBF le 12 janvier, puis la publication, le 20 janvier, du rapport de la vénérable Cour des comptes relatif au Plan stratégique bio adopté en 2013 et au soutien accordé, par la Région Wallonne, au développement de l’agriculture biologique. Entre ces deux moments, comme d’éloquents échos…

Par Dominique Parizel

Image campagne producteurs 2021
Introduction

Les fins limiers de la RTBF nous ont, tout d’abord, livré la substance de six mois d’Investigation – c’est le nom de l’émission – dont le sujet du 12 janvier allait nous montrer la Face cachée du bio. Mais, passé un teasing scandaleusement affriolant où l’on prétendit quasi nous révéler le sexe des anges, la montagne accoucha évidemment de la souris, sa compagne, jetant en pâture au consommateur hébété ce que n’importe quel familier de la question pouvait lui apprendre en un quart d’heure. En ce compris la triste histoire de la vitamine B2 OGM donnée quasiment « par erreur » à nos poulets, un imbroglio auquel personne – pas même les autorités publiques du pays – n’a encore trouvé de solution. La faute à pas de chance…

"Couvrez ce sein que je ne saurais voir" (Tartuffe, acte III, scène 2)

Du reste, on aurait pu appeler tout cela la Face cachée de la grande distribution mais d’abord, ç’aurait fait nettement moins sexy et, ensuite, Hercule ne se sentait peut-être plus de taille à nettoyer, une fois encore, les écuries d’Augias. S’étant d’abord fait l’Espagne du côté d’Almeria – en avion ! -, au cœur de la « mer de la plastique » – cette incroyable étendue de serres que même Yann-Arthus Bertrand nous a montrée depuis le ciel ! -, Investigation découvrit – devinez quoi ? – la bio à deux vitesses ! D’un côté, d’honnêtes petits producteurs locaux en circuit court et, de l’autre, la grande distribution qui se fournit – devinez où ? Là-bas ! N’ignorant pourtant rien, pensons-nous, des émeutes racistes d’El Ejido – il y a plus de vingt ans de cela ! -, le journaliste nous révéla, une fois encore, à quel point le travailleur agricole est inhumainement surexploité et sous-payé, au vu et au su de tout le monde puisque, je viens de vous le dire, cette ignominie ne date pas d’hier. Bien sûr, le même journaliste se fit une joie d’exhiber tout cela sous le nez empourpré des responsables de la grande distribution qui exécutèrent avec brio leur grand numéro de vierges effarouchées, pourtant prises la main dans le sac du petit consommateur et jurant, mais un peu tard, ignorer où leurs subalternes peuvent bien – fi donc, l’ami ! – avoir l’outrecuidance de s’en aller quérir leurs tomates. Décidément, le service, mon bon monsieur, n’est plus ce qu’il était… Merci, les gars, vous êtes pathétiques et cela commence vraiment à bien faire.

Bon. Tout cela fut pourtant maintes fois expliqué au lecteur de Valériane : d’une part, il y a le petit producteur en circuit court qui vend ce qu’il produit, en cherchant à savoir autant que possible ce qu’aime le mangeur qu’il côtoie et qu’il respecte. De l’autre, il y a la grande distribution qui « cherche des volumes » pour rencontrer une demande de masse, largement hypothétique, et qui écrase les prix puisqu’elle doit payer, en plus, une grande quantité de « services » totalement absents du circuit court : transport, emballage, publicité, etc. Elle entretient, à cet effet, le mythe – accepté, nous dit-on, par le consommateur lambda – que le « bio est cher » ! « Voilà justement ce qui fait, bien-aimé consommateur, nous apprit ensuite Investigation – certes en y mettant toutes les formes -, que votre fille est muette » (Le médecin malgré lui, acte II, scène 4) ! Enfin, voilà pourquoi votre tomate bio de grande surface n’a pas tout-à-fait le goût que vous espériez… Peut-être la RTBF nous épargnera-t-elle, à l’avenir, pareille tartufferie, en évitant de mettre six mois pour aller chercher à l’autre bout de l’Europe l’évidence que nous avons quotidiennement sous les yeux et que tout le monde connaît pertinemment mais refuse pourtant d’admettre ! En appelant un chat, un chat, aussi. Tiens, vous avez remarqué ? On n’a même pas pipé mot, ou presque, du conventionnel. La preuve, par l’absurde, que ce n’est plus là « que ça se passe » ?

 

La vraie bio selon Nature & Progrès : bien plus qu’un label !

Alors, allons-y, appelons un chat, un chat. Producteur local ou supermarché ? Si la bio répond toujours à un cadre technique légal bien défini, chacun se fera, au-delà de ça, sa propre idée quant à l’éthique qui doit être celle de l’agriculture biologique. Pour Nature & Progrès, produire bio est un choix agricole et alimentaire qui doit permettre à la société d’évoluer vers plus de respect de l’homme de l’environnement. Depuis près de soixante ans, notre association s’efforce d’être le garant de l’esprit d’origine de l’agriculture biologique. Même après la reconnaissance officielle de l’agriculture biologique, en 1991, elle a toujours cherché à promouvoir un label qui va plus loin qu’un simple cahier des charges technique. Chaque jour qui passe, la mise en avant de son label privé permet à celui-ci de compter aujourd’hui près de septante producteurs et transformateurs wallons qui sont heureux de partager leur goût du bon et du sain à travers leur métier, en privilégiant la rencontre avec le consommateur… De quoi lui permettre de mettre un visage sur son alimentation ! Bien entendu, ces producteurs et transformateurs travaillent dans le strict respect de la règlementation bio, mais pas seulement… En choisissant d’adhérer au label Nature & Progrès contrôlé par la certification participative, ils s’engagent à respecter des normes sociales et environnementales strictes. La réglementation européenne officielle, quant à elle, leur garantit le non-recours aux pesticides et aux engrais chimiques de synthèse, ainsi que le bien-être animal.

La bio, telle que nous la défendons, est bien loin d’être seulement du « sans pesticide » ! Cette bio est un véritable mouvement social où producteurs et consommateurs font évoluer, ensemble, notre agriculture et notre alimentation. Chez Nature & Progrès, vous n’entendrez jamais parler de « produits bio » ou de « parts de marché » ; nous préférons mettre en valeur des fromagers, des agriculteurs, des boulangers, des brasseurs, etc. Et, bien sûr, les consommateurs qui leur font confiance… Il s’agit donc d’un mode production, qualitatif et positif, qu’il faut mettre en avant ! Chacun d’entre nous peut, à son échelle, influencer positivement la société de demain en soutenant l’action de producteurs locaux qui appartiennent à une communauté dont les valeurs sont fortes et que nous nous efforçons de défendre, au quotidien, dans notre travail. Qui est mieux placé, pour vous en parler, que les membres de cette communauté eux-mêmes ? Vous pouvez les retrouver sur : https://www.producteursbio-natpro.com.

Le recul inspiré par la Cour des comptes

Rendu public, le jeudi 20 janvier, le rapport de la Cour des comptes intitulé Le soutien de la Région Wallonne à l’agriculture biologique indique que le Plan stratégique adopté en 2013 n’a pas tenu toutes ses promesses. N’ayant fait l’objet d’aucune évaluation, il n’est pas possible de connaître son impact sur le développement des filières bio en Wallonie. « Il est donc impossible d’isoler les effets du plan de la tendance structurelle du marché bio« , analyse la Cour des comptes, qui indique également que « la politique publique ne prend pas en compte les évolutions de la demande selon les catégories de produits. Cela se répercute notamment dans la répartition des primes de la PAC, qui ne correspond pas aux productions permettant de répondre à la demande des consommateurs. » Globalement, estime la Cour des comptes, la politique wallonne en matière d’agriculture biologique « souffre d’un manque de vision à moyen et long terme » et « relève davantage de l’accompagnement que d’une orientation forte du développement futur de l’agriculture biologique.« 

Interpellé, le ministre wallon de l’Agriculture, Willy Borsus, évoque les orientations que donnera, à l’agriculture biologique, le nouveau Plan 2021-2030 qui sera prochainement soumis au gouvernement wallon. Il envisagerait notamment 30% de la surface agricole utile, en bio, à l’horizon 2030. Nature & Progrès s’associera évidemment à pareille ambition, pour les raisons suivantes :

  • la demande des consommateurs locaux semble, à présent, s’orienter clairement en direction des produits bio et, plus spécialement, des circuits courts ;
  • l’agriculture biologique, refusant sans équivoque l’emploi des pesticides chimiques de synthèse et des OGM préserve la santé humaine et la qualité de l’environnement, s’efforçant de ne participer à aucune pollution du milieu où nous vivons ;
  • seule la bio prête vraiment attention à l’autonomie des fermes, leur permettant de devenir des entreprises plus résilientes, seule la bio permet aux producteurs de rester maîtres de leur outil de production. Nous rejoignons ainsi le ministre dans sa volonté de développer des filières, à condition toutefois que ces filières restent à taille humaine, le développement d’outils devant, par exemple, tenir compte des spécificités locales plutôt que de tabler sur des structures qui risqueraient d’oublier, à terme, qu’elles sont au service des producteurs et des consommateurs ;
  • la recherche en agriculture biologique demeure un réel problème car, en bio, le savoir est surtout localisé chez les producteurs, son évolution s’étant produite sur base d’échanges de connaissances. La gestion d’une ferme biologique ne pouvant s’envisager que de manière globale, un problème de mammite chez des vaches laitières, par exemple, ne pourra pas s’arrêter à un diagnostic au sujet des trayons mais l’agriculteur devra, entre autres, se poser la question de la diversité de sa praire, en termes de fourrage. Envisager la recherche filière par filière, comme le fait le conventionnel, ne fonctionnera donc pas en bio. Pour cette raison, Nature & Progrès réclame donc un centre de recherche exclusivement bio dont la mission ne serait pas de trouver des solutions mais plutôt de valider scientifiquement les pratiques empiriques mises en œuvre, par les producteurs, sur le terrain. Mais il s’agit sans doute d’un renversement de point de vue qu’il sera très difficile à faire accepter au monde scientifique…
Consolider l'acquis !

Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain ! L’ancien plan stratégique 2013-2020 n’a peut-être pas tenu toutes ses promesses mais il a, tout de même, produit quelques résultats très utiles, permettant notamment l’accompagnement des agriculteurs par une structure spécialisée, Biowallonie, qui a permis au secteur de grandir jusqu’à une ferme sur quatre. Il a également permis le maintien, sur le territoire, d’une réglementation contrôlée de façon stricte.

Félicitons-nous surtout du fait que le secteur bio soit piloté par l’ensemble des acteurs qui le font vivre, agriculteurs, transformateurs, consommateurs et organismes de contrôle et d’encadrement compris. Tous œuvrent, ensemble, au développement de l’agriculture bio, en toute autonomie par rapport aux secteurs conventionnels qui préfèrent d’autres modes de travail et pensent leur développement par filières et par produits…

Le label Nature & Progrès en toute transparence avec le Système participatif de garantie (SPG)

Transparent, évolutif, participatif, cohérent… Autant de qualificatifs qui s’appliquent au label des producteurs bio de Nature & Progrès. Mais comment le garantir ? C’est le rôle de notre système participatif de garantie (SPG) pratiqué par l’association depuis plus de cinquante ans.

Par Mathilde Roda

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Mais, au fond, pourquoi un tel système de garantie ? Dans une société où le greenwashing va bon train, où l’image du bio est récupérée par les publicitaires, où des termes comme « durable » et « local » sont souvent utilisés à tort et à travers, il est bon de pouvoir se reposer sur des gages de confiance. C’est ce que veulent garantir Nature & Progrès et les producteurs et transformateurs du label. Et c’est pourquoi, elles et ils s’engagent dans le SPG. Tous entendent vous prouver – à vous, citoyens et potentiels consommateurs – qu’ils respectent et mettent en œuvre les valeurs que l’association défend.

Le SPG ne se contente pas de vérifier une check-list – méthode pratiquée dans les contrôles classiques et qui ne permet pas d’entrevoir une évolution. Or c’est bien de ça qu’il s’agit, chez Nature & Progrès : travailler à l’amélioration continue d’une activité, se questionner, ne pas rester figé dans un modèle agricole unique. Chaque ferme et activité de transformation a sa propre réalité, les choix des uns ne se justifieraient pas pour d’autres. Le SPG, basé sur le dialogue, permet d’envisager chaque situation dans son authenticité, au regard de son contexte agro-climatique, mais aussi économique et social.

Tous les membres du label étant certifiés 100% bio, le SPG s’attarde sur ce qui fait la spécificité du label Nature & Progrès : sa charte – consultable sur www.producteursbio-natpro.com/la-charte. Le SPG, c’est donc ce qui garantit que l’activité du visité s’inscrit et évolue dans le cadre de cette Charte. Il ne s’agit pas, en effet, d’une simple visite de ferme à caractère « touristique ». Et, même si la visite se déroule dans la convivialité et l’échange, l’agronome s’assure que tous les points de la Charte et du Cahier des Charges de Nature & Progrès sont passés en revue. Mais les vrais acteurs du système ce sont bien ceux et celles qui mangent les denrées produites.

Une véritable démarche de citoyenneté

Vous l’aurez compris : bien au-delà d’un système de « contrôle », le SPG est surtout le garant de la co-construction du label Nature & Progrès. C’est son principe même, sa quintessence ! Les visites regroupent donc producteurs et consommateurs et sont ouvertes à tous les membres de Nature & Progrès, permettant ainsi aux producteurs et productrices visités d’échanger, de réfléchir conjointement à des pistes d’évolution de leur activité, dans le sens des valeurs définies par la Charte de Nature & Progrès.

Pas besoin d’être expert. Pourquoi tenons-nous tant à cet aspect des choses ?

– Pour garantir la transparence, si chère aux membres du label. Nos productrices et producteurs n’ont rien à cacher ! Au contraire, ils sont fiers de vous présenter leurs activités, de vous expliquer ce qui a guidé leurs choix…

– Pour apporter un regard extérieur, différent de celui d’un agronome ou d’une personne issue du milieu agricole. Vous seriez étonnée des questions qui vous travaillent et qui ne sont jamais posés les producteurs ! C’est l’occasion unique de leur en faire part. De leur faire prendre du recul, voire même de la hauteur.

– Pour réaffirmer le consommateur comme partie intégrante des filières d’alimentation et ce, afin de reconnecter consommation et production. L’agriculture n’est pas le seul fait des agriculteurs, le citoyen en est le maillon final indispensable qui doit, en conséquence, être conscient du type d’agriculture qu’il défend par ses choix de consommation.

– Pour sensibiliser les citoyens et les citoyennes à la réalité agricole. C’est loin d’être négligeable. Rares sont les occasions d’entrer dans une ferme, dans une société de transformation, et de pouvoir en apprendre plus sur cette réalité, en questionner les acteurs.

Le rôle fondamental des "consommateurs"

Mais peut-on encore vraiment les appeler ainsi ? A l’image d’Isabelle et de Gaston, ce sont d’authentiques partenaires de notre action pour la citoyenneté alimentaire. Depuis toujours, Nature & Progrès prône le rapprochement entre producteurs et consommateurs, et leur investissement démontre à quel point ceci est loin de n’être qu’une formule creuse. Vous aussi, vous pouvez, de cette façon, passer à l’action pour un monde meilleur. Pourquoi attendre plus longtemps ?

  1. L’avis d’Isabelle

Isabelle nous accompagne régulièrement chez des producteurs lors des visites du SPG, comme ici, son dernier en date, chez Michel et Marianne Monseur, de Li Cortis des Fawes, à Sprimont. Toute en discrétion – il faudra donc l’excuser de ne vous dévoiler que son prénom – mais pleine de convictions, Isabelle est donc une membre Nature & Progrès, active dans le cadre de notre Système Participatif de Garantie (SPG). Elle nous témoigne, comme suit, son engagement en faveur de notre label et les raisons qui la poussent à soutenir les producteurs bio de Nature & Progrès.

– Isabelle, peux-tu, tout d’abord, te présenter en quelques mots auprès de nos lecteurs ?

J’habite en province de Liège et je travaille en province de Namur… Mais j’ai pas mal déménagé dans ma vie puisque j’ai aussi habité en Brabant wallon et dans le Hainaut… Indépendamment de mon engagement personnel chez Nature & Progrès, en tant que consommatrice, je travaille pour la fondation Cyrys qui est partenaire de Nature & Progrès, depuis cette année, pour le Réseau RADiS. Mais je suis membre Nature & Progrès depuis une dizaine d’années…

– Qu’est-ce qu’y t’a amenée chez Nature & Progrès ?

Quand j’habitais dans le Brabant wallon, je faisais partie d’un groupement d’achats qui était lié à la locale de Nature & Progrès. C’est par la dynamique des personnes que je côtoyais, dans ce groupement d’achat, leur engagement, le questionnement social et environnemental qu’ils véhiculaient, que j’ai fait le pas de devenir membre de l’association.

– Et pour quelles raisons soutiens-tu actuellement l’association ?

Tout simplement pour la concordance des valeurs ! Il y a une grande cohérence de l’association à travers toutes ses activités, que ce soit le Salon Valériane, la revue, le SPG… Je trouve que ce que vous faites a beaucoup de sens. Ça sonne juste et ça sonne vrai ! On est loin du greenwashing, on est dans le fondement, dans l’incarnation des valeurs. Et aussi parce que ce que Nature & Progrès défend, ce n’est pas l’environnement contre l’humain, comme dans certains mouvements où on sent que l’Homme est quasiment la bête à abattre… Ici, on veut construire quelque chose de global avec l’humain.

– Merci, cela fait vraiment plaisir d’entendre cela car, en effet, c’est ce que nous essayons de prôner. Notamment à travers le SPG… C’est donc une belle transition pour te demander de nous expliquer comment tu t’impliques chez Nature & Progrès ?

En tant que consommatrice, je trouve que c’est bien d’être sensibilisée pour sensibiliser à son tour. J’ai suivi la formation de jardinier-semencier de Nature & Progrès car l’alimentation commence dès la semence. Être attentive à tout ça, faire son potager, c’est aussi être un vrai consomm’acteur ! Mais il est vrai que la matérialisation la plus concrète de mon engagement en tant que consommatrice, c’est au sein du SPG qui est, pour moi, un processus bien complet, qui garantit la confiance, la transparence… On n’est pas là simplement pour un contrôle mais véritablement pour échanger. Ces visites m’ont permis de rencontrer des producteurs labellisés Nature & Progrès, pas trop loin de chez moi mais cependant pas dans ma sphère d’achats habituelle. Je n’aurais donc pas eu l’occasion de les croiser autrement. J’irai maintenant, chez eux, faire mes courses, à l’occasion… Il est aussi très important pour moi de participer au Salon Valériane. Si ce n’est pas en tant que bénévole, ce sera au moins en tant que visiteuse. Pour prendre le pouls de tout ce qui gravite autour de ces préoccupations, pour participer au rassemblement…

– Pourquoi est-il important, pour toi, de soutenir les producteurs bio de Nature & Progrès ?

Dans ma vie de tous les jours, je consomme bio mais pas exclusivement Nature & Progrès… Je vais, en règle générale, au plus local, chez des producteurs de ma commune. Mais si, dans un magasin, j’ai le choix entre deux produits bio dont un porte le label Nature & Progrès, c’est celui-ci que je choisirai parce que je sais que ça va plus loin que le seul label bio. Honnêtement, je ne connais pas le cahier des charges européen dans le détail, je ne suis jamais allée le voir. En revanche, je connais le label Nature & Progrès, je sais que derrière chaque décision prise il y a une réflexion globale et la prise en considération de la réalité de l’agriculteur. Il y a une dimension sociale pas du tout présente dans le label européen…

Pour moi le fait de ne pas être centré que sur des pratiques culturales mais aussi de le concilier avec des réflexions plus globales – l’énergie, le bien-être animal, le circuit-court… – est clairement une plus-value. D’ailleurs, je me fais ambassadrice du label auprès des producteurs bio que je côtoie et que je considère en adéquation avec les valeurs de Nature & Progrès

– A tes yeux, qu’est-ce qu’ils offrent de plus en étant membres du label ? En tant que consommatrice, qu’est-ce-que cela te garantit ?

Tous réfléchissent vraiment à leurs pratiques, à leurs façons de faire les choses, quand ils prennent une décision, tout en étant suivis dans leur démarche via le SPG. Cela garantit aussi une non-délocalisation de l’activité. Sans prétendre que c’est exclusif à ceux du label de Nature & Progrès, je sens quand même chez eux un ancrage fort avec leurs terroirs. Et cela justifie le fait d’inclure les valeurs de la charte dans leur activité : par exemple, le fait de prendre en compte l’aspect énergétique tout en réfléchissant à comment vendre leurs productions… Ils sont vraiment dans une globalisation de leur réflexion. Dès qu’ils mettent quelque chose en place, sur le terrain, cela se fait dans cette dynamique positive, pour que ce soit le plus cohérent possible en regard des valeurs qu’ils défendent… Je pense que le bio a toujours eu, dans son ADN, une vision durable de l’agriculture, de quelque chose de viable pour les générations futures. Les producteurs de Nature & Progrès incarnent cela par cette pensée « systémique »…

  1. L’avis de Gaston

Depuis qu’il travaille au Comptoir paysan, à Beauraing, Gaston côtoie quotidiennement des producteurs bio de Nature & Progrès. Nouveau membre de notre association, Gaston incarne cette jeunesse avide de changement. Il s’investit pour soutenir un autre modèle agricole. C’est donc tout naturellement que ses convictions personnelles l’ont rapproché de Nature & Progrès

– Gaston, parle-nous un peu de toi…

Je m’appelle Gaston Piraux, j’ai vingt-six ans et suis ingénieur agronome de formation. J’ai récemment été engagé comme chargé de mission au Comptoir paysan, un nouveau magasin de producteurs locaux, et en partie bio, afin de développer le réseau des producteurs autour du projet. J’habite la commune d’Anhée.

– Comment as-tu connu Nature & Progrès ?

C’est une association avec des valeurs proches des miennes, avec laquelle je partage beaucoup de choses… J’ai donc été amené, plusieurs fois, à croiser son chemin, lors de différentes activités auxquelles je m’intéressais. Et il se fait aussi que, durant un stage pendant mes études, je suis venu aux bureaux de Nature & Progrès pour visiter le jardin potager d’intégration et la librairie. Plus récemment j’ai rejoint le groupe de travail « céréales bio » du Réseau RADiS, ce qui constitue ma première réelle implication avec l’association. A force d’être en lien avec les activités de Nature & Progrès, je me suis dit qu’il était temps d’en devenir membre et donc je le suis officiellement depuis cette année. Ce qui me permet de recevoir la revue Valériane mais aussi de soutenir les actions de l’association, notamment le SPG qui m’intéresse beaucoup…

– Quel est, à l’heure actuelle, ton lien avec les producteurs bio de Nature & Progrès ?

Mon premier lien, c’est celui que j’ai en tant que consommateur. Avant de m’impliquer dans le cadre de mon travail, j’étais déjà proche de la consommation en circuit-court, notamment avec la Ferme de Stée ou la Ferme de la Sarthe, que je connais bien. En fait, en achetant des produits labellisés Nature & Progrès, il est devenu logique pour moi de m’intéresser au label et à ce qu’il veut dire. Plus récemment, j’ai élargi mes horizons, grâce à mon travail dans lequel je côtoie des producteurs Nature & Progrès investis dans le Comptoir paysan, comme Marc-André Hénin ou Thibault Goret. Du coup, j’ai aussi la chance de pouvoir acheter des fromages, de la viande, des bières d’autres producteurs labellisés.

– Que dirais-tu, aux citoyens lambdas, pour les motiver à aller chez des producteurs bio de Nature & Progrès ?

Je pense que le label permet de recréer du lien entre production et consommation, ce qui est fondamental car, dans notre société, on a complètement perdu cette connexion. C’est important de remettre l’humain au centre et donc de soutenir ceux qui le font. De plus, Nature & Progrès est, pour moi, un label de qualité avant tout, grâce à sa charte. Elle permet d’avoir une garantie basée sur une relation de confiance avec son producteur, grâce au SPG qui est différent d’un contrôle extérieur qui vérifie juste le respect de normes et où les artisans sont logés à la même enseigne que les industriels.

Le SPG de Nature & Progrès permet, quant à lui, de réfléchir ensemble, de rendre le consommateur acteur. Il ne doit pas simplement être au bout de la chaîne alimentaire et consommer passivement. Mais il doit prendre part au système et soutenir les producteurs qui œuvrent à cette transition agroécologique.

Vive les sentiers, vive les sentiers libres !

Sur fond de crise sanitaire, nos comportements de mobilité ont brutalement changé. Voies lentes, sentiers, chemins champêtres se doivent désormais d’être réhabilités. Pour nos loisirs mais aussi et surtout pour nos déplacements locaux, utiles et quotidiens. Avec la mobilité douce, la transition énergétique est… en marche ! Pedibus cum jambis !

Texte et photos de Marc Fasol

Introduction

Chacun aura pu le constater, l’année écoulée fut l’objet de nombreux changements dans notre façon de vivre, de se déplacer et de goûter aux choses simples. Un véritable regain d’intérêt s’est subitement manifesté pour la marche à pied, les promenades à vélo, les déplacements locaux et le tourisme de proximité. Nous avons encore tous en mémoire ces interminables colonnes de marcheurs dans les Hautes-Fagnes, lors des premières chutes de neige. Alors que la crise sanitaire nous fermait les frontières avec, à la clé, une interdiction de se rendre à l’étranger, aux sports d’hiver, les mesures sanitaires – confinement et déconfinement successifs – ont finis par nous envoyer tous promener.

La neige, c’est lumineux. On comprend dès lors pourquoi des gens, pour certains au chômage forcé depuis un an, enfermés comme des fous, se soient ainsi rués sur les grands espaces naturels ou en forêt de Saint-Hubert, explique un agent de la DNF, ce n’était pas seulement l’évasion, mais aussi pour nous, l’invasion. Une situation ingérable sur une superficie aussi restreinte. Les pouvoirs publics se sont vus contraints de multiplier les interdictions jusqu’à envoyer des hélicoptères pour refouler les promeneurs. Du jamais vu ! On s’est aussi rendu compte que la demande de pouvoir circuler en forêt, en pleine nature était immense. Clairement, il y aura un avant et un après Covid

À propos de nos libertés sans cesse réduites, le philosophe Pierre Rabhi n’évoquait-il pas “la civilisation carcérale” ?

Passer en mode “mobilité douce”

De manière générale, c’est le tourisme local, et toute l’économie qui en dépend, qui devraient pouvoir en bénéficier. Une manière de relancer à terme des secteurs si durement touchés par la crise. Mais si la mobilité douce a connu de belles avancées, en Wallonie, ces dernières années, notamment au travers du réseau Ravel, et plus récemment encore, par l’irruption du réseau les points-nœuds – Wallonie picarde, Brabant wallon et cantons de l’Est -, ces carrefours numérotés auxquels nos voisins flamands et néerlandais sont familiarisés depuis bientôt une vingtaine d’années – knooppunten -, tout cela reste essentiellement des déplacements de loisirs.

Le nombre de kilomètres parcourus, à pied ou à vélo, par les Belges a beau augmenter, si les gens se rendent en voiture au départ des différents parcours pédestres ou cyclables, il n’est toujours pas question de comportements véritablement durables et d’alter-mobilité.

En politique, on parle énormément de plans de mobilité mais rarement des chemins et encore moins de sentiers”, déplore Marc Blondeel, très actif avec une poignée de riverains pour réhabiliter, dans son propre village, ces voiries alternatives. La population est, en effet, tout aussi demanderesse de mobilité douce pour ses déplacements quotidiens. A savoir les itinéraires empruntés pour se rendre aux différents lieux de vie sur de courtes distances, comme ceux pour aller chercher son pain le matin, faire ses courses au marché, promener son chien, se rendre à l’arrêt de bus, à la gare ou encore pour que les enfants puissent tout simplement se rendre à l’école en toute sécurité sans devoir passer par les cases “papa-taxi” et “école drive in”.

Jadis, ces chemins utilitaires étaient appelés “chemins de messe”. Les villageois ne prenaient pas leur voiture pour aller s’acheter un paquet de cigarettes. Ils se rendaient au magasin du village à pied. Il existait aussi des chemins inter-villages. Tout bon pour la santé ! La conservation du maillage de mobilité douce est pourtant cruciale pour les générations futures. Pour y travailler, l’association “Tous à pied” travaille, depuis quelques années, à développer la culture de la marche utilitaire, en accordant une attention particulière à la valorisation de ce genre de petites voiries publiques. S’arranger pour qu’elles soient accessibles à tous, les rendre agréables à emprunter et, à terme, inciter les concitoyens à changer leurs habitudes de mobilité… Tout un programme !

Le nouveau décret, adopté par le Parlement wallon en février 2014, a justement pour but de préserver « l’intégrité, la viabilité et l’accessibilité des voiries communales« , ainsi que d’améliorer leur maillage. Il tend aussi, selon les modalités que le Gouvernement fixe, et en concertation avec l’ensemble des administrations et acteurs concernés, à ce que les communes « actualisent leur réseau de voiries communales« . Il n’existe plus désormais qu’un seul régime juridique et un seul type de voiries : la voirie communale. La loi antérieure étant abrogée par le même décret. A noter que le nouveau texte instaure également un système d’infraction en la matière, avec possibilité de lever des sanctions.

Entré en vigueur le 1er avril 2014, l’Atlas des voiries communales remplace l’ancien Atlas des chemins vicinaux qui datait de… 1841 ! Dans ce document, on retrouvera les plans des voiries communales, leur description, ainsi que toutes les décisions administratives et juridictionnelles les concernant. Grande simplification : la gestion des voiries communales incombe désormais à la commune.

Redécouvrir son quartier, son village…

Le moyen le plus efficace de protéger tous ces petites voiries publiques reste évidemment de pouvoir les utiliser afin d’éviter qu’ils ne disparaissent progressivement sous les ronces. Mais voilà, depuis que la société est passée au tout à la voiture, beaucoup de nos anciens chemins et sentiers ont disparu sur la pointe des pieds. Presque toujours de manière illégale ! Ici, les agriculteurs les ont grignotés voire labourés, ailleurs d’indélicats propriétaires les ont clôturés, quand tout n’est pas sciemment organisé pour essayer de dissuader le passage. D’autres encore ont tout simplement été asphaltés…

L’usage des sentiers et chemins, tel qu’il figure dans le nouveau décret entré en vigueur le 1er avril 2014, est pourtant clair : il correspond à un « passage continu, non interrompu et non équivoque, à des fins de circulation publique ». Il ne s’agit donc pas d’une simple tolérance du propriétaire, au cas où l’assiette du chemin en question serait privée.

Hélas, certains ne le voient pas toujours d’un bon œil et croient qu’on veut embêter les propriétaires. On nous voit comme des éléments perturbateurs”, regrettent les membres de l’association locale “Sentiers libres”. Notons encore que le procédé d’appropriation d’un sentier ou d’un chemin, appelé “prescription trentenaire extinctive”, n’existe plus depuis le 1er septembre 2012. “Lors des démarches entreprises pour réhabiliter car il s’agit bien de “réhabiliter” l’utilisation des chemins et non de les “ouvrir”, comme le prétendent certains propriétaires de mauvaise foi –, on essaie, dans la plupart des cas, de trouver des solutions à l’amiable : tourniquets, chicanes, potelets, échaliers ou encore barrières ouvrables sont des aménagements permettant de limiter le passage aux utilisateurs non motorisés”. Par ailleurs, le balisage est, quant à lui, dûment normalisé par la réglementation – couleurs et formes -, en fonction du type d’utilisateurs : piétons, cavaliers, vélos, fondeurs, etc.

Chaque année, en octobre, une grande opération de sensibilisation est organisée par l’association “Tous à pied”. “La Semaine des Sentiers” offre la possibilité non seulement de protéger le réseau de voies lentes, de les restaurer, mais aussi de les valoriser aux yeux des riverains et donc de les faire (re)-connaître du grand public. Rien de tel que la marche pour découvrir sa région, le patrimoine local, la nature et, chemin faisant,… de se refaire une santé.

“Tous à pied”, mode d’emploi

Si votre ville ou votre commune, consciente de l’intérêt de la mobilité douce, souhaite recevoir de l’aide et offrir à ses habitants la possibilité de se déplacer autrement, de développer un réseau adapté aux déplacements doux, une expertise préalable est nécessaire. Celle-ci peut cependant s’avérer lourde et particulièrement complexe. Et donc nécessiter de l’aide. Comment procéder ?

– Etape 1 : sur demande, l’association élabore d’abord un inventaire de droit et de fait. Idéalement, cette démarche doit être faite par les citoyens bénévoles, histoire de les impliquer au maximum ;

– Etape 2 : on passe à l’étape suivante : la conception d’un maillage structuré pour relier les villages et les quartiers entre eux, mais aussi les pôles principaux entre eux : arrêts TEC, gare, administration communale, écoles, sites touristiques, syndicats d’initiative, etc.

– Etape 3 : la dernière étape consiste à cartographier et à baliser. La signalisation assure la visibilité et la promotion du réseau.

Basket d’or

Depuis quelques années, les initiatives remarquables sont régulièrement récompensées. Ainsi, en 2013, la ville de Chaudfontaine avait reçu une mention spéciale du jury lors de l’élection de la commune la plus durable de Belgique. Et ce, notamment, parce qu’elle avait développé un réseau de mobilité douce entre les différents villages de l’entité.

En 2020, quarante-huit communes de Wallonie ont, par ailleurs, reçu le label “Commune pédestre”, accumulant le nombre de baskets un peu comme les étoiles en restauration. Elles y sont arrivées en valorisant leur réseau de petites voiries par des actions favorables à la mobilité active, alternative à la voiture : inventaire, balisage, création d’une Commission sentiers, etc.

En 2020 encore, le “Prix de la Basket d’Or” est ainsi revenu à la commune de Namur, notamment parce qu’elle a investi dans une passerelle cyclo-piétonne : l’Enjambée. L’endroit porte bien son nom pour les pedibus : Jambes !

Adresses utiles :

– “Tous à Pied”
Élise Poskin – elise.poskin@tousapied.be081/39.07.13
Boris Nasdrovisky – boris.nasdrovisky@tousapied.be081/39.08.11

– “Géoportail de la Wallonie, le site de l’information géographique wallonne”
Pour connaître l’histoire d’un chemin, en remontant le temps, sur WalOnMap, vous trouverez toute la Wallonie en carte, de 1777 – les cartes de Ferraris – à nos jours – photos satellites. Cliquez sur “Voyage dans le temps” et encodez une adresse. Ludique et fabuleux !
https://geoportail.wallonie.be/walonmap#BBOX=

La problématique des « nouveaux OGM »

Les OGM, nous y revenons malheureusement car, contrairement à tout ce qui touche le simple citoyen, la marche en avant des industriels de l’agroalimentaire semble être fort peu affectée par la pandémie. De nouveaux OGM sont à nos portes et doivent absolument demeurer « sous contrôle ». Il en va de l’avenir de notre alimentation !

Par Catherine Wattiez et Laura Vlémincq

nouveaux ogm non à la déréglementation
1. OGM et "nouveaux OGM"

Selon la directive 2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 mars 2001 relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement, un Organisme Génétiquement Modifié (OGM) est « un organisme biologique – à l’exception des êtres humains – dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle ». L’Homme manipule et modifie des gènes sur des plantes et des animaux.

Les OGM sont largement cultivés sur le continent américain depuis la fin des années nonante. Heureusement, ils ne le sont pas en Belgique ni en Europe, à l’exception de quelques régions. Cependant, nous subissons l’importation d’OGM pour nourrir les animaux d’élevage conventionnel.

Les OGM sont les alliés de l’agriculture basée sur les pesticides chimiques de synthèse. 99 % des OGM agricoles sont des plantes gorgées de pesticides qui vont, soit produire un insecticide leur permettant de résister à un insecte ravageur, soit être capables d’absorber un herbicide sans mourir, explique Christian Velot, généticien moléculaire à l’Université de Paris Sud, chercheur à l’institut de génétique et de microbiologie (centre scientifique d’Orsay). Cependant, en cultivant des plantes OGM qui contiennent un insecticide, et ce de façon répétée sur de grandes surfaces agricoles, certains insectes vont s’adapter au produit. L’immense majorité sera tuée mais une partie des insectes naturellement résistants à ce pesticide va proliférer et prendre le dessus. Cette minorité deviendra la majorité et il faudra alors utiliser d’autres insecticides pour protéger la culture. Par ailleurs, les plantes OGM qui sont rendues tolérantes à certains herbicides se voient aspergées plus abondamment en ces herbicides, si bien que les plantes adventices (mauvaises herbes) deviennent elles aussi tolérantes à l’herbicide incriminé.

Pour se débarrasser de ces adventices devenues tolérantes, les agriculteurs auront recours à des quantités de plus en plus élevées de cet herbicide et, in fine, utiliseront d’autres herbicides.

Définition d’un « nouvel OGM »

Depuis quelques années, les multinationales phytosanitaires s’orientent vers la création de « nouveaux OGM » avec de nouvelles techniques de biotechnologie. La transgénèse, technique des OGM de première génération qui consiste à introduire un gène étranger n’importe où dans le génome hôte, devient ancienne et critiquée.

Les scientifiques ont aujourd’hui mis au point plusieurs autres méthodes dont celles dites d’ »édition du génome » qualifiées de mutagénèses « ciblées » ou « dirigées » car la modification est introduite à un endroit précis du génome constitué d’ADN, l’acide désoxyribonucléique caractérisant le matériel génétique.

Différence entre anciens et nouveaux OGM

Qu’ils soient « anciens » ou « nouveaux », dans les deux cas, il s’agit de plantes brevetées. Cela signifie une perte de souveraineté de l’agriculteur qui doit alors racheter chaque année ses semences au lieu de réutiliser une partie d’entre elles pour sa récolte suivante.

ANCIENS OGM

NOUVEAUX OGM

Edition du génome

Modification génétique introduite au hasard dans le génome (aléatoire) Modification génétique « dirigée » car le changement génétique désiré est introduit à des endroits précis du génome (insertion dirigée)
Technique non maîtrisée même si elle fût affirmée comme « totalement maîtrisée » à l’époque Technique non maîtrisée mais l’industrie déclare qu’elle ne fait rien d’autre que ce qu’a toujours fait la nature
Etudes d’impact sur l’environnement et la santé insuffisantes Volonté du lobby des biotechnologies de ne pas réglementer les nouveaux OGM, donc de ne pas les tester ni les étiqueter. Ceux-ci deviendraient alors des « OGM cachés » dans l’alimentation
Cultures au départ de déforestations massives Peu probable que cela soit différent
Après vingt ans, les OGM sont des OGM pesticides qui contiennent des pesticides dans leurs cellules Les OGM seront probablement de façon majoritaire des OGM pesticides
Erosion de la biodiversité et contagion des filières non OGM dont l’agriculture biologique Idem + risque d’effondrement des écosystèmes avec les OGM produits par une technique particulière : le forçage génétique
Peu de fabrication d’animaux modifiés Des lâchers aux fins d’éradication d’animaux modifiés ont débuté et sont nombreux en projet

Il y a peu de différence entre les anciens et nouveaux OGM, si ce n’est qu’il est, encore à l’heure actuelle, plus difficile de détecter analytiquement et de contrôler les seconds. La différence se marque dans la technologie utilisée pour manipuler les gènes :

ANCIENS OGM

NOUVEAUX OGM

Edition du génome

Ils sont obtenus en introduisant dans le génome un ou plusieurs gènes extérieurs (transgénèse), d’une autre espèce ou même d’un autre règne, qui se mettent au hasard (de façon aléatoire) au niveau des gènes de la plante et leur donnent une propriété particulière.

 

Les gènes étrangers ainsi introduits peuvent induire des effets non-intentionnels pouvant modifier l’expression d’autres gènes de la plante, les activer, les désactiver ou régler leur intensité d’expression.

Ils sont obtenus par différents procédés, dont les techniques d’ »édition du génome », qui provoquent une mutation des gènes de la plante à des endroits précis du génome (mutagénèse « ciblée » ou « dirigée »). Ces techniques induisent toutefois aussi des effets non-intentionnels.

 

Ces effets non-intentionnels peuvent induire dans la plante (OGM ancien ou nouveau) la présence de nouvelles toxines, de substances allergisantes, des modifications de la valeur nutritionnelle ou des impacts non prédictibles sur les chaines alimentaires et les écosystèmes.

 Similarités entre les « anciens » et « nouveaux » OGM :

  • erreurs génétiques à l’origine d’effets non-intentionnels
  • promesse de résoudre la faim dans le monde, les problèmes de sécheresse et de diminuer l’utilisation de pesticides,
  • brevetage du Vivant.

Un peu d’histoire

Durant des millions d’années, les mutations, la reproduction et la sélection naturelle des plantes étaient la base du fonctionnement de l’environnement et de son évolution. Après des centaines d’années de sélection variétale où l’Homme s’est peu à peu substitué aux insectes et au vent en plaçant un pollen choisi sur un pistil choisi…

Les années nonante ont vu les firmes semencières se faire racheter par les multinationales productrices de pesticides, dans le but non avoué de développer des OGM tolérants à leurs propres herbicides et de devenir ainsi progressivement les propriétaires de toute la filière de production alimentaire.

Au début des années 2000, un vaste élan citoyen a conduit à l’arrêt des cultures d’OGM en Europe – hormis quelques hectares en Espagne notamment – et au boycott des aliments contenant des OGM. Ceci grâce à la règlementation européenne relative aux OGM qui prévoit des conditions d’autorisation de mise en culture des OGM et qui impose l’étiquetage des aliments végétaux contenant des OGM.

Mais plus récemment, les firmes multinationales ont décidé de mettre au point des techniques nouvelles pour produire des nouveaux OGM. Même des laboratoires publics actifs en Europe, en Belgique et dans le monde, et des laboratoires universitaires, payés par l’industrie, s’y sont mis plutôt que de consacrer leur énergie à des programmes d’amélioration des plantes basés sur les lois naturelles. Ces nouveaux OGM et techniques sont déjà déréglementés dans plusieurs régions du monde (dont les USA et l’Australie). Par ailleurs, le lobby des biotechnologies déploie des efforts considérables pour les déréglementer également en Europe.

S’ils n’étaient plus réglementés par la Directive 2001/18, ces nouveaux OGM deviendraient alors des « OGM cachés » dans l’alimentation comme pour d’autres usages, tels ceux relatifs aux biocarburants.

Heureusement, par un Arrêt dans l’affaire n° 111/18, le 25 juillet 2018, la Cour de justice de l’Union européenne précise que « les organismes obtenus par mutagénèse constituent des OGM et sont, en principe, soumis aux obligations prévues par la Directive sur les OGM ». La Cour de justice estime donc que ces nouvelles technologies et les organismes qui en découlent doivent être réglementés et relever de la Directive 2001/18. Les organismes ainsi produits sont donc considérés comme des OGM à part entière, testés quant à leurs effets possibles sur la santé et l’environnement, tracés et étiquetés.

Toutefois, depuis cet Arrêt, le lobby des biotechnologies redouble d’efforts pour influencer les Etats membres, le Parlement européen et la Commission européenne avec le concours de certains instituts scientifiques, d’agriculteurs industriels, du gros négoce de denrées alimentaires, etc. afin de déréglementer ces nouvelles techniques et ces nouveaux OGM.

Nature & Progrès Belgique n’est, pour sa part, pas opposé à ce que les OGM soient utilisés en milieu confiné (laboratoire) pour la production de médicaments, par exemple, et pour la recherche scientifique.

Toutefois, le risque est grand lorsque ces firmes privées commercialisent ces OGM pour être utilisés dans la nature, sans que soient évalués à suffisance les risques pour la santé et l’environnement et sans que soient définies les responsabilités en cas de dommage.

2. En savoir plus sur les "nouveaux OGM"

Les arguments de leurs producteurs

Afin d’asseoir encore plus leur propriété sur le Vivant, les firmes phytosanitaires ont développé des plantes modifiées par de nouvelles techniques, les nouveaux OGM. Le but étant de tenter de contourner la réglementation européenne relative aux OGM et de les mettre ainsi plus facilement sur le marché.

Il y a vingt ans, les arguments des firmes productrices de pesticides chimiques de synthèse et d’OGM étaient les suivants :

  • la nécessité de nourrir le monde, de pallier la raréfaction des sols cultivables et de l’eau ;
  • la réduction de l’utilisation de pesticides en produisant des OGM qui intègrent dans leurs cellules des insecticides et des OGM tolérants à des herbicides, dont le Glyphosate, afin de mieux lutter contre les adventices ;
  • l’amélioration de la qualité nutritionnelle ;
  • l’augmentation des rendements ;
  • une technologie entièrement maîtrisée.

Or ces promesses n’ont pas été tenues. Nous constatons plutôt une dépendance accrue des agriculteurs envers les firmes semencières et une perte de leur liberté.

À présent, elles ajoutent également de nouveaux arguments ou des arguments identiques présentés différemment en fonction des opportunités du jour :

  • les bienfaits pour l’économie européenne de produire ces nouveaux OGM ;
  • la lutte contre les effets du changement climatique (sécheresses, inondations) ;
  • l’augmentation de la biodiversité agricole et de la biodiversité des écosystèmes ;
  • la lutte contre les maladies des plantes ;
  • une technologie entièrement maitrisée et le fait que l’industrie ne fait rien d’autre avec les nouvelles technologies que ce qu’a toujours fait la nature grâce à l’insertion précise d’une modification au niveau du génome.

Selon les firmes, ces nouvelles technologies seraient la solution idéale aux principaux problèmes qui rongent notre planète. Pourtant, pendant les vingt dernières années, l’industrie n’a fait que développer des « OGM- Pesticides » tolérants aux herbicides, de quoi vendre des semences OGM et imposer aux agriculteurs d’acheter leurs herbicides.

Citons l’exemple de la tolérance des plantes OGM au Glyphosate qui a provoqué la tolérance progressive des adventices au Glyphosate et la nécessité, après quelques années, d’utiliser d’autres herbicides pour éliminer ces adventices. L’industrie a aussi développé des OGM contenant leur propre insecticide qui a rendu les insectes résistants à cet insecticide et a nécessité le recours à d’autres insecticides.

Après vingt ans, les OGM n’ont pas permis de résoudre la faim dans le monde, les problèmes de sécheresse et les augmentations stables des rendements. Rien n’a été apporté à l’agriculture, à l’amélioration qualitative et quantitative de l’alimentation.

Les techniques de production

Il existe de nombreuses nouvelles techniques de génie génétique dont les plus connues et utilisées sont les techniques dites d' »édition du génome ». Parmi celles-ci, nous citerons les techniques de mutagénèse « dirigée » par oligonucléotides (ODM), les techniques à nucléases dirigées (ZFN, TALENs, des méganucléases, CRISPR/Cas9 – la plus utilisée – et son dérivé, le forçage génétique).

Des ciseaux moléculaires introduits dans la cellule sont dirigés en un endroit précis de l’ADN (matériel génétique) et le coupent. L’ADN  est alors réparé  de la façon désirée par les mécanismes de réparation propres à la cellule. Souvent un modèle d’ADN est utilisé pour diriger la réparation.

Toutefois, une insertion précise (dirigée) aux endroits où l’ADN est coupé n’est pas synonyme de modifications précises au niveau de l’entièreté du génome de l’organisme car celui-ci est aussi l’objet d’erreurs génétiques engendrant des effets non-intentionnels (voir point 3).

Cas particulier de la technique du forçage génétique

Le forçage génétique est une application particulière de la technologie CRISPR/Cas9. Tous les descendants de l’OGM forcé – en rouge dans le schéma ci-après – seront ainsi porteurs du gène modifié en quelques générations. Alors qu’en conditions naturelles, seule la moitié des descendants de chaque génération porterait le gène modifié qui finirait par se diluer dans la population « sauvage ».

Succession normale

(50 %)

Succession avec forçage génétique

(100 %)

Transmission des gènes selon les lois de l’hérédité naturelle, à la moitié des descendants Transmission à la totalité des descendants et contournement des lois de l’hérédité naturelle

Le forçage génétique est encore plus inquiétant que les autres technologies car il permet de modifier, de décimer ou même d’exterminer des populations entières d’espèces sauvages. Il contourne les lois de l’évolution. Il implique, chez tous les descendants d’organismes forcés, l’acquisition très rapide de leurs traits nouveaux et même nuisibles, voire de stérilité.

Une fois que ces OGM forcés sont libérés dans l’environnement, il n’est plus possible de les récupérer. Cette technologie peut donc avoir un impact dramatique, rapide et irréversible sur la diversité biologique, le fonctionnement des écosystèmes, sur des chaînes alimentaires et sur la sécurité alimentaire.

Les espèces développées actuellement pour le forçage génétique comprennent des insectes, des levures et des mammifères tels les renards et les rats. Mais théoriquement tous les organismes à reproduction sexuée pourraient être forcés génétiquement.

La problématique de la réglementation

Les nouveaux OGM sont actuellement théoriquement soumis à la réglementation européenne relative à la dissémination volontaire d’OGM dans l’environnement.

La réglementation européenne sur les OGM constitue cependant une grosse épine dans le pied des industries des biotechnologies. C’est pourquoi des pressions importantes des partisans des nouveaux OGM – à savoir les firmes phytopharmaceutiques et les semenciers, les laboratoires privés et publics, les agriculteurs industriels, le commerce des denrées alimentaires et des nourritures animales – sont actuellement exercées aux niveaux européen et national afin de sortir de cette réglementation ces nouvelles techniques de manipulation du génome. Leur objectif est d’inonder, de façon bien plus aisée qu’avec les « anciens » OGM, le marché de ces nouveaux OGM tolérants aux herbicides qu’ils fabriquent, et de privatiser et de monnayer le Vivant.

La réglementation, c’est le contrôle avant et après autorisation. Elle comporte des prescriptions relatives à leur effets sur la santé et l’environnement, leur traçabilité et leur étiquetage. Si la déréglementation de la législation des OGM a lieu, les conséquences seront dramatiques. Les firmes semencières disperseront dans l’environnement des semences modifiées sans aucune possibilité de contrôle d’innocuité, de traçabilité et sans étiquetage pour le citoyen. Parmi ces nouvelles techniques, il en existe une, le forçage génétique, qui est encore plus inquiétante que les autres. Fort heureusement, les citoyens et politiques avertis réagissent. De nombreux scientifiques et ONG lanceurs d’alertes demandent un moratoire sur leur dispersion dans la nature, même pour les essais expérimentaux à l’extérieur.

3. La position de Nature & Progrès

Par principe, Nature & Progrès Belgique n’est pas opposée à la recherche scientifique consistant à développer des techniques de production de nouveaux OGM.

Cependant, ces nouveaux OGM ne peuvent être commercialisés et lâchés dans l’environnement sans le respect de critères de sécurité stricts au niveau de la santé et de l’environnement et sans analyses de risques en phase avec les conditions réelles d’utilisation. Il est également nécessaire qu’il y ait, d’une part, une analyse socio-économique préalable des impacts socio-économiques de la dispersion dans l’environnement de ces organismes. D’autre part, il faut que ceux-ci apportent des bénéfices pour la société dans son ensemble.

Notre association demande que les nouveaux OGM relèvent au minimum de la Directive 2001/18, comme l’interprète la Cour de justice de l’Union européenne. De plus, Nature & Progrès demande que les analyses de risques soient réalisées en phase avec les conditions réelles de terrain.

Nature & Progrès souhaite également un moratoire pour la technique du forçage génétique. Cette technique n’a pas fait l’objet d’une méthodologie spécifique pour les essais dans l’environnement, ni pour les évaluations de risques qui seraient, dans ce cas, tout à fait particulières et probablement mêmes impossibles à effectuer vu la complexité du fonctionnement des écosystèmes.

4. Les risques liés aux nouveaux OGM

Ces risques sont de différents ordres :

  • Analyses de risques prescrites par la législation insuffisamment poussées : les nouvelles techniques de génie génétique peuvent, à l’instar des anciennes, provoquer des effets non-intentionnels sur les gènes, pouvant se manifester par des interférences sur la régulation de leur intensité d’expression et sur la qualité des protéines qu’ils produisent. Ces effets peuvent occasionner la fabrication de nouvelles protéines  (toxines  et/ou  allergènes), de protéines déficientes, d’altérations du métabolisme de la plante ou de l’animal, de perte de  qualités nutritionnelles, etc. Les conséquences pour l’Homme et l’environnement, des anciens comme des nouveaux OGM, devraient toutes être mieux examinées, au cas par cas, en tenant compte de la technique utilisée et des conditions réelles de terrain.
  • Risque d’augmentation de l’utilisation des pesticides, d’une perte de biodiversité des écosystèmes : en effet, à moyen terme, en conséquence de la culture de nouveaux OGM développés pour tolérer les herbicides ou contenir des insecticides, il y a un risque d’augmentation de la dépendance des agriculteurs vis-à-vis des pesticides, et dès lors aussi de perte de biodiversité des écosystèmes avoisinants.
  • Impacts sur la sécurité alimentaire : les changements non-intentionnels dans la composition des plantes et l’ingestion d’OGM/pesticides peuvent avoir un impact sur les chaînes alimentaires et donc sur la sécurité alimentaire de l’Homme.
  • Réduction de la biodiversité agricole : les OGM vont réduire encore davantage la biodiversité agricole, notamment celle des variétés naturellement adaptées au terroir et entrer en compétition avec les pratiques efficientes et sans danger de la sélection variétale basée sur la reproduction naturelle.
  • Risques supplémentaires liés au forçage génétique : le forçage génétique, dont la dissémination des organismes ainsi fabriqués ne connait pas de frontières, risque d’entrainer des effets irréversibles sur les chaînes alimentaires ainsi que l’effondrement irréversible des écosystèmes et de la biodiversité. De plus, des forces militaires ont déjà manifesté leur intérêt pour cette technologie. Leur but peut être défensif comme offensif.
  • Conséquences de la possession de brevets et de leur concentration monopolistique : perte de l’indépendance des agriculteurs et augmentation des prix des denrées alimentaires.
5. Deux exemples concrets de risques pour la santé et l’environnement

Les exemples énumérés ci-après sont empruntés à Testbiotech (Institut d‘évaluation indépendante des impacts de la biotechnologie), à Münich – www.testbiotech.org/en/limits-to-biotech Ils visent à illustrer concrètement les risques associés à certains « nouveaux OGM » et à de nouvelles technologies de génie génétique et, en l’occurrence, à celles dénommées « édition du génome ».

Exemple 1 : caméline génétiquement modifiée

La caméline (Camelina sativa) est une plante oléagineuse cultivée en Europe pour sa haute teneur en huiles de bonne qualité alimentaire. De nombreux scientifiques, aux USA et en Europe, s’intéressent à la caméline génétiquement modifiée.

Pourquoi tant d’intérêt envers la caméline OGM ?

Un des motifs de l’intérêt qu’on lui porte est la production de biocarburants. Certaines de ces plantes dont le génome a été modifié par « édition du génome », à l’aide de ciseaux génétiques, selon la technologie CRISPR/Cas, sont dérégulées aux USA et peuvent donc y être cultivées. Elles ont le potentiel de se propager dans les cultures non-OGM, dans l’environnement et de se croiser avec les populations naturelles.

Risques

Selon les experts, la culture de ces camélines OGM peut présenter des risques en raison de l’altération de la qualité de l’huile et de leur potentielle propagation incontrôlée. Les acides oléiques formés dans ces OGM peuvent, par exemple, modifier la croissance et le taux de reproduction des animaux sauvages qui s’en nourrissent. Il ne faut pas non plus que les graines oléagineuses soient accidentellement introduites dans les denrées alimentaires et les aliments pour animaux, car elles sont uniquement prévues pour la production des agrocarburants.

Des cas analogues à celui de la caméline OGM pourraient également s’appliquer à de nombreuses autres plantes OGM dont la composition génétique n’est pas adaptée aux écosystèmes.

Exemple 2 : blé génétiquement modifié

Des scientifiques de la société américaine Calyxt ont ciblé un groupe de protéines de gluten dans le blé qui seraient à l’origine de maladies intestinales inflammatoires. Ces gènes de production de gluten sont présents sous de nombreuses copies tout au long du génome de ce blé.

Pourquoi tant d’intérêt envers le blé OGM ?

Les nouvelles technologies génétiques ont réussi, ce que n’a pu faire la sélection génétique conventionnelle, à désactiver, en les coupant simultanément à l’aide de ciseaux moléculaires, trente-cinq des quarante-cinq gènes impliqués dans la production de gluten. Un blé pauvre en gluten a donc été façonné. Cependant, cette opération se fait en deux étapes. L’une est l’introduction dans la cellule, par une technique plus ancienne (transgénèse), d’un gène codant pour la synthèse de la protéine des ciseaux moléculaires et l’autre est l’étape d’édition du génome (CRISPR Cas) proprement dite.

Risques

D’autres substances peuvent tout bonnement disparaître ou être en moins forte concentration ;

Chacune de ces deux étapes peut occasionner des propriétés non- intentionnelles. De nouvelles substances qui ne sont pas prévues et qui sont difficiles à découvrir peuvent donc apparaître.

Ceci montre que chacune des étapes du processus devrait être examinée avec soin pour y détecter la nature des modifications pouvant être indésirables. Ces procédures en plusieurs étapes – dont l’ »édition » du génome n’en est qu’une seule – ont été appliquées à presque tous les nouveaux OGM qui sont jusqu’à présent enregistrés pour la culture aux USA.

6. Constats et étapes à venir

Les caractéristiques génétiques et biologiques des organismes produits par les techniques d’édition du génome doivent être examinées en profondeur, au cas par cas, en tenant compte des techniques spécifiques utilisées avant qu’une décision relative à leur autorisation ne puisse être prise. Même de minuscules modifications génétiques non-intentionnelles peuvent avoir d’énormes effets. Si les organismes modifiés génétiquement ne sont pas strictement réglementés, leur libération volontaire dans l’environnement pourrait mettre en danger la santé, la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes et menacer notre sécurité alimentaire.

Les multinationales qui produisent à la fois pesticides, OGM et semences désirent conquérir à tout prix le marché européen qui leur a résisté jusqu’à présent. Leur ambition est de contrôler au maximum le Vivant et toute la filière de survie alimentaire, au niveau mondial, et ce pour des raisons essentiellement économiques. Elles ont financé la recherche de nouvelles technologies de manipulation des gènes, elles développent maintenant auprès de la Commission, des parlementaires européens et des États membres, un plaidoyer coûteux visant à déréglementer ces technologies et les organismes qui en découlent. Elles cherchent à commercialiser les nouveaux OGM en Europe, sans la moindre condition, et donc sous la forme d’ »OGM cachés » pour les citoyens. Elles s’appliquent également à convaincre de nombreuses parties prenantes, tels les agriculteurs et éleveurs industriels ainsi que les coopératives agricoles, les chercheurs universitaires et des firmes spécialisées dans le commerce de matières premières, afin de les rallier à leurs vues.

Alors que l’ancienne Commission européenne était assez favorable aux lobbies des biotechnologies, les intentions de la nouvelle ne sont pas encore claires. La nouvelle Commission effectue, pour avril 2021, à la demande du Conseil européen, une étude « à la lumière de l’Arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, dans l’affaire C-528/16, concernant le statut des nouvelles techniques génomiques dans le droit de l’Union… ».

Toutefois, lors de la présentation de la stratégie De la ferme à la table, publiée par la Commission le 20 mai 2020, la Commissaire à la Santé a déclaré qu’il pourrait y avoir une modification de la législation existante relative aux OGM, à l’issue de cette étude. Dans la stratégie de la Commission, on peut lire que « les nouvelles techniques innovantes, dont les biotechnologies et le développement de produits biosourcés peuvent contribuer à accroître la durabilité de l’agriculture, à condition qu’elles soient sûres pour les consommateurs et l’environnement et procurent des avantages à la société dans son ensemble ».

Plus que jamais, il importe donc que les citoyens européens – qui ont toujours refusé les OGM – se mobilisent à nouveau, pour ne pas tolérer d’ »OGM cachés » susceptibles de s’insinuer partout, et même dans l’alimentation bio.

7. Une voie sans OGM

Au cours des siècles, l’Homme a appris à « domestiquer », à modeler les plantes qu’il cultivait et les animaux qu’il élevait. Par des choix raisonnés, il a favorisé la culture des espèces les plus productives, les plus précoces ou les plus résistantes. Cette phase de sélection, qui a perduré jusqu’au siècle dernier, a été dominée, pour la plupart des espèces, par une sélection massale. Cela signifie que les meilleures plantes étaient identifiées et leurs graines utilisées pour la culture suivante.

Louis de Vilmorin (1816 – 1860) fut, par exemple, un remarquable contributeur à la génétique et à la création variétale du blé ; il a consacré sa courte vie à la chimie et à la biologie. Une méthode initiée par ses soins, en jetant les bases de la sélection moderne, a permis d’optimiser le potentiel de recombinaison des gènes lié à la reproduction sexuée. Cette sélection variétale conventionnelle basée sur la reproduction naturelle a le mérite de ne pas occasionner d’effets non- intentionnels et de ne pas interférer avec la régulation du fonctionnement des gènes. Elle peut aussi engendrer des variétés plus adaptées au terroir. La sélection massale, si elle confère à l’obtenteur un droit sur la diffusion des graines, ne permet pas de revendiquer une propriété sur le matériel génétique de la plante.

Par contre, avec les OGM, prétextant la modification génétique, les firmes semencières ont la possibilité de breveter les plantes et donc de revendiquer la propriété du matériel génétique des plantes via, bien entendu, la perception de royalties.

8. Conclusions

Les buts de la déréglementation des nouveaux OGM sont les suivants :

  • éviter toute évaluation de l’impact sur la santé et l’environnement, toute traçabilité et tout étiquetage des aliments ;
  • maintenir l’agriculture dépendante des pesticides ;
  • permettre la perception de royalties.

Pour un contrôle des nouveaux OGM, il est primordial d’assurer la liberté de choix des agriculteurs et des consommateurs et d’empêcher toute dispersion risquée et incontrôlée dans l’environnement des nouveaux OGM. Comment faire ? En maintenant, au minimum, le contrôle de ces nouveaux OGM selon la directive 2001/18.

La méthode Lemaire-Boucher

Dans les coulisses d’une mise en pratique précoce de l’agriculture biologique

A travers cette analyse, nous nous proposons d’approfondir ce que fut la première mise en pratique, à grande échelle, de l’agriculture biologique, en France. En 1963, Raoul Lemaire et Jean Boucher associent leurs efforts pour donner naissance à la « méthode agrobiologique Lemaire-Boucher« , méthode agricole qui sera pratiquée par plusieurs centaines d’agriculteurs, dès la fin des années soixante… Connaître son histoire et ses racines, on ne le dira jamais assez, contribue sans aucun doute à mieux se connaître soi-même car Nature & Progrès prit son essor notamment en réaction à cette initiative… Décryptage.

Par Florian Rouzioux

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Né dans le nord de la France dans une famille de négociants, Raoul Lemaire (1884-1972) réussit à se faire une place dans le marché des semences de blé durant les années 1920. En tant que sélectionneur, il effectue des hybridations de blés dans le but d’obtenir des blés de force – catégorie de blé exceptionnellement riche en protéines et destinée à la fabrication de farines panifiables – à une période où ces derniers sont importés du Canada. Plusieurs des blés Lemaire s’avèrent même supérieurs au grand blé de force canadien de l’époque, le Manitoba. Le succès de ses expériences lui vaut d’être nommé officier du mérite agricole en 1932. Alors que la France est envahie par l’armée allemande, en 1940, il se résout à quitter le nord de la France pour l’Ouest. Il finit par créer une nouvelle affaire commerciale, le Service de Vente de Blés Lemaire – que nous nommerons société Lemaire -, à Angers, en 1946. Néanmoins, ses affaires sont moins florissantes qu’avant-guerre. Ses initiatives commerciales sont davantage gênées par les services d’homologation et par l’organisme national en charge de la régulation des céréales. Convaincu que l’État français mène une politique trop dirigiste qui freine des initiatives profitables, il décide de s’engager vigoureusement dans le syndicalisme agricole, dans sa branche la plus conservatrice. Ce combat l’amène d’ailleurs en politique : aux élections législatives de 1956, puis de nouveau à celles de 1958, il fait campagne en portant la bannière du mouvement poujadiste (1). Ne parvenant pas à être élu, il décide de se consacrer à nouveau à ses affaires.

Les excès de la chimie agricole

Cependant, les variétés de blés de force ne lui paraissent plus être un objectif suffisamment satisfaisant et il voudrait s’engager dans une nouvelle voie conforme à ses nouvelles convictions. Il pense que la chimie agricole est devenue une pratique excessive qui nuit à la santé des élevages comme à la santé des consommateurs. Au milieu des années 1950, il a été alerté par les nombreuses épidémies de fièvres aphteuses et de tuberculose qui ont touché les cheptels bovins français. C’est dans ce contexte épidémique qu’il commence à étudier les propriétés du maërl, un dépôt littoral formé de sable coquillé et de débris de lithothamne – une algue calcaire riche en magnésium. Le maërl est alors employé comme amendement organique sur les pâturages bretons. Raoul Lemaire est marqué par un rapport vétérinaire qui conclut que les apports en magnésium et en oligo-éléments du lithothamne ont permis aux troupeaux bretons de passer au travers de l’épidémie de fièvre aphteuse. De plus, cette conclusion semble confirmer les recherches de Pierre Delbet, un médecin dont les travaux sur les vertus immunitaires du magnésium ont déjà retenu l’attention de Raoul Lemaire.

Ecoutant son intuition, Raoul Lemaire ambitionne de creuser davantage cette piste du lithothamne. Il souhaiterait mettre son pied une méthode agricole « naturelle », entendue au sens de méthode n’employant aucun fertilisant ni pesticide de synthèse, basée sur l’amendement des terres au lithothamne. Si ses essais de culture du blé sont concluants, cette méthode permettrait de commercialiser en bout de chaîne un blé naturel – l’expression « blé biologique » apparaîtra un peu plus tard. En définitive, cette nouvelle méthode présenterait l’avantage, pour Raoul Lemaire, de combattre les méthodes agrochimiques, tout en continuant de valoriser ses semences de blés à haut rendement qui ont fait son succès en tant que sélectionneur. En 1959, Raoul Lemaire entre en contact avec un industriel breton producteur de lithothamne, puis s’associe avec les moines de l’abbaye de Bellefontaine pour réaliser ses premiers essais de culture céréalière…

Jean Boucher, premières convictions, premières déconvenues…

Ingénieur horticole à la suite de ses études à l’École Nationale d’Horticulture de Versailles, Jean Boucher (1915-2009) est de trente ans plus jeune que Raoul Lemaire ! Durant la Seconde Guerre mondiale, il travaille au sein d’une équipe de botanistes sur l’introduction en France de différentes variétés de soja. Au lendemain de la guerre, il entre au Service de la Protection des Végétaux de Nantes où il prend part à l’expérimentation des pesticides organiques de synthèse qui viennent de faire leur entrée sur le marché agricole. Il s’avoue au départ conquis par ces nouveaux produits qui semblent prouver leur efficacité. Cependant, il est témoin d’une première déconvenue, en 1947. Alors que des vergers sont traités au DDT (2), des araignées rouges envahissent tout de même les pommiers. Il en conclut que les insecticides ne sont peut-être pas une solution miracle et cette expérience est le point de départ à son scepticisme vis-à-vis de la chimie agricole. Selon toute vraisemblance, il participe, l’année suivante, aux journées de l’humus à Paris, évènement organisé par l’association « l’Homme et le Sol ». L’évènement a pour but d’inviter les chercheurs conviés à développer les études consacrées à la pédologie et, plus spécifiquement, à la microbiologie du sol. De retour à Nantes, Jean Boucher lance une expérimentation sur le compostage de fumiers de bovins du marais vendéen pour remplacer les fumiers équins. Par cette initiative, il tente de parer l’extension des maladies des cultures légumières nantaises qui se développent depuis une décennie. Dans cette démarche, il est guidé par les travaux d’un chercheur de l’Institut Pasteur, Jacques Pochon, spécialisé dans la microbiologie des sols. Il en arrive à la conclusion que le but d’un cultivateur doit être, avant toute autre chose, de favoriser le développement de l’activité microbienne du sol dans le respect des équilibres biologiques.

Pour développer ses arguments sur les limites des traitements phytosanitaires, Jean Boucher se sert de plusieurs revues horticoles comme d’une tribune. Il y prône sa vision d’une bonne « hygiène générale des sols » pour prémunir les cultures du parasitisme et développer l’immunité naturelle des plantes. En 1956, il rejoint l’Association Française pour la Recherche d’une Alimentation Normale (AFRAN), une organisation menée par des médecins nutritionnistes qui popularisent l’expression « agriculture biologique » (3). Les alertes sanitaires, relayées par les revues de l’AFRAN, poussent bientôt des agriculteurs et sympathisants de la région nantaise à s’associer dans le cadre d’un groupement. En avril 1958, le Groupement d’Agriculture Biologique de l’Ouest (GABO) prend forme. Les membres se donnent pour objectif d’expérimenter et de promouvoir les méthodes agricoles alternatives à la chimie agricole. Jean Boucher est tout de suite très impliqué dans cette initiative et joue rapidement le rôle de conseiller technique.

Comme ses idées vont de plus en plus à rebours des orientations agrochimiques qui s’imposent dans la protection des végétaux, Jean Boucher finit par entrer en conflit avec son supérieur au sein du Service de protection des végétaux de Nantes. Convoqué devant un conseil de discipline, sa hiérarchie décide de l’écarter en l’envoyant dans l’antenne de Bordeaux. Finalement, il prend la décision de démissionner, en 1959. Dès lors, il décide de se consacrer pleinement à la dynamique du GABO. Son expertise dans les aspects phytosanitaires, son enthousiasme et ses compétences en coordination lui valent bientôt la place de secrétaire de l’association.

Naissance de la méthode agrobiologique Lemaire-Boucher

Nous sommes donc en 1959. Agé de septante-cinq ans, Raoul Lemaire est persuadé que le développement d’une agriculture plus naturelle n’est pas un espoir vain. Il compte mettre toute son énergie dans son nouveau projet : développer l’emploi du lithothamne en agriculture en remplacement des fertilisants et pesticides de synthèse. Dans cet objectif, il se rapproche des animateurs du GABO pour avoir des retours et trouver d’éventuels cultivateurs qui seraient prêt à effectuer des essais de culture. C’est alors qu’il fait la connaissance de Jean Boucher. Après une première rencontre, Raoul Lemaire ne tarit pas d’éloge au sujet de cet homme qu’il dit admirer pour sa combativité à l’égard des « trusts de produits chimiques » (4). Les deux hommes sont occasionnellement amenés à se croiser, voire à s’épauler, lors de conférences organisées devant des agriculteurs, dans des salles communales. Bientôt, ils partagent la conviction qu’il devient impérieux de créer un label commercial pour distinguer, sur le marché des produits alimentaires, les produits issus d’une pratique agricole qui exclut les engrais et les pesticides de synthèse. Une des maximes favorites de Raoul Lemaire est révélatrice de cette ambition : « il n’y a pas de réalisation sans commercialisation ».

Aidé de ses fils, Jean-François et Pierre-Bernard, Raoul Lemaire débute la commercialisation du lithothamne – sous la forme maërl -, en 1960, en tant que revendeur. Deux ans plus tard, la société Lemaire se met à vendre du lithothamne sous sa propre marque, Calmagol (5). Le produit est commercialisé pour deux principaux usages. Le paysan qui s’en procure peut à la fois amender sa terre – « dynamiser et protéger ses plantes » – et fournir, à ses animaux, un complément alimentaire sain (6).

L’idée générale de Raoul Lemaire est de se servir des recettes réalisées par les ventes du lithothamne pour ensuite mettre sur pied un circuit commercial de blé biologique. La société Lemaire proposerait à des agriculteurs sous contrat un approvisionnement en semences de blés Lemaire. Les agriculteurs seraient tenus d’utiliser le Calmagol en complément de leur fumure organique, sans avoir recours au moindre intrant chimique pour la culture des céréales. La société rachèterait ensuite la totalité des blés récoltés pour produire des farines biologiques sous marque « Lemaire ». Convaincu du bien-fondé des initiatives commerciales proposées par la société Lemaire, Jean Boucher accepte de rejoindre l’équipe et devient, au début du mois d’août 1963, le conseiller agronomique de la société Lemaire. Désormais officiellement associés, Raoul Lemaire et Jean Boucher inaugurent rapidement un procédé agricole normé qui prend le nom de « méthode agrobiologique Lemaire-Boucher ». Un premier livre est édité, en 1964, pour en faire la promotion.

Les quatre atouts maîtres de la culture biologique !

La méthode agrobiologique Lemaire-Boucher est principalement destinée aux agriculteurs en polyculture-élevage, alors très nombreux dans l’Ouest de la France. Elle se définit comme la synthèse de quatre principes que Jean Boucher nomme les « quatre atouts maîtres de la culture biologique », dans son Précis d’agriculture biologique. Deux principes sont issus des recherches de Raoul Lemaire : la culture des blés de force Lemaire à hauts rendements et l’utilisation du lithothamne en guise d’amendement naturel. Les deux autres principes sont, quant à eux, portés et documentés par Jean Boucher : le compostage de la fumure organique et la culture de légumineuses associées aux céréales.

En ce qui concerne le compostage de la fumure organique, Jean Boucher s’appuie largement sur les théories d’Ehrenfried Pfeiffer et sur sa méthode biodynamique qui demeure encore largement méconnue en France. L’originalité vis-à-vis du compostage selon Pfeiffer provient de l’ajout de lithothamne dans le processus de compostage. Pour favoriser la santé de son bétail et obtenir un fumier équilibré, l’agriculteur est invité à poudrer les litières des animaux avec du lithothamne – à raison d’un kilo de lithothamne pour quatre-vingts kilos de paille – et à attendre un minimum de quinze jours avant de récolter la litière de paille afin que celle-ci ait été suffisamment ramollie par les animaux. Récolté, le fumier de stabulation doit ensuite être broyé, par l’action d’un épandeur, de façon à former un tas longitudinal de section triangulaire. On procède comme dans la méthode de Pfeiffer à un recouvrement du tas par une fine couche de terre, le manteau de terre jouant un rôle de « levain bactérien ». Toutefois, Jean Boucher précise que la couche de terre n’est pas rigoureusement indispensable. Dans tous les cas, le tas de fumier est recouvert d’une épaisse couche de paille ou de déchets végétaux pour former un écran protecteur contre le vent et le soleil. En définitive, la phase de fermentation doit durer idéalement une quinzaine de jours pour que le fumier composté soit devenu un véritable engrais organique prêt à être épandu.

Légumineuses et céréales

Le quatrième principe de la méthode réside dans la culture des légumineuses associées à la culture des céréales. C’est d’ailleurs l’une des principales innovations à avoir été portée et valorisée par les adeptes de l’agriculture biologique, dès les années 1960. Jean Boucher insiste sur le fait que les associations végétales sont très importantes, en raison de la présence, dans un milieu végétal équilibré, d’espèces auxiliaires antagonistes – coccinelles, collemboles – des animaux parasites des cultures. En d’autres termes, l’association des légumineuses aux céréales est le meilleur « traitement préventif » qui vaille pour garantir la santé des céréales (7). Il prévient toutefois qu’a contrario de la culture en terre nue, l’agriculteur doit veiller à une préparation scrupuleuse du terrain. En définitive, la culture des légumineuses associées permet à l’agriculteur de faire l’impasse sur l’épandage d’engrais azotés synthétiques, le couvert végétal de la légumineuse permettant la fixation naturelle de l’azote à la surface d’un sol riche en micro-organismes. Néanmoins, l’apport d’une fumure phosphatée substantielle demeurant nécessaire, il est recommandé d’utiliser en complément le Calmagol P, une poudre de lithothamne enrichie de phosphate naturel. Nous verrons, dans la seconde partie de l’article, que cette recommandation n’est pas sans inconvénients…

Dans les paragraphes précédents, nous avions déjà présenté les caractéristiques des blés Lemaire et du lithothamne. Le lithothamne étant sans conteste le cœur de la méthode Lemaire-Boucher, ajoutons tout de même quelques précisions concernant sa production. Pêché vivant au large de l’Océan Atlantique, à proximité des îles Glénan en Bretagne, le lithothamne subit un séchage dans un hangar avant d’être réduit en une fine poudre (8). Face à la croissance des ventes, le fournisseur de lithothamne de la société Lemaire finit par se retrouver dans l’incapacité d’honorer les commandes. Pour assurer un approvisionnement constant de Calmagol à leurs clients agriculteurs, les fils de Raoul Lemaire décident finalement de créer leur propre usine de production, en 1968.

Réussites commerciales

En 1968, Raoul Lemaire laisse les rênes de la société à ses deux fils, Jean-François et Pierre-Bernard. Les bénéfices retirés de la vente du Calmagol permettent à la société d’envisager un plus grand essor de la méthode agrobiologique Lemaire-Boucher. Les principaux collaborateurs s’installent dans des nouveaux locaux plus spacieux, dans la banlieue d’Angers, à Saint-Sylvain d’Anjou… Des cours agrobiologiques par correspondance sont alors mis en place, ainsi qu’un service de conseil agronomique. En 1970, les dirigeants font le pari de tenir trois stands au Salon international de l’Agriculture de Paris. Pour la première fois représentée, l’agriculture biologique ne manque pas de susciter l’hostilité des groupes agrochimiques présents sur le salon !

En quelques années, la société Lemaire a su solidement organiser toute une chaine de production – semences, blé, farine, pain biologique -, en intégrant par contrat les agriculteurs, les stockeurs de blé, les minotiers et les boulangers. La société Lemaire fournit les semences aux agriculteurs sous contrat puis achète le blé récolté en leur assurant une prime qui représente 20 à 25 % par rapport au prix courant de rachat du quintal. Ensuite, le stockage du blé Lemaire est assuré sans pesticides. La société délègue la fabrication des farines Lemaire à des minoteries équipées de meules de pierre. A la suite de la création de la Société de Diffusion des Produits Lemaire – une des filiales de la société -, les Lemaire lancent la commercialisation de leur propre gamme de produits biologiques. Produit phare, le pain biologique Lemaire est lancé durant l’été 1964. Dix ans plus tard, ce sont mille boulangers répartis sur toute la France qui façonnent ce pain à partir des farines Lemaire (9).

Afin de dynamiser les échanges commerciaux dans le marché émergent des produits biologiques et de valoriser l’ensemble des acteurs qui font le choix de se lancer dans ce marché – fournisseurs d’intrants naturels, agrobiologistes, transformateurs, distributeurs -, les Lemaire décident de publier le Répertoire International Lemaire (RIL). Le RIL répertorie l’ensemble des acteurs engagés par contrat avec la société Lemaire. A ce titre, la direction considère le RIL comme un « véritable Bottin des échanges biologiques » (10). Finalement, sur les deux mille producteurs se référant à un cahier des charges d’agriculture biologique, treize cents se réfèrent à celui de la société Lemaire (11). Après dix ans d’existence, la méthode Lemaire-Boucher accompagne plus de la moitié des agriculteurs engagés dans l’agriculture biologique en France. Elle est aussi présente en Belgique grâce aux efforts d’un représentant de la société qui fait la promotion de la méthode dans le Namurois, Jean de Pierpont.

Les fragilités scientifiques de la méthode

Dans son ouvrage focalisé sur l’agriculture biologique – le Précis de culture biologique que nous avions déjà présenté dans la première partie de l’article -, Jean Boucher évoque les références scientifiques qui ont influencé la naissance de la méthode Lemaire-Boucher. Au premier rang figure Claude Bernard – fondateur de la médecine expérimentale – pour ses travaux sur l’immunité naturelle, Louis Pasteur – microbiologiste bien connu – pour ses travaux sur la dissymétrie moléculaire, René Quinton – biologiste – pour ses travaux sur propriétés de l’eau de mer et Pierre Delbet – médecin – pour ses travaux sur le magnésium (12). Néanmoins, le fait est qu’au début des années soixante, les quatre scientifiques précités ont disparu. Il appartient donc à Raoul Lemaire et à Jean Boucher de trouver des cautions scientifiques contemporaines pour donner à la méthode plus de notoriété scientifique. C’est dans ce contexte qu’ils entrent en relation avec Corentin Kervran, en 1963. Essayiste quimpérois, Corentin Kervran vient alors de publier Transmutations biologiques (13), un livre qui présente une nouvelle hypothèse scientifique visant à éclairer des phénomènes physiques jusque-là inexplicables (14). Il a nommé ces dernières, les « transmutations biologiques ». En définitive, les travaux de Kervran attribuent à la terre, matière vivante, un rôle naturellement régénérateur. Raoul Lemaire et Jean Boucher s’avèrent séduits par cette théorie car elle expliquerait pourquoi le lithothamne contribue à cette régénération du sol.

Le parrainage scientifique de Corentin Kervran est visible dans Agriculture et Vie. Le journal lui fait une publicité inespérée alors qu’il peine à faire reconnaitre sa théorie par ses pairs, tant celle-ci est à contre-courant de la science officielle (15). Les transmutations biologiques vont finalement nuire à la crédibilité scientifique de la méthode Lemaire-Boucher. Elle rencontre la désapprobation de la grande institution agronomique officielle, l’Institut National de Recherche Agronomique (INRA). Un assistant de l’INRA rédige un rapport à charge contre les arguments scientifiques tenus par Jean Boucher dans son Précis de culture biologique (16). En conséquence, les justifications scientifiques présentées par Jean Boucher font ainsi naître une très vive polémique contre-productive qui perdure durablement entre l’INRA et la société Lemaire. En outre, la théorie de Kervran est réfutée par la communauté scientifique, par la suite.

Cependant, tous les membres de l’INRA ne se prononcent pas unanimement en défaveur de la culture biologique. Membre de l’INRA, Francis Chaboussou reconnait, dès les années septante, que la culture biologique et ses premières propositions – apports d’amendements calcaire et oligo-éléments, rotation des cultures, polyculture, culture de légumineuses, compostage, stimulation des micro-organismes du sol – ouvrent une voie féconde de recherches.

Une méthode qui fait polémique au sein du mouvement biologique

Au sein du mouvement pour l’agriculture biologique, l’efficacité de la méthode Lemaire-Boucher pose, dans le même temps, de grandes interrogations. Pour André Louis, agronome et fondateur de Nature & Progrès, en mars 1964, Jean Boucher a tort de faire du lithothamne une « panacée universelle », un remède miracle qui garantit la régénération du sol. Il ajoute qu’à cause de son caractère de « notice de propagande », l’ouvrage de Jean Boucher perd beaucoup de sérieux (17). C’est d’ailleurs en raison de la trop grande emprise des activités commerciales sur l’Association Française d’Agriculture Biologique, qu’André Louis et Mattéo Tavera ont pris le parti de se retirer de l’AFAB pour fonder une association sans attache commerciale. Il faut aussi ajouter que les conceptions idéologiques de Jean Boucher ont joué un rôle déterminant dans la prise de recul des fondateurs de Nature & Progrès de l’AFAB. En effet, dans sa correspondance André Louis lui reproche son intransigeance et son goût pour des interprétations idéologiques sectaires (18). Dans les rangs de Nature & Progrès, on se prononce très clairement contre le « matraquage » publicitaire au profit du Calmagol, dans Agriculture et Vie. Gêné par les arguments commerciaux et scientifiques de Raoul Lemaire et de Jean Boucher, André Louis préfère d’ailleurs orienter les agrobiologistes qu’il conseille sur le plan agronomique vers d’autres fournisseurs n’ayant pas décidé d’en faire un quelconque standard de l’agriculture biologique.

Le nœud du problème de la méthode Lemaire-Boucher réside, en effet, dans la non prise en compte des caractéristiques du sol. Amendement calcaire, le Calmagol échoue sur les terres déjà calcaires. A cause de certaines approximations agronomiques qui caractérisent les débuts de la méthode, les rendements baissent couramment de 30%, lors de la reconversion. Il faut ajouter à cela une certaine approximation dans la maîtrise du compostage. Les producteurs laissent malencontreusement des fermentations alcooliques se produire dans le compost ce qui nuit, en conséquence, à son efficacité. Dans une correspondance, André Louis va jusqu’à déplorer que des producteurs se trouvent ruinés et dégoutés à tout jamais de la culture biologique à cause de la méthode Lemaire-Boucher. Si le lithothamne peut parfois être un fertilisant de grande valeur, il n’est pas la solution universelle espérée de tout cœur par Raoul Lemaire (19). De nos jours, cette algue est surtout utilisée comme médecine douce pour sa capacité à assurer l’équilibre acido-basique de l’organisme. Pour cette raison, le lithothamne demeure utilisé comme complément alimentaire du bétail.

Le déclin de la méthode

Le fossé entre les agrobiologistes pro et anti Lemaire-Boucher se creuse d’autant plus lorsqu’un ancien agent bien connu de la société Lemaire, George Racineux, rentre en confrontation avec Jean-François et Pierre-Bernard Lemaire. Agent de la société Lemaire depuis 1960, George Racineux accuse la société Lemaire d’engendrer trop de profit sur le dos d’agriculteurs prisonniers d’un système de commerce intégré qui ne leur est pas suffisamment profitable. Licencié de la société et démis de ses fonctions de secrétaire de la fédération des syndicats proches de la société, il décide de créer sa propre organisation (UFAB) et son propre cahier des charges à partir du réseau de producteurs qu’il a tissé en tant qu’agent Lemaire.

Le premier artisan de la méthode, Raoul Lemaire, s’éteint en 1972 à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Avec son décès, la méthode perd un ambassadeur de poids. Cependant, la mémoire de son franc-parler est particulièrement cultivée dans Agriculture et Vie qui devient une revue trimestrielle. On reproduit ses vœux et ses prises de positions pour perpétuer son souvenir. Finalement, au milieu des années septante, Jean Boucher finit par prendre ses distances avec les fils Lemaire pour tenter de relancer l’AFAB.

Au sein de la société Lemaire, Henri Quiquandon – docteur et directeur du service vétérinaire et d’élevage biologique – fait bouger les lignes. Il est engagé dans le pilotage d’un comité d’études technique qui prend le nom de CONETAB, en 1976. On appelle désormais les producteurs à procéder à une « fertilisation biologique adaptée aux propriétés chimiques, physiques et biologiques du sol » (20). A la différence de Jean Boucher, Henri Quiquandon est une figure de l’agrobiologie appréciée des animateurs de Nature & Progrès. On reproduit certains de ses articles dans la revue Nature & Progrès, on l’invite à participer aux congrès de l’association et on fait la promotion des produits vétérinaires à base d’essences aromatiques naturelles qu’il met au point.

Dans le duel symbolique qui l’oppose, depuis 1964, à l’association Nature & Progrès, la société Lemaire finit par perdre du terrain. D’abord sur le plan idéologique. Dans les années septante, le corporatisme paysan à tendance conservatrice et nationaliste, tel qu’il est défendu par les syndicats du courant Lemaire marque le pas. La critique d’un système économique productiviste destructeur des liens sociaux et de l’environnement se développe avec plus d’efficacité dans les rangs de la gauche radicale. Les figures scientifiques controversées (21) mobilisées par les premiers chefs de files du mouvement biologique cèdent la place à des figures du mouvement écologique naissant. Le respect de la nature – au sens des écosystèmes – devient le cœur de l’agriculture biologique. Les néoruraux et consommateurs citadins se reconnaissent davantage dans les colonnes de Nature & Progrès. Même du côté des producteurs, le réseau Lemaire ne paraît plus aussi dominant qu’auparavant. En 1976, mille quatre cents agriculteurs se réfèrent au cahier des charges Lemaire quand huit cent quarante se réfèrent au cahier des charges de Nature & Progrès.

Finalement, le nom de Boucher n’est plus aussi incontournable dans le courant Lemaire, si l’on s’en tient à la promotion qui est faite de la méthode au sein d’Agriculture et Vie. Dans le numéro qui paraît en juillet 1980, l’encart qui présentait jadis les « produits agréés de la méthode Lemaire-Boucher » devient un encart présentant les « produits agrées de la méthode agrobiologique Lemaire » (22). La fin de la collaboration entre la maison Lemaire et Jean Boucher est alors suffisamment entérinée. Au début des années quatre-vingt, la société Lemaire connait des problèmes financiers qui ont pour conséquence une restructuration complète de ses nombreuses filiales. Elle prend de nom de Lemaire SA. Par ailleurs, Pierre-Bernard, co-gérant de la société, décède subitement. Malgré les restructurations, la société peine à augmenter sa base d’agriculteurs sous contrat. Jean-François Lemaire décide de rejoindre le groupe Carnot, avant de prendre sa retraite en 1993.

Conclusion

En une vingtaine d’années d’existence, la méthode agrobiologique Lemaire-Boucher aura marqué les débuts de la culture biologique, avec son circuit semence-blé-farine-pain. Avec ces multiples initiatives commerciales – ambitieuses pour les uns, maladroites pour les autres -, la société Lemaire contribue quoi qu’il en soit à l’émergence et à la structuration du marché des produits biologiques en France, aux côtés des magasins diététiques tels que les magasins Maison de la Vie Claire. Chef d’orchestre d’un réseau comprenant quantité d’acteurs – agrobiologistes, stockeurs de blé, minotiers et boulangers -, la société Lemaire aura été beaucoup décriée pour son système intégré. On reprocha au duo Lemaire-Boucher les promesses faites aux agriculteurs sur l’efficacité quasi miraculeuse du Calmagol, mais également le fait qu’ils aient accordé un crédit démesuré à une hypothèse scientifique, le tout finissant par nuire durablement à l’essor de la méthode.

En outre, la nostalgie marquée de Raoul Lemaire et de Jean Boucher pour une France paysanne et chrétienne a très certainement joué dans l’effacement progressif de leur mémoire dans le mouvement bio. Aussi, une question reste en suspens : leur engagement en faveur d’une agriculture biologique très codifiée a-t-il davantage servi, ou au contraire davantage desservi, le développement du mouvement bio français ? La réponse à cette question est loin d’être évidente…

Notes

(1) Mouvement politique antifiscal et antiparlementaire qui a marqué la vie politique française de 1953 à 1958.

(2) Synthétisé en 1874 par un chimiste autrichien, le DDT (dichloro-diphényle-trichloro-éthane) est un pesticide chimique organochloré incolore utilisé comme insecticide à partir de 1939.

(3) Il se trouve que l’expression « agriculture biologique » est employée dans les revues éditées par l’AFRAN au milieu des années cinquante.

(4) Archives Patrimoniales d’Angers, 42 J 186, Lettre de Raoul Lemaire à M. de Gastines, 17 novembre 1959.

(5) Cal pour Calcium, Mag pour Magnésium, Ol pour oligo-éléments.

(6) Dans les prospectus commerciaux, on annonce que l’algue possède des propriétés antivirales qui en font un excellent activateur microbien capable de prémunir les cheptels de la fièvre aphteuse.

(7) Il précise qu’hormis la luzerne – qui sera réservé pour le couvert végétal d’hiver -, tous les trèfles – blanc nain, minette, lotier, etc. – peuvent être associés aux céréales durant le printemps.

(8) Pour qu’il soit suffisamment soluble dans la terre qu’il viendra amender, le lithothamne doit subir une délicate opération industrielle, la micro-pulvérisation.

(9) Dans le contrat, il est aussi stipulé que le boulanger doit utiliser du levain, du sel marin et un four qui ne soit pas alimenté au mazout pour la cuisson.

(10) La première édition du RIL (avril 1974) est diffusée à cinquante mille exemplaires. Il répertorie alors trois cent quinze agrobiologistes, en majorité situés dans l’ouest de la France et dans la vallée du Rhône.

(11) Chiffre valant pour l’année 1974. Jeanne-Marie Viel, L’Agriculture biologique : une réponse ?, 1979.

(12) Les théories scientifiques d’Ehrenfried Pfeiffer – ingénieur allemand fondateur de la biodynamie – et d’Albert Howard – botaniste anglais fondateur de l’agriculture organique – sont également mentionnées.

(13) Corentin Kervran, Transmutations biologiques : métabolismes aberrants de l’azote, le potassium et le magnésium, Paris, Maloine, 1962.

(14) En physique, la transmutation nucléaire désigne la transformation d’un élément chimique en un autre élément par une modification du noyau atomique de l’élément. Cette transformation est artificielle. La théorie scientifique de Kervran est que la Nature effectue, elle-aussi, des transmutations d’éléments inexplicables par la physique nucléaire classique.

(15) Les travaux de Corentin Kervran sont alors considérés comme de la pseudo-science.

(16) Dans ce rapport, le chercheur de l’INRA affirme que Boucher ne raisonne pas de manière objective car il ne sait pas distinguer un principe d’une hypothèse. L’agriculture biologique : une doctrine scientifique ?, Yves Berthou, INRA, 1970.

(17) « Nous vous conseillons de lire« , André Louis, Nature et Progrès, Janvier-Mars 1965.

(18) Jean Boucher associe sa démarche professionnelle à une posture idéologique qui favorise la désunion des acteurs du mouvement. Par exemple, il affiche des positions anti-communistes et plaide pour la conservation d’un monde paysan fidèle à ses racines chrétiennes. C’est certainement une des raisons qui incite les fondateurs de Nature & Progrès à préciser, dans leur première revue, que leur organisation entend accueillir les adhérents quelles que soient leurs appartenances sociales, religieuses ou politiques.

(19) Lorsque qu’il présente le lithothamne, dans l’Encyclopédie permanente d’agriculture biologique, Claude Aubert explique que le lithothamne est incontestablement un fertilisant de grande valeur, mais déconseille son utilisation sur des sols à pH élevé – sols sur roche-mère calcaire. Il conseille l’emploi du lithothamne sur les sols acides – sols sur roches primaires et les terrains granitiques notamment.

(20) Les agriculteurs sont invités à effectuer des prélèvements de terre, à l’aide d’une sonde ou d’une tarière, et à expédier les échantillons au laboratoire d’analyse dans un bref délai. Agriculture et Vie, n°127, Janvier 1979.

(21) Le chirurgien Alexis Carrel (1873-1944) ou le docteur Paul Carton (1875-1947). Précisons que le discours politique de ces figures affiliées à la droite radicale était très loin de faire l’unanimité parmi les premiers chefs de file qui se contentaient, pour la majorité, de s’appuyer sur leurs arguments scientifiques.

(22) Agriculture et Vie, n°133, Juillet 1980.

Sauvons les abeilles et les agriculteurs !

Une nouvelle Initiative Citoyenne Européenne (ICE)

Un collectif de citoyens issus de tous les pays de l’Union européenne demande une agriculture respectueuse des abeilles, pour le bénéfice des agriculteurs, de la santé et de l’environnement ! Cette nouvelle Initiative Citoyenne Européenne (ICE) – une démarche qui doit recueillir un million de signatures et obtenir un quorum dans sept pays de l’Union – demande à la Commission européenne de soutenir un modèle agricole qui permette aux agriculteurs et à la biodiversité de prospérer en harmonie…

Par Laura Vlémincq

En novembre 2019, une centaine d’ONGs européennes – dont Nature & Progrès Belgique et le PAN Europe – ont lancé la récolte de signatures dans le cadre de cette démarche qui vise à demander à la Commission européenne et au Parlement européen d’agir en faveur d’une évolution de l’agriculture vers des pratiques libres de pesticides de synthèse et d’une restauration de la biodiversité dans les systèmes agricoles. Pareille action demande également aux pouvoirs publics d’accompagner la transition des agriculteurs vers des pratiques agroécologiques.

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

En février 2020, le nombre de signatures belges à l’ICE Sauvons les abeilles et les agriculteurs ! a atteint le seuil des 15.750 signatures. Ce chiffre était nécessaire pour faire de notre pays le deuxième pays européen à atteindre le quorum obligatoire, parmi les sept qui sont requis, afin de permettre la validation de l’initiative. Aujourd’hui, nous pouvons être fiers de vous annoncer que, grâce à votre soutien, notre initiative en a récolté plus de 34.500 dans notre pays. Merci donc à tous les membres de Nature & Progrès – et à tous les autres – qui ont signé et fait signer leur entourage. De nombreux formulaires papier ont été reçus par la poste, merci à vous pour votre action. Nous atteignons maintenant les quatre cent cinquante mille signatures, au niveau européen, et nous espérons doubler les signatures belges d’ici la fin du mois de mars 2021.

L'abeille, sentinelle de l'environnement

Cette sentinelle qu’on assassine, au mépris total de la santé de notre environnement et de nos concitoyens… Depuis plus de vingt-cinq ans, les abeilles se meurent ! Et plus encore les populations d’abeilles solitaires, ces malheureux insectes anonymes qui ne profitent pas des soins attentifs et généreux du monde apicole. Les pouvoirs publics, eux, se sont longtemps leurrés sur leur mission, en croyant devoir prendre le parti de lobbies agro-industriels, plutôt que celui du citoyen et de son environnement. Le monde apicole leur a pourtant rapidement ouvert les yeux sur le rôle néfaste des insecticides systémiques au nombre desquels on compte les fameux néonicotinoïdes. Ces poisons, qui engendrent une toxicité chronique chez l’abeille et finissent par dépeupler le rucher, sont aujourd’hui prohibés par l’Europe, même si quelques pays – dont la Belgique ! – « dérogent » encore à cette règle, pour des raisons qui nous paraissent totalement indéfendables.

Il est donc grand temps que l’Europe transforme son laxisme coupable envers les « tueurs silencieux » en une politique agricole proactive qui ait, pour objectifs principaux, la sauvegarde de notre environnement et la qualité de vie des citoyens européens. Elle doit se doter, à cette fin, d’indicateurs sérieux et fiables. Les abeilles sont l’un d’eux. Plus globalement, l’Europe doit aujourd’hui soutenir un modèle agricole axé sur la qualité alimentaire. L’agriculture européenne doit aujourd’hui se transformer, en s’inspirant des méthodes agroécologiques, afin de travailler avec l’environnement et non plus contre lui. Elle doit tout mettre en œuvre, dans le même ordre d’idées, pour offrir aux citoyens européens la haute qualité alimentaire qu’ils souhaitent et qui contribuera à les rendre plus résilients face aux aléas du monde de demain : crises sanitaires, crise climatique, etc. L’agriculture européenne doit également s’abstenir d’exporter, à bas coûts, des surplus alimentaires dont elle ne sait plus que faire. Inonder l’Afrique de lait en poudre, par exemple, est une cause de faillite pour d’innombrables petites exploitations vivrières locales. En agissant aussi stupidement, non seulement nous créons davantage de pauvreté sur le continent africain mais nous renforçons surtout indirectement les conditions d’une immigration clandestine vers l’Europe que nous chercherons ensuite à endiguer ou à absorber…

On voit, une fois encore, que le grand coupable de tout ce chaos est une politique européenne de dérégulation qui n’accorde de sens qu’aux chiffres figurant au bas des registres, en ayant préalablement pris soin d’externaliser tout ce qui peut « troubler la fête »: santé des consommateurs, environnement, surplus… En tant que citoyens, nous estimons au contraire, que l’Europe doit porter un regard plus global sur sa politique productive afin de mettre en place des cercles vertueux. En s’abstenant surtout de créer les nombreux effets pervers que d’autres politiques coûteuses sont ensuite appelées à prendre en charge, que ce soit au niveau des états ou de l’Union elle-même…

Les conditions d’acceptation d’une ICE

Pour être validée par les autorités européennes, une ICE doit donc atteindre le million de signatures validées et obtenir un quorum dans sept Etats membres. L’Allemagne a rapidement atteint cet objectif et la Belgique lui a emboîté le pas dès le début de notre campagne… Marc Fichers, Secrétaire général de Nature & Progrès Belgique, indique : « Nous ne pouvons pas prédire la date de fin de l’utilisation des pesticides mais nous remarquons que de plus en plus de citoyens veulent leur tourner le dos. Il est nécessaire d’entendre cela aujourd’hui pour pouvoir mettre rapidement en place les conditions de la transition. »

Nature & Progrès Belgique demande donc que les moyens financiers octroyés à la recherche et à l’optimalisation des pesticides chimiques de synthèse soient réalloués à la mise en pratique des très nombreuses alternatives existantes et au développement des alternatives non-chimiques, là où ces données font défaut. Ces dernières existent et l’agriculture biologique en fait, chaque jour qui passe, la démonstration. De plus, c’est bien ce type d’agriculture que les citoyens européens plébiscitent par leurs achats et leurs choix alimentaires.

Et Martin Dermine, coordinateur chez PAN Europe, d’ajouter : « Malgré l’essor de l’agriculture biologique et la grande demande des consommateurs, la Belgique est le deuxième plus gros consommateur de pesticides de l’UE. Il est grand temps que nos décideurs politiques reconnaissent qu’il y a une attente importante parmi les citoyens pour favoriser un mode de production agricole qui soit en phase avec l’environnement ».

Il convient de s’interroger, d’un point de vue démocratique, sur le retard important qu’accusent toujours les politiques publiques par rapport au mouvement citoyen. Mais il ne faut sans doute pas chercher plus loin la cause d’une défiance croissance du citoyen à l’égard de ses représentants. En tant que membres de l’ICE Sauver les abeilles et les agriculteurs !, Nature & Progrès Belgique et PAN Europe s’insurgent contre la nouvelle Politique Agricole Commune (PAC) européenne qui est en préparation, dont 80% du budget continuera à subsidier l’utilisation de pesticides de synthèse et l’importation de soja OGM. Nos décideurs politiques n’ont toujours pas compris les appels des scientifiques et des citoyens qui demandent une agriculture en phase avec son environnement. Plus que jamais, notre ICE a donc tout son sens et porte un message d’avenir pour le monde agricole qui doit absolument s’affranchir, aussitôt que possible, de l’agrochimie. Les deux associations demandent également aux différents Ministres belges, fédéraux et régionaux, de stopper immédiatement les dérogations pour les néonicotinoïdes tueurs d’abeilles et d’accélérer la conversion vers l’agriculture biologique dans notre pays.

Faire un pas de plus pour et au-delà de la Wallonie…

Le printemps approche à grands pas. Si les représentants politiques sont sourds à ses demandes, lui préférant celles de grands lobbies agroalimentaires, il reste au citoyen à faire entendre sa voix autrement. Les alternatives existent ! Le choix d’abandonner les pesticides afin de passer aux alternatives agroécologiques doit se faire maintenant ! Tout hectare de culture pollué par des pesticides est un hectare de trop !

En 2017, Nature & Progrès lançait sa campagne « Vers une Wallonie sans pesticides ». Nous sommes particulièrement heureux de voir que cette démarche trouve aujourd’hui un prolongement européen. Nous avançons, à présent, à grands pas vers une Europe sans pesticides…

Aujourd’hui, l’ICE Sauvons les abeilles et les agriculteurs ! comptabilise environ 450.000 signatures, à travers l’Europe. Il faut que le million de signatures soit atteint pour le mois de mars 2021. D’ici là, deux nouveaux pays doivent encore atteindre le seul fatidique des 15.750 signatures afin de valider notre ICE. Dans l’ordre chronologique, ce quota a déjà été atteint par l’Allemagne, la Belgique, l’Autriche, la Roumanie et, depuis peu, la France. Ce qui fait cinq ! Nous devons donc tous continuer, quoi qu’il en soit, à partager autour de nous l’ICE Sauvons les abeilles et les agriculteurs !

D’urgence réduire les inégalités, ou renoncer au « monde d’après »

Le « monde d’après », beaucoup en rêvent. Un monde plus juste, respectueux des écosystèmes, moins compétitif, relocalisé, démocratique, soutenable… Une utopie, quoi ! Nous sommes habitués à penser qu’il est essentiel de visualiser un autre monde pour qu’il nous attire à lui comme un aimant. Cette analyse propose l’inverse. Autrement dit, partir du monde présent, questionner sa paralysie, s’interroger non pas sur une destination fantasmée mais sur le premier pas à faire, sur la condition de toute avancée collective. Explorons d’abord cette hypothèse générale : sans réduction des inégalités, aucun projet commun n’est possible.

Par Guillaume Lohest

Processus délibératif projet panel citoyen
Introduction

Fin octobre, le parlementaire européen Pierre Larrouturou entamait une grève de la faim. Par cette action radicale, il souhaitait attirer l’attention des médias et de l’opinion publique sur l’urgence de mettre en place – enfin ! – une taxation sur les spéculations financières. Celle-ci permettrait de dégager cinquante-sept milliards d’euros par an à l’échelle de l’Union européenne. Avec un tel budget, dit-il, on pourrait financer énormément de choses en matière de santé, de protections sociales et de lutte contre le réchauffement climatique.

Deux taxes, deux logiques

Si cette idée de taxer la spéculation n’est pas neuve, elle est plus que jamais d’actualité. Car elle remet au centre des débats la question des inégalités et de l’indécence de certaines accumulations de richesses et de capital. Pierre Larrouturou, par la force et la résonance de son geste, adresse en substance le message suivant : si la transition écologique de nos sociétés a un coût, il est urgent de la financer en priorité par des prélèvements sur des activités socialement inutiles voire carrément nuisibles. La spéculation financière en est l’exemple-type. D’ailleurs, les citoyen.ne.s ne s’y trompent pas : 75% des Belges sont favorables à une telle taxation. Autrement dit, voilà un projet politique qui permettrait de fédérer largement la population.

Tout le contraire, par exemple, des mesures visant à taxer uniformément les consommations. On se souvient de ce qui mit le feu aux poudres, lors des manifestations massives des Gilets Jaunes : le projet d’augmentation de la taxe carbone. Ce genre de taxe, pourtant, a toutes les apparences de la logique : augmenter le prix des carburants, cela devrait conduire mécaniquement à en diminuer l’usage, donc les émissions de dioxyde de carbone, tandis que l’argent récolté par la taxe pourrait servir à investir dans la transition. Du pur bon sens, disent la plupart des économistes ! Et beaucoup d’écologistes, d’environnementalistes, de citoyen.ne.s raisonnent ainsi également. Pourtant, nous aurons l’occasion d’y revenir dans le détail – dans vos prochains Valériane -, ce raisonnement est purement abstrait et conduit à une colère légitime d’une partie de la population.

Quelle est la différence entre ces deux exemples de mesures politiques destinées à lutter contre le réchauffement climatique et à financer des politiques alternatives ? La première s’accompagne d’une réduction des inégalités, tandis que la seconde entraîne leur aggravation. Le propos de cet article est simple : il consiste à affirmer que toute proposition politique à visée écologique, qui aurait pour corrélat d’augmenter les inégalités, est condamnée à être massivement refusée. C’est une affirmation simple et claire. En l’écrivant, je me surprends à penser qu’elle est d’une évidence confondante. Pourtant, elle a mis du temps à se frayer un chemin, dans mon esprit autant que dans les débats de société. Alors, même s’il s’agit d’une banalité, il semble que nos démocraties ont perdu de vue cet horizon d’égalité, à tout le moins les raisons qui le fondent. Il est donc urgent de replacer cette banalité au centre de tous les agendas politiques et militants. Et d’expliquer pourquoi.

Un double combat, jamais acquis

Fin du monde, fin du mois, même combat” : ce slogan, tant entendu ces derniers temps, m’a toujours troublé. Il semble sous-entendre qu’en luttant pour une cause, on lutte forcément pour l’autre. Or, on l’a vu, il est tout à fait possible que des préoccupations écologiques – “fin du monde” – débouchent sur des projets socialement injustes. A contrario, des revendications d’augmentation du pouvoir d’achat – “fin du mois” – peuvent être totalement indifférentes aux enjeux écologiques.

Il est donc précipité d’affirmer que l’un ne va pas sans l’autre. C’est inverser l’ordre des choses et prendre ses désirs militants pour des réalités. Bien sûr, tout serait plus simple si l’on pouvait miser sur un désir conjoint de justice sociale et d’écologie, tant du côté de la population que du côté des partis politiques. Mais le réel est toujours moins automatique qu’un slogan. Pour le dire platement, les militant.e.s et les politicien.ne.s qui placent ces deux combats au même niveau d’exigence sont très rares : une priorité l’emporte souvent sur une autre.

Pour autant, du moment qu’on le prenne dans l’autre sens, ce slogan peut être incroyablement porteur. Dans l’autre sens, c’est-à-dire sous forme d’une exhortation, d’une exigence permanente à n’oublier ni l’un ni l’autre aspect : ni la fin du monde, ni la fin du mois. Mais faire cela implique de reconnaître qu’il ne s’agit pas d’un seul et même combat. Ce sont nos actions, nos engagements qui, en faisant une place à chacune de ces luttes et sans nier leurs spécificités, peuvent permettre de les faire converger dans des politiques articulant l’un et l’autre. Ainsi, les militant.e.s écologistes devraient garder sans cesse à l’esprit que l’enjeu de la réduction des inégalités n’est pas automatiquement compris dans leur engagement, qu’il n’est ni assimilable ni secondaire, qu’il est une exigence permanente. Comment y répondre ?

La tentation des 99%

La propension à s’illusionner étant infinie chez l’être humain, de même que le désir de solutions faciles n’impliquant que des autres que soi, un pas est souvent franchi par celles et ceux qui aspirent au “monde d’après”. Ce pas, c’est un raccourci géant : celui de croire qu’en contraignant les 1% les plus riches, en allant chercher l’argent dans leurs immenses fortunes, tout pourrait être réglé – et cela arrangerait 99% des gens, au fond.

D’une certaine façon, la prolifération de l’imaginaire du complot est en partie la traduction caricaturale et exacerbée de cette croyance en une cause simple et unifiée des inégalités sociales et des catastrophes écologiques, une cause personnalisable dans ces 1% les plus riches, qu’on s’empresse d’éloigner de soi en les nommant : PDG, actionnaires, multinationales. Mais, aussi indécentes soient ces concentrations de fortunes, elles ne sont pas séparables des structures capitalistes de notre économie. Ces structures, nous sommes bien plus nombreux à en bénéficier et à contribuer à les entretenir que ces seuls 1%. Un seul exemple dira tout : 30% des Belges ont une épargne-pension. Cette logique d’épargne privée est aussi, à son échelle, un carburant pour les inégalités.

Ne serait-ce qu’une jolie maison...

La réalité, aussi dérangeante soit-elle pour les classes moyennes occidentales, est que l’excès de consommation et d’émissions de CO2 est tel dans nos pays que contraindre les 1% est totalement insuffisant. Si nous parvenions – par exemple, entre autres choses, via une taxation des spéculations financières – à ramener les 1% d’ultra-riches dans le giron des 99%, nos problèmes écologiques et sociaux seraient encore très loin d’être résolus. Car la structure même de notre économie n’aurait pas disparu : le type de production, les rapports d’exploitation, les flux mondiaux d’approvisionnements, la consommation, les gaspillages. Tout resterait à faire. La réduction des inégalités ne pourra jamais se résumer à un slogan ni à la désignation de boucs émissaires.

Dans le récent documentaire “Une fois que tu sais”, le journaliste américain Richard Heinberg, pionnier des enjeux liés au pic pétrolier, s’exprime au sujet de l’impasse dans laquelle nos sociétés se trouvent. « Cela m’inspire un questionnement profond sur les conditions d’existence humaine au XXIe siècle. Et cela m’empêche de dormir. Rares sont les gens qui le comprennent. Parce que… Si 7,5 milliards d’êtres humains font en sorte d’avoir, ne serait-ce qu’une jolie maison, même pas une grosse voiture mais un véhicule fonctionnel pour se déplacer, un réfrigérateur, et deux enfants. Cela ne semble pas énorme. Et pourtant, on détruit la planète et les générations futures pour avoir cette vie-là. Comment est-ce possible ? Et pourtant, c’est bien ce qui se passe. »

Penser que les standards de vie occidentaux pourraient demeurer soutenables, pour autant qu’ils soient raisonnables et qu’on taxe les 1%, relève de l’illusion. Les chiffres sont implacables : l’empreinte écologique moyenne en France ou en Belgique, celle qui correspond à un mode de vie “raisonnable”, devrait être divisée par quatre selon les modélisations du Shift Project, si l’on voulait limiter le réchauffement climatique à 1,5°C à l’horizon 2100. Il n’y a pas de raccourci.

Faisons le point. Contraindre les avoirs et les consommations des ultra-riches est donc totalement légitime et urgent. Mais ce n’est pas la solution ultime, le bout du chemin. Ce n’est que le premier pas, indispensable, d’une trajectoire de réduction des inégalités à laquelle les classes moyennes occidentales n’échapperont pas, elles non plus.

Le premier pas

Ce premier pas est toutefois une condition incontournable et devrait constituer une priorité politique absolue. On l’a vu avec les Gilets Jaunes et on le voit chaque jour dans le sentiment de défiance généralisée envers le monde politique. La confiance populaire est rompue. Pour avoir une chance de la retrouver, le monde politique n’a pas le choix : sa seule manière de prouver qu’il peut encore être digne de confiance pour la majorité de la population est de mener des politiques de réduction drastiques des inégalités qui vont à l’encontre des intérêts des plus riches. Il faut le faire, non seulement parce que c’est juste en soi, mais aussi parce qu’il devient évident que c’est le point de fixation qui alimente toutes les suspicions envers les politiques – y compris les plus extrêmes : complots, etc.

L’hypothèse est la suivante : l’existence d’inégalités aussi insoutenables et aussi visibles sape aujourd’hui les conditions même d’exercice de la démocratie et l’action de tout gouvernement élu. Tout est bloqué. On peut regretter et dénoncer les délires conspirationnistes et les simplismes antisystème avec toute la vigueur rationnelle possible, tant qu’un tel terreau d’inégalités subsistera, la démocratie continuera d’être vue comme un moulin à promesses par un nombre croissant de citoyen.ne.s. Et aucune politique – sanitaire, climatique, culturelle, socio-économique – ne pourra être soutenue, portée par un élan collectif pourtant indispensable à un véritable changement de société.

Frustration et trahison

Pourquoi ? Pourquoi, au fond, les inégalités jouent-elles un rôle aussi central dans le développement de cette méfiance populaire, dans la prolifération de l’imaginaire complotiste, dans la croissance des populismes, dans la paralysie de nos démocraties ? Pourquoi les inégalités sont-elles à ce point bloquantes ?

On peut avancer deux hypothèses. La première est d’ordre anthropologique et se base sur le concept de désir mimétique développé par René Girard. Selon lui, le désir ne trouve pas sa source dans une nécessité objective – par exemple : je désire acheter un smartphone parce que cet objet a des qualités propres dont j’ai besoin – ni dans un élan subjectif – par exemple : je désire un smartphone car c’est mon goût personnel spontané. Le désir trouve sa source, selon René Girard, dans l’imitation, le mimétisme, d’autrui : je désire une chose par l’intermédiaire d’autrui, je veux ce que l’autre a.

Bien que ce concept ait été forgé d’abord en matière de désir amoureux, il est peut-être pertinent pour analyser notre société de consommation, tant basée sur le désir construit d’objets de consommation. Quel est le lien avec la question des inégalités ? Tout simplement, plus les inégalités sont criantes, plus certains possèdent des biens qui semblent inaccessibles à d’autres, plus le désir mimétique est exacerbé. Comparaisons, envie, ressentiment, méfiance, haine : toutes ces passions grandissent en proportion du niveau d’inégalités : “La loi du désir mimétique est la frustration universelle”, a écrit René Girard. Or comment construire un projet de société à base de frustration ?

Par ailleurs, seconde hypothèse, ce mécanisme culturel de ressentiment généralisé est accru par un sentiment de trahison d’une promesse philosophique et sociale : l’idéal démocratique d’une société des égaux. Cette formule, développée par l’historien Pierre Rosanvallon, signifie – en très bref – que la démocratie n’est pas uniquement une forme de gouvernement, mais aussi et surtout une forme de société. Or nous vivons un paradoxe énorme aujourd’hui : l’idéal égalitaire est extrêmement présent dans les paroles, on s’en revendique, mais il est contredit par les faits avec l’accroissement des inégalités entre individus. Il y a fort à parier qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu Rosanvallon pour s’apercevoir qu’il y a un fossé entre la réalité sociale et l’idéal supposé guider nos démocraties : “Liberté, égalité, fraternité” est-il écrit au fronton de toutes les mairies françaises…

La priorité des priorités

Le sentiment d’égalité, écrivent Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans L’entraide, l’autre loi de la jungle, peut servir à souder un collectif, et son absence peut facilement et rapidement détruire la cohésion d’un groupe. Plus précisément, un sentiment d’inégalité déclenche des émotions antisociales très puissantes, qui réduisent à néant les possibilités d’ouverture radicale et mutuelle entre individus, et donc d’entraide.

Les deux auteurs montrent ensuite que le désir d’égalité est ancré profondément chez l’être humain, qu’il apparaît très tôt dans le développement de l’enfant et qu’il est même présent chez certains primates. Des recherches en psychologie sociale ont révélé que cette recherche spontanée d’égalité, qui s’affine chez l’être humain avec le concept d’équité, s’accompagne d’émotions très fortes dans les situations jugées inéquitables : colère, indignation, dégoût. Ces émotions, expliquent Servigne et Chapelle, sont proportionnelles au niveau des inégalités subies.

Bien sûr, on pourrait continuer à faire la sourde oreille en se disant que le réchauffement climatique ou l’extinction de la biodiversité sont des problèmes plus urgents que la réduction des inégalités. “C’est bien regrettable, diront certains, mais les inégalités peuvent attendre un peu, préservons d’abord la possibilité de vivre sur cette planète !” Ce raisonnement est cynique pour ceux qui, à cause des inégalités, survivent à peine aujourd’hui. Il est aussi totalement abstrait, hors-sol, précipité : c’est un raisonnement de courte vue, coupé des réalités humaines et sociales. Car aujourd’hui, on l’a dit, le niveau d’inégalités rend impossible toute vie démocratique. Alors que les changements nécessaires en matière d’écologie auront des implications colossales, presque inimaginables, sur nos modes de vie – que ça nous plaise ou non ! -, les conditions ne sont aujourd’hui pas réunies pour mobiliser des peuples autour de projets communs et solidaires. Parce que le niveau d’inégalités, qui crève les yeux, déchire littéralement nos sociétés en entités concurrentes.

On ne manque pas de propositions pour “le monde d’après”. Le premier politicien venu, le premier militant qui passe aura sa petite idée de ce qu’il faut faire en matière d’écologie, de transition, de relocalisation, etc. Ce qu’il faut faire… C’est peut-être une question moins importante aujourd’hui que celle-ci, qui nous occupe trop peu : dans quel ordre le faire ? Quelle est la toute première chose à faire ? Vous aurez compris ce que je place en priorité des priorités : réduire les inégalités.

L’alimentation intuitive

L’instinct de l’animal sauvage le pousse à chasser et à se nourrir dès que la faim le tiraille. Il mange à satiété, sans excès, et reste parfois plusieurs jours, voire des semaines pour certains, avant de se nourrir à nouveau…
Pourquoi ne fonctionnons-nous pas de la même façon ?
Quels sont les mécanismes qui nous amènent à constater que nous avons faim ?
Comment peuvent-ils éventuellement dévier de leur
fonction première ?

Par Philippe Heynen

nouveaux ogm non à la déréglementation
Introduction

Mais, tout d’abord, qu’entend-on par « instinct » ? Les définitions – source : le Petit Larousse – sont multiples et couvrent de nombreux pans de la vie… Le mot « instinct » vient du latin instinctus – impulsion – et de instinguere – pousser. En voici les différentes acceptions :

– part héréditaire et innée des tendances comportementales de l’homme et des animaux (instinct de survie),

– impulsion souvent irraisonnée qui détermine l’homme dans ses actes, son comportement (instinct de méfiance),

– don, disposition naturelle, aptitude à sentir ou à faire quelque chose (instinct du beau),

– tendance qui pousse les êtres humains à vivre en groupe, ou à adopter un même comportement (esprit grégaire),

– force qui pousse un être vivant à lutter pour son existence quand elle est menacée (instinct de conservation),

…et encore :

– l’ensemble des interventions et méthodes de lutte contre l’érosion hydrique et éolienne, dont les effets sont souvent catastrophiques en milieu tropical,

– loi exprimant que la valeur d’une grandeur physique associée à un système isolé reste inchangée tout au long de l’évolution temporelle du système, aussi longtemps qu’il n’interagit pas avec un autre système. (Les lois de conservation [de l’énergie, de la quantité de mouvement, etc.] jouent un rôle fondamental dans les théories physiques. Elles sont liées aux propriétés de symétrie de l’espace-temps, supposé homogène et isotrope).

L’alimentation… sous l’angle de l’instinct

On constate, par ces multiples définitions, que l’instinct fait partie intégrante de notre vie de tous les jours, qu’il s’agisse de survie, d’impulsion, de conservation. Nous souhaitons donc aborder ici cette terminologie sous l’angle du choix et de la subsistance, et plus particulièrement de celle qui est liée à l’alimentation et à la nutrition, un ensemble de gestes que nous sommes amenés à poser, à plusieurs reprises, chaque jour de notre vie.

De l’instinct de survie du nouveau-né qui, tout naturellement, dès la « délivrance », cherche et trouve le sein de sa mère, de l’instinct de croissance qui pousse chaque enfant et adolescent à se nourrir, dès que la faim se fait ressentir, on en arrive à l’instinct, souvent oublié, caché, celui de l’adulte qui se nourrit pour vivre ou, très souvent, vit pour manger !

Nous sommes envahis d’informations, de conseils de diététique, de régimes plus farfelus les uns que les autres, de propositions de plats « tout prêts à être consommés/réchauffés », de publicités diverses et de photos suggestives… Tout cela dans le seul but d’une soi-disant meilleure santé mais avec, pour finalité principale, la vente d’un produit plutôt qu’un autre, la perte de poids et un corps « parfait » ou, tout du moins, répondant aux normes, aux canons en vigueur. Donner mauvaise conscience aux gens et leur prodiguer des conseils dirigés est aussi une technique souvent utilisée par les grandes sociétés commerciales…

Manger cinq fruits et légumes par jour, repas à heures fixes, débuter sa journée par un petit-déjeuner copieux, la poursuivre par un dîner raisonnable et la finir avec un repas du soir « de pauvre », ne pas manger entre les repas, faire du sport plusieurs fois par semaine, comptabiliser les calories ingurgitées, éviter le sucre, privilégier un régime sans sel, sans graisses… Tout cela sont les informations les plus souvent distillées dans le public, via tous les canaux habituels -télévision, radio, livres, réseaux sociaux, diététiciens…, avec souvent même quelques « produits miracles » à la clé, que ce soit une marque de produits, des programmes de fitness, des régimes alimentaires à basses calories, etc.

Tient-on compte de l’individualité de chaque personne, de son hérédité, de son capital génétique, de son passé, de son vécu, de sa morphologie, de sa situation – travailleur manuel, intellectuel, sportif, personne âgée – et de ses éventuels problèmes de santé ? Prend-on en compte son aptitude à choisir elle-même ce qui est bon pour elle, en fonction de ses goûts, de ses attentes, du moment ou de la saison ?  Bref, prend-on en compte son instinct naturel à choisir ? Très rarement… Et il ne s’agit évidemment pas de redevenir le cueilleur-chasseur que nous étions à nos origines, de chasser nos proies et de grimper aux arbres pour nous nourrir…

A l’écoute de son corps… développer l’instinct de survie !

C’est de cet instinct naturel dont nous voulons vous entretenir dans la suite de cet article, cette intuition qui devrait nous guider vers le meilleur aliment pour soi, au meilleur moment, ou pas d’aliment du tout si l’on n’en ressent pas le besoin instinctif… Il s’agit, en bref, de l’alimentation intuitive, aussi appelée réflexive ou raisonnée, induisant un nouveau rapport à la nourriture, plus respectueux de notre corps. Être à l’écoute de sa faim, construire une relation saine avec la nourriture, manger en se servant de sa raison sont les principes non exhaustifs de cette façon de s’alimenter. C’est aussi arriver ne plus penser à la nourriture avec sa tête, avec son mental, mais plutôt parvenir à ressentir ses besoins réels avec son propre corps.

S’autoriser à manger tout ce que le corps nous réclame va évidemment aussi à l’encontre de ce que prônent la plupart des diététiciens. Il s’agit là cependant du principe général de l’alimentation intuitive : être libre de choisir ses aliments – ceux qu’on aime et ceux qu’on n’aime pas – et être à l’écoute de sa faim. Bref, retrouver la « vraie » sensation de faim et de satiété, en quelques mots distinguer la vraie faim de l’envie d’aliments… Savourer ses repas est un autre grand principe cher à l’alimentation intuitive.  Attendre la vraie faim et manger alors ses aliments préférés, agrémentés d’une petite gourmandise et/ou d’un verre de vin, si cela peut nous faire plaisir…

Retrouver le sentiment de satiété est très important également : « sortir de table en ayant faim » est un adage qu’on entend très souvent. Il ne s’agit évidemment pas de se laisser « mourir » de faim, de se priver de nourriture mais bien de reconnaître – ou d’arriver à retrouver – la sensation et le moment où le corps nous dit : « j’en ai assez »…  Et alors, d’attendre un moment pour voir si le corps est encore en demande, ou non.  Manger lentement, bien mâcher les aliments, se nourrir en étant dans le calme et dans un bon état d’esprit sont aussi des aides primordiales pour retrouver plus facilement ce sentiment de satiété.

Pratiquement…

Il est bien sûr nécessaire d’oublier, dans la pratique, tous les principes liés à des régimes ou à des plans préétablis, à des conseils diététiques visant exclusivement à « perdre du poids », à obtenir une ligne filiforme ou à ressembler à une star du grand écran… Il faut aussi éviter de se culpabiliser : si cela nous procure du plaisir, pourquoi ne mangerait-on pas à l’occasion quelques biscuits au chocolat pour le petit-déjeuner, accompagnés d’une bonne tasse de café ? Ou simplement un jus de fruit « maison » accompagné d’un morceau de fromage pour le repas de midi… Et alors ? Si on en ressent vraiment le besoin, après peut-être un grand effort physique l’après-midi, pourquoi ne se préparerait-on pas un repas complet et plus copieux, le soir, avec un potage, un morceau de viande, des pommes de terre et une belle salade de saison ? Et le jour suivant, pourquoi pas inverses le repas du midi et du soir ? Pourquoi ne passerait-on pas un repas, en fonction de ses envies, de ses sensations, de ses besoins… De son instinct. Au-delà du plaisir retrouvé, booster son immunité naturelle est très souvent le résultat qui découle d’une telle alimentation. Et en ces temps si particuliers et fort troublés, ce n’est que profit pour les défenses de notre corps.

En résumé, il s’agit de trouver un équilibre harmonieux entre le besoin et l’envie, tout en privilégiant toujours le premier par rapport à la seconde. Mais si l’instinct nous trompe ? Eh bien, les sensations du corps nous le rappelleront très vite et une éventuelle erreur ne sera pas répétée. L’adoption de l’alimentation intuitive demande parfois, au départ, l’accompagnement d’un professionnel puisqu’elle se base, en effet, sur l’écoute de nos propres sensations, de situations personnelles compliquées, de difficultés familiales ou professionnelles, d’échecs, d’anxiété ou de tristesse à répétition, d’émotions négatives, toutes dépendances pouvant perturber les mécanismes naturels dont nous sommes toutes et tous dotés. Soyons donc patients, prenons le temps de bien préparer ce « passage » et, si nécessaire, demandons conseil à une personne compétente dans ce domaine.

Que l’on adopte ou que l’on poursuive une alimentation intuitive et même si l’on n’y adhère que partiellement ou pas du tout, gardons aussi toujours à l’esprit les grands principes suivants, chers à la naturopathie :

  • consommons des produits/aliments cultivés dans notre jardin ou issus de l’agriculture biologique contrôlée ;
  • mangeons prioritairement des produits locaux et de saison ;
  • adoptons une alimentation variée et équilibrée ; n’éliminons pas – pour une longue période, du moins – certains aliments essentiels souvent considérés comme non indispensables ou nocifs par une certaine « élite » car faisant grossir ou provoquant une hausse du cholestérol : sucres, sel, graisses, protéines…
  • préparons nos repas nous-mêmes, le plus souvent possible…

Et attention ! N’adoptons jamais une alimentation intuitive, sans conseil médical, si l’on a un quelconque problème de santé, mental ou un trouble du comportement alimentaire.

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Ne pas à confondre avec l’instinctothérapie

L’instinctothérapie est une pratique alimentaire crudivore controversée proposée, en 1964, par Guy-Claude Burger et apparue en France, en 1983. Croyant à une adaptation incomplète aux modifications de l’alimentation humaine depuis la Préhistoire, cette approche prescrit une méthode où l’on évite d’altérer l’odeur, le goût ou la consistance des aliments naturels, « de manière à laisser l’instinct alimentaire réguler spontanément l’équilibre nutritionnel et à garantir le fonctionnement correct du métabolisme. » Source : Wikipédia.

Les repas sont constitués d’aliments « originels », c’est-à-dire crus, non assaisonnés, et non mélangés, choisis et dosés suivant les variations des perceptions de l’odorat, du goût et de la réplétion. La règle principale est celle du plaisir, l’aliment le meilleur à l’état naturel étant censé apporter les éléments les mieux adaptés aux besoins de l’organisme. Sont exclus : le lait animal et certaines céréales, considérés comme trop récents dans l’histoire de l’alimentation pour avoir donné lieu à une adaptation génétique. L’absence de réactions chimiques culinaires devrait, par ailleurs, éviter la pénétration et l’accumulation de molécules dénaturées susceptibles de favoriser diverses pathologies…

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Les questionnements de Nature & Progrès s’orientent, on le sait, vers la production, la transformation et la consommation d’une alimentation de qualité. La disposition de l’être humain à accueillir ou non tel ou tel aliment est, bien sûr, directement connectée à ces préoccupations. Pareille approche est cependant d’un tout autre ordre, et la présente analyse permet aisément de s’en rendre compte. Les champs d’investigation en relation avec l’acte pourtant simple et banal de s’alimenter nous apparaissent toujours plus dans leur grande diversité, alors même que nous avons toujours eu la volonté d’envisager ce fait du quotidien d’une manière globale, holistique. Comment résoudre cette importante contradiction ? Pour l’heure, cette question demeure ouverte, en permanence, dans un coin de nos têtes…

Le droit en transition

Tel est l’intitulé, sous-titré Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, d’un gros volume publié par l’université Saint-Louis, à Bruxelles (1). Y aurait-il soudain une place nouvelle pour la pensée de la « décroissance » dans le difficile exercice de la Justice ? Ou bien nos règles de droit seraient-elles beaucoup plus plastiques qu’on ne veut souvent le croire, à condition bien sûr que les réalités nouvelles qui émanent de la « société civile » soient dûment exprimées dans son langage ? Rencontre avec le professeur et avocat Antoine Bailleux qui dirigea cet ambitieux travail…

Propos recueillis par Dominique Parizel

Introduction

« Le droit a toujours eu vocation à incarner la justice, précise Me Bailleux, coordinateur de cette vaste réflexion collective développée dans le cadre du Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques de l’Université Saint-Louis, entre 2016 et 2019. Aujourd’hui, ce principe de justice ne peut plus ignorer les impératifs écologiques et environnementaux, notamment. Le livre que nous publions essaie donc de dépasser l’approche sectorielle du droit de l’environnement pour examiner dans quelle mesure notre droit, dans son ensemble, peut être relu à la lumière de ces nouveaux paradigmes – pour utiliser un mot savant -, à la lumière des réalités nouvelles qui s’imposent à nous. Nous interrogeons ainsi l’idéologie dominante de la croissance illimitée afin d’examiner comment le droit peut rétablir une forme d’équilibre, vu les problèmes insolubles qu’elle semble poser à notre monde. »

La décroissance comme pivot d'une réflexion sur le droit !

« La grande crise économique de 2008, puis la crise des dettes souveraines, poursuit Antoine Bailleux, anima, dans le débat académique, l’idée de prospérité sans croissance apparue dans les années septante. Ayant lu avec grand intérêt les économistes et les sociologues qui travaillent sur ces questions, je me suis demandé pourquoi les juristes étaient complètement absents du débat. Mon hypothèse est que les juristes conçoivent généralement leur rôle comme se situant en aval du débat politique. Cette vision, très répandue, réduit le juriste à un simple technicien qui se contente de connaître les règles et de les appliquer ou, à la rigueur, qui en vérifie la validité en regard de règles supérieures. Or je crois qu’il n’est pas possible de séparer aussi radicalement les aspects politiques d’un débat de ses aspects juridiques. Quand le Législateur fait les Lois, quand le Parlement s’empare d’une question donnée afin de la réglementer, les parlementaires doivent déjà intégrer, dans leur réflexion, la question de la conformité avec d’autres législations, comme le droit européen par exemple. Un parlementaire est donc constamment amené à se poser des questions d’ordre juridique et le droit intervient donc en permanence dans la conception même du travail politique. Ceci se vérifie à tous les niveaux de production du droit. Inversement, il n’existe pas non plus, en droit, d’objectivité absolue, de « vérité révélée ». Les juristes s’affrontent constamment, en fonction des intérêts qu’ils représentent, à coup d’argumentation et d’interprétations. En fin de compte, un juge tranche le débat, en optant pour l’interprétation qui lui paraît la plus convaincante en regard des textes qui lui sont présentés. La « bonne réponse » ainsi dégagée n’a donc pas le statut d’une vérité absolue, empiriquement vérifiable, comme dans le cas des sciences de la nature. Elle représente simplement la victoire, plus ou moins provisoire et plus ou moins contestable, d’une interprétation, d’une argumentation sur d’autres…

Notre idée fut donc aussi de dire que le juriste, en tant que professeur de droit ou en tant qu’avocat, doit amener, aux portes de l’Institution qui dit le droit, un ensemble de revendications émanant de la société civile qui ne sont sans doute pas suffisamment entendues. Les mouvements écologistes, environnementalistes ou « décroissancistes » estiment souvent que le système juridique n’est plus suffisamment vecteur de justice, qu’il ne garantit plus suffisamment une vie digne d’être vécue. Il est donc important de mettre des mots sur ces revendications et ces discours, de les « habiller juridiquement » et de les amener jusqu’aux portes du « système », où elles seront saisies – ou non – par les acteurs des sphères législative, exécutive et judiciaire. Mais le livre ne vise pas que cela ; il s’efforce aussi de d’effectuer, au préalable, un travail de « cartographie » de notre droit actuel. Notre système juridique réalise-t-il aujourd’hui une forme d’équilibre entre son versant « croissanciel » – qui organise et favorise le bon fonctionnement du marché – et son versant convivial – qui pose des limites à cette marchandisation ? Il ne faut certes pas sous-estimer les vertus de notre économie de marché : en favorisant l’échange, et donc la spécialisation, elle a permis une fantastique amélioration de la productivité et donc de nos conditions de vie. Le versant « croissanciel » du droit est donc nécessaire mais l’enfermement dans l’idée de la croissance infinie impose au marché l’obligation de capter sans arrêt de nouveaux objets. Et, dans nos économies développées – je ne parle pas des autres -, la quête éperdue de points de croissance supplémentaires met non seulement en danger nos écosystèmes mais elle ne s’accompagne plus d’une résorption des inégalités ni d’une augmentation du sentiment de bien-être. Au fond, la croissance n’agit-elle pas comme un feu qu’il faut alimenter en permanence par la marchandisation d’un nombre toujours plus grand de domaines de l’existence ? »

Retourner le choix interprétatif des juges

« Les agriculteurs sont certainement parmi les premières victimes du « feu croissanciste » que je viens de décrire, admet Antoine Bailleux, prisonniers d’un système productiviste où les prix sont écrasés. La question des néonicotinoïdes, notamment, nous montre des betteraviers qui affirment ne pas pouvoir s’en passer notamment en raison de l’effondrement du prix du sucre sur les marchés internationaux. Or il semble exister d’autres manières de fonctionner et il est donc important de les encourager réglementairement dans ce sens. Le droit n’est donc jamais loin. Y a-t-il éventuellement un verrouillage qui serait appelé à sauter ? Un juriste doit nécessairement se pencher sur la question et développer une interprétation permettant de le faire, ou pas… »

Les membres de Nature & Progrès ont une autre expérience du droit – elle concerne leurs semences – où sévit un véritable verrouillage du système dont sont bannies toutes celles qui ne répondent pas aux critères dits DHS, pour distinction, homogénéité, stabilité. La thèse de doctorat du sociologue Corentin Hecquet, défendue en 2019 – voir notre analyse n°17, de 2019 -, formule quant à elle une véritable demande de justice par rapport aux acteurs de la semence qui promeuvent aujourd’hui la sauvegarde de la biodiversité cultivée. Serait-il possible de parler là d’abus de droit par rapport à la réalité même de la semence ?

« En l’occurrence, le droit limite le possible, répond Me Bailleux, avec des droits intellectuels sur des semences brevetées et, à côté de cela, un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne, rendu contre l’association Kokopelli, précise qu’elle ne peut pas commercialiser des semences anciennes qui ne respectent pas ces trois critères. Cet arrêt reconnaît donc globalement le fait qu’aujourd’hui la PAC européenne vise principalement la productivité ! Les juges se mettent donc volontairement en retrait, se demandant qui ils sont pour remettre ces orientations en question, puisque le Législateur les a ainsi décidées, « dans sa grande sagesse »… Si l’objectif est bien la productivité, alors les critères de la DHS ont du sens. Cette question est donc fondamentalement politique et peut-être faudra-t-il en reconsidérer le sens si la sauvegarde de la biodiversité venait, un jour, à primer sur la productivité agricole ? Précisons, pour indiquer à quel point tout cela n’est pas gravé dans le marbre, que l’avocat général qui conseillait la Cour de Justice dans cette affaire avait défendu l’idée que de telles pratiques sont tout simplement contraires à la liberté d’entreprise, que si des fermiers veulent acheter ces semences-là et si des associations acceptent de les commercialiser, il n’y a pas de raison de le leur interdire ! La seule obligation pouvait être un étiquetage précisant qu’elles ne respectent pas la DHS… La Cour de Justice a suivi une interprétation différente mais aucune des deux interprétations qui lui étaient soumises n’était a priori ridicule ou absurde. Un travail de fond, dans l’univers juridique, permettra peut-être – c’est ce que nous pensons – de retourner ce choix interprétatif dans un sens plus favorable à l’environnement et à la sauvegarde de la biodiversité. »

Des victoires qui s'accumulent…

Le sentiment que le pot de terre se heurte au pot de fer demeure toutefois important tant les moyens de communication et de lobbying de ces grands groupes semenciers demeurent infiniment supérieurs à ceux des défenseurs de la nature…

« D’importantes victoires commencent pourtant à s’accumuler sur le plan du droit, rétorque Me Bailleux, notamment en matière climatique. Au Pays-Bas, un jugement, confirmé en appel et cassation, condamne le gouvernement néerlandais à limiter drastiquement ses émissions de gaz à effet de serre, astreintes à la clé, afin de respecter ses engagements internationaux. Et c’est pareil, en Angleterre, avec l’extension de l’aéroport de Heathrow, ou à la Cour de Justice de l’Union européenne qui a interdit, en urgence, l’exploitation par la Pologne de la dernière forêt primaire d’Europe… Des forêts, des fleuves, un peu partout dans le monde, se voient reconnaître une personnalité juridique. Un mouvement très fort apparaît, du côté des juges, pour une meilleure protection de l’environnement ; ils n’hésitent plus à balayer des situations anciennes. Même sur la Convention d’Aarhus, une jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne favorise l’accès des ONG, des associations et des simples citoyens à la délibération en matière environnementale. Je suis donc optimiste pour les cinq à dix années à venir. L’environnemental, après les Droits de l’Homme, m’apparaît comme le nouveau terrain d’un activisme judiciaire. Bien sûr, la défense de l’environnement et de la santé s’oppose souvent à d’autres intérêts très légitimes comme le maintien des emplois, ce qui doit inciter les juges à une grande prudence. Il est d’ailleurs extrêmement délicat de mesurer des dégâts environnementaux en regard d’un nombre donné d’emplois ; c’est comparer des pommes avec des poires. Mais je dirais qu’au minimum, le juge doit s’assurer qu’il n’y ait pas d’abus par rapport aux règles du jeu qui ont été fixées, qu’une simple petite porte de sortie ne puisse pas détricoter tout un système d’interdiction, dans le cas des néonicotinoïdes par exemple.

Le grand public ne réalise pas toujours que le droit est un vaste système où l’art de l’interprétation et celui de la persuasion jouent pleinement leur rôle. Rien n’y est donc jamais totalement figé ! Un statut spécial à l’animal, dont on reconnaît qu’il est bien plus qu’un simple objet, sans parler des situations où des fleuves ou des forêts se voient dotés de la personnalité juridique, tout cela le démontre. La reconnaissance des « communs naturels » est également de plus en plus discutée, sous-tendue par l’idée que certains éléments naturels ne peuvent pas faire l’objet d’une appropriation par une seule personne mais appartiennent à une collectivité, avec un système d’administration spécifique. Là encore, par rapport à une ressource dont on sait qu’elle n’est pas infinie, le droit apporte un instrument qui permet de sortir des conceptions productivistes et confiscatoires de la propriété classique. »

Un grand bravo donc pour ce travail de nature à éclairer bien d’autres consciences que celles des seuls juristes. Précisons également, à toutes fins utiles, qu’Antoine Bailleux anime également, à Saint-Louis, une « clinique juridique » qui, avec des étudiants, s’efforce de conseiller des associations et des ONG pour faire vivre, au quotidien, ce « droit en transition ».

(1) Le droit en transition, Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, sous la direction d’Antoine Bailleux, Presses de l’université Saint-Louis, Bruxelles, 2020.
594 Pages – 54 euros

Comment la chimie a mené l’agriculture dans une impasse

Il y a cinquante ans, alors que les agriculteurs biologiques continuaient à baser leur travail sur le respect du sol, assurant ainsi la rentabilité des fermes en transformant et en commercialisant eux-mêmes leurs productions, ceux qui persistèrent dans la voie chimique ont optimisé leurs pratiques et augmenté sans cesse les rendements afin de contrecarrer l’inexorable chute des prix. Ainsi sont-ils devenus de simples pourvoyeurs d’ingrédients de l’industrie agro-alimentaire…

Par Marc Fichers

Introduction

Cette optimisation sans fin de la pratique agricole a aujourd’hui une conséquence majeure : l’agriculture n’est plus rentable ! Le métier d’agriculteur dépend très majoritairement des primes européennes et régionales qui lui fournissent l’essentiel de son revenu. L’agriculteur est une sorte de nouveau métayer, il ne maîtrise plus rien. Il ne décide plus le prix de ce qu’il produit, il le subit ! Il y a belle lurette qu’il ne vend plus son lait, c’est la laiterie qui vient le prendre ; il ne vend plus jamais de bête, c’est un marchand qui le fait à sa place…

Où l'on atteint des sommets, sur des montagnes de betteraves…

En pommes de terre comme en betteraves, l’agriculteur abandonne à des tiers la transformation et la commercialisation. Cantonné à la seule production et à ses innombrables aléas, il ne peut plus compter sur le prix comme variable d’ajustement puisqu’il ne le fixe pas davantage que celui qui met son lait en laiterie ou qui vend sa bête via un marchand. Les derniers paramètres sur lesquels il lui est loisible de tabler sont le rendement, qu’il peut toujours augmenter, et les coûts, qu’il peut toujours réduire.

Dans le cas des betteraves, augmenter le rendement signifie semer de plus en plus tôt, sur des terres froides et peu préparées. Les plantules sont donc de plus en plus faibles et de plus en plus sujettes aux maladies et aux ravageurs. Seule solution pour l’agriculteur pris dans la spirale infernal du productivisme : déclarer les néonicotinoïdes indispensables puisqu’ils assurent une efficacité totale, contre ces menaces, dans le cadre de la pratique qu’il a faite sienne. L’encourager dans ce sens revient à considérer uniquement un tonnage final, en ignorant délibérément les innombrables dégâts collatéraux de telles méthodes. Car, bien sûr, le seul conseiller agricole qu’écoute le producteur, un fois enfermé dans cette logique, est le technicien qu’envoient les firmes ou les revendeurs de pesticides. Les conseils de traitement sont prodigués par les centres pilotes qui sortent, eux aussi, très difficilement du réflexe « pesticidaire ». Les néonicotinoïdes – on n’en sort pas ! – sont incriminés par les défenseurs des abeilles, depuis la fin des années nonante, et sont très sérieusement sur la sellette depuis une bonne dizaine d’années. La vision du conseil et de la recherche agricole est malheureusement à ce point liée à la logique chimique qu’ils n’ont eu de cesse de prendre leur défense, depuis deux décennies au moins, alors qu’ils auraient dû, en bonne logique, parer à toute éventualité et développer les alternatives. Car ces alternatives existent et se propagent. Elles sont, une fois encore, fournies par les agriculteurs biologiques. En Suisse, en Autriche et dans le nord de la France, des solutions alternatives sont déjà prêtes pour réguler les mêmes populations d’insectes que chez nous, pour contrôler les mêmes maladies que celles dont nos betteraviers se plaignent. Bien sûr, elles requièrent des semis toujours plus tardifs, elles imposent de surveiller les champs, une à deux fois par semaine, car les produits utilisés dans le respect de la lutte intégrée – qui, soit dit en passant, ne l’est jamais car aucun contrôle n’y est instauré – exige qu’on ne traite que s’il y a, effectivement, des insectes. Les alternatives aux pesticides supposent aussi l’augmentation des rotations et un accroissement général de la biodiversité dans et autour des champs. Certains agriculteurs sèment, par exemple, de la féverolle dans les champs de betteraves car cette plante attire les pucerons en début de saison. Les coccinelles, de ce fait, seront présentes au moment voulu pour contrôler les populations de pucerons sur les betteraves.

Ceci est évidemment le travail de véritables agriculteurs, pas des simples chauffeurs de tracteurs qu’ils sont trop souvent devenus ! Cultiver de cette manière semble également très difficile, sur de grandes surfaces, tant le travail d’observation y est important en début de saison. Les néonicotinoïdes et la logique chimique ont permis, tout au contraire, de systématiser le travail et de tout prévoir, y compris l’imprévisible. Il est aujourd’hui possible, dans le cadre de l’agriculture chimique, de cultiver sur la seule base d’avertissements et de schémas de traitement, sans jamais avoir besoin d’observer réellement les cultures. C’est la totale négation du métier même d’agriculteur ! Voici donc une des propositions que nous formulons pour redynamiser l’agriculture en Wallonie : fournir aux agriculteurs le conseil de techniciens qualifiés pour les aider à suivre leurs cultures, champs par champs, afin de prendre les judicieuses décisions qui conviennent à chaque parcelle…

Patates à gogo

Du point de vue du sol et du climat, les régions où il est possible de produire facilement des pommes de terre de conservation ne sont pas nombreuses. La région limoneuse de notre beau pays est parfaite pour cette culture qui y est donc devenue traditionnelle. De vastes « usines à frites » et à produits divers issus de la pomme de terre se sont donc installées sur le sol wallon. Des entrepreneurs, essentiellement belges et hollandais, se sont spécialisés en s’équipant d’un matériel performant qui permet de cultiver de très grandes surfaces en proposant simplement aux agriculteurs de louer leurs terres : entre 1.500 et 1.900 euros de l’hectare – alors que le prix de location moyen tourne autour des 250 euros l’hectare – juste pour une mise à disposition. L’agriculteur – mais peut-on encore parler d’agriculture ? – n’a strictement aucun travail à fournir, hormis le labour. Il est certes bien difficile de ne pas céder à pareille offre et ces « agriculteurs » ont, bien entendu, raison financièrement. Ils ont raison sans doute, mais à court terme, car ils renoncent ainsi, dans ces « délices de Capoue », à toute capacité à produire ultérieurement. Nous ne parlons pas seulement du matériel, qu’ils ne possèdent plus et ne savent plus manier, mais surtout des connaissances techniques propres aux cultures et des marchés où ils pourront à nouveau écouler ce qu’ils produisent…

Bien sûr, tous ne cèdent pas aussi facilement et, comme le marché était soutenu ces dernières années, nombre d’entre eux ont investi en matériel et en capacités stockage afin de vendre des pommes de terre, sous contrat avec l’industrie et sur le marché libre. Comme toujours en pareil cas, les mauvaises années succèdent aux bonnes. En 2020, la pandémie de la Covid-19 leur réserva une très mauvaise surprise puisque la demande est, tout simplement, tombée à zéro, ou presque. Eh oui, même au Chili, on n’en voulait plus, de nos frites ! Dans le cadre de la gestion des dégâts économiques liés à la pandémie, le gouvernement wallon a cependant décidé d’aider ces agriculteurs qui avaient spéculé sur le marché libre. Il leur offrit la bagatelle de cinquante euros la tonne, pour un maximum de vingt tonnes par hectare ! Un montant global de dix millions d’euros a ainsi été réservé pour le paiement de ces primes. Dix millions d’euros pour effacer le mauvais souvenir d’une seule saison, sans en tirer apparemment aucune leçon, cela nous fait cher la patate, il faut bien le dire.

N’eut-il pas été plus judicieux d’utiliser une si belle somme pour reconsolider la filière, pour développer des alternatives, pour créer de nouvelles variétés résistantes, pour développer des outils de commercialisation et de transformation qui soient vraiment aux mains des producteurs ? On nous objecte que c’est de la science-fiction alors que ce que demande le marché, c’est de gérer le court terme… Nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler.

Sauver l'agriculture wallonne

Certes, par les temps qui courent, bien audacieux est celui qui se permet de tirer des plans sur la comète. Quelque chose nous dit cependant que les idées défendues, notamment pas Nature & Progrès, pourraient bien alimenter, chaque jour un peu plus, la résilience agricole de notre belle Wallonie. Faisons le point.

D’abord et en ce qui concerne la betterave, cessons de produire ce bête sucre raffiné qui contribue beaucoup trop à la pandémie mondiale d’obésité, comme nous le faisons depuis des dizaines d’années, dans des usines presque aussi vieillottes que nos centrales nucléaires. Bien sûr, il en restera toujours pour se demander ce qu’ils vont bien pouvoir mettre dans leur café… La sucrerie, en projet à Seneffe, apporterait certainement un plus car ce serait un outil performant totalement aux mains de ses agriculteurs-coopérateurs. Encore faudrait-il qu’elle suive la demande des consommateurs, et non celle des marchés internationaux, et qu’elle innove en proposant des produits respectueux de l’environnement et de la santé des gens. Car qui peut vraiment m’expliquer ce qu’on attend, en Wallonie, pour développer enfin un sucre biologique ?

Quant à nos pommes de terre et n’en déplaise à nos amis chiliens, stoppons une fois pour toutes l’exportations vers l’autre bout du monde où l’on est aussi capable d’en cultiver – la pomme de terre n’est-elle pas originaire… des Andes ? – ou de trouver des produits de substitution tout aussi intéressants. Développons plutôt nos propres variétés goûteuses, nos propres patates d’exception, afin que le marché privilégie la qualité plutôt que la quantité. Rappelons ici que la Wallonie dispose d’un centre de sélection variétale très performant. Malheureusement, si on n’y met pas plus de moyens humains, les centres de recherche étrangers – hollandais, entre autres – ne tarderont pas à prendre le dessus en matière de création variétale. Encore une valeur ajoutée qui foutra le camp hors de notre belle Wallonie !

Terminons par quelques propositions simples visant à éloigner l’agriculture wallonne du spectre de la faillite. Commençons par produire l’effort intellectuel qui permette de penser ensemble agriculture et alimentation, plutôt que de prodiguer des soins, chaque jour qui passe un peu plus palliatifs, aux rares agriculteurs qui nous restent encore ! Cela peut paraître insensé mais l’agriculture wallonne ne nourrit pas le Wallon, et encore moins le Bruxellois : quelques pourcents à peine de nos blés finissent en farine pour le pain, alors qu’un quart de la production est volatilisé en agrocarburants ! Quant aux légumes qui garnissent les assiettes – quand, heureusement, il y en a -, ils viennent majoritairement d’un peu partout, sauf de nos bonnes terres agricoles. Et il y a plus de fromages étrangers, dans les rayons de nos grands magasins, que de fromages wallons. Ne parlons même pas ici des produits préparés, des pâtes alimentaires aux desserts la majorité, dont la grande majorité est transformée en dehors de notre belle Wallonie. Est-ce manquer de bon sens que de demander la mise en œuvre de politiques qui ramène cette plus-value au plus près de nos agriculteurs ? En tournant le dos, au passage, à tous les pesticides et en développant l’agriculture biologique. En mettant en œuvre la campagne Vers une Wallonie sans pesticides qui propose de basculer vers les alternatives l’ensemble des moyens encore alloués pour la recherche et le développement des pesticides ? Ces propositions seraient-elles, à ce point, insensées ?

Recommencer aussi à cultiver dans le respect du sol – nous ne cesserons jamais de le marteler -, en allongeant les rotations et en remettant de la biodiversité dans nos campagnes. Jamais les insectes auxiliaires ne se multiplieront sur des betteraves traitées avec des néonicotinoïdes. Mais ils le feront volontiers sur les plantes sauvages qui devraient entourer et parsemer tous nos champs wallons, où qu’ils se trouvent et quoi qu’on y cultive, pourvu que ce soit en bio. Ce n’est enfin qu’en remorcelant les parcelles et en y réimplantant haies et bocages que la diversité des cultures participera à la sauvegarde de la biodiversité. Encore une vérité qui dérange, comme disait l’autre…

Transition agricole ?

La conclusion de tout ceci est assez simple à tirer : l’agrochimie industrielle – outre le fait qu’elle utilise énormément de pesticides dangereux pour l’homme et pour l’environnement – met sur le marché de grandes quantités de produits extrêmement transformés – sucre blanc, chips – dont la consommation massive pose – avec l’épidémie galopante d’obésité, notamment – de graves problèmes de santé publique à l’échelle mondiale. Elle ne peut plus feindre d’ignorer longtemps pareille évidence… Le consommateur d’aujourd’hui demande, tout au contraire, des produits de grande qualité appropriés à la spécificité de son alimentation individuelle. La voie qu’empruntera nécessairement la transition agricole semble donc toute tracée, en dépit du combat d’arrière-garde mené par les lobbies productivistes qui font encore la PAC européenne…

Le Réseau RADiS

Pour des filières bio et solidaires à l’échelle des territoires

Nature & Progrès s’associe avec la Fondation Cyrys pour créer le Réseau RADiS (Réseau Alimentaire Dinant Solidaire – La bio se partage) dans la région dinantaise. Ce nouveau projet, qui se veut être un projet-pilote inspirant pour la Wallonie, nous permettra de travailler sur trois missions qui nous tiennent à cœur : la relocalisation de l’alimentation, le développement de l’agriculture biologique et l’accessibilité de l’alimentation bio et locale pour tous. A travers ce dossier, nous vous invitons à découvrir cette nouvelle initiative, et si le cœur vous en dit, à rejoindre le mouvement !

Par Sylvie La Spina

1. Développer des systèmes alimentaires bio, solidaires et pensés à l’échelle des territoires

Les crises sont riches d’enseignements et sont une opportunité de repenser notre société. Dans le domaine alimentaire particulièrement, la pandémie de Covid-19 a mis en lumière la nécessité de relocaliser l’alimentation, de renforcer notre attention sur le domaine de la santé en bannissant, une bonne fois pour toutes, les pesticides et de renforcer la solidarité envers les personnes en situation difficile, pour une alimentation bio et locale accessible pour tous.

Relocaliser notre alimentation : il est temps d’agir !

Dans nos régions, ces dernières décennies ont été celles de la révolution alimentaire. Il suffit de remonter quelques générations à peine en arrière pour se rendre compte que nos aïeux ont eu faim. Ils craignaient les mauvaises récoltes, les ravageurs qui pouvaient anéantir les aliments précieusement stockés en hiver. La sécurité alimentaire était en jeu et nombreuses étaient les familles qui produisaient des fruits, des légumes, des pommes de terre, de la viande, des fromages : une sorte d’économie de subsistance qui n’est pas si loin puisqu’elle est encore aujourd’hui majoritaire dans les pays « en voie de développement ». Il est loin, dans nos contrées, ce temps insécurisant ou l’on priait les saints de nous protéger de la faim mais aussi des épidémies de peste, grippe espagnole ou autre virus. Tiens, tiens… En témoignent encore des croix et des chapelles, éparpillées dans les petits villages de nos campagnes… Pourtant, notre société, maintenant habituée aux supermarchés ravitaillés par les industries alimentaires, d’ici ou de beaucoup plus loin, a récemment reçu un électrochoc quand un certain virus a bouleversé le système et révélé sa fragilité. Les avions sont restés au sol, les frontières se sont fermées, et tout le monde a retenu son souffle. Et voici des hordes de consommateurs qui se dirigent vers le système avec lequel ils sentent plus en confiance : les producteurs locaux. Pour éviter la folie des supermarchés et leur stratégie « de masse », pour retrouver de l’authenticité et de la confiance, et davantage de proximité. Bien vite, on s’est rendu compte que les producteurs en circuits courts ne suivaient pas, ce qui a posé la question de notre sécurité alimentaire.

Notre agriculture locale est-elle encore destinée à nous nourrir, et en est-elle seulement encore capable ? Constatons que notre région dépend énormément des céréales produites hors de ses frontières pour alimenter ses boulangeries, que l’autoproduction de fruits et légumes est estimée, en Wallonie, à seulement 17% et que l’industrie alimentaire est dominante, en ce qui concerne les filières viande, œufs et lait. Il y a beaucoup à faire pour améliorer l’autonomie alimentaire locale, pour que les productions locales soient destinées à nourrir les consommateurs locaux !

Local, bio et solidaire, les trois bases du Réseau RADiS

La pandémie de Covid-19 nous a ramenés aux valeurs fondamentales : manger mais aussi être en bonne santé. Et quoi de plus élémentaire qu’une bonne alimentation pour être en bonne santé ! Les impacts des pesticides sur diverses affections, comme les cancers et diverses maladies neurologiques, ne sont plus à prouver. Il est grand temps d’agir, en bannissant définitivement ces produits néfastes pour l’environnement et dont nos systèmes agricoles n’ont pas besoin, comme le démontrent quotidiennement les pratiques de nos agriculteurs bio. A travers sa campagne « Vers une Wallonie sans pesticides, nous y croyons« , Nature & Progrès lutte quotidiennement pour bannir les pesticides de notre environnement et de nos assiettes.

La crise d a également démontré la fragilité de notre système social. Pendant la pandémie, le taux de pauvreté a fait un bond, en Belgique, et les demandes d’aides et de colis alimentaires ont explosé. Les stratégies alimentaires territoriales doivent prendre en compte les personnes en situation de précarité financière et/ou sociale, qui représentent une frange de plus en plus importante de la population. Arrêtons de fermer les yeux sur ce problème et attelons-nous tous, dans les domaines où nous sommes actifs, à prendre des mesures pour une société plus juste et inclusive !

Voici donc les trois piliers qui sont à la base du Réseau RADiS et qui motivent nos actions. Nous avons longtemps rêvé d’un système alimentaire plus sain, plus juste, plus local, reliant les producteurs et les consommateurs, de campagnes plus harmonieuses… Il est temps maintenant de passer du rêve à la réalité, en nous concentrant sur un premier territoire, celui de Dinant, où tout est à construire en rassemblant évidemment tous les acteurs, y compris et surtout les citoyens.

2. Le Réseau RADiS, un partenariat entre Nature & Progrès et la Fondation Cyrys

Début 2020, la Fondation Cyrys contacte Nature & Progrès pour discuter d’actions à mener pour développer un système alimentaire bio, local et solidaire dans la région de Dinant. Ce premier brainstorming en appela un autre, deux semaines plus tard, en plein confinement cette fois. L’actualité n’a fait que renforcer les idées défendues par les deux partenaires, qui ont décidé de s’unir pour lancer un projet pilote dans la région de Dinant : le Réseau RADiS. Comme vous le verrez, le projet est une suite logique des actions de nos deux structures. Une initiative dans laquelle nous investissons beaucoup d’énergie et d’espoir.

Une véritable disponibilité humaine

Isabelle Caignet, membre et bénévole chez Nature & Progrès, travaille depuis plusieurs années à la Fondation Cyrys. Elle nous explique l’histoire et les missions de la fondation crée par l’Abbaye de Leffe à Dinant.

« La Fondation Cyrys, nous explique-t-elle, est une fondation d’utilité publique qui, contrairement aux fondations privées, est reconnue par un arrêté ministériel. Elle a été mise en place, en septembre 2017, par les chanoines de l’Abbaye de Leffe qui perçoivent, en effet, des royalties dues à l’utilisation du nom « Leffe » par le groupe brassicole AB-Inbev. Il ne s’agit donc pas d’actionnariat mais seulement de droits liés à l’utilisation d’un nom. Fidèles à une tradition de philanthropie, les chanoines ont créé une fondation pour soutenir des projets locaux allant dans le sens de leurs valeurs.

La publication, en 2015, de l’encyclique Laudato si’, du Pape François, sur la sauvegarde de la maison commune a fortement marqué les chanoines. Ils ont été interpellés par le concept d’écologie intégrale et par la phrase qui dit qu’il n’y a pas deux crises séparées, l’une sociale et l’autre environnementale, mais une seule crise socio-environnementale complexe. Leur volonté fut donc de ne plus séparer l’humain d’un côté, à travers des actions sociales et philanthropiques, et l’environnemental de l’autre, celui-ci étant d’ailleurs souvent le parent pauvre de leur action. Ces deux axes devaient donc être vus conjointement ; la nature ne pouvait plus être pensée en opposition à l’humain mais de manière liée. Leur intérêt, leur curiosité, par rapport à la transition joua aussi un rôle important, dans toutes les dimensions locales, conviviales, participatives, à taille humaine, et d’ouverture à tous.

Tout cela a donc permis à la Fondation Cyrys de voir le jour ; l’équipe s’est étoffée au fil du temps et est aujourd’hui composée de quatre personnes. Les fondateurs souhaitèrent une véritable disponibilité humaine et du temps vraiment consacré à l’action, plutôt que de fonctionner par appels à projets correspondant à une somme à allouer. La Fondation Cyrys privilégie l’analyse, à l’aune des missions qu’elle s’assigne, de projets qui cheminent jusqu’à elle. Les chanoines ont défini une zone d’action privilégiée qui s’étend sur six communes – Yvoir, Dinant, Houyet, Hastière, Onhaye et Anhée – et souhaitent pouvoir constater un impact, à moyen et long terme, sur ce territoire, ce qui n’empêche pourtant pas que les actions puissent également se faire ailleurs, ou bénéficier aussi à d’autres. Leur volonté d’être proches de ceux avec qui ils cohabitent fut une donnée importante dans la mise en place de la Fondation Cyrys. »

Isabelle explique comment la Fondation en est venue à créer, avec Nature & Progrès, le Réseau RADiS. « Un projet, poursuit-elle, travaillant avec les cantines scolaires avait déjà mis en évidence le peu de producteurs bio, en fruits et légumes, dans la région. Contrairement à d’autres régions, il n’existe pas non plus d’initiatives de type Ceinture alimentaire. Une coopérative de producteurs-consommateurs s’était lancée mais n’a pas dépassé le stade des trois ans. Nous avions bien conscience qu’une action d’échange devait être entreprise vis-à-vis des agriculteurs mais nous ne savions pas comment faire. Approcher le milieu agricole demande aussi une certaine légitimité. En tant que membre de Nature & Progrès, il m’a semblé évident, par ma propre expérience du SPG du label Nature & Progrès et du projet Echangeons sur notre agriculture, de faire appel à l’association pour proposer un partenariat. J’ai obtenu le feu vert pour une prise de contact, au début de cette année… »

Nature & Progrès : concrétiser le projet Echangeons sur notre agriculture !

Pendant six années, Nature & Progrès a sillonné la Wallonie pour rassembler producteurs et consommateurs autour de notre alimentation. Ces rencontres ont été l’occasion de mieux se connaître et se reconnaître, de découvrir le monde agricole pour certains, d’échanger des idées pour tenter de répondre à des problématiques comme l’accès à la terre, la crise du secteur laitier ou l’abattage de proximité, par exemple. Un nombre considérable de solutions ont été rassemblées dans le cadre du projet, et compilées au sein de nos brochures largement diffusées vers le monde agricole, politique ou vers le grand public – elles sont toujours disponibles sur le site www.agriculture-natpro.be.

Le projet a mis un coup de projecteur sur différentes thématiques, ce qui a donné naissance à des initiatives. Un éleveur a rassemblé des camarades, dans sa région, pour remettre la main sur la valorisation de leurs productions laitières. Plusieurs producteurs de céréales se sont dirigés vers des cultures panifiables pour alimenter un moulin et des boulangeries. Un projet se développe pour abattre les animaux à la ferme. Toutes ces concrétisations mettent en avant la qualité des idées qui ont émergé des rencontres entre producteurs et consommateurs, et sont autant de pas vers les idéaux défendus par Nature & Progrès.

Si ces projets individuels sont enthousiasmants, certaines initiatives gagneraient à être pensées de manière plus collective, plus territoriale. En effet, le projet Echangeons sur notre agriculture a démontré deux choses : le développement de filières alimentaires bio et locales manque d’outils et de liens. La rencontre et la coopération des acteurs permettrait de mutualiser idées et outils, aboutissant à des initiatives fortes et liées à un territoire. À la suite du développement de l’agro-industrie, nos petits outils de transformation primaire ont connu un déclin mais aujourd’hui nos producteurs, transformateurs et consommateurs, en quête d’autonomie, en ont à nouveau grand besoin. Des moulins, des malteries travaillant à petite échelle, des abattoirs, des fromageries manquent au développement de nouvelles filières alimentaires bio et autonomes. Il est temps de développer un maillage d’outils de transformation collectifs sur les territoires.

Nombreux sont les producteurs qui veulent se diriger vers de nouvelles filières locales. Des transformateurs sont, eux aussi, en réflexion et souhaitent s’approvisionner plus localement. Des consommateurs, enfin, désirent s’investir dans les questions alimentaires, recréer des circuits locaux, soutenir les initiatives de territoire. Favorisons leur rencontre, leur dialogue, pour échanger sur les besoins et les attentes, et construire ensemble des partenariats ! La suite logique du projet Echangeons sur notre agriculture est donc bien là : rassembler les acteurs, échanger mais, cette fois, pour mettre en place la concrétisation des idées, des filières, des outils à l’échelle d’un territoire. Place à l’action !

Le Réseau RADiS associe deux acteurs en réflexion sur notre société, avec des idéaux qui se complètent. La Fondation Cyrys renforce le coté solidaire, inclusif, du projet, tandis que Nature & Progrès apporte une expertise dans le domaine alimentaire et dans les filières. Nul doute qu’avec ces compétences et motivations réunies, notre ambitieux Réseau RADiS sera un modèle qui pourra essaimer partout en Wallonie !

3. Le Réseau RADiS : créer du lien, favoriser le partage

Dans différents domaines, on appelle réseau un ensemble de pôles reliés entre eux par des liens afin d’échanger des informations, de partager des ressources, de transporter de la matière ou de l’énergie. Nous avons choisi d’utiliser ce vocable pour souligner le rôle important de la démarche participative et créatrice de liens sur laquelle repose le projet. Philippe Defeyt, économiste et membre volontaire et enthousiaste du comité de pilotage du Réseau RADiS, témoigne de l’importance du capital social dans le projet.

« Le Réseau RADiS, dit Philippe Defeyt, rejoint un objectif que nous sommes aujourd’hui nombreux à poursuivre, au sein de notre société : des productions durables dans tous les domaines, en cela compris, bien sûr, l’alimentation humaine. J’insisterais personnellement beaucoup plus, au fur et à mesure que se précise le constat de terrain qui est à la fois intéressant et interpellant, sur ce que certains sociologues et certains économistes appellent le « capital social ». Il s’agit simplement des liens entre les gens. Il est très interpellant, en effet, qu’après autant d’années de conscientisation et de mobilisation, de recherches, d’actions et de plans divers, il faille encore constater que des acteurs qui ont potentiellement plein de choses à faire en commun ne se connaissent pas. Là résidera, à n’en pas douter, une partie extrêmement importante du travail effectué sur le terrain. »

Rassembler autour d’un objectif commun et sortir de l’entre-soi

« Il ne suffit pas que les gens se connaissent, précise-t-il. Bien sûr, c’est important car cela signifie que, quand les occasions se présentent, chacun sait déjà à qui il a affaire, qui est sensible à quoi, comment « prendre les gens »… Bien sûr, chacun a également ses propres contraintes et ses propres visions du monde, cela fait depuis toujours partie des réalités. Néanmoins, il faut pouvoir, à un moment donné, être proactif ; il ne suffit pas de dire simplement qu’on rencontre des gens… Car ces rencontres doivent avoir un objet ou, en tout cas, il faut au moins en proposer un dont se saisit qui le souhaite. Ceci entre dans le cadre d’une réflexion plus globale sur notre société : le capital social est extrêmement important dans toutes ses dimensions et il est d’autant plus important dans un cadre de développement durable où il faut être économe de moyens. Chacun ne peut plus faire son petit investissement dans son coin et même les agriculteurs classiques redécouvrent les charmes d’une démarche coopérative qui consiste, par exemple, à partager des équipements lourds. Cela vaut a fortiori pour toutes les démarches de transition… »

« A la mise en place de filières, poursuit Philippe Defeyt, je préfère l’idée de faire se rencontrer les producteurs et les consommateurs, mais aussi les producteurs entre eux, et les consommateurs entre eux. C’est l’avenir, me semble-t-il, à tous points de vue, et pas seulement dans la production alimentaire. Cela vaut aussi dans toute une série d’autres secteurs : il s’agit de liens où chacun apprend de l’autre. Les uns apprennent aux autres ! Une fois qu’on se connaît, ce genre de lien peut très vite devenir informel : j’ai une question, je sais à qui m’adresser, je passe un petit coup de fil… J’ai un doute, je le partage, j’essaie d’apporter une réponse… Au départ, bien sûr, un lien structurel, structuré, est peut-être nécessaire qui serait l’occasion de faire « prendre la mayonnaise »…

Ce qui me semble important, dans cette idée de capital social et humain, c’est précisément de sortir des filières. Même dans le monde économique traditionnel, des rencontres ont lieu au sein de filières données et des gens se parlent et discutent entre eux… Les éleveurs se parlent, les betteraviers se parlent… Mais l’intérêt majeur, dans une perspective de développement durable, est au contraire de sortir de l’entre-soi ! D’abord parce qu’on apprend les uns des autres – une technique de protection contre des nuisibles sera peut-être transposable à des cultures différentes – et qu’il est nécessaire d’avoir une connaissance juste de ce que l’autre fait. Un exemple dans le domaine de la transition : quand se réunissent des gens qui promeuvent des démarches alternatives, on sait d’avance ce qu’ils vont se raconter. Quand on réunit ces gens avec des « commerçants » et/ou des fermiers plus traditionnels, il est déjà plus compliqué de savoir ce qui va en sortir… Quelle sera l’expérience qui va être profitable pour l’autre ? C’est là tout l’intérêt de sortir de l’entre-soi… »

Prendre le temps et faire le pas

« Il y a bien sûr de nombreux obstacles au développement du capital social, poursuit Philippe Defeyt. C’est d’abord une question de temps or il y a des urgences, surtout dans une période de crise comme aujourd’hui. Il y a ensuite des formes de méfiance et d’incompréhension, des formes de représentation, c’est-à-dire qu’on se fait une image toute faite d’autrui, certains porteurs de projets de transition se méfiant, par exemple, d’entreprises commerciales traditionnelles au sujet desquelles ils imaginent plein de choses… Réduire ces obstacles demande évidemment du temps et du travail mais il faut surmonter ces difficultés qui empêchent la maximisation du développement du capital social et humain à l’échelle d’une région ou d’une sous-région. »

« La transition réside essentiellement, à mes yeux, dans le partage, conclut Philippe Defeyt. Partages d’équipements, de données, de connaissances… Faire en sorte que mon expérience serve à d’autres, qu’il soit possible de réfléchir en sortant de l’entre-soi. Tout cela reste, pour moi, une ligne directrice extrêmement importante. L’agriculture est un lieu magnifique pour faire cela. Il y a une histoire dans le monde agricole, peut-être moins chez nous que dans d’autres pays mais il existe encore des coopératives qu’il faut bien sûr faire évoluer et moderniser. La démarche coopérative est une chose géniale car elle distingue les choses qu’on fera mieux ensemble que tout seul ! Et, au-delà du fait qu’une telle démarche crée des liens, elle l’emporte par son argument économique. Gérer ensemble une coopérative est très bon pour le capital social car, forcément, on se parle. Mais c’est bon également sur le plan économique… Acheter des équipements qui servent très peu est, par exemple, un non-sens économique alors que le faire à plusieurs peut avoir pleinement son sens… »

Comme le projet Echangeons sur notre agriculture, le Réseau RADiS se veut un projet de rencontres brassant un large éventail d’acteurs, tous réunis avec un objectif commun : développer des filières bio, locales et solidaires dans la région dinantaise. Et ça commence… Maintenant !

Développer les filières par la mise en réseau

Le Réseau RADiS travaille sur un territoire comprenant six communes : Anhée, Yvoir, Onhaye, Dinant, Hastière et Houyet. Sur ces communes, une quarantaine de producteurs bio, quatre transformateurs bio, des commerçants, des restaurants et une horde de consommateurs, certains sensibles à nos valeurs, d’autres pas, certains avec des moyens financiers, d’autres, moins… On met le tout dans le chaudron, on chauffe, et… ?

Fabrice de Bellefroid, administrateur de Nature & Progrès, est également engagé comme expert dans le comité de pilotage du Réseau RADiS. Son expérience dans le milieu agricole, au contact des producteurs, et sa participation à différents projets – dont la mise sur pied de la coopérative ADM-bio qui transforme en soupes la production légumière impossible à présenter en magasins – sont une réelle richesse pour la construction de notre initiative. Il témoigne : « Le réseau n’a pas pour objet la création de coopératives d’infrastructures, comme des moulins, mais il s’agit davantage d’aider, d’encadrer et de mettre des personnes en contact. Tout part des ambitions et des volontés de ceux qui sont sur le terrain, à qui on peut, le cas échéant, faire l’une ou l’autre suggestion. Nous avons entrepris une première démarche en direction des producteurs. Nous avons constaté combien, sur une aussi petite région, les agriculteurs ne se connaissaient pas et étaient heureux de se rencontrer pour échanger leurs points de vue. On peut donc penser que, d’une manière très générale, une meilleure connaissance mutuelle des différents acteurs, des questions alimentaires et leur mise en réseau est très riche de potentiel. »

Partir de la production locale ou partir des consommateurs ?

La première étape du projet a donc été de contacter les producteurs bio, de découvrir ce qu’ils produisent et comment ils valorisent leurs productions, et de récolter leurs ambitions individuelles. Nous avons rapidement constaté un intérêt pour la production de céréales panifiables, de nombreux agriculteurs étant déjà producteurs de céréales de qualité standard pour les filières fourragères et énergétiques. Si c’est possible de contribuer à nourrir leurs voisins, ils sont partants ! Mais… Comment créer la filière ? Avec quels outils de transformation, et surtout, pour faire quoi ? Des farines ? Du pain ? Des pâtes ?…

On note aussi un intérêt des producteurs bio pour la diversification des cultures afin d’allonger la rotation, ce qui est bénéfique pour la gestion des adventices et des maladies et pour la fertilité du sol. Fabrice explique : « Ces cultures – quinoa, chanvre… – sont certes nouvelles pour les agriculteurs mais elles offrent de belles plus-values tout en étant réalisables avec le matériel classique. Elles sont pleines d’intérêt au niveau agronomique, au niveau alimentaire et diététique, au niveau des circuits courts, etc. Mais demander à un cultivateur de produire des lentilles ne dit évidemment rien sur la garantie qu’il aura de les vendre… » Et ici se trouve le premier constat de notre étude : les producteurs sont frileux à l’idée de se lancer dans la valorisation de leurs productions, n’étant pas sûrs que les consommateurs achèteront effectivement leurs produits…

Fabrice poursuit : « Nous sommes donc davantage repartis des consommateurs, pour évaluer le débouché. La possibilité d’approvisionner les collectivités semble une piste prioritaire, en collaboration avec l’association Influences végétaleshttp://influences-vegetales.eu/ – qui accompagne les écoles et les collectivités dans l’approvisionnement des cantines en bio en circuit court, en « vrai local » !  » Voici donc une belle opportunité pour développer des filières, vu les volumes que peuvent potentiellement représenter les demandes des cantines scolaires. Mais tout n’est pas si simple : « Nul n’a jamais la garantie de convaincre les parents de demander du bio et local pour leurs enfants, dit Fabrice de Bellefroid, ni que les enfants mangeront finalement les soupes qu’on met dans leur assiette… C’est la réalité du terrain dont on ne parle pas forcément : ce n’est pas parce qu’on place des soupes dans telle ou telle école que les enfants vont ipso facto en boire. Il est cependant beaucoup plus facile de travailler avec les écoles et avec les collectivités qu’avec le consommateur direct. Une autre façon de commercialiser serait de s’appuyer sur les épiceries sociales et solidaires, et les groupements d’achats… »

Une filière faible : les fruits et légumes 

Avec Influences végétales, nous avons donc identifié les besoins des cantines scolaires souhaitant se diriger vers des produits bio et locaux. Mais finalement, quel est le niveau des productions alimentaires locales par rapport à la consommation locale sur notre territoire d’action ? Y a-t-il des filières à développer plus que d’autres ? En réunissant des chiffres sur les surfaces de production – bio et non bio ensemble – et les cheptels animaux – bio et non bio ensemble – dans les six communes, et en comparant leurs productions théoriques avec la consommation des habitants du territoire, on arrive à un constat marquant : les surfaces et cheptels semblent amplement suffisants, et parfois même largement, pour rencontrer, en théorie, les besoins alimentaires des habitants… sauf pour les fruits et légumes ! Les surfaces consacrées aux fruits et légumes ne pourraient couvrir, selon nos calculs, que 4 % à peine des besoins alimentaires des citoyens ! La moyenne wallonne d’auto-approvisionnement alimentaire dans ces filières étant de 17 %, il y a donc beaucoup de travail pour développer cette filière ! Cette étude comparative des surfaces et les cheptels avec les besoins des consommateurs est disponible sur le site internet www.reseau-radis.be.

Selon Fabrice, « ce serait donc une belle occasion de faciliter l’installation de maraîchers, en leur suggérant de se concentrer sur certains types de production qu’ils maîtrisent bien… et en collaborant ! La perspective de pouvoir alimenter des cantines leur permettrait de produire de manière plus conséquente, sans se tracasser pour les rebuts. Un atelier pourrait alors les transformer en soupes à destination des écoles… »

Deux axes de travail prioritaires

Mettre en lien les activités et souhaits des producteurs avec les besoins des transformateurs, des commerçants et des consommateurs, y compris les cantines, est donc une première étape permettant d’augmenter la part des productions bio et locales dans l’assiette du consommateur dinantais. Nous avons particulièrement épinglé deux filières sur lesquelles nous souhaitons travailler : les fruits et légumes bio et les céréales panifiables. Pour la première, il s’agira de comprendre quels sont les freins à l’installation de nouveaux producteurs bio, pourquoi certains ont fait le choix de ne pas se faire certifier bio, de voir comment renforcer l’accès à la terre et comment collaborer pour mutualiser au maximum et atteindre la rentabilité. Pour la seconde, il s’agit de définir les produits finis auxquels nous souhaitons arriver, et mettre en place les outils manquants, en créant, certainement, une activité économique et des emplois. Des groupes de travail vont se mettre en place dès ce mois de janvier, rassemblant tous les acteurs intéressés, pour se pencher sur ces questions.

4. L’accessibilité de l’alimentation bio et locale pour tous

Selon une étude de l’IWEPS, un wallon sur cinq est en situation de précarité financière. D’après la Fédération des Services Sociaux, l’aide alimentaire concerne quatre cent cinquante mille personnes en Belgique, soit 4 % de la population ! Les personnes bénéficiant du revenu d’intégration sociale, identifiées et gérées par les CPAS, sont près de cent cinquante mille en Belgique, soit 1,3 % de la population, dont 687 sur les six communes de notre territoire d’action.

La situation des personnes en difficulté économique est diverse : personnes sans revenus – chômeurs, exclus du chômage, incapacité de travail -, personnes actives mais à faibles revenus, petites pensions, familles monoparentales – parent actif ou non -, personnes sans domicile fixe… La diversité des situations implique que les personnes ont des besoins différents. Certains sont isolés et ont besoin de contacts sociaux, d’autres ont peu de temps disponible, certains disposent de peu d’infrastructures pour cuisiner, voire pas du tout, etc.

Un certain nombre de freins à l’accessibilité des personnes aux aliments de qualité ont été identifiés : le prix, le manque de temps, le manque de compétences – cuisine, méthodes de conservation… -, le manque de motivation pour cuisiner, le manque de moyens matériels – cuisine, terres, lieu de stockage… -, l’accessibilité physique – la mobilité -, l’accessibilité culturelle, etc.

Les types d’aides alimentaires existantes

L’aide alimentaire repose aujourd’hui sur plusieurs actions. La plus courante est la distribution de colis alimentaires, alimentés par différentes ressources : les produits achetés par le biais des fonds européens, le plus souvent peu périssables, et les produits issus des dons – invendus de grandes surfaces, de particuliers, etc. – recueillis par les courageux bénévoles des associations caritatives. Des infrastructures dédiées aux personnes en situation économique précaire sont aussi offertes, comme les restaurants sociaux et les épiceries sociales. Parfois, les CPAS peuvent aussi distribuer des chèques alimentation permettant aux allocataires de se fournir dans les magasins.

Toutefois, si elle part toujours de bonnes intentions, cette aide caritative présente des limites tant elle met ses bénéficiaires dans une position d’assistanat souvent humiliante, surtout quand les distributions de colis sont publiques, et notamment quand l’accès est conditionné et demande des justifications lourdes qui portent atteinte à la vie privée. Elle peut même être dégradante, les produits alimentaires distribués n’étant pas toujours de bonne qualité, et issus souvent des rebuts, les « poubelles des riches » ! Bref, cette aide augmente gravement le clivage social, en mettant les publics précarisés bien à distance des personnes plus nanties. Elles n’offrent pas aux bénéficiaires les produits répondant à leurs attentes : manque de produits frais, manque de diversité, divergences culturelles, absence de choix… Les programmes d’aide alimentaire visent aussi souvent à pousser les gens à changer leurs habitudes, à les diriger vers une alimentation plus saine et équilibrée, ce qui est perçu comme très moralisateur.

« Le sentiment d’humiliation, d’atteinte à leur dignité, semble être composé de deux éléments : l’humiliation de recevoir des produits invendus, c’est-à-dire les « déchets » des autres consommateurs et de l’agro-industrie, et la violence de ne pas avoir le droit de choisir les produits qu’ils veulent, de ne pas pouvoir les refuser ni les contester ». Source : ATD Quart Monde 2019. L’expérience de l’aide alimentaire. Quelles alternatives ? Rapport d’une recherche en croisement des savoirs.

« Il faut absolument éviter d’enfermer tous les statuts précaires dans un seul et même grand sac, renchérit Philippe Defeyt, membre du comité de pilotage du Réseau RADiS, et plus encore de les enfermer dans « leur » monde. Je ne suis donc personnellement pas favorable au développement des banques alimentaires et des restaurants sociaux qui présentent l’immense défaut de mettre les gens à part. Va-t-on faire des circuits pour les pauvres, des formations pour les pauvres, des bus pour les pauvres, des hôpitaux et des écoles pour les pauvres ? Où va s’arrêter cette logique ? Un pauvre, comme n’importe lequel d’entre nous, a le droit de choisir ce qu’il consomme, d’aller dans les circuits de distribution qu’il souhaite… Que l’on fasse avec lui ce qu’on fait avec tout le monde, c’est-à-dire encourager les gens à mieux réfléchir à leurs choix, oui, d’accord ! Mais comme tout le monde : ni plus, ni moins. Les banques alimentaires et les restaurants sociaux sont des filières qui gardent les pauvres entre eux, en-dehors de la société. »

Vers de nouveaux modèles alimentaires

Il semble donc nécessaire de partir sur de nouveaux modèles d’aide alimentaire basés sur la solidarité et évitant les écueils des stratégies caritatives actuelles. Les solutions devront éviter l’assistanat en impliquant les personnes, éviter le clivage social en créant des liens sociaux et en favorisant une mixité sociale intégrative, reposer sur la solidarité et la convivialité, donner le choix, aller vers la qualité et être adaptées à la situation des différents types de publics. Développer ces nouvelles stratégies d’aides nécessite, par conséquent, de sortir des sentiers battus. Le Réseau RADiS a l’ambition de creuser des solutions d’aides à l’accessibilité des produits bio et locaux plus justes, plus valorisantes pour les personnes qui en ont besoin. Encore un beau défi !

Renforcer l’accessibilité des produits sans porter atteinte aux revenus agricoles

Les agriculteurs sont souvent, eux-mêmes, dans une situation de précarité sociale – isolement – et économique – faible valorisation de leurs productions. Parler, avec les producteurs, d’aider les consommateurs pauvres peut donc faire apparaître quelques crispations sur les visages… Va-t-on encore nous ajouter une pression sur les prix alors qu’il est déjà difficile de vivre de la culture et de l’élevage ?

Selon Fabrice de Bellefroid, membre du comité de pilotage du Réseau RADiS, « il y aura toujours un fossé entre ce que la frange démunie de la population peut dépenser pour se nourrir et les conditions de vie décentes de celui qui produit. Dès lors, de deux choses l’une, soit la prise en charge sociale est accentuée, par le biais d’épiceries sociales par exemple, soit le consommateur est invité à investir une part de son temps, sur le champ, avec le producteur. La réduction de ce fossé fait évidemment partie du projet du Réseau RADiS. »

Toujours selon Fabrice, « l’autocueillette est une solution prometteuse. Le Champ des possibles, à Jupille, montre par exemple qu’un beau panier de légumes hebdomadaire peut ne pas dépasser trois cents euros par an si le travail de récolte, de nettoyage et de préparation des légumes est réalisé par ceux qui les consomment, alors qu’il incombe généralement aux producteurs. C’est donc bien une manière d’avoir accès à de bons légumes frais à des prix extrêmement modiques… On peut également imaginer cela pour les fruits dont la grosse charge en main-d’œuvre grève fortement le prix final. »

Par ailleurs, des magasins coopératifs, permettant aux coopérateurs à faibles revenus d’obtenir un prix réduit en l’échange de quelques heures de travail – réassortiment des rayons, tenue de la caisse… – est également une solution. Echanger un peu de travail contre un prix plus faible, que ce soit en autocueillette ou via des magasins solidaires, implique cependant que les personnes disposent de temps, ce qui pour certains publics est souvent compliqué : personnes ayant deux emplois, familles monoparentales…

Une aide publique sous forme de chèques-alimentations

La Fédération des Services Sociaux, que nous avons contactée pour recueillir leur avis sur la question, soutient le caractère indispensable des aides publiques, et promeut un soutien sous forme de chèques alimentation. Isabelle Caignet, de la Fondation Cyrys, les rejoint. « Il faudrait fonctionner, dit-elle, en lien avec les CPAS, avec des épiceries qui accepteraient des bons d’achat, sans qu’on puisse faire de différenciation, à la caisse du magasin, entre celui ou celle qui s’en sert et le reste de la clientèle… Une sorte de carte de fidélité qui octroierait de substantielles réductions. Les expériences montrent qu’un volet parallèle de sensibilisation reste indispensable : rapport à l’alimentation, ateliers de cuisine, etc. »

D’autres pistes peuvent encore être envisagées : épiceries solidaires mixtes, groupements d’achats collectifs permettant d’acheter, en plus gros volumes et à plus faible prix, des denrées alimentaires, mise en place de potagers collectifs, de cuisines collectives ou de conserveries mobiles, d’ateliers permettant de sensibiliser et de former à la cuisine et à la conservation des aliments… Les idées se multiplient, au fur et à mesure que l’on creuse la question. Reste à les évaluer et à les éprouver afin de faire les meilleurs choix dans les conditions que nous rencontrerons, surtout en fonction des souhaits et besoins réels des personnes que l’on cherche à aider…

L’emploi contre la pauvreté

Le Réseau RADiS a l’ambition de développer des activités de valorisation des productions agricoles bio pour les rendre accessibles aux citoyens de la région. Ces activités seront, sans aucun doute, créatrices d’emplois et/ou pourraient faire l’objet de programmes de réinsertion socio-professionnelle des publics en situation précaire. C’est aussi une piste explorée dans le cadre de notre projet, notamment via une première rencontre avec l’association Cynorhodon, une entreprise de formation par le travail dans le domaine du maraîchage bio et de l’entretien des espaces verts.

Philippe Defeyt nous interpelle sur la nécessité de développer un volet économique solide pour pouvoir intégrer ensuite un volet social d’aide aux personnes démunies. « La question du travail avec les publics précarisés, estime-t-il, doit être au centre des préoccupations ; je serai le dernier à être insensible à cette dimension-là. Je défends assez bien l’idée qu’au vu de la pression du monde économique traditionnel, il faut d’abord et avant tout être des professionnels. Pour faire du maraîchage, il faut un maraîcher ! Il faut qu’il gagne sa vie correctement mais aussi qu’il soit à même de s’organiser pour durer. Quand les démarches économiques sont bien solides, il est alors possible de penser aussi à la dimension sociale : accueillir des stagiaires, travailler avec une Entreprise de Formation par le Travail, collaborer avec un atelier de travail adapté, avec des banques alimentaires, etc. »

Voici donc un beau défi pour notre Réseau RADiS de travailler, en parallèle, au développement des filières bio et locales, sur les aspects de l’intégration sociale et de l’accessibilité de l’alimentation pour tous. Un sujet aussi stimulant que complexe qui nous plongera dans un domaine que nous maîtrisons encore peu, actuellement chez Nature & Progrès, mais qui est d’une importance majeure pour une société plus équitable.