Essaimer l’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère

Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°172

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Par Mathilde Roda,

animatrice chez Nature & Progrès

A la ferme d’Esclaye, l’expérimentation se poursuit : plutôt que d’être séparés du troupeau à la naissance, une vingtaine de veaux laitiers gambadent avec leur mère. Véritable (r)évolution en termes de bien-être et d’éthique, ce modèle intéresse un nombre croissant d’éleveurs. Mais est-il transposable ?

 

A la ferme d’Esclaye, producteurs sous mention Nature & Progrès, l’idée de développer une filière d’élevage de veaux laitiers sous la mère a germé en 2021 (lire notre analyse n°21 en 2022). Elle répond à leur besoin de se réapproprier leur filière et d’assumer la vie de l’ensemble de leurs animaux d’élevage. Cette alternative s’inscrit également dans un contexte de sensibilité de la société aux questions du bien-être des animaux d’élevage.

 

Lait = veau

Pour produire du lait, il faut qu’une mère s’associe à un père (mâle reproducteur ou semence via l’insémination artificielle) pour donner un jeune. La mise-bas est, en effet, nécessaire au déclenchement de la production de lait par la vache, par la brebis, par la chèvre… Une fois la lactation enclenchée, c’est le prélèvement régulier du lait, par le jeune ou par le fermier, qui permettra de maintenir la production laitière pendant plusieurs mois, potentiellement, même, plus d’un an. En élevage bovin, et pour la majorité des élevages ovins et caprins, les jeunes sont séparés de leur mère à la naissance afin que tout le lait puisse être valorisé par l’éleveur. Les veaux sont le plus souvent vendus à des marchands avant une semaine de vie pour rejoindre des filières d’engraissement intensives. Le veau est aujourd’hui considéré comme un co-produit peu rentable, finissant dans les conditions peu enviables de centres d’engraissement.

Ces pratiques posent aujourd’hui de plus en plus question dans la société pour des raisons de bien-être animal et d’éthique. Des associations de protection animale comme Gaia (1) ou L214 (2) dénoncent le stress psychologique du veau et de la mère lorsque leur lien est rompu par les pratiques d’élevage. Des personnes refusent aujourd’hui de consommer du lait pour boycotter ces pratiques qui nient l’instinct le plus basique des animaux : l’attachement d’une femelle pour son petit, et le besoin du jeune de vivre avec sa mère. Pour Nature & Progrès, l’optimisation du bien-être animal est une valeur importante, qui figure dans la charte de l’association, définie par les membres producteurs et consommateurs de l’association (3).

Pourquoi n’élèverait-on pas des veaux au pis de leur mère, comme cela se passait dans des conditions naturelles chez les premières vaches issues de la sélection de l’auroch, avant l’industrialisation de l’élevage ? Les questions de rentabilité sont le plus souvent avancées par le secteur laitier.

 

Changer de paradigme pour le bien de tous

La question des conditions d’élevage des veaux taraude certains éleveurs. Ce fut le cas de la famille Henin, agriculteurs à Beauraing. En 2021, ils ont décidé d’essayer de faire autrement en laissant quelques veaux téter leur mère. L’expérience, reproduite et amplifiée plusieurs années de suite, démontre que développer l’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère apporte des réponses concrètes à de nombreuses problématiques. Bien plus qu’une affaire de sensibilité relative au bien-être des animaux, c’est aussi un facteur de réussite et de durabilité d’un système d’élevage. Par exemple, des études sur des ovins ont montré qu’améliorer la qualité de vie des animaux les rendaient moins craintifs, plus aptes à apprendre des comportements nouveaux et améliore leur réactivité immunitaire (4).

De plus, en laissant les veaux téter l’excédent de lait, l’éleveur peut se permettre de sauter une traite, ce qui allège la charge de travail et offre plus de flexibilité dans les horaires. En combinant cette méthode avec le regroupement des vêlages, la traite peut être mise en pause en fin d’année, libérant l’éleveur pour d’autres tâches à la ferme. Ce système s’inscrit dans le concept du One Welfare, qui intègre le bien-être des animaux et celui de l’éleveur en une approche globale.

Ces pratiques permettent de gagner en résilience et en diversification au niveau de la ferme et ont plusieurs impacts positifs pour la société : diminution des transports d’animaux et d’aliments, promotion de la prairie peu consommatrice d’intrants, meilleure attractivité du métier d’éleveur et production de viande éthique.

 

Qu’en pensent les éleveurs ?

En mars 2022, Nature & Progrès éditait une brochure présentant les résultats de l’essai pilote à la Ferme d’Esclaye (5). Sa large diffusion a permis de faire connaître cette initiative innovante, de mettre la puce à l’oreille d’autres éleveurs. L’association en ensuite exploré l’intérêt et le potentiel de valorisation des veaux en sondant des éleveurs laitiers intéressés par la technique. L’objectif est de comprendre leurs motivations et leurs craintes ; et d’envisager les actions à mener pour essaimer l’initiative dans d’autres élevages.

La principale motivation des éleveurs interrogés est l’amélioration du bien-être animal dans une démarche de cohérence globale du métier d’éleveur. Ils mettent en avant le fait que les animaux peuvent exprimer leur comportement naturel, ce qui diminue le risque de comportements déviants. La meilleure santé des veaux et des vaches contribue tant à leur bien-être qu’à la rentabilité de la ferme. Ils notent plus de flexibilité dans l’organisation des tâches liées à la traite, avec la possibilité, même, de passer en monotraite (traire une fois par jour au lieu de deux), ce qui rejoint la nécessité d’améliorer la qualité de vie et de travail des éleveurs laitiers. Sont également souvent pointés les facteurs en lien avec la relation au consommateur, principalement l’amélioration de l’image de l’élevage. On observe un intérêt porté à la production de viande comme piste de diversification ; une viande de qualité qui peut être valorisée de manière différenciée auprès d’un consommateur demandeur d’une meilleure prise en compte du bien-être des animaux.

Les craintes exprimées par les éleveurs sont principalement liées au changement de système de production par rapport à une situation établie. Elles sont en partie justifiées par un manque de connaissance de la pratique et de ses implications. Pour un éleveur habitué à rechercher un maximum de production laitière, la baisse des volumes provoque des craintes. L’engraissement des animaux n’est pas non plus un métier facile à réinvestir, et sa rentabilité à grande échelle pose encore des questions. Un nouveau modèle d’élevage qui ne tiendrait pas la route économiquement n’est souhaitable ni pour les producteurs, ni pour les consommateurs. Il est donc indispensable de s’assurer de la faisabilité des pratiques innovantes avant d’en faire la promotion. Marc-André Henin invite à regarder au-delà du seul chiffre de production laitière : « Il ne faut pas regarder ce que vous avez et qu’il va vous rester, mais regarder ce que la pratique donne comme modèle global, si on peut en vivre, et bien ». Des éleveurs soulèvent aussi le besoin d’adapter les infrastructures de production. Mais sont aussi relevées des problématiques liées à la commercialisation de la viande issue de ce système d’élevage : les filières ne sont pas encore développées ni sécurisées, ce qui implique des risques économiques importants si la viande n’est pas valorisée à la hauteur de son potentiel. On observe une diminution, d’année en année, de la consommation de viande, ce qui correspond aux recommandations de nombreux scientifiques face aux enjeux climatiques et environnementaux. Comment faire comprendre aux consommateurs les plus-values de l’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère ? Comment aborder avec le grand public la vie des veaux dans le schéma classique, un sujet encore tabou dans le secteur agricole ?

 

Dynamiser le secteur

Les réponses des éleveurs révèlent un besoin d’accompagnement sur la gestion d’un troupeau mixte laitier-viandeux. Une visite de ferme ou une discussion avec un éleveur pratiquant l’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère pourrait suffire à lever une partie des appréhensions. Cependant, peu d’élevages-témoins existent à l’heure actuelle. Afin d’encourager de nouveaux éleveurs à expérimenter ces pratiques, il serait nécessaire de prévoir un soutien financier qui compenserait les éventuelles pertes, et permettrait à la ferme d’assurer son équilibre.

De plus, une partie des inquiétudes repose sur la gestion des débouchés et la sensibilisation du consommateur, alors que l’intérêt pour une viande « éthique », respectueuse des animaux et des éleveurs, constitue une opportunité. Sécuriser la filière, la rendre attractive pour les éleveurs et les rassurer sur la rentabilité économique est indispensable. Le consommateur doit être informé et sensibilisé, mais ce dernier point est sensible tant il est compliqué d’expliquer la plus-value du système d’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère. Les subtilités techniques sont difficiles à aborder, notamment parce qu’elles soulèvent des questions éthiques.

 

Un modèle d’avenir

Notre étude révèle un intérêt notable, au sein d’une partie du secteur laitier, pour l’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère. Il met en avant l’amélioration du bien-être animal et celui de l’éleveur comme un tout indissociable, ainsi que la diversification vers la production de viande, comme une voie prometteuse.

L’élevage des veaux laitiers au pis de leur mère offre un autre modèle, une autre manière d’aborder le métier d’éleveur laitier, un calcul différent de la rentabilité de son exploitation. Il ne faut pas se contenter de compter les litres de lait perdus, mais prendre en compte la flexibilité et la diminution du temps de travail, la satisfaction individuelle et l’étonnante facilité de gestion du troupeau qui ressortent des expériences des éleveurs engagés dans la démarche. Ces aspects remportent l’intérêt d’une majorité d’éleveurs sondés.

A travers cette étude, Nature & Progrès met en évidence qu’il est nécessaire de revoir les bases d’une ferme viable : les chiffres économiques doivent bien entendu tenir la route, mais aussi le bien-être des animaux et des éleveurs, et la cohérence des pratiques avec les aspirations sociales. Il faut encourager les éleveurs à ne plus chercher à maximiser le nombre de litres de lait produits par an sur leur ferme, mais à élargir leur vision aux autres paramètres économiques (valorisation de la viande, qualité à mettre en avant…), écologiques (valorisation des herbages, bien-être et santé des animaux…) et sociaux (acceptabilité des pratiques, bien-être et santé des éleveurs…).

En vue de permettre l’essaimage d’un modèle plus vertueux pour les producteurs et les consommateurs, Nature & Progrès met en évidence quatre autres pistes de développement : (1) le soutien aux éleveurs qui souhaiteraient expérimenter la technique sans compromettre la viabilité de leur ferme, (2) le développement d’un accompagnement technique adapté ou d’un lieu de partage d’expérience, (3) la structuration d’une filière avec des prix justes et des débouchés variés et stables, et (4) l’établissement d’une communication renforcée autour de la pratique, à destination des citoyens et des acteurs de la filière.

 

REFERENCES

 

 

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La compensation carbone, progrès ou treewashing ?

Le climat se dérègle parce qu’il y a trop de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, surtout du dioxyde de carbone. Or, les arbres sont des formidables machines à séquestrer le carbone. Donc, planter des arbres est le meilleur moyen de lutter contre le dérèglement climatique. CQFD ? Prenons l’avion pour réfléchir à cette démonstration a priori infaillible.

 

Par Guillaume Lohest, rédacteur pour Nature & Progrès

 

Vous faites une réservation en ligne. Léger sentiment de culpabilité. Vous savez que votre empreinte carbone va exploser. Si les huit milliards de terriens prenaient l’avion aussi souvent que les classes moyennes occidentales, si leur mode de vie s’alignait sur le vôtre, on aurait besoin de quatre ou cinq planètes. On ne les a pas, vous le savez, et se produit alors un petit soulagement dans votre conscience quand la compagnie aérienne vous propose une compensation carbone. En payant deux euros de plus, vous contribuez à régénérer une forêt en Algarve, au sud du Portugal (1).

 

Planter des arbres pour la biodiversité et le climat

Plus tard, dans l’avion, vous repensez à cette histoire de compensation. Vous faites quelques recherches sur votre smartphone et, soudain, votre cerveau reçoit une grosse dose d’endorphine. Un immense soulagement vous envahit. Vous venez de lire ce truc génial (2) : « Il y a suffisamment de place dans les parcs, les forêts et les terres abandonnées du monde pour planter 1.200 milliards d’arbres supplémentaires, qui auraient la capacité de stockage de dioxyde de carbone nécessaire pour annuler une décennie d’émissions. »

Une étude publiée dans la revue Science (3) a en effet démontré que nous disposons, sur notre planète, de 0,9 milliards d’hectares disponibles pour planter des arbres. Pour calculer ces surfaces, les chercheurs ont exclu les forêts existantes – puisque déjà plantées -, les surfaces cultivées – car il faut aussi veiller à notre autonomie alimentaire – et les villes. Ces arbres pourraient alors capturer 205 gigatonnes de CO2 dans les prochaines décennies, cinq fois la quantité émise en 2018 dans le monde et les deux tiers de tout ce que l’Homme a généré depuis la révolution industrielle. « Si nous plantions ces arbres aujourd’hui, le niveau de CO2 dans l’atmosphère pourrait être diminué de 25 % », indique Jean-François Bastin, l’auteur principal de l’étude.

« Ce qui m’impressionne le plus est l’ampleur. Je pensais que la restauration serait dans le top 10, mais elle a un potentiel bien plus important que toutes les autres solutions proposées pour le changement climatique. » a indiqué le professeur Crowther au journal britannique « The Guardian » (4). Cette solution ne dépend pas du bon vouloir des politiques. « Elle est disponible maintenant, elle est la moins chère possible et chacun d’entre nous peut être impliqué. Cela pourrait permettre de relever les deux plus grands défis de notre époque : le changement climatique et la perte de la biodiversité ». Les forêts abritent en effet plus de 80 % des espèces d’animaux terrestres, de plantes et d’insectes que compte la planète.

Il existerait donc une solution simple à cet immense problème mondial du climat : planter des arbres par trillions ! Et en effet, vous constatez que de nombreux États ont déjà annoncé des programmes massifs : au Canada (deux milliards), en France (un milliard), en Australie aussi (et un milliard de plus !)… On est loin du compte, mais c’est un début. Il suffira d’augmenter la cadence et de planter davantage. Votre cerveau traverse une turbulence mais reste globalement en joie, car les choses sont claires et peuvent être calculées.

 

Treewashing, un alibi pour ne pas changer ses pratiques

Plus pour longtemps. De clic en clic, dans l’atmosphère entre deux continents, vous êtes emmené vers des pages moins accommodantes. Vous faites connaissance avec le concept de treewashing, le greenwashing par les arbres, pratiqué allègrement par les multinationales. Un véritable marché : des opérateurs se proposent comme intermédiaires entre les entreprises et les projets de plantation.

« Ces articles, voire ces études, servent la soupe aux entreprises qui ne veulent pas réduire leurs émissions et font du greenwashing. Ce sont des secteurs économiques entiers qui s’engouffrent dans la reforestation comme solution de lutte contre les changements climatiques. Finalement planter des arbres, ne serait-il pas une façon pour les entreprises de cacher l’enjeu de réduire la production et consommation d’énergies fossiles ? Bienvenu dans l’envers du décor. » interpelle Jonathan Guyot, ingénieur forestier co-fondateur de la communauté All4trees (5). En effet, l’on constate que trois leaders de l’activité pétrolière, ENI, Shell et Total, s’intéressent désormais aux arbres.

L’Organisation des Nations Unies interpelle sur les bienfaits mais aussi les dangers des compensations carbone : « ONU Environnement soutient les compensations de carbone en tant que mesure temporaire jusqu’à 2030 et en tant qu’outil pour accélérer l’action climatique », a déclaré Niklas Hagelberg, spécialiste du climat à ONU Environnement. « Cependant, ce n’est pas une solution miracle, et le danger est que cela peut conduire à la complaisance. Le rapport d’octobre 2018 du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat a clairement montré que, si nous voulons avoir un quelconque espoir de freiner le réchauffement planétaire, nous devons absolument réduire les émissions de carbone : passer à l’électricité, adopter les énergies renouvelables, manger moins de viande et gaspiller moins de nourriture. » (6)

Quant à la capture de carbone par les arbres, les nuances pleuvent de toutes parts. Vous apprenez qu’il n’y a pas d’équivalence exacte entre le carbone fossile émis et le carbone capturé. Que les arbres ne capturent pas du tout avec la même efficacité selon leur âge, selon leur latitude, selon leur « essence » (sic)… Et surtout, qu’un arbre « ne pousse pas instantanément. Il lui faut plusieurs dizaines d’années pour absorber une quantité de CO2 équivalente à celle émise par la combustion d’énergies fossiles. Sauf que nous n’avons pas le temps de regarder pousser les arbres si nous voulons stabiliser le climat (7). »

 

Reforester, mais pas n’importe comment !

L’atterrissage approche et voici le coup de grâce. En octobre 2023, une étude publiée par des chercheurs de l’université d’Oxford (8) parvient à la conclusion que « la tendance actuelle de la plantation d’arbres axée sur le carbone nous entraîne sur la voie de l’homogénéisation biotique et fonctionnelle à grande échelle pour un faible gain de carbone. » Entre les lignes, on comprend que planter des arbres pour ralentir le dérèglement climatique est, au mieux une illusion, au pire une aggravation du problème. Car ce sont les plantations industrielles à grande échelle qui représentent la majorité des arbres plantés : or, elles servent à d’autres fins qu’à séquestrer le carbone et créent bien d’autres problèmes auxquels vous n’avez pas envie de songer à présent, car votre moral est tombé au plus bas.

C’est la fin. Vous teniez une solution magique, il n’a fallu que quelques heures pour qu’apparaisse tout ce qu’elle avait de naïf et de simplificateur. Vous voici arrivé à la conclusion inverse : planter des arbres pour préserver le climat, c’est n’importe quoi. Vous jurez qu’on ne vous y reprendra plus. Mais avant cela, reste une dernière chose à vérifier. Votre moteur de recherche, Ecosia, cela vous revient, promettait lui aussi de planter des arbres pour compenser l’empreinte de votre utilisation d’Internet. Du bluff, là encore ?

Peut-être pas tant que cela. Dans un entretien (9), le fondateur d’Ecosia semble conscient des pièges. « Quand on plante des arbres, il est important de le faire de la bonne manière », précise-t-il. « Nous ne plantons pas nous-mêmes des arbres mais nous travaillons avec des associations, des ONG et des entreprises dont c’est la spécialité. » Une sélection s’opère : « Nous avons aussi rejeté de nombreux dossiers car ils n’apportaient pas les garanties suffisantes. Ce qui est important, c’est de planter des arbres aux endroits où ils devraient être plantés, pour ne pas déstabiliser l’écosystème, dont les sols. »

 

Alors, faut-il replanter des arbres pour le climat ?

C’est le moment d’atterrir. Croire que planter 1.200 milliards d’arbres est une solution miraculeuse pour stopper le dérèglement climatique est une déformation occidentale de l’esprit humain. Galilée comparait la nature à un grand livre de mathématiques, Descartes voyait l’Homme devenir maître et possesseur de celle-ci. Eh bien, en comptant le nombre d’arbres et de gigatonnes de CO2 qu’ils peuvent séquestrer, nous reproduisons le vieux schéma rationaliste de la modernité. L’histoire du marteau qui voit tous les problèmes sous forme de clous. De la mentalité d’ingénieur, dirait Aurélien Barrau. Nous réduisons le vivant à un livret de comptabilité.

Mais si, déçus d’avoir cru au miracle mathématique, nous nous mettions à critiquer avec aigreur et cynisme tout projet de plantation d’arbres, nous agirions comme des enfants gâtés de la modernité dont on a cassé le dernier jouet. Le treewashing existe, les multinationales sont sans scrupules, certes, mais les arbres font partie des écosystèmes à régénérer et donc des pistes à suivre. Sans naïveté et en accordant notre confiance à des organismes qui travaillent au plus proche du terrain, en lien avec des expertises plurielles, à la fois scientifiques et associatives, locales et régulièrement évaluées (10).

Ne perdons pas nos objectifs de vue, et poursuivons nos efforts pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Nature & Progrès encourage chacun et chacune à la sobriété, à une réflexion poussée sur nos habitudes alimentaires et énergétiques. Veiller au climat, c’est choisir des produits locaux de saison, qui n’ont pas nécessité ni de transports ni de chauffage permettant de décaler les saisons. C’est choisir des aliments bio, qui ne dépendent pas de fertilisants de synthèse dont la filière de production est extrêmement énergivore. C’est isoler de manière naturelle son habitat pour réduire ses dépenses énergétiques. C’est privilégier le covoiturage, le vélo, les déplacements à pied, la mutualisation et la solidarité. Nous continuerons à planter des arbres, car ils contribuent à la beauté de nos paysages, à une agriculture résiliente, à nous nourrir de baies et de fruits, à héberger la biodiversité… Mais pas pour compenser des comportements délétères pour le climat ni pour nous donner bonne conscience !

 

REFERENCES

  1. Voir « Ryanair lance un nouveau calculateur de carbone », https://corporate.ryanair.com/.
  2. “Planting 1.2 Trillion Trees Could Cancel Out a Decade of CO2 Emissions, Scientists Find” sur Yale Environment 360, https://e360.yale.edu.
  3. Bastin J.-F., Finegold Y., Garcia C., Mollicone D., Rezende M., Routh D., Zohner C.M. et Crowther T.W. 2019. The global tree restoration potential. Science 365 (6448) : 76-79
  4. Carrington D. 2019. Tree planting “has mind-blowing potential” to tackle climate crisis. The Guardian. https://www.theguardian.com/environment/2019/jul/04/planting-billions-trees-best-tackle-climate-crisis-scientists-canopy-emissions
  5. Guyot J. 2021. Planter 1.200 milliards d’arbres peut-il vraiment sauver le climat ? https://news.all4trees.org/planter-1200-milliards-arbres-sauver-changements-climatiques/#:~:text=L’arbre%20qui%20cache%20une,lutte%20contre%20les%20changements%20climatiques.
  6. Communication de l’ONU Environnement de 2019 : https://www.unep.org/fr/actualites-et-recits/recit/les-compensations-carbone-ne-nous-sauveront-pas
  7. « Planter des arbres pour mieux polluer ? », Tribune dans Libération par Sylvain Angerand, président de l’association Canopée et Jonathan Guyot, président d’all4trees, 3 avril 2019.
  8. Aguirre-Gutiérrez, Jesús et al., “Valuing the functionality of tropical ecosystems beyond carbon” dans Trends in Ecology & Evolution, Volume 38, Issue 12, 1109 – 1111.
  9. Christian Kroll (Ecosia) : “Nous ne nous contentons pas de planter des arbres, nous les faisons grandir”, sur We Demain, propos recueillis par Florence Santrot le 21 mai 2022.
  10. Voir, par exemple, All4trees (https://all4trees.org) ou Cœur de forêt (https://www.coeurdeforet.com).

 

Pesticides : on n’en veut plus !

Comment s’orientent les mesures belges en vue de réduire l’utilisation et les risques liés aux pesticides ? Une conférence donnée par le Service Public Fédéral le 14 novembre dernier nous éclaire sur la vision de l’administration : privilégier l’utilisation de substances moins nocives, faire appel à la technologie pour des épandages ciblés… Nature & Progrès revendique de réelles mesures pour se passer de ces poisons, pour notre santé et pour l’environnement.

 

Par Virginie Pissoort, chargée de campagnes chez Nature & Progrès

 

Le refus de la chimie est la motivation qui fut à l’origine de la naissance de Nature & Progrès, tant en France qu’en Belgique. Depuis près de 50 ans, notre association lutte pour faire interdire les pesticides, tout en démontrant que des alternatives existent et sont éprouvées depuis plusieurs décennies par les agriculteurs biologiques. Le suivi et le décodage des politiques européennes et nationales constitue une mission importante pour éclairer les citoyens sur les perspectives à venir.

La réduction des pesticides et des risques liés aux pesticides est une obligation européenne inscrite dans la directive SUD (Directive 2009/128/EC – Sustainable Use of Pesticide Directive). Etant donné que peu d’Etats-membres ont voté des textes pour mettre en œuvre la directive, la Commission européenne a souhaité la transformer en règlement (projet SUR) à application directe. Cette initiative a finalement échoué après un vote de refus au Parlement européen sur un texte à ce point amendé qu’il en avait été vidé de sa substance et un retrait par la Commission elle-même en réponse aux manifestations agricoles début 2024.

 

Un engagement au pluriel

En Belgique, le plan de réduction des pesticides en cours, intitulé NAPAN 2023-2027, n’a été approuvé que fin 2023, amputant le programme quinquennal d’une année. Petit frère des NAPAN 2013-2017 et 2018-2022, ce troisième programme vise, dans la foulée des deux précédents, à réduire l’utilisation des pesticides et les risques liés à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques à travers un panel d’actions autour de cinq pôles : (1) réflexion et développement de solutions, (2) consultation de toutes les parties prenantes, (3) changements structurels ou comportementaux, (4) sensibilisation et information, et enfin, (5) monitoring. Des mesures s’adressant aussi bien aux professionnels (agriculteurs, secteurs verts, public et privé) qu’aux particuliers, et incombant aux régions ou au fédéral, selon leur objet.

En effet, en Belgique, la règlementation sur les pesticides touche tant le fédéral (autorisation de mise sur le marché, phytolicence, etc.) que les régions (utilisation des pesticides, qualité des eaux, etc.). Les différentes autorités, chacune dans les limites de leurs compétences, sont responsables d’implémenter la SUD. On parle de Programme fédéral de réduction des pesticides (PFRP) au fédéral, de Programme wallon de réduction des pesticides (PWRP) en Wallonie, de Programme de réduction régional des pesticides (PRRP) pour la région de Bruxelles-Capitale et du Vlaams actieplan duurzame pesticidengebruik en Flandre. Ensemble, ils composent le NAPAN, Nationaal actie plan d’action national, disponible sur www.phytoweb.be.

 

Une vision peu ambitieuse

Chacune des autorités y allant à sa manière, les différents programmes ne se répondent, ni ne se complètent sur les priorités, les objectifs stratégiques, les actions ou les facteurs de succès. Mais tous ont fait l’objet d’une consultation publique : citoyens, agriculteurs, associations et industries, qu’ils sont censés refléter. Ils sont également, on peut l’espérer, le fruit des évaluations des programmes précédents. Face aux déclinaisons parfois décousues selon les autorités responsables – supposées s’inscrire dans les onze thèmes décrits par la SUD -, un comité de coordination des programmes a vu le jour en 2010, le NAPAN Task Force, en vue d’assurer une certaine cohérence. Il est coordonné par le Service Public Fédéral (SPF). Pour permettre aux acteurs d’y voir plus clair sur le NAPAN, le SPF organise annuellement, depuis trois ans, une journée à destination des parties prenantes. Le 14 novembre dernier, pas moins de 250 personnes y ont participé de visu ou en ligne. L’occasion d’y voir plus clair sur la vision et les priorités de notre administration.

Pour le SPF, le constat est clair : « Il y a de plus en plus de molécules qui disparaissent, les questions de santé et d’environnement sont de plus en plus sérieuses […] et nous souhaitons maintenir une disponibilité élevée de produits ». C’est ainsi que Maarten Trybou, directeur de la direction Produits Phytopharmaceutiques au SPF, a abordé la question, en insistant sur le fait qu’aujourd’hui, « ni les acteurs du secteur qui disposent de trop peu de produits pour une bonne production agricole, ni les consommateurs, citoyens ou associations qui ont une perception des effets négatifs des pesticides sur la santé et l’environnement véhiculée par les médias, ne sont satisfaits. » Et de conclure, « en matière d’autorisation, nous voyons deux pistes sur lesquelles travailler. » Concrètement, il s’agit (1) de stimuler l’accès au marché des produits à faible risque, et (2) de réduire l’exposition grâce à une application ciblée des pesticides.

 

Des produits à faible risque ?

Coïncidant souvent avec les produits autorisés en agriculture biologique, mais pas systématiquement (exemple : le cuivre autorisé en agriculture biologique n’est pas à faible risque), les produits à faible risque pour l’environnement et la santé sont soumis au même parcours d’autorisation que les pesticides de synthèse. Le SPF a décidé de faciliter le parcours à travers différentes mesures : soutien à l’introduction des demandes qui viennent souvent de plus petites entreprises moins outillées, priorité de ces produits à l’agenda du Comité d’agréation, mise en place d’un pôle d’experts au sein du SPF, etc. Une fois autorisés, pour faciliter l’utilisation de ces produits, le SPF a créé une catégorie spécifique dans sa base de données Phytoweb.

 

Une application ciblée ?

Pour passer l’épreuve de l’évaluation des risques alors que des études révèlent chaque jour les effets des différentes substances sur la santé et sur l’environnement, des conditions techniques plus strictes à l’utilisation des produits sont imposées par le régulateur : utilisation en milieu fermé, utilisation de buses anti-dérives, pulvérisations ultra-ciblées dans le champ, quantités limitées par hectare, etc. Le SPF a exposé, lors de la rencontre du 14 novembre, les évolutions existantes et à prévoir en la matière grâce à des technologies toujours plus performantes. Ces dernières posent toutefois un problème, celui de la mise en œuvre et du contrôle du respect de ces restrictions. Une autre question que pose cette stratégie visant à miser sur le développement technique et technologique, que je me suis permise de leur poser : Quid de l’accès à ces technologies de pointe et de l’enjeu socio-économique d’une telle agriculture, dans un contexte où les agriculteurs sont déjà totalement dépendants et fragilisés par l’absence de maitrise de leurs facteurs de production ? De toute évidence, les priorités du SPF ne sont pas celles que défend Nature & Progrès !

 

Taxer les pesticides

En dehors de ces deux pistes du SPF, une priorité nous a paru intéressante et particulièrement stratégique dans la perspective de réduction des pesticides et des risques : la mise en place d’un système de taxation en fonction de la nuisance et des risques. Le Danemark applique un tel régime depuis 2010. Il a permis de réduire la charge nationale en pesticides de 40 % et de générer quelques 87 millions d’euros par an. Le SPF est toutefois resté prudent sur cette piste en la limitant à une étude de faisabilité technique, sans préjudice des choix politiques qui devraient être assumés pour mettre en œuvre un tel système de taxation.

 

Où sont les vraies solutions ?

« Pour être franc, je ne suis pas optimiste » conclut Maarten Trybou. Sur ce constat-là, nous sommes d’accord. Le panorama actuel, en Belgique comme en Europe, est loin d’être enthousiasmant en matière de réduction des pesticides. On avance par essai-erreur, produit par produit. Les molécules autorisées un jour sont finalement interdites parce que la réalité montre qu’elles sont trop toxiques. Elles sont alors remplacées par de nouvelles molécules, moins risquées selon les études scientifiques produites principalement par l’industrie, pour à leur tour finalement être interdites, et ainsi de suite. Là où le SPF parle de stimuler les produits à faible risque et privilégier les applications ciblées, nous aurions préféré que l’accent soit réellement mis sur des modes de production et des techniques de production qui s’affranchissent des pesticides, avec un focus sur les variétés robustes, la lutte intégrée contre les ravageurs. Si tant est que l’objectif est vraiment de s’affranchir des pesticides !

 

E400 : Inquiétudes pour les forêts marines

Une autoroute sur les fonds marins ? Pas vraiment. E400 est un additif alimentaire, l’acide alginique, extrait d’algues marines. Une industrie en plein développement, qui met en danger les forêts sous-marines. Les prélèvements dans le milieu naturel posent en effet des questions environnementales. A-t-on réellement besoin de ces additifs dans nos assiettes ?

 

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef chez Nature & Progrès

Photo (c) Adobe Stock

 

Au fil de ces dernières décennies, l’alimentation que nous achetons en magasin s’est enrichie en nouvelles substances. Les additifs alimentaires sont des produits ajoutés aux denrées alimentaires dans le but d’en améliorer la conservation, le goût et l’aspect. Dans l’Union européenne, ils sont désignés, sur l’emballage des produits alimentaires, par la lettre E (pour Europe) suivie d’un nombre de trois chiffres (le SIN ou Système international de numérotation). La qualité de ce que nous ingérons est une préoccupation importante pour les membres de Nature & Progrès et pour de plus en plus de personnes soucieuses des impacts pour la santé et l’environnement de leurs choix alimentaires. Intéressons-nous à une classe de ces additifs, les alginates, qui sont exploités presque devant notre porte, et à leur impact environnemental.

Juillet 2024, Plouguerneau, dans le Nord Finistère. Sous le crachin breton, un groupe de courageux touristes entoure le guide sur le quai du port de Korejou. L’histoire de la récolte des algues, des pratiques classées au patrimoine culturel immatériel de France (1), est contée par un ancien goémonier. Face au groupe, deux bateaux de pêche sont au repos, attendant la marée.

 

Précieuses algues

Ce sont les laminaires qui intéressent les bateaux. Avec un rendement d’une centaine de tonnes par hectare, soit dix fois celui d’un champ de céréales, les colonies d’algues représentent une ressource importante.

Les algues marines sont exploitées dans le Nord Finistère depuis plusieurs siècles. Dans une économie de subsistance, elles servaient de combustible, de nourriture pour le bétail et d’engrais pour les terres agricoles, aujourd’hui parmi les plus riches de Bretagne. La production de soude (carbonate de sodium) à partir des cendres des algues a fourni les manufactures du verre aux XVIIe et XVIIIe siècles. Découverte en 1812, l’iode devient la principale production destinée à l’industrie pharmaceutique – pour réaliser la fameuse teinture d’iode antiseptique – du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1950.

De nombreuses usines se sont développées pour le traitement des algues, récoltées par une main d’œuvre familiale relativement pauvre, dans des conditions difficiles. A l’aide de la guillotine, une sorte de faucille montée sur un long manche, les marins coupaient les algues, puis les hissaient sur leurs bateaux. Ramenées à marée basse vers la côte, les embarcations étaient déchargées vers des charrettes tirées par des chevaux postiers bretons, baignés jusqu’aux flancs dans l’eau salée. La récolte était mise à sécher par les femmes et les enfants sur les dunes, puis brûlées dans les fours à goémon en pierre creusés à même le sol, dont les vestiges parsèment encore aujourd’hui le littoral breton.

Dès 1830, l’activité artisanale est mise en danger par la concurrence internationale. Les gisements de nitrate du Chili contiennent en effet un iode facile à extraire. A la difficulté de la récolte s’ajoute une tension sur les prix, qui pousse de nombreux goémoniers à se rediriger vers la pêche, plus rentable. « Ils (les goémoniers) se plaignent, dites-vous ? Ils se plaindront bien davantage quand nous ne serons plus là. Car notre profession n’est plus qu’un anachronisme, une forme archaïque et surannée d’industrie appelée à disparaître tôt ou tard. Nous sommes à la merci des Américains : on ne consomme plus l’iode comme du pain. Tant que le trust limitera volontairement sa production, nous tiendrons ; quand il ne la limitera plus, nous plierons bagage. Il y a comme une fatalité sur toutes nos industries bretonnes. Elles agonisent l’une après l’autre et nous éprouvons le sort qu’ont connu avant nous l’industrie textile et l’industrie minière et qui menace en ce moment même l’industrie des grandes pêches : le temps de la Bretagne industrielle est passé… » Charles Le Goffic, La revue des mondes, novembre 1906.

L’abandon des mesures protectionnistes en 1955 sonne le glas pour l’industrie de l’iode européenne. Décision âprement regrettée par le secteur, qui partage ses inquiétudes : « Nous devons malheureusement constater que si nous nous trouvions, pour une raison ou pour une autre, isolés du Chili, nous nous trouverions, en France, totalement dépourvus d’iode, car la seule usine existant encore en Bretagne est elle aussi appelée à disparaître » (Le Télégramme, mai 1955).

Le secteur se rattrape grâce à un nouveau débouché : l’alginate de sodium. Ce sel est extrait à partir du liquide visqueux entourant la paroi cellulaire des algues brunes, particulièrement les laminaires. Sa fonction naturelle consiste à assurer la flexibilité de l’algue. Les alginates forment des gels durs et thermostables utilisés comme additifs alimentaires (E400 à E405), permettant la reconstruction des aliments (jambon, cordons bleus, poisson pané, etc.). Ils donnent une texture onctueuse aux yaourts et crèmes glacées. Les alginates sont utilisés comme épaississants, gélifiants, émulsifiants et stabilisants de produits industriels variés : gelées alimentaires, produits de beauté, peintures, encres d’imprimerie, etc. Ce débouché prend son essor dès les années 1960.

Additifs à base d’alginate

  • E400 : Acide alginique
  • E401 : Alginate de sodium
  • E402 : Alginate de potassium
  • E403 : Alginate d’ammonium
  • E404 : Alginate de calcium
  • E405 : Alginate de propane-1,2-diol

 

Industrialisation et mondialisation

Face à la demande des industriels, les techniques de récolte sont améliorées. Le skoubidou, un crochet fixé au bout d’une longue barre métallique, attrapant et arrachant les algues, est d’abord utilisé manuellement. Puis, se développe le skoubidou hydraulique, monté sur les bateaux dès 1971.  Le peigne norvégien, sorte de râteau trainé sur les fonds marins, se développe dès 1995. Alors qu’en 1954, 676 marins bretons récoltaient 2.500 tonnes d’algues avec 404 bateaux, aujourd’hui, 70.000 tonnes de laminaires sont récoltées chaque année par une quarantaine de marins avec 35 bateaux. Les algues brutes sont livrées à deux usines qui en extraient les alginates, fournissant ensuite une constellation d’entreprises utilisatrices (cosmétiques, pharmaceutiques, alimentaires…) localement. Mais le plus gros des volumes part à l’export aux quatre coins du monde.

Constat inquiétant : les deux usines qui extraient les alginates des algues sont passées aux mains de multinationales. « Les deux entreprises françaises appartiennent à des multinationales dont elles ne représentent qu’une faible part d’activité. Depuis vingt ans, elles sont étroitement dépendantes des stratégies d’implantation mondiale de ces grands groupes. En 2006, 60 salariés travaillaient à Lannilis (140.000 dans le monde dans le groupe américain Cargill) et 60 à Landerneau (1.000 dans le monde dans le groupe Danisco). Mais la concurrence chinoise sur le marché de l’algue menace », peut-on lire sur les plaquettes explicatives du musée des goémoniers de Landerneau.

L’inquiétude face à la concurrence chinoise est bien réelle. Eric Marrec, président de la Chambre syndicale des algues marines, interpelle en 2005 : « Nous ne sommes pas sur la même planète. Leurs prix n’ont rien à voir avec les nôtres. Il va falloir se battre pour survivre. En Chine, on obtient les alginates avec la culture d’une espèce voisine, la Laminaria japonica. Depuis vingt ans, cette algue a conquis le marché des alginates « techniques » employés dans les peintures, bâtons de soudure et autres produits non alimentaires. Par contre, ils ne savaient pas élaborer de produits finis aux normes de l’industrie européenne. Cette fois, ça y est, ils sont en train de s’y mettre ». Le journaliste, Raymond Cosquéric, poursuit : « Nos marins goémoniers ne restent pas les deux pieds dans le même canot. Depuis peu, ils exploitent une nouvelle algue pendant l’hiver, l’Hyperborea. Et cet été, un nouvel outil de récolte va être testé pour exploiter l’Ascophyllum. Mais ce qui arrêtera les Chinois, c’est l’inventivité des usiniers qui ont 150 emplois à défendre dans le Finistère Nord. »

 

Goémon, blé des vagues, pain de mer. Moisson qui lève sans semailles

Pierre Jakez Hélias

 

Les algues, « un marché en constante expansion qui n’est limité que par la quantité d’algues que l’on peut récolter » sont une ressource sous pression. Une course mondiale à la productivité est en route, comme dans tant d’autres domaines économiques. Ayant déjà pu constater les effets négatifs, sociaux et environnementaux, qui accompagnent de telles compétitions, il est difficile de ne pas s’inquiéter de l’impact de l’exploitation des algues sur les ressources marines. Plusieurs équipes de scientifiques se sont penchés sur cette question.

 

Protection des forêts sous-marines

Les laminaires sont des algues brunes colonisant l’étage infralittoral. Ayant besoin de lumière, elles désertent les grands fonds. Elles sont munies d’un stipe, tige flexible ancrée sur les rochers par des crampons et supportant de longs rubans, dont la longueur peut atteindre quatre mètres. Si on observe l’algue couchée à marée basse, elle se dresse en pleine mer, constituant alors de véritables forêts sous-marines.

Constituant un écosystème à part entière, les colonies de laminaires abritent une faune et une flore riches. La laminaire peut servir de support à une dizaine d’espèces d’autres algues et animaux épiphytes – qui l’utilisent comme support. Elle nourrit et abrite des crustacés (araignées de mer, homard), des échinodermes (oursin, étoile de mer), des mollusques (ormeaux, seiche), etc. Les poissons viennent s’y reproduire, notamment le lieu jaune, la vieille et le labre. C’est dans cet habitat d’intérêt communautaire que les phoques gris et les grands dauphins viennent se nourrir.

Bien conscientes de la richesse de ces écosystèmes, les autorités ont mis en place des règles d’exploitation des laminaires. Pour Laminaria hyperborea, elles imposent l’octroi d’une licence (limitées à 35 en Bretagne), une taille de bateau de maximum douze mètres, une pause dans la récolte entre le 15 mai et le 1er septembre, un quota de récolte, une zone de récolte, un débarquement maximum par jour, des normes techniques pour le peigne et l’utilisation d’un système de géolocalisation (Vessel Monitoring System). Un système de jachère triennale est mis en place : les récoltes sont espacées de trois ans sur une même zone. Un quadrillage a donc été mis en place pour définir le régime de chaque zone de récolte.

 

Forêts marines en danger

Afin d’évaluer l’état des colonies de laminaires, différentes études ont été mises en place. L’étude SLAMIR a été réalisée entre 2018 et 2022 par un collectif de chercheurs français, s’intéressant à Laminaria hyperborea (2). En comparant des paires de sites exploités ou non exploités, la recherche a démontré que l’impact de la récolte des algues est limité : la repousse des algues atteint 75 % au cours d’un cycle de trois ans (les chercheurs recommandent cependant de passer à une quatrième année de jachère), et la biodiversité ne semble pas impactée par les pratiques d’exploitation.

Les résultats de cette étude ne semblent cependant pas faire l’unanimité. En effet, quelques détails interpellent. La recherche cherchait à comparer deux paies de sites, mais tous ont été écartés. Un site, qui était en protection intégrale, n’a pas été retenu car on a constaté qu’il avait été récolté illégalement. Sur un autre site, un phénomène de mortalité inexpliquée des algues a eu lieu. Une nouvelle paire de sites a été choisie, et c’est elle qui a fait l’objet des observations pendant trois ans (au lieu des quatre années prévues), ce qui est fort léger pour tirer des conclusions.

« Les méthodes de récolte des algues mettent en péril certaines espèces », estime Line Le Gall, chercheuse à l’Institut de Systématique, Évolution et Biodiversité en France. Le skoubidou, qui arrache les algues plutôt que de les couper, ralentit la régénération des populations. La chercheuse incrimine aussi l’utilisation du peigne norvégien qui racle les fonds marins et fracture les roches auxquelles sont arrimées les algues. Le substrat se retrouve emporté par les courants à des endroits où les algues ne savent pas se développer.

Line Le Gall rappelle que les populations d’algues sont déjà en déclin. Les scientifiques du Laboratoire d’océanologie et de géosciences de Wimereux, en collaboration avec des chercheurs de la Station biologique de Roscoff, associent ces mortalités au réchauffement de l’eau associé au changement climatique. Dès que la température de l’eau dépasse 17 °C, Laminaria digitata ne se reproduit plus. Des chercheurs de l’Alfred Wegener Institute for Polar and Marine Research en Allemagne évoquent aussi la responsabilité du trou dans la couche d’ozone, ayant démontré que les laminaires sont sensibles à l’intensité des rayons ultra-violets. D’autres scientifiques encore incriminent les pesticides et autres polluants présents dans nos océans.

« A ce stade, je pense qu’il est nécessaire de ne plus les récolter. Avec l’impact du changement global ajouté à celui des récoltes, je pense que les laminaires sont en train de devenir une population à risque. Je ne dis pas que l’espèce va disparaître mais à l’échelle locale, sur nos côtes, je doute qu’on ait encore des champs de laminaires dans 25 ans. » Cette disparition concernerait, par effet domino, d’innombrables espèces animales et végétales.

 

La culture d’algues à la rescousse ?

Sur l’ensemble des 370.000 espèces de plantes terrestres recensées, seules 2.500 ont été domestiquées, et 250 sont cultivées à grande échelle. Pour les algues, la situation est identique : seules une dizaine d’espèces sont cultivées sur 11.000 recensées. « Maîtriser le cycle de reproduction de l’algue pour arriver à la produire en masse est extrêmement difficile », explique Line Le Gall. L’exploitation d’algues cultivées – toutes espèces confondues – représente 32 % des récoltes en France, mais 97 % dans le monde.

Cette culture n’est cependant pas forcément bon élève en termes environnementaux. On peut, en effet, la comparer à une agriculture intensive. En Asie, d’immenses « champs » de culture d’algues s’étendent sur des kilomètres. Outre leur aspect inesthétique, on leur reproche de prendre le pas sur d’autres activités économiques liées à la mer, mais surtout, de prendre la place d’écosystèmes marins sauvages. Ces monocultures posent aussi question. « Le problème, raconte Michèle Barbier, biologiste marine et experte indépendante en éthique pour la Commission européenne, au micro de France Culture (3), c’est de cultiver des espèces exotiques qui risquent d’avoir un fort impact sur l’écosystème, soit en amenant des maladies, en modifiant le flux génétique qui amènera à une perte de biodiversité, soit en raison de traitements fertilisants ajoutés à l’eau qui impacteront la faune et la flore locale. »

 

Des algues brunes aux marées vertes

Un autre problème environnemental se retrouve associé à la transformation des algues en alginate : la gestion des boues industrielles. Un article de Ouest France de mai 2006 interpelle. « Extraire les alginates des algues suppose des bains successifs d’acide sulfurique et de chaux, suivis de décantation et de filtration ». Parmi les sous-produits, la cellulose est valorisée en guise d’engrais chez les légumiers. Mais il reste à l’entreprise Degussa près de 10.000 tonnes de boues biologiques par an. Des contrats d’épandage sont conclus avec des agriculteurs. « Un exercice difficile sur un canton classé en « super zone d’excédents structurels », où les boues agroalimentaires sont en concurrence avec les déjections de vaches et de cochons ». Rappelons-nous que la Bretagne est particulièrement sensible aux excès de nitrates, se manifestant par les fameuses marées vertes, prolifération d’algues vertes sur les côtes bretonnes, menant à l’eutrophisation des milieux.

 

Tout ceci pour du Flanby ?

Avec un rendement d’une centaine de tonnes par hectare, soit dix fois celui d’un champ de céréales, les colonies d’algues présentent, pour l’entrepreneur, un potentiel important. D’abord valorisée dans une économie de subsistance locale comme combustible, aliment pour le bétail et engrais pour les maigres terres du littoral, elles ont ensuite fait l’objet d’une exploitation artisanale pour la fabrication de soude, puis d’iode. C’est dans les années 1960 que ces activités sont abandonnées pour un développement industriel lié à la fabrication d’alginate. La récolte s’est intensifiée grâce au développement de nouvelles techniques, et deux entreprises, gérées par des multinationales, sont fournies et approvisionnement un marché mondialisé. Avec une course folle à la productivité, et une concurrence acérée, l’impact sur l’environnement ne fait que croître, et ce, malgré des mesures de protection, et dans un contexte de déclin des colonies de laminaires.

Tout ceci… pour du Flanby ? Si les alginates ont certainement leur importance dans certains domaines technologiques, il est permis d’en douter en ce qui concerne l’industrie alimentaire. A-t-on vraiment besoin de viande reconstituée, de yaourts ultra-fermes, de tous ces nouveaux produits industriels ? On retrouve même des alginates dans la peau de saucisson et dans les pâtées pour chiens et chats ! Nos producteurs fermiers et artisans démontrent chaque jour que ces additifs ne sont pas nécessaires pour réaliser des produits sains, naturels et savoureux. Voici encore une bonne raison de se détourner de l’industrie pour privilégier nos fermes bio locales.

Il est important, aujourd’hui, que les citoyens puissent en savoir plus sur les additifs utilisés dans leur alimentation et leurs impacts sur la santé et sur l’environnement. Nature & Progrès poursuivra sa mission d’investigation pour informer les consommateurs de ce que l’industrie agro-alimentaire introduit dans son alimentation. Afin que chacun puisse faire le choix de consommer, ou non, ces produits.

AGISSONS ! Et si nous inspections nos yaourts, flans et autres produits transformés à la recherche des additifs E400 à E405 ? Envoyez-nous une photo de l’étiquette : sylvie.laspina[at]natpro.be

 

REFERENCES

  1. La récolte du goémon en Bretagne à l’Inventaire du patrimoine culturel immatériel en France. Fiche consultable sur https://www.pci-lab.fr/fiche-d-inventaire/fiche/237-la-recolte-du-goemon-en-bretagne
  2. Références du rapport SLAMIR : Laspougeas C., Derrien S., Davoult D., Laurans M., Thiriet P., Le Niliot Ph. Et Capietto A. 2003. Le Suivi des LAMinaires en Iroise, SLAMIR : 2018-2022. Rapport synthétique, 17 pages. https://parc-marin-iroise.fr/documentation/le-programme-slamir-suivi-des-laminaires-en-iroise
  3. Interview de Line le Gall et de Michèle sur France Culture (2021): https://www.radiofrance.fr/franceculture/les-algues-meritent-d-etre-mieux-protegees-7295772

Le pouvoir des mots

Le choix des mots que nous utilisons pour faire passer un message a des conséquences sur la manière dont les faits et les idées sont perçus. Nous pouvons adapter notre vocabulaire pour mieux sensibiliser aux enjeux climatiques, pour faire (re)connaitre de nouveaux concepts ou favoriser leur adoption par le grand public. Mais ces mêmes mots peuvent aussi nous endormir, voire nous manipuler. Quand la linguistique nous éclaire…

 

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef chez Nature & Progrès

PHOTO (c) Alfred Derks (Pixabay)

 

Tous les jours, le langage est utilisé pour communiquer : informer, conscientiser, persuader… Il influence la façon dont nous nous représentons les défis de société et, in fine, notre capacité à y répondre. Et si nous interrogions l’utilisation de la langue et ses implications dans les grands enjeux sociaux et écologiques ?

 

Des mots pour interpeller

« Pouvons-nous tous, maintenant, l’appeler par son nom : effondrement climatique, crise climatique, urgence climatique, effondrement écologique ? » interpellait, en 2019, la jeune Greta Thunberg. Plusieurs scientifiques, politiques et journalistes ont décidé de faire évoluer leur vocabulaire. Cette même année, le journal anglais The Guardian (1) annonce un changement de ligne éditoriale : « L’expression « changement climatique » est passive et douce, alors que les scientifiques parlent d’une catastrophe pour l’humanité. » Le terme « réchauffement » est également critiqué car il ne met pas en avant l’augmentation des extrêmes et peut être vu comme positif, la chaleur étant associée à l’affection (2).

Les nouveaux termes choisis sont l’urgence, la crise, l’effondrement, la catastrophe, le bouleversement et le dérèglement climatiques. S’ils interpellent davantage sur la situation d’urgence et de danger, ils peuvent aussi mener à un effet sidérant, entraînant la paralysie plutôt que l’action. Les termes « crise » ou « urgence » peuvent aussi être perçus de manière négative, les situations de crise pouvant entraîner une restriction des libertés individuelles (3). « Au-delà de la capacité du langage à saisir la réalité climatique, c’est également sa propension à être au service de mesures permettant de répondre à cette situation qui est en jeu. », analyse Pauline Bureau, docteure en linguistique appliquée à Paris (4).

Des néologismes voient le jour pour définir et reconnaitre de nouveaux concepts. C’est le cas de l’ « éco-anxiété », entré dans le dictionnaire en 2023. Ce terme a permis de rassembler les expériences vécues par différents individus en un concept unique, qui apparaît comme un sentiment pouvant être ressenti par tous. Cette reconnaissance a conduit au développement d’un nouveau champ de recherches scientifiques, comme en témoigne le foisonnement récent de publications sur le sujet.

 

Des mots mal choisis ?

Au-delà d’un indice économique, la « décroissance » est devenue un mouvement social et idéologique remettant en question le productivisme associé à la quête de croissance. Décroître, c’est diminuer, descendre, ce qui est souvent associé à quelque chose de négatif : « tomber malade, être au trente-sixième dessous, plonger dans le coma… » et rend le terme impopulaire, d’autant qu’il est associé à une idée de sobriété, de renoncement, de privation (5). Certains auteurs préfèrent le terme « post-croissance », qui parle plutôt de dépassement (à connotation positive, « se dépasser »…) mais dont l’étymologie n’indique en rien le projet proposé (6).

Georges Lakoff, professeur émérite en sciences cognitives et de linguistique en Californie, analyse le terme « environnement ». Il apparaît en 1265 dans le sens de « circuit, contour », puis à partir de 1487 dans le sens de « action d’environner ». C’est donc ce qui est extérieur, ce qui nous entoure, un arrière-plan qui n’incite pas à nous sentir concernés ! (7) Ce n’est qu’en 1964 qu’un second sens apparaît, celui qui désigne le milieu (cadre de vie, voisinage, ambiance, contexte…).

 

Sauver des mots du greenwashing

31 décembre 2023. Le Président de la République française souhaite que l’année 2024 soit « une année de régénération ». Un terme qui fait bondir les défenseurs de l’agriculture régénérative, qui sont à l’origine de ce mot, inventé dans les années 1980. En août 2023 déjà, face aux multiplications des utilisations « abusives » de ce terme, un collectif publiait une tribune dans le journal Le Monde (8), intitulée : « Si tout le monde utilise le mot « régénératif », le risque est qu’il se banalise et se vide de son sens ». Nicolas Bordas, homme d’affaires et publicitaire français, analyse (9) : « le mot « régénératif » témoigne d’une prise de conscience salutaire du fait qu’il ne faut pas se contenter de limiter les externalités négatives, mais qu’il faut chercher à avoir un impact positif sur le vivant, pour contribuer à le régénérer. ». Un terme plein de sens que les défenseurs de l’agriculture régénérative souhaitent protéger.

Les récupérations de termes à la mode ne manquent pas : on ne compte plus les mots surexploités qui finissent par ne plus vouloir signifier grand-chose. « Des mots comme « respectueux de l’environnement » ou « écologique » ou « neutre pour le climat » sont devenus tellement suremployés commercialement qu’ils font l’objet d’une directive européenne régissant leur emploi sur les emballages et dans la communication. », analyse Nicolas Bordas. La Directive en question, adoptée en février 2024, vise à « donner aux consommateurs les moyens d’agir en faveur de la transition verte grâce à une meilleure protection contre les pratiques déloyales et grâce à une meilleure information » (Directive (UE) 2024/825, (10)). Une lutte contre le greenwashing.

Et le bio ? L’usage du terme « bio » ou « biologique » est réglementé par la législation européenne sur l’agriculture biologique dans le domaine alimentaire. En revanche, cette protection ne s’étend pas à d’autres domaines, tels que les cosmétiques, les textiles, etc. Le préfixe bio- précède de nombreux mots, signifiant tantôt « relatif à la vie », tantôt « issu de la biomasse ». Son usage peut porter à confusion. Ainsi, des matériaux biosourcés ou des biocarburants ne sont pas issus de l’agriculture biologique, mais plus généralement de la biomasse. Biosourcé ne veut pas dire, non plus, biodégradable (dégradable par le vivant). De quoi s’y perdre, non ?

 

Des mots pour manipuler

Croissance verte, financiarisation durable, marché civilisationnel… De nombreux termes nouveaux sont des oxymores, alliant deux mots de sens contradictoires. Le terme « développement durable » est fortement critiqué car il prône le développement, la croissance, de nature infinie, alors que les ressources naturelles sont limitées, en considérant qu’il peut être durable, sans compromettre les générations futures (11). D’après Bertrand Méheust, écrivain français, « les oxymores ainsi utilisés peuvent favoriser la déstructuration des esprits, devenir des facteurs de pathologie et des outils de mensongeTransformé en injonction contradictoire, il devient un poison social. » (12). L’écrivain va jusqu’à parler d’une novlangue libérale, faisant référence à la dystopie « 1984 » de George Orwell.

Dans ce roman d’anticipation, la « novlangue » est une langue imaginaire, imposée et destinée à rendre impossible toute critique de l’Etat. « L’idée fondamentale est de supprimer toutes les nuances d’une langue afin de ne conserver que des dichotomies qui renforcent l’influence de l’État, car le discours manichéen permet d’éliminer toute réflexion sur la complexité d’un problème : si tu n’es pas pour, tu es contre, il n’y a pas de milieu. Ce type de raisonnement binaire permet de favoriser les raisonnements à l’affect, et ainsi d’éliminer tout débat, toute discussion, et donc toute potentielle critique de l’État » (13).

Dimanche 30 octobre 2022. Le Ministre français de l’Intérieur s’exprime à la suite des incidents survenus lors de la manifestation contre la mégabassine de Saint-Soline. Les manifestants écologistes auraient utilisé « des modes opératoires qui relèvent […] de l’écoterrorisme ». L’utilisation de ce terme, non reconnu dans le droit pénal français, interpelle, d’autant qu’il sort de la bouche d’une personne d’autorité étatique. Patrick Charaudeau, linguiste français, professeur et chercheur, parle de « mot symptôme », « un mot qui est chargé sémantiquement par le contexte discursif dans lequel il est employé et par la situation dans laquelle il surgit » (14). Le choix de ce mot, sa signification, le symbole qu’il représente, influence l’interprétation de la réalité jusqu’aux représentations sociales. C’est, en quelques sortes, une forme de manipulation de l’opinion publique.

 

Du bon usage des mots

Cette analyse nous permet d’aboutir à deux conclusions. La première implication, pour nous, acteurs de la transition écologique, est qu’il est important de choisir les mots justes lorsque nous parlons des enjeux de société, en prenant garde à leur définition, à leur pouvoir de sensibilisation, aux connotations et implications potentielles. « Il s’agit de faciliter une utilisation du langage qui soit véritablement au service des objectifs de transition écologique, ce qui passe par une description et un enrichissement du socle d‘outils linguistiques à disposition pour pouvoir les appréhender » argumente Pauline Bureau.

Est-ce qu’on peut changer la réalité en changeant le langage ? « C’est un débat philosophique », confie la linguiste. « Mais a minima, on peut dire que le langage a un effet sur nos représentations, lesquelles peuvent influencer nos actions. Il est simpliste de penser que le langage est la solution, qu’en changeant notre langue nous serons tous conscientisés au changement climatique. Je crois pourtant en ces nouveaux termes, je vois autour de moi que ces néologismes suscitent intérêt, espoir et enthousiasme. »

Le second enseignement de la linguistique est d’attirer notre attention sur le vocabulaire des parties prenantes, de poser un regard critique sur les termes utilisés et sur l’influence qu’ils peuvent avoir sur notre perception des faits et des idées.

Pour Nature & Progrès, les apports de la linguistique sont importants, tant dans notre manière de communiquer que dans celle de comprendre les discours et enjeux qui nous entourent.

 

REFERENCES

  1. Carrington D. 2019. Why the Gardian is changing the language it uses about the environment. https://www.theguardian.com/environment/2019/may/17/why-the-guardian-is-changing-the-language-it-uses-about-the-environment
  2. Pirroton G. 2022. Mieux parler des enjeux climat et biodiversité. Les apports du cognitivo-linguiste George Lakoff. Théorie et pratiques. https://etopia.be/blog/2022/09/27/le-petit-lakoff-sans-peine/
  3. Leloué H. 2022. Mots usés, mots manipulés : le vocabulaire de l’écologie en question. Vivant. https://vivant-le-media.fr/lexicologie-ecologie/
  4. Bureau P. 2024. Termes-catastrophes, noms sous pression, et néologie revitalisante : la transition écologique par le langage ? La Fabrique écologique (46). https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-44012-Decryptage-mots-climat-LFE.pdf
  5. Pirroton G. 2022. (voir 2)
  6. Bureau P. 2024 (voir 4)
  7. Pirroton G. 2022. (voir 2)
  8. 2023. Si tout le monde utilise le mot « régénératif », le risque est qu’il se banalise et se vide de son sens ». Le Monde. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/08/26/si-tout-le-monde-utilise-le-mot-regeneratif-le-risque-est-qu-il-se-banalise-et-se-vide-de-son-sens_6186596_3232.html
  9. Publication LinkedIn du 22 janvier 2024 : https://www.linkedin.com/pulse/et-si-prenait-soin-des-mots-de-la-plan%C3%A8te-nicolas-bordas-4erve/
  10. Directive (UE) 2024/825 du parlement européen et du Conseil du 28 février 2024 modifiant les directives 2005/29/CE et 2011/83/UE pour donner aux consommateurs les moyens d’agir en faveur de la transition verte grâce à une meilleure protection contre les pratiques déloyales et grâce à une meilleure information https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=OJ:L_202400825
  11. Jublin M. 2021. L’écologie doit-elle protéger ses mots ? Socialter. https://www.socialter.fr/article/l-ecologie-doit-elle-proteger-ses-mots
  12. Meheust B. 2009. La politique de l’oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde. La Découverte. 161 pages.
  13. D’après le site https://novlangue.com/
  14. Dartois L. 2022. Le pouvoir des mots : « écoterrorisme » ou « résistance écologiste » ? The Conversation. https://theconversation.com/le-pouvoir-des-mots-ecoterrorisme-ou-resistance-ecologiste-194268

 

Faut-il valoriser les biodéchets en agriculture ?

Et si le compost de nos feuilles mortes, tailles de haies, épluchures et restes de repas était utilisé en agriculture ? C’est une idée qui gagne du terrain et qui semble écologiquement vertueuse. Mais ces composts « tout-venant » ne représentent-ils pas un risque de contamination par des pesticides en culture biologique ? Privilégions l’autonomie de nos fermes et de nos jardins dans le cycle de la matière organique.

 

Par Maylis Arnould, rédactrice pour Nature & Progrès, et Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

Les biodéchets – qui ne sont pas des déchets bio, lire notre analyse n° 6 – sont une catégorie de déchets biodégradables « de jardin ou de parc, les déchets alimentaires ou de cuisine issus des ménages, restaurants, traiteurs ou magasins de vente au détail, ainsi que les déchets comparables provenant des usines de transformation de denrées alimentaires » (Directive 2008/98/CE). La valorisation écologique des biodéchets prend une grande importance dans l’espace public. Nous pouvons observer l’appropriation politique de ce sujet avec l’obligation légale de prise en charge des biodéchets mise en place au niveau européen depuis le 1er janvier 2024 (Directive 2008/98/CE et Directive (UE) 2018/851). Les particuliers et entreprises de l’Union européenne doivent, depuis un an, trier séparément leurs biodéchets pour une récolte sélective.

 

Un retour à la terre

L’histoire nous montre que le milieu agricole a une place particulière dans le cycle de valorisation de nos épluchures et de nos feuilles mortes. Avant d’être entassées dans les poubelles, ces matières étaient des ressources précieuses pour les paysans (Joncoux S. 2013). Au milieu du XXe siècle, la mise en décharge des déchets s’est généralisée, mais elle est aujourd’hui remise en question pour ses impacts environnementaux. Selon l’Agence européenne pour l’environnement, à l’heure actuelle, les déchets biodégradables contribueraient à hauteur de 3 % dans les émissions de gaz à effet de serre. En effet, la fermentation en décharge dans des conditions non contrôlées produit dioxyde de carbone et méthane. De même, l’incinération libère des gaz à effet de serre liés à la combustion.

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Cette citation du chimiste, philosophe et économiste français Antoine Lavoisier (1743-1794) est souvent citée en matière de gestion des déchets. C’est en 1979 qu’Ad Lansik, politicien néerlandais, proposa une hiérarchie des solutions préconisées pour un traitement des déchets plus respectueux de l’environnement. L’échelle de Lansik est aujourd’hui un pilier de la réglementation européenne de la gestion des déchets. Elle préconise en premier lieu la prévention, soit de réduire la production de déchets, la réutilisation, le recyclage, le compostage, viennent ensuite l’incinération et, en dernier lieu, la mise en décharge. « Lorsqu’ils appliquent la hiérarchie des déchets, les États membres prennent des mesures pour encourager les solutions produisant le meilleur résultat global sur le plan de l’environnement. » (Directive 2008/98/CE).

Parmi les différentes filières de valorisation des biodéchets, le compostage, bien plus vertueux pour l’environnement que l’incinération ou la mise en décharge, rencontre un regain d’intérêt. Cet amendement organique nourrit les microorganismes du sol, entretenant sa bonne fertilité. Tant de jardiniers et d’agriculteurs bio vous le diront ! Alors, qu’attendons-nous pour récolter et composter ces biodéchets pour une utilisation en agriculture ?

 

Un levier de transition ?

Nous le savons, nous atteignons une période cruciale sur le plan écologique, qui va demander une rupture avec certains modes de production, notamment en agriculture. L’utilisation des engrais chimiques et pétrochimiques, courants en agriculture conventionnelle, doit être remise en question. Cependant la vie du sol a besoin d’être nourrie. La question n’est donc pas de supprimer les intrants mais plutôt de mieux les choisir.

En Belgique, la part de biodéchets représente environ 40 % (Ronquetti 2023). Ces matières peuvent être valorisées en ressources locales pour la fertilisation des terres. Replacer l’agriculture au cœur du vivant paraît être en cohérence avec l’idée de réintroduire les biodéchets dans ce même cycle naturel : ce qui est produit sur place retourne sur place. La boucle est bouclée. De plus en plus d’agriculteurs se saisissent de l’opportunité d’utiliser le compost ou les déchets verts issus de la récupération des usagers.

La disponibilité des composts et digestats issus des biodéchets peut-elle provoquer un changement dans les habitudes des agriculteurs conventionnels ? Ce n’est pas si simple, étant donné les modes d’action bien différents des engrais organiques et des produits minéraux. Ces derniers nourrissent directement la plante en se passant de la vie du sol. Apporter de la nourriture à des vers de terre, bactéries et champignons peu présents et peu actifs apportera-t-il une réponse satisfaisante de la croissance des plantes pour des cultivateurs habitués aux « coups de fouet » des engrais chimiques ?

 

Et les pesticides ?

La qualité de toute substance qu’ils épandent sur leurs terres est la première préoccupation des agriculteurs biologiques. Dès lors, comment s’assurer de la qualité d’un compost réalisé avec des déchets verts et des restes alimentaires récoltés chez des particuliers ou auprès d’industries ?

De nombreux jardiniers utilisent encore des pesticides. Par ailleurs, étant donné que tout le monde ne mange pas bio, des résidus de pesticides se retrouvent dans les déchets organiques ménagers. Et que dire des biodéchets des industries agro-alimentaires non certifiées bio ? Certains prétendent que les substances toxiques sont dégradées lors du compostage. Vraiment ?

L’affaire des PFAS, que Nature & Progrès a largement contribué à faire connaître et à décrypter (lire nos analyses 13 et 21 de 2024), nous le démontre tant et bien : de nombreux polluants ont une durée de vie très longue. Si leur matière active disparait parfois des radars, c’est parce qu’elle se transforme en métabolites, produits de dégradation chimique parfois plus nocifs encore. Peut-on prendre le risque d’apporter sur les sols bio des matières polluées ? Le consommateur peut-il accepter ce risque de contamination dans les produits certifiés bio qu’il choisit de consommer ? Pour Nature & Progrès, c’est deux fois non !

Malgré l’opposition de Nature & Progrès au sein des organes de concertation wallons, les composts et digestats de biodéchets sont maintenant acceptés par l’Europe dans les matières fertilisantes utilisables en agriculture bio. Seules les teneurs en métaux lourds (cadmium, cuivre, nickel, plomb, zinc, mercure et chrome) font l’objet de limitations. Une décision qui arrange bien quantité d’industriels qui tirent profit de la valorisation de leurs déchets pour obtenir une nouvelle rentrée économique. Quand l’argent se mêle du recyclage des déchets, c’est rarement bon signe… Partant d’un recyclage de leurs déchets, en raison de l’intérêt financier de la biométhanisation, des acteurs poussent aujourd’hui la culture du maïs sur des centaines d’hectares, dans le but unique de les transformer en biogaz. Autant de terres nourricières perdues, autant de pesticides épandus dans ces cultures et contaminant nos sols et notre eau.

 

Boucler la boucle

L’agriculture biologique, dénommée « organic agriculture » en anglais, repose sur l’utilisation de matières organiques pour nourrir les organismes du sol, indispensables à sa fertilité. Dans nos fermes comme dans nos jardins, les cultivateurs bio utilisent composts, fumiers, engrais verts et paillages animaux (laine) et végétaux. Bouclons la boucle au plus près en nous assurant de la qualité de ce que nous offrons au sol.

Pour Nature & Progrès, le recyclage des matières organiques doit être pensé au niveau de la ferme ou de la maison, en un cycle vertueux. Le modèle de polyculture-élevage est, dans ce sens, le plus exemplaire, car il permet aux animaux de nourrir le sol, et inversement, en limitant ou en se passant d’intrants venant de l’extérieur (alimentation animale, fertilisants). Il est un garde-fou par rapport au développement de modèles rompant cet équilibre, ce lien au sol : des cultures sans élevages, des élevages sans cultures. Certains producteurs l’ont bien compris : ils élèvent des animaux à côté de leur maraichage ou de leur production de plantes aromatiques et médicinales, uniquement pour en retirer les engrais organiques nourrissant leurs cultures. L’avenir est dans l’équilibre et dans l’autonomie de nos fermes.

 

REFERENCES

 

Santé des écosystèmes et santé publique, même combat

La santé des humains aurait-t-elle plus de poids dans les négociations visant à faire interdire les pesticides chimiques de synthèse, que celle des chauves-souris ? Et si la santé des chauves-souris influençait la santé humaine ? Des chercheurs ont fait le lien entre la mortalité des chauves-souris, l’utilisation d’insecticides et la mortalité infantile en Amérique du Nord. Quand mettrons-nous enfin en pratique le concept One health, qui suggère que la santé des écosystèmes, celle des animaux et celle de l’humain sont liés ?

 

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef, à partir d’un article de Jeanne Buffet, rédactrice pour Nature & Progrès

 

Dans son analyse « La santé publique, cheval de bataille contre les pesticides » (2024, n°28), Nature & Progrès mettait en avant que la lutte contres les pesticides est un enjeu environnemental, mais aussi un enjeu de santé publique. En témoigne la montée au créneau des acteurs du domaine de la santé, notamment des mutualités. La santé des humains aurait-t-elle plus de poids, dans les négociations visant à faire interdire les pesticides chimiques de synthèse, que celle des chauves-souris ? Et si la santé des chauves-souris influençait la santé humaine ?

 

Une agriculture sans chauves-souris

Février 2006. Dans l’Etat de New York, aux Etats-Unis, 10.000 chauves-souris sont retrouvées mortes dans les grottes qui les abritent pendant leur hibernation. Dans les cinq années qui suivent, six millions d’individus succombent dans leurs gîtes d’hiver, dans tout le nord-est des Etats-Unis et l’est du Canada. Observation intrigante : la bouche et le museau des cadavres sont cerclés de blanc. Le verdict tombe : un champignon pathogène est à l’origine de la maladie, nommée « syndrome du nez blanc ». Il s’agirait de l’épizootie (maladie touchant des groupes d’espèces animales dans une région plus ou moins vaste) la plus sérieuse des États-Unis, présentant un risque élevé d’extinction de masse. Selon les chercheurs, le champignon pathogène aurait été accidentellement importé d’Europe, où sa présence est plus discrète car les hôtes y sont plus résistants (Comesse L. 2017).

L’hécatombe des chauves-souris n’est pas sans conséquences. Eyal Frank, économiste de l’environnement à l’université de Chicago, a étudié l’impact de l’arrivée du syndrome du nez blanc sur l’agriculture et sur la santé humaine. Son analyse, publiée dans la prestigieuse revue scientifique Science (Frank 2024), montre que dans les régions affectées par le syndrome du nez blanc, depuis l’émergence de la maladie, l’utilisation d’insecticides a grimpé de 31 %, tandis que celle des herbicides et fongicides est restée stable, tout comme l’utilisation des insecticides en dehors de la zone touchée par le syndrome affectant les chauves-souris. Le chercheur lie ce phénomène à la diminution de la prédation naturelle des insectes et autres arthropodes par les chauves-souris, qui aurait poussé les agriculteurs à avoir recours aux produits de synthèse proposés par l’industrie pour gérer les populations de ravageurs.

Le rôle-clé des chiroptères dans l’élimination d’insectes et autres arthropodes ravageurs pour l’agriculture est bien connu. Une revue de la littérature (Azucena Ramirez-Francel et al. 2022) a pointé non moins de 158 études qui le démontrent sur tous les continents du monde (excepté l’Antarctique). Les autres bienfaits de ces mammifères sont, dans les régions où vivent des espèces nectarivores et frugivores, la pollinisation et la dissémination des graines. Toutes les espèces produisent également du guano, déjections riches en nutriments et utilisées comme engrais organiques en agriculture. En Amérique du Nord, on estime que les chauves-souris rapportent 3,7 milliards de dollars d’économies par an au secteur agricole (Boyles et al. 2011).

 

Impacts sur la mortalité infantile

Le chercheur a ensuite analysé les données régionales de mortalité humaine infantile, souvent utilisées pour étudier les impacts sanitaires de la pollution environnementale. Il n’a gardé que les décès dus à des « causes internes » (éliminant les « causes externes » telles que les accidents et les homicides) et a comparé les régions touchées par le syndrome du nez blanc avec les régions saines. Ses résultats montrent que le taux de mortalité infantile dû à des causes internes a augmenté de 8 % dans les années suivant l’émergence du pathogène touchant les chauves-souris. En dix ans, les décès de 1.300 nouveau-nés seraient imputables à l’utilisation des insecticides compensant les mortalités des chiroptères.

« Il ne semble pas y avoir de différences d’utilisation d’insecticides et de mortalité infantile entre les différentes régions avant l’arrivée du champignon pathogène », affirme le scientifique dans la fin de son article. Cet indice le conforte dans la relation qu’il cherche à démontrer. Si l’étude ne s’appuie que sur des corrélations, ne mettant pas en évidence le lien de cause à effet entre l’arrivée de la maladie des chauves-souris, l’utilisation des insecticides et la mortalité infantile observée, elle suggère que la mortalité d’un prédateur-clé des écosystèmes agricoles peut se répercuter sur la santé publique, et (re)lance le débat sur les conséquences de nos choix en termes de pratiques agricoles. Grâce à sa forte médiatisation, l’étude a popularisé l’utilité des chauves-souris pour nos sociétés humaines et les impacts négatifs de leur déclin, tout en liant les pratiques agricoles et la santé de toutes et tous.

 

Les chauves-souris malades des pesticides

Les pesticides peuvent affecter les chiroptères de différentes manières. Ils les affament en réduisant substantiellement le nombre de proies disponibles dans leur milieu. Ils les empoisonnent lorsque les prédateurs mangent des insectes contaminés (à des doses sublétales ou dont le corps est imbibé par les produits) et accumulent les substances toxiques dans leurs graisses. Il a été démontré que des néonicotinoïdes tels que l’imidaclopride, le thiaméthoxame et le thiaclopride perturbent l’hibernation des chauves-souris, qui se manifeste par une diminution de leur température corporelle et par le ralentissement de leur métabolisme pendant l’hiver, en déstabilisant le fonctionnement de la glande thyroïde ou la sécrétion de prostaglandine. Quand une chauve-souris n’est pas capable d’entrer en torpeur et d’y demeurer, sa survie est fortement compromise.

Le système immunitaire des chauves-souris est affaibli par la contamination par les pesticides, ce qui les rend plus sensibles aux pathogènes. Le lien entre pesticides et sensibilité au syndrome du nez blanc a d’ailleurs été démontré. Des chercheurs ont analysé que les chauves-souris malades contenaient six fois plus de DDT dans leurs graisses que les individus locaux vivants, et de dix à cent fois plus que les chauves-souris saines d’Espagne ou d’Inde (Kannan et al. 2010). L’augmentation de l’utilisation des pesticides accompagnant la mortalité des chauves-souris rend donc les animaux survivants plus susceptibles encore de succomber des suites d’une infection par le pathogène. Un cercle vicieux ?

 

One health

Née au début des années 2000, l’initiative One health propose de lier, dans une approche intégrée et unifiée, la santé publique, la santé animale et la santé environnementale, aux échelles locales, nationales et planétaire. Chaque jour, les preuves des liens forts unissant ces différents angles de la santé s’accumulent. Personne ne peut plus aujourd’hui les nier.

L’utilisation de pesticides afin de lutter contre des organismes nuisibles aux cultures atteint l’ensemble de la biodiversité : les animaux « nuisibles » ciblés, mais aussi les prédateurs de ces ravageurs, des espèces de l’environnement apportant des services écosystémiques (pollinisation, dispersion des graines, etc.), et l’humain, également contaminé par ces substances toxiques via l’air, l’eau et les aliments produits par l’agriculture.

Il est grand temps de changer notre manière de considérer nos relations avec la nature dans son ensemble. 25 ans après la naissance du concept One health, prouvant que nous avons compris les liens entre santé environnementale et santé humaine, où en sommes-nous dans son application pratique ? A quand la fin des poisons, pour notre santé et celle de la Terre ? Nature & Progrès revendique que des politiques ambitieuses soient mises en place pour veiller à la santé de tous, écosystèmes, animaux et humains, notamment en réduisant les possibilités d’utiliser des pesticides… en vue de les supprimer définitivement, le plus rapidement possible.

AGISSONS ! Diffusons cette analyse afin de sensibiliser le plus grand nombre de personnes à l’importance de préserver la biodiversité, intimement liée à la santé humaine. Revendiquons une agriculture exempte de pesticides basée sur les pratiques bio.

 

REFERENCES

Azucena Ramirez Francel L., Garcia-Herrera L. V., Losada-Prado S., Reinoso-Florez G., Sanchez-Hernandez A., Estrada-Villegas S., Lim K. B. et Guevare G. 2022. Bats and their vital ecosystem services: a global review. Integrative Zoology 17 (1) : 2-23. https://www.researchgate.net/publication/351673006_Bats_and_their_vital_ecosystem_services_A_global_review

Boyles J. G., Cryan P. M., McCracken G. F. et Kunz T. H. 2011. Economic Importance of Bats in Agriculture. Science 332 (6025) : 41-42

Comesse L. H. 2017. Le syndrome du nez blanc des chauves-souris : synthèse bibliographique. Thèse de doctorat, Faculté de médecine de Créteil. 112 p. https://theses.vet-alfort.fr/telecharger.php?id=198

Frank E. G. 2024. The economic impacts of ecosystem disruptions: Costs from substituting biological pest control. Science 385 (6713).

Kannan K., Yun S.H., Rudd R.J. et Behr M. 2010. High concentrations of persistent organic pollutants including PCBs, DDT, PBDEs and PFOS in little brown bats with white-nose syndrome in New York, USA. Chemosphere 80 (6) : 613-618.

 

ETUDE 2024 : Rendre la bio accessible pour tous via l’alimentation collective

Etude 2024

Par Sylvie La Spina, Nature & Progrès  2024

Résumé

L’alimentation bio locale, un truc de bobo ? L’accessibilité de l’alimentation que nous prônons, chez Nature & Progrès, depuis près de 50 ans, est souvent mise en question. A défaut d’arriver à résoudre, une bonne fois pour toutes, le problème de la pauvreté et des inégalités sociales, il est nécessaire de miser sur une transition de l’alimentation collective pour favoriser l’accès du plus grand nombre à une alimentation de qualité. Cette étude s’intéresse aux freins et aux leviers permettant de concrétiser cette évolution.

L’étude dresse un portrait du secteur de l’alimentation collective et de ses évolutions. La pression financière a généré une détérioration de la qualité des repas servis en cantines. Le nombre de repas pris dans les écoles s’est réduit. Des cuisines ont fermé, passant le relais à des sociétés de catering. Certaines écoles ont même cessé de proposer une restauration. Le secteur de l’alimentation collective a besoin d’une transition, de pouvoir valoriser l’origine et la qualité de ses produits, la saveur de ses repas.

Peut-on nourrir toutes les collectivités avec des produits bio et locaux ? L’offre bio locale, bien développée et organisée, peut globalement répondre à la demande, à part celle des plus grandes sociétés de catering qui commandent des volumes trop importants. Les règles des marchés publics, passage obligatoire pour l’approvisionnement des cantines publiques, sont cependant une réelle entrave aux collaborations avec les producteurs bio locaux étant donné leur lourdeur et complexité administrative, ainsi que l’interdiction de cibler une origine locale. Enfin, les contraintes de ressources humaines, de compétences et d’équipement en cuisine représentent également un frein à la transition. Passer en bio local signifie de changer une manière de fonctionner bien ancrée dans la formation et dans les habitudes des professionnels. Finalement, la première contrainte semble être le prix de cette transition, à la fois celui des ingrédients bio locaux, mais aussi le surcroît de travail en cuisine.

Plusieurs solutions ont été identifiées au cours de cette étude, et mériteraient d’être approfondies par nos pouvoirs publics. La plus ambitieuse, qui permettrait de donner un élan à la filière bio locale, serait d’imposer une part – et, à terme, la totalité – d’ingrédients bio locaux dans les repas préparés par les collectivités. Une mesure déjà prise en France et dont les premiers résultats sont prometteurs. Nature & Progrès revendique la mise en place d’une politique alimentaire engagée vers l’agriculture bio et locale. Si ces mesures semblent coûteuses, car il est nécessaire de soutenir financièrement cette transition, elles seraient accompagnées de nombreuses plus-values : amélioration de la santé publique et environnementale, création d’emploi local, renforcement des filières agricoles, etc. N’est-il pas temps de sortir du court-termisme et de décloisonner les budgets publics pour mettre en place une politique alimentaire ambitieuse et transversale, sur le long terme, pour notre santé et celle de la Terre ? Chez Nature & Progrès, nous le croyons ! Deux leviers ont été identifiés pour encourager cette transformation politique : la diffusion et la vulgarisation d’études scientifiques sur les externalités de l’agriculture biologique, et l’inscription du droit à l’alimentation dans la Constitution belge et/ou européenne.

Bio et précarité alimentaire, une question de bon sens

A l’heure où de plus en plus de personnes peinent à boucler leurs fins de mois, Nature & Progrès invite à un pari fou : osons le bio. Fou, car il peut sembler indécent d’évoquer une alimentation connue pour être « plus chère » quand il s’agit de parler de pauvreté et d’aide alimentaire. Mais finalement, pas si fou que ça, quand on y réfléchit vraiment. La bio est la meilleure solution aux enjeux de la précarité alimentaire.

Un droit à l’alimentation bafoué

Selon la Fédération des Services Sociaux, à ce jour, 600.000 personnes ont recours à l’aide alimentaire en Belgique, dont 300.000 en Wallonie et 90.000 en Région de Bruxelles-Capitale. A raison de 2,3 personnes par ménage, on peut donc dire qu’un ménage belge sur dix fait appel à ce soutien. Ces chiffres résultent d’une hausse de 30 % en cinq ans, expliquée par les différentes crises : Covid-19, inondations, guerre en Ukraine, inflation, etc.

L’un des droits fondamentaux de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme n’est pas respecté.

« Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires. » (Déclaration universelle des Droits de l’Homme, 1948, Art.25)

 

Notons que cet article fait référence à un niveau de vie suffisant, soit à une capacité financière de chacun.e à assumer, en toute autonomie, ces différents domaines, dont le plus fondamental est l’alimentation. Les dons alimentaires sont une béquille, une solution d’urgence indéniablement utile, mais qui s’est généralisée et banalisée. Les organisations d’aide alimentaire s’essoufflent, reposant sur un bénévolat de plus en plus rare, des approvisionnements se réduisant comme peau de chagrin tout en devant répondre à une demande de plus en plus importante.

Notre société a besoin d’une véritable politique visant à lutter efficacement et de manière structurelle contre la pauvreté, en donnant la parole et en tenant compte des besoins des principaux concernés. Il est plus que temps de se pencher sur de véritables solutions permettant à chacun.e de se nourrir sainement, dans la dignité, et en toute autonomie.

L’aide alimentaire cantonnée aux produits industriels

Aujourd’hui, l’aide alimentaire repose principalement sur deux types d’approvisionnements : les produits relevant du Fonds social européen (FSE+), représentant 37 % des volumes[i], et les invendus de l’agro-industrie (22 % des volumes) et de la grande distribution (32 % des volumes).

L’enveloppe FSE+, gérée par le Service public fédéral de programmation Intégration sociale (SPP IS), permet l’achat de produits de base de longue conservation auprès de l’agro-industrie européenne : lait, farine, pâtes, conserves, etc. Voici comment l’Etat subsidie indirectement l’industrie grâce à une enveloppe colossale : vingt millions d’euros en 2023 ! On est bien loin d’une alimentation de qualité reposant sur des produits frais (mais périssables), biologiques et locaux !

Les invendus alimentaires, eux, permettraient de diversifier l’aide avec des produits frais. Mais, avouons-le, ces aliments sont quand même un peu défraîchis puisque invendables, et les acteurs de l’aide alimentaire ont d’ailleurs interpellé la presse en novembre 2023. « Nous avons l’impression d’être la poubelle des grands magasins », témoigne l’asbl La Petite Maison du Peuple de Colfontaine dans un article de la RTBF[ii]. En France, l’Agence de transition écologique ADEME estime à dix millions de tonnes la nourriture perdue ou gaspillée chaque année. Les invendus des commerces représentent 14 % du gaspillage, équivalant à trois kilos de nourriture par personne et par an. Cette ressource se tarit en raison des stratégies anti-gaspi – très « greenwashing » mais aussi économiques – développées par les grandes surfaces, et la valorisation de ce type de produits par des start-ups anti-gaspi (Nous anti-gaspi, Too Good To Go, etc.).

Le modèle d’aide alimentaire sous la forme de distribution de colis est une réponse d’urgence à la situation des personnes : il faut donner quelque chose à manger à une personne dénutrie. Quand il est question de vie ou de mort, d’une sous-nutrition ayant des impacts sur la santé, le quoi et le comment sont secondaires. Toute la problématique est que l’aide d’urgence tend à devenir structurelle à défaut d’autres alternatives. C’est dans ce contexte, quand la béquille s’éternise, que les défauts du « quoi » et du « comment » prennent de l’importance. L’association ATD Quart Monde (2019)[iii] en témoigne :

« Le sentiment d’humiliation, d’atteinte à leur dignité, semble être composé de deux éléments : l’humiliation de recevoir des produits invendus, c’est-à-dire les « déchets » des autres consommateurs et de l’agro-industrie, et la violence de ne pas avoir le droit de choisir les produits qu’ils veulent, de ne pas pouvoir les refuser ni les contester ».

Bio & local : « Transformer le cercle vicieux en cercle vertueux »

Dans ce contexte, comment peut-on imaginer renforcer l’accès des publics précarisés à des produits de qualité, paysans, bio, locaux, généralement considérés comme des produits « bio-bobo », plus chers ? Rares sont les acteurs coutumiers des questions sociales qui osent s’aventurer dans ce genre d’idée. De nombreuses structures sociales écartent d’emblée les produits bio locaux et se concentrent sur d’autres sources d’approvisionnement, conventionnelles et industrielles, jugées plus accessibles. Certains acteurs plus hardis ont réfléchi la question.

Le CBCS (Conseil Bruxellois de Coordination Sociopolitique) (2013)[iv] met en avant toute la cohérence d’opter pour des produits issus d’une agriculture locale et de qualité dans les dispositifs d’aide alimentaire. « Si des critères de durabilité sont insérés dans les cahiers des charges relatifs aux achats de vivres [relatifs à l’aide alimentaire] de manière à soutenir les produits de qualité issus de l’agriculture paysanne locale, on pourrait transformer le cercle vicieux en cercle vertueux. »

« Fournir des vivres de qualité à ceux qui ont le plus besoin de cette qualité, soutenir l’agriculture paysanne locale, pourvoyeuse d’emplois, et réduire la précarité ».

 

Le pape François interpelle, dans son encyclique « Laudato Si »[v] : « Il est fondamental de chercher des solutions intégrales qui prennent en compte les interactions des systèmes naturels entre eux et avec les systèmes sociaux. »

« Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale. »

 

Le concept d’écologie intégrale appelle à ne plus séparer l’humain d’un côté, à travers des actions sociales et philanthropiques, et l’environnement de l’autre. Renforcer l’accès des publics en situation précaire à des produits bio et locaux coule donc de source, pour résoudre la grande crise que nous vivons.

Associer aide alimentaire et producteurs bio locaux, est aussi une des recommandations exprimées dans le Mémorandum 2024 de la Concertation Aide Alimentaire[vi]. « De nouvelles expériences de collaboration entre des organisations d’aide alimentaire et des producteurs locaux ont été mises en place, souvent à la grande satisfaction des deux parties : les premiers pouvant offrir des produits de qualité aux bénéficiaires, et les seconds bénéficiant d’un prix juste et rémunérateur pour leur labeur. Ces expériences doivent être évaluées, soutenues et déployées partout où cela est possible ».

Production bio locale et alimentation des personnes fragilisées tendent donc à se rapprocher, deux mondes partageant des défis importants, et qui gagneraient à travailler ensemble pour le bien de tous. Mais reste la question épineuse du prix : chacun se demandera donc comment faire pour assurer à la fois un prix correct pour le producteur, et un prix accessible pour le plus grand nombre. Une équation insoluble ?

Résoudre l’équation des prix

Toute personne qui le souhaite devrait avoir accès à une alimentation bio et locale. L’équilibre à respecter est le suivant : le revenu du consommateur doit – au moins – correspondre au prix des aliments. On peut donc actionner deux leviers : le premier est d’augmenter le revenu via des mesures de lutte contre la pauvreté, et le second est de réduire le prix des aliments, mais sans, bien entendu, rogner sur les revenus des producteurs. Les rapports du Secours Catholique[vii] et de l’Insee[viii] en France attirent l’attention sur le fait qu’un producteur est, assez souvent, lui aussi, un consommateur en situation précaire qui a besoin de revenus pour s’alimenter.

Si 10 % des Français ont besoin de l’aide alimentaire pour se nourrir, plus de 20 % des agriculteurs ne vivent pas de leur métier et ont un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté.

Lutter contre la pauvreté

La solution la plus évidente aux questions d’accessibilité financière de l’alimentation est de lutter contre la pauvreté. Si chacun pouvait disposer d’un revenu suffisant pour couvrir ses besoins essentiels, la question ne se poserait pas. Aujourd’hui, les situations sont contrastées. Les travailleurs, salariés ou indépendants, disposent de revenus. Pour certains, ces rentrées sont trop faibles pour assurer les besoins de base. Les chômeurs et les personnes bénéficiant du revenu d’intégration sociale reçoivent un coup de pouce qui est rarement suffisant pour couvrir l’ensemble des besoins. Et enfin, une frange de la population ne dispose d’aucun revenu, étant dépendante d’une autre personne ou étant à la rue. Notre société a évolué vers un système très inégalitaire, où de nombreux travailleurs se retrouvent sous pression, partent en « burn out » et rêvent d’un temps partiel, et où d’autres personnes ne trouvent pas d’emploi, partent en « bore out » et rêvent de se rendre utiles, de prendre leur place dans la société.

En Wallonie[ix], 64 % des personnes âgées de 20 à 64 ans disposent d’un emploi tandis que 5,5 % sont au chômage. Les autres 30,5 %, dits « inactifs », ne sont pas sur le marché de l’emploi (étudiants, homme ou femme au foyer, prépensionnés, etc.). En 2022, 26 % des salariés travaillaient à temps partiel et 5 % occupent un second emploi.

 

L’idée d’un revenu universel fait doucement son chemin, de même que celle d’une sécurité sociale alimentaire. Elles reposent sur le même principe : fournir aux citoyens un revenu de base suffisant pour couvrir les besoins essentiels. Plus précisément, la sécurité sociale alimentaire repose sur trois piliers. Le premier est relatif à l’universalité de la mesure : tous les citoyens seraient concernés. Le second est la mise en place d’une cotisation proportionnelle au revenu, constituant une caisse commune. Enfin, le troisième pilier, appelé « conventionnement démocratique », stipule que les aliments achetés avec ce pécule (en France, ils imaginent un montant de 150 euros par personne et par mois, soit environ la moitié du budget alimentaire moyen) doivent répondre à certaines conditions (normes environnementales, sociales…) définies démocratiquement.

La mise en place d’un revenu universel et d’une sécurité sociale alimentaire dépend d’orientations politiques. L’idée se propage, séduit de nombreuses personnes. Un lobby se met en place pour mobiliser les décideurs[x]. Cependant, rien ne peut avancer tant que les politiques ne sont pas convaincus et ne prennent pas de mesures. Aucune initiative citoyenne ne peut, en effet, effectuer des prélèvements sur les revenus.

Réduire le prix des aliments bio locaux

Si l’on dispose de peu de moyens pour augmenter les revenus des citoyens, il faut alors activer le second levier : réduire le prix des aliments bio locaux pour les rendre accessibles. Ne tombons cependant pas dans le piège : écraser les prix aux dépens du revenu des acteurs de la filière n’a aucun sens. Il faut alors avoir recours à des fonds publics ou privés pour rétablir l’équilibre. Ces fonds peuvent être utilisés de manière directe pour acheter des vivres ou de manière indirecte pour réduire les frais de la filière. Il peut s’agir de donner l’accès à des terres, à des bâtiments ou à des équipements et de réduire le coût de la main d’œuvre (bénévolat, emplois subsidiés, etc.).

De nombreuses aides sont possibles pour réduire le coût de l’alimentation : des subsides privés, comme des fondations ou des dons de particuliers, et des subsides publics. Outre la question de la pérennité de ces dispositifs, en lien avec la viabilité sur le long terme des initiatives, se pose la question de la concurrence avec les acteurs existants, et le risque de déforcer le maillage des initiatives de distribution. Plusieurs interpellations ont été recueillies dans le cadre du Réseau RADiS. Rappelons en effet que ce projet mené par Nature & Progrès et la Fondation Cyrys vise à favoriser l’accessibilité du bio local pour le plus grand nombre en région dinantaise. La fondation finance une grande partie du travail des chargées de mission. Il est question de créer des lieux de vente, comme une épicerie mobile, en ayant recours à des fonds privés et publics, à du bénévolat ou à d’autres formes de travail subsidié.

Des craintes ont été exprimées lors d’un sondage. « Le gros problème, je trouve, est la concurrence qui se fait entre les producteurs, les épiceries et les réseaux qui fonctionnent avec des bénévoles. Les structures qui travaillent avec des bénévoles cassent le marché pour les épiceries qui, elles, doivent se payer et donc faire une marge. »

« Je trouve ça dommage que, pour un marché aussi petit mais qu’il est nécessaire de développer davantage face aux grosses industries, ce ne soit pas plus solidaire, plus équilibré. Tout le monde se tire dans les pattes et c’est à celui qui tiendra le plus longtemps debout au péril de sa propre rémunération ».

 

Cette concurrence est d’autant plus puissante quand les initiatives d’accessibilité alimentaire sont destinées au tout public, car la cible comprend inévitablement les clients des initiatives privées. Faut-il, dès lors, limiter ces soutiens à des initiatives réservées à des publics fragiles ? Dans son Memorandum 2024, la Concertation Aide Alimentaire revendique une évolution des mesures prises en faveur d’une alimentation de qualité pour tou.te.s vers une inconditionnalité, soit, l’accès à ces aides pour tous, sans critères distinctifs. La sélection des bénéficiaires s’est généralisée du fait que l’aide alimentaire est insuffisante en quantité et qu’il faut trouver un équilibre entre le nombre de personnes aidées et les quantités distribuées à ces personnes. Elle est cependant source de clivage social et renforce le sentiment d’assistanat. La sélection vient aussi de l’idée conçue que les problématiques sont individuelles – « C’est de ta faute si tu es dans cette situation » – et que l’on ne considère pas le défi comme collectif et solidaire. Cela renforce la concurrence entre les personnes. Justifier ses besoins est parfois rabaissant et revient souvent à « se déshabiller », ce qui est contraire à la dignité et au respect des personnes.

Soutenir via les collectivités

Une solution, pour ne pas en revenir à la conditionnalité de cet accès, est de destiner les soutiens à un approvisionnement des collectivités, comme les écoles, les maisons de repos, les hôpitaux, etc., ce qui revient à poser la question du rôle des collectivités dans ces questions essentielles.

Les leviers actionnables au niveau des acteurs publics sont nombreux. Les communes peuvent renforcer l’accès à la terre en mettant à disposition des parcelles dédiées à alimenter les cantines. Certaines communes françaises vont plus loin en créant des régies agricoles gérées par des employés, le plus souvent en alliant production et réinsertion socio-professionnelle. La transformation des produits peut être réalisée dans des cuisines de collectivité communales alimentant les différentes cantines publiques ou les services de distribution de repas liés aux CPAS. Le secteur de la restauration recherche des talents. Pourquoi ne pas donner goût à ces métiers aux personnes fragilisées qui pourraient en faire, par la suite, leur métier ? Les possibilités sont nombreuses et vertueuses, tant au niveau écologique que social.

 

 

Objet et structure de l’étude

Nature & Progrès est une association de producteurs et de consommateurs convaincus de la nécessité de développer un système alimentaire vertueux pour la santé, pour l’environnement et pour la société. En réaction au développement d’un modèle agro-industriel intensif et polluant, l’association mûrit et défend, depuis de nombreuses années, un idéal coconstruit par les producteurs et les mangeurs, et concrétisé par une septantaine d’agriculteurs et d’artisans porteurs de la mention Nature & Progrès.

Cette alimentation, encore réputée trop chère, pose la question de son accessibilité financière pour le plus grand nombre. Une question souvent considérée comme le point faible du bio-local prôné par Nature & Progrès.

La présente étude s’intéresse à l’accessibilité des produits bio locaux par le prisme de l’alimentation collective, en évaluant les possibilités de transition de ce secteur. Nous sommes tous concernés par l’alimentation dans les crèches, les écoles, les maisons de soins et de repos, et dans certaines entreprises. Nous défendons, par cette idée, le droit de chacun et de chacune à une alimentation de qualité, un besoin essentiel, tant du point de vue de la santé que du respect des personnes.

Nous commencerons par faire connaissance avec le secteur particulier de la restauration hors-domicile, d’en comprendre les dynamiques et le fonctionnement (Chapitre 1). Ensuite, nous nous poserons la question de la crédibilité de notre idéal, celui de fournir l’ensemble de l’alimentation collective avec des produits bio et locaux. Le secteur bio est-il capable, est-il prêt ? (Chapitre 2). Nous identifierons ensuite, à travers de nombreux témoignages d’acteurs (repris dans les références), les différents freins à la transition des cantines vers une alimentation bio et locale (Chapitre 3) avant de nous pencher sur des leviers d’action (Chapitre 4) et d’émettre notre proposition (Conclusion).

 

 

Chapitre 1 : Nos cantines ont besoin d’une transition

Crèches, écoles, maisons de repos, cantines d’entreprise… La restauration collective est partout autour de nous. Du foyer à la cuisine collective, puis à la prise en charge par des sociétés de catering, elle s’est transformée parallèlement à notre société. Les promesses de ce secteur quant à la qualité des repas et à leur accessibilité ne sont pas tenues, et le système semble au bord de la rupture. La nécessité d’une transition vers le bio local est une évidence !

Faisons connaissance avec le secteur des cantines. Dans cet article, un coup d’œil dans l’Histoire nous permettra de comprendre les mutations du secteur. Les quelques chiffres du secteur wallon seront complétés par des statistiques disponibles en France. Enfin, un cas concret permettra d’illustrer le propos : celui de la région dinantaise, territoire d’action du Réseau RADiS. Une étude réalisée par le Bureau Economique de la Province de Namur (BEP) expose la situation des cantines scolaires de cinq communes de la région dinantaise (Dinant, Yvoir, Onhaye, Hastière et Houyet). Les résultats interpellent et appuient la nécessité d’une transition.

L’alimentation collective ? C’est quoi au juste ?

La restauration collective est une branche de la restauration hors foyer. Elle se distingue de l’Horeca par le fait que le consommateur ne paie pas le prix réel du repas. Ce dernier est au moins partiellement pris en charge par la structure porteuse, qui peut être scolaire (écoles, universités), sociale ou de santé (maisons de soins, maisons de repos, CPAS, prisons…) ou liée au travail (cantine d’entreprise ou d’administration).

On estime à 7.000 le nombre de cantines présentes en Wallonie et à Bruxelles[xi]. Elles couvrent, en Wallonie, 200.000 repas chauds par jour[xii].

Source des chiffres : Biowallonie[xiii]

Du foyer à la cantine

La restauration collective s’est fortement développée depuis l’après-guerre. Anciennement, les repas étaient pris à la maison. L’évolution de la société vers la mise au travail des femmes, l’augmentation de la distance entre le lieu de travail ou de scolarité et le domicile et la diminution du temps consacré au repas de midi favorisèrent le système « de la gamelle et de la cantine » : les travailleurs et les écoliers emportaient leur repas pour le manger dans un local mis à disposition par l’employeur ou par l’école. Une évolution vers un service de soupes puis de repas chauds eut lieu, en particulier dans le milieu scolaire. A l’époque où l’école n’était pas encore obligatoire, les cantines stimulaient les parents à scolariser leurs enfants et étaient vues comme un moyen de lutter contre la précarité alimentaire des enfants issus de familles pauvres. L’instauration de la cantine bouleversa des habitudes millénaires. Claude Fischler[xiv] écrit en 1996 : « Alors que, tout au long de l’évolution historique, on a assimilé la maison au foyer, c’est-à-dire à la cuisine, l’alimentation s’identifie de moins en moins nécessairement à l’univers domestique ».

De la cuisine à la société de catering

Les repas ont, dans un premier temps, été réalisés dans des cuisines mises en place dans les établissements. Mais face aux coûts et à la lourdeur de la préparation des repas, des collectivités ont décidé d’avoir recours à des prestataires externes, les sociétés de catering. En France, ce service est apparu en 1934[xv], avec succès : le nombre de repas fournis par ces sociétés a été multiplié par 4,5 entre 1973 et 1990[xvi]. Aujourd’hui, si aucune statistique précise n’est disponible en Wallonie, le secteur[xvii] estime que la moitié des cantines sont « autogérées », et que l’autre moitié passe par des prestataires externes. En France, 40 % des repas servis proviennent de sociétés de catering. Cette moyenne cache cependant des disparités en fonction des secteurs. Toujours en France, ce chiffre s’élève à 70 % si on ne considère que les écoles du niveau fondamental (maternelle et primaire)[xviii].

En région dinantaise, l’étude du BEP révèle que quasiment toutes les écoles ont externalisé la production de leurs repas.

 

De la ragougnasse aux plats aseptisés

La qualité des repas proposés à la cantine a eu – et a souvent toujours – mauvaise réputation. Lors de l’Ancien Régime, des soupes légères, des légumes cuits à l’eau et des fromages desséchés étaient servis dans les hospices aux personnes en situation précaire. Plus tard, les cantines étaient synonymes de repas monotones, souvent lourds et indigestes, avec l’obligation, bien entendu, de « manger toute son assiette », qui a terrorisé plus d’un enfant. De la ragougnasse, on est passé aux plats aseptisés garants d’une meilleure sécurité alimentaire. Pierre Perret[xix] nous le raconte en chanson.

Je comprends pas maman que ça t’affole

Ça qu’on mange à la cantine de l’école

Ils l’ont bien précisé tout est pulvérisé

Traité piqué aseptisé ça peut pas nous peser

Crois-moi qu’avec toutes ces vitamines

Le chlorate et la pénicilline

Qu’y a dans les épinoches

Et les chipolatas

Y a pas un astibloche

Qui viendrait y faire sa casbah

Un manque de qualité perceptible

D’après une étude de la Fédération Wallonie Bruxelles menée en 2006[xx], un enfant sur trois, à peine, a recours au service de repas chaud dans les écoles primaires. En région dinantaise, à peine 10 à 15 % des élèves des écoles maternelles et primaires prennent des repas chauds à l’école. Les élus communaux témoignent de la mauvaise qualité des repas proposés par différentes sociétés de catering : « Des soupes trop liquides, des repas fades, trop salés, peu appétissants… ». Les plaintes ne tarissent pas, mais les écoles ne sont pas en position de négocier vu le faible volume de la commande. En réalité, elles peinent à trouver des opérateurs : peu d’offres sont récoltées lors des appels lancés dans le cadre de leurs marchés publics (procédure utilisée par les acteurs publics en vue de désigner leurs fournisseurs).

A quel prix ?

Le projet Réalisab, en France, a évalué les composantes et le prix réel d’un repas de collectivité[xxi]. Les ingrédients comptent pour un quart des frais, le personnel dédié (fabrication et distribution des repas, encadrement des élèves, gestion…) pour la moitié, suivent ensuite le fonctionnement et les investissements. Un repas pris en collectivité revient en moyenne à 8,20 euros, mais seule une partie des frais est prise en charge par le consommateur. Qui finance le reste, et combien ?

Source des chiffres : Réalisab

 

En gestion concédée, la plupart du temps, les communes proposent le repas au même prix que celui facturé par la société de catering, mais elles financent le personnel nécessaire à la gestion et à la distribution. Une partie du prix réel est donc pris en charge par les pouvoirs publics. C’est le cas des écoles de la région dinantaise, d’après l’étude du BEP : le prix des repas varie de 3,55 à 4,75 euros (maternelle et primaire, incluant potage, repas et parfois dessert) et est le plus souvent facturé au prix de la société de catering par les communes aux parents d’élèves.

Pour les collectivités équipées de leurs propres cuisines, des financements publics interviennent dans les frais de fonctionnement (salaires des ouvriers, frais d’énergie…) et de bâtiment. Les subsides étant le plus souvent insuffisants pour couvrir les frais, les écoles ont recours à d’autres sources de financement publiques ou privées.

Malgré le fait que l’enseignement soit, dans notre pays, parmi les mieux financés d’Europe, la tendance est à la rationalisation des coûts afin de maintenir un équilibre financier acceptable et de garantir la gratuité de l’enseignement pour tous. La pression sur les prix est donc bien réelle.

 

 

Le droit de chaise, révélateur des pressions financières

De nombreuses écoles appliquent un « droit de chaise » – appelé aussi « taxe tartine » imposant aux parents d’élèves de participer financièrement aux frais relatifs au temps de midi. La Ligue des Familles[xxii] a évalué que 4 écoles du niveau fondamental sur 10 réclament le droit de chaise, et que la facture s’élève mensuellement, en moyenne, à 17 euros en maternelle et 20 euros en primaire. Ce droit de chaise ne peut être réclamé que lorsque les coûts de surveillance du temps de midi dépassent les subsides prévus par la Fédération Wallonie-Bruxelles. La demande de nombreux acteurs est d’évoluer vers une prise en compte du temps de midi comme activité scolaire, permettant une prise en charge complète par la Fédération Wallonie Bruxelles.

Promesse tenue ?

Un enfant sur cinq arrive à l’école le ventre vide. Une famille belge sur quatre rencontre des difficultés à nourrir ses enfants.

 

L’ampleur de la pauvreté est alarmante autant que silencieuse, et demande des mesures urgentes et structurelles. La restauration collective publique, basée sur un système de solidarité, est présentée comme un levier pour renforcer l’accessibilité du plus grand nombre à une alimentation saine. En effet, une participation financière permet aux bénéficiaires de ne payer qu’une partie des frais liés à la conception et à la distribution du repas. L’évolution du secteur lui permet-elle d’encore tenir ses promesses ?

Oui, aujourd’hui, on peut dire que les cantines scolaires permettent à des enfants issus de familles pauvres de consommer, pour une somme raisonnable, un repas complet par jour, quatre fois par semaine, et ce n’est pas négligeable. Manger, c’est bien. Mais une alimentation de qualité, c’est mieux ! Comme dans le cas de l’aide alimentaire, la tension générée par la limitation des aides publiques amène à distribuer aux enfants des produits industriels à bas coût, provenant des quatre coins du monde et préparés, de plus en plus souvent, dans des cuisines-usines.

De nombreux acteurs soulignent la mauvaise qualité des aliments. Nous ne parlons pas ici de la qualité bactériologique, qui grâce à l’AFSCA, est bien surveillée. En ce qui concerne la qualité nutritive, si les cuisines doivent respecter des équilibres nutritionnels, de nombreux autres paramètres tels que les teneurs en pesticides, par exemple, ne sont pas prises en compte. Sinon, tous les repas seraient bio ! La qualité gustative pose elle aussi problème. Or, un aliment non consommé n’a aucune valeur ! Ce phénomène accroit le gaspillage alimentaire et provoque un détournement du mangeur, quand il en a la possibilité.

Face à la chute vertigineuse des commandes de repas chauds, les écoles sont en recherche de solutions. Si certaines écoles envisagent douloureusement un arrêt de ce service solidaire (elles étaient déjà 18 % en 2006 d’après une enquête de la FWB), d’autres souhaitent reprendre en mains la confection des repas. Ici aussi, l’étude du BEP est révélatrice : les cinq communes interrogées s’intéressent à la possibilité de reprendre en mains la préparation des repas, en vue de les rendre plus qualitatifs et plus attractifs pour les enfants.

Une transition indispensable !

Le secteur de l’alimentation collective meurt à petit feu et doit se réinventer. Une transition vers une alimentation de qualité, bio, locale, goûteuse, porteuse de sens, n’est-elle pas une solution pour redonner vie aux cantines ? Oui, c’est une évidence ! Mais les producteurs bio sont-ils à la hauteur de la demande potentielle ? Les filières sont-elles assez solides et développées pour fournir les collectivités, soit un potentiel de 200.000 repas par jour en Wallonie ?

 

 

 

Chapitre 2 : Notre secteur bio est-il à la hauteur ?

En Wallonie, 200.000 repas sont servis, chaque jour, dans les cantines. Passer la restauration collective en bio local représente un fameux défi ! Si la production bio semble suffisante, la transformation et la distribution sont étudiées à la loupe par le secteur. Se posent des questions de localisation, de rentabilité mais aussi d’échelle, et donc du modèle alimentaire que nous souhaitons.

L’idée bouillonne dans les villes et dans les campagnes : révolutionner l’alimentation des cantines par une transition complète vers une alimentation de qualité, respectueuse de notre santé et de celle de la Terre. Certains diront une alimentation « durable ». Chez Nature & Progrès, nous parlerons d’alimentation « bio et locale », à laquelle nous pourrions encore ajouter quantité d’adjectifs pour exprimer nos idéaux : artisanale, équitable, en circuit court, etc.

Le laboratoire Sytra de l’Université Catholique de Louvain[xxiii] a estimé les quantités de produits agricoles nécessaires pour alimenter les collectivités wallonnes : 1.500 tonnes de froment, 11.000 tonnes de pommes de terre, 7.600 tonnes de pommes et de poires, 4.700 tonnes de petits pois, carottes et haricots verts, 1,5 millions de litres de lait, 9 millions d’œufs, etc. Pour mener à bien la transition, il y a du pain sur la planche pour nos agriculteurs bio ! Sont-ils à la hauteur ?

Les producteurs sont prêts !

Produisons-nous assez de produits bio locaux pour fournir les cantines ? A l’échelle régionale, d’après les projections du laboratoire Sytra, le développement du secteur bio semble suffisant pour la majorité des produits à l’exception de certains légumes. Stéphanie Goffin, coordinatrice du pôle « Alimentation durable » de Biowallonie – l’asbl d’encadrement du secteur bio en Wallonie -, nous rassure : depuis cette étude réalisée en 2019, la production de légumes en grandes cultures a augmenté.

D’autres échelles, plus petites, peuvent être considérées.

L’« hyperlocal », au niveau d’une province voire d’une commune, permet de resserrer les liens avec les producteurs, de favoriser le circuit court et la solidarité, et facilite la logistique. Mais peut-on, à une échelle aussi petite, produire les quantités et la diversité nécessaires aux repas des collectivités, et assurer la régularité d’approvisionnement ?

 

Etant donné que chaque région agricole possède ses spécificités de productions, liées notamment aux types de sols et de climats, il semble difficile de se reposer entièrement sur cette échelle. On assiste cependant à une multiplication des initiatives qui stimulent la production locale. En France, en prenant comme modèle la commune de Mouans-Sartoux, de nombreuses communes initient des régies agricoles pour nourrir leurs collectivités.

Si la production bio wallonne semble suffisante pour alimenter les collectivités du territoire, l’étude du laboratoire Sytra suggère que c’est au niveau des maillons suivants, la transformation et la logistique, que le secteur doit placer ses efforts.

 

Régies agricoles : l’exemple inspirant de Mouans Sartoux[xxiv]

Mouans-Sartoux est une petite commune – 10.000 habitants – du département des Alpes Maritimes. C’est la crise de la vache folle, à la fin des années 1990, qui a fait prendre conscience aux élus d’une nécessité de manger autrement. La commune se met à la recherche de produits bio locaux pour alimenter ses cantines scolaires – 1.100 repas par jour -, avec peu de succès. En 2005, elle fait jouer son droit de préemption pour sauver un domaine agricole de quatre hectares des convoitises de promoteurs immobiliers. Après avoir fait réaliser une étude de faisabilité, la régie agricole est lancée en 2010 avec l’engagement d’une agricultrice. La production de légumes démarre, grandit, se diversifie, s’adapte au calendrier scolaire via l’installation de tunnels de culture puis l’investissement dans un surgélateur. La régie produit 85 % des légumes utilisés par les cantines, tandis que les petits producteurs locaux sont favorisés, autant que possible, pour fournir les autres produits. Le 100 % bio est atteint depuis 2012.

Et le prix ? Il a descendu ! Les collectivités ont réduit de 80 % le gaspillage alimentaire en 5 ans et elles proposent un repas végétal par semaine. La régie agricole représente un coût pour la commune, davantage que l’achat de légumes bio à l’extérieur. Cependant, il s’agit d’une volonté et d’un choix politique, car outre la production alimentaire, la régie présente une plus-value sociale. Elle est investie par les enfants et participe au projet pédagogique, elle crée de l’emploi et elle permet de s’extraire d’une dépendance alimentaire. Les surplus sont valorisés à l’épicerie sociale pour favoriser l’accessibilité du bio aux ménages les plus modestes.

Cet exemple a inspiré de nombreux autres projets : on compte aujourd’hui une vingtaine de régies agricoles en France, sur 0,4 à 12,5 hectares, alimentant chacune 50 à 1.500 convives[xxv]. Ces initiatives démontrent que les pouvoirs publics ont leur carte à jouer pour favoriser le bio local dans les collectivités. Et pourquoi ne pas en profiter pour favoriser la réinsertion socio-professionnelle, comme aux Jardins de la Hulle du CPAS de Profondeville ?

Développer la transformation

Les produits commandés par les cuisines sont, en partie, pré-transformés. Dans le cas des légumes, les produits frais (dits « de 1ière gamme ») représentent moins de la moitié des commandes, les acteurs privilégiant les légumes prédécoupés, soit surgelés (3ième gamme), soit sous atmosphère contrôlée (4ième gamme). Il n’est donc pas tout de produire des carottes ou des pommes de terre, encore faut-il les transformer ! C’est ici que le bât blesse : d’après Sytra, la Wallonie manquerait de légumeries pouvant assurer ce service. Des moyens financiers importants ont donc été mis en œuvre en Wallonie pour créer ces outils de transformation.

 

Quand les légumes font leurs gammes…

La 1ière gamme correspond aux légumes frais et commercialisés en l’état ;

La 2ième gamme correspond aux légumes en conserves ;

La 3ième gamme correspond aux légumes surgelés ;

La 4ième gamme correspond aux légumes épluchés et lavés, crus et conservés sous atmosphère contrôlée.

Enfin, la 5ième gamme correspond aux légumes épluchés, cuits et emballés sous vide (en sachets plastiques)

 

 

Source : Manger Demain

 

Et pourtant, la légumerie d’ADMbio, coopérative de producteurs de la région liégeoise, a fermé ses portes il y a quelques années. Elle transformait des produits bio locaux en potage collation livré aux écoles de la région. Celle installée dans les bâtiments de la Fabrique circuits courts à Namur a été longtemps sous-utilisée, et c’est encore le cas de l’outil disponible dans le hall-relais Agrinew de Marche-en-Famenne. Comment expliquer ce manque de succès ? Plusieurs légumeries sont en cours de création grâce aux subsides délivrés dans les appels à projet de relocalisation de l’alimentation en Wallonie. Vont-elles suivre le même chemin ?

Afin de mieux comprendre la situation de ce secteur et d’accompagner les porteurs de projet, la Cellule Manger Demain coordonne depuis plusieurs années un groupe de travail sur les légumeries. Leur analyse[xxvi] publiée en 2022 est révélatrice. D’une part, une enquête réalisée auprès des collectivités montre que peu se soucient de la provenance des légumes achetés ou de leur caractère biologique. Serait-ce un critère trop secondaire, ou un manque de traçabilité dans l’offre des grossistes ? D’autre part, un comparatif des prix de légumes à destination de la restauration collective est éloquent. Les légumes surgelés revendus par le grossiste Solucious sont souvent bien moins chers que les produits frais bio proposés par Interbio et que les produits de quatrième gamme non bio proposés par Végépack. De nombreuses cantines se fournissent donc au moins cher, de légumes surgelés disponibles toute l’année et nécessitant moins de travail en cuisine.

Source : Manger Demain

 

Un seul acteur produit des légumes bio surgelés en Wallonie. D’après la Cellule Manger Demain, « La surgélation est une technique lourde, onéreuse et complexe impliquant une logistique adéquate dont le coût global constitue davantage un obstacle qu’une solution pour les acteurs de terrain. Plus qu’économique ou technique, la difficulté est aussi environnementale. Par contre, il y a moins de gaspillage alimentaire et une conservation qui passe de sept jours à trois mois. Faut-il donc favoriser la circulation sur le marché des collectivités de produits locaux surgelés ? Les vertus nutritionnelles de ce mode de conservation font également débat. »

La situation n’est donc pas si simple : créer des légumeries afin de fournir aux collectivités les gammes de légumes qu’elles recherchent pose de nombreuses questions liées à la rentabilité, à la localisation et à l’échelle. Ce constat est rejoint par une seconde étude réalisée par le laboratoire Sytra[xxvii] :

« Avec l’émergence et le potentiel foisonnement de ces initiatives, se pose la question de leur nombre et taille optimales, leur répartition géographique, leur rentabilité économique, etc. »

 

D’après Ho Chul Chantraine, co-auteur de l’analyse de la cellule Manger Demain, les outils de transformation se développeront une fois que le débouché sera présent et stable, assurant leur rentabilité. Plutôt que de financer des légumeries qui ne sont pas utilisées, il suggère que l’argent public soit investi dans des aides structurelles à l’achat de produits bio locaux par les collectivités, à l’instar du « coup de pouce dans l’assiette[xxviii] » – finançant à hauteur de 70 % les achats de produits alimentaires bio locaux par les cantines.

Développer la logistique

Les contacts directs entre collectivités et producteurs sont rares, car multiplier les fournisseurs demande davantage de travail. En France, 80 % des achats de la restauration collective passent par des grossistes[xxix]. Le laboratoire Sytra, qui a mené une enquête auprès des acteurs wallons, rejoint ce constat. Or, l’offre des grossistes en produits bio est faible, et la gamme bio locale, quasiment inexistante. L’origine de la plupart des produits bio proposés par les grossistes n’est pas spécifiée.

Les initiatives se développent néanmoins. Des acteurs livrant habituellement les magasins bio ont diversifié leurs activités pour atteindre de nouveaux acteurs. C’est le cas d’Interbio, un outil professionnel de commercialisation actif depuis une quinzaine d’années. Cette entreprise privée travaille avec une dizaine de producteurs bio locaux, surtout des maraichers en grandes cultures, et complète la gamme avec des produits issus d’autres régions. André Lefevre, fondateur et gestionnaire de l’entreprise, est intéressé de travailler avec les collectivités. Cependant, les commandes sont irrégulières et concernent souvent de petites quantités de produits. Pour des raisons de rentabilité, le distributeur ne fournit que les clients réguliers qui commandent pour un minimum de 450 euros.  Etant donné que la flotte de camions de 15 à 50 tonnes, investie pour fournir des magasins, est peu adaptée pour se faufiler dans les villes, Interbio collabore avec Restofrais pour les livraisons dans Bruxelles. Depuis quelques années, la coopérative Paysans-Artisans s’est également lancée dans une activité de « petit grossiste » de produits locaux à destination des magasins et des collectivités.

Pour fournir des collectivités, il est donc important que le secteur puisse se structurer en réseau, favorisant les collaborations entre producteurs. Ce partenariat présente de nombreux avantages : mutualiser l’offre, en diversité, volumes et régularité, et se donner les moyens, collectivement, d’une expertise logistique, commerciale et de gestion des commandes. Afin de répondre aux enjeux logistiques, les collectivités pourraient, elles aussi, s’associer pour atteindre les volumes nécessaires à la rentabilité de la filière. Ceci leur permettrait par ailleurs de lancer des marchés en commun, sur base de valeurs et de critères partagés.

 

Nos politiques sont-ils prêts ?

Le secteur bio est-il prêt à fournir la restauration collective ? Feu vert chez les producteurs, qui attendent cette opportunité avec impatience pour écouler leurs produits. Le développement d’outils de transformation piétine devant le manque de demande, essentiellement en raison des tarifs imbattables des grossistes classiques industriels. Les acteurs logistiques sont présents, mais éprouvent des difficultés face à la demande irrégulière de petites quantités.

D’après les acteurs interrogés, le secteur bio est prêt à fournir les cantines. Stéphanie Goffin ajoute : « Lorsque la Wallonie a lancé le « coup de pouce dans l’assiette », un véritable boum de la demande a eu lieu. Le secteur bio a parfaitement su y répondre, grâce aux producteurs, transformateurs et distributeurs déjà actifs ». Pour conforter ces acteurs, il est donc nécessaire d’activer et de pérenniser la demande de la restauration collective en produits bio locaux. Ho Chul Chantraine plaide pour un soutien structurel :

« Il faut du courage politique, car il s’agit d’une question de santé publique. Il faut mettre l’argent dans les assiettes. »

 

Stéphanie Goffin s’interroge : le frein est-il uniquement financier et technique, ou ne serait-il pas aussi humain ? Ces questions ne sont-elles pas une bonne excuse pour ne pas changer ses habitudes ? La chargée de mission prône une nécessaire revalorisation du métier de cuisinier dans la restautation collective.

 

 

 

Chapitre 3 : Une diversité de freins

L’alimentation durable a le vent en poupe, mais est-elle forcément bio ? Force est de constater que la certification ne fait pas toujours partie des critères de choix des collectivités et de leurs prestataires, et que ces dernières années, le frein financier revient au-devant de la scène. Le changement des pratiques en cuisine est difficile, tout comme les contraintes administratives liées aux marchés publics. Explorons l’une après l’autre ces différentes entraves à la transition des cantines vers une alimentation bio et locale.

Un manque d’intérêt des grands acteurs

Les sociétés de catering sont des entreprises proposant un service de préparation des repas, soit au sein de leur cuisine centrale, soit dans les infrastructures du client via la mise à disposition de personnel. Le segment des sociétés de catering est aujourd’hui dominé par quatre grandes entreprises européennes : Compass Group, Sodexo, Elior et Api Restauration. En France, elles se partagent 82 % du chiffre d’affaires du secteur, laissant 13 % aux acteurs nationaux et régionaux et 5 % à des acteurs locaux[xxx]. Ces grands groupes brassent des volumes importants. Leur approvisionnement via une centrale d’achats repose sur quelques grossistes. Les trois distributeurs généralistes principaux pour les cuisines de collectivités, identifiés lors de l’enquête du laboratoire Sytra (Université Catholique de Louvain) auprès des acteurs du secteur sont BidFood, Java et Solicious. Les distributeurs s’approvisionnent eux-mêmes chez d’autres distributeurs, chez les transformateurs, via des grossistes (ou coopératives de producteurs) ou directement chez les producteurs.

D’après Biowallonie, la Belgique compte sept sociétés de catering certifiées bio, ce qui signifie qu’une partie des ingrédients qu’elles utilisent sont bio. On y retrouve trois des grandes entreprises européennes, Compass Group, Sodexo et Api Restauration, ainsi que des entreprises plus locales : DuoCatering, Les Cuisines Bruxelloises et TCO Services.

Parmi ces acteurs, seuls les deux derniers semblent réellement tournés vers les produits bio et locaux. Les autres sociétés n’indiquent pas le bio dans leurs objectifs de développement.

 

D’après leurs certificats bio disponibles sur biocerti.be, ils ne préparent que quelques ingrédients bio, le plus souvent des produits secs non locaux (riz, pâtes, boulgour, quinoa, haricot rouge, pois chiche…) ou des fruits exotiques (banane, kiwi, pamplemousse…).

La Directive (UE)2022/2464[xxxi] oblige les grandes entreprises européennes à publier des informations en matière de durabilité. Le rapport de responsabilité sociale et environnementale doit préciser, en ce qui concerne les critères environnementaux (art.29ter) : l’atténuation (réduction de l’émission de gaz à effet de serre) et l’adaptation aux changements climatiques, les ressources aquatiques et marines sollicitées, l’utilisation des ressources et l’économie circulaire, la pollution engendrée et les atteintes à la biodiversité et aux écosystèmes. A peu de choses près, ces chapitres sont repris dans les rapports, avec peu de références à l’agriculture biologique, incarnant pourtant une réponse à plusieurs de ces enjeux.

Valentine Boone, responsable durabilité au sein de Sodexo (leader belge de la restauration collective), explique que si le bio n’est pas la valeur première mise en avant par l’entreprise, c’est parce que les produits bio sont peu demandés par leurs clients. Sodexo intervient en effet dans environ cinq cents cuisines en Belgique, dont la moitié en Flandre. Le Nord du pays semble moins intéressé par les productions certifiées bio et durables. La majorité des clients sont des entreprises et des maisons de repos et de soins. Le public scolaire, plus souvent demandeur de produits durables, ne représente que 5 % de leur chiffre d’affaires. Davantage d’efforts sont mis dans la provenance des ingrédients : 60 % sont d’origine belge.

Une alimentation durable est donc plus facilement associée à : plus locale, plus végétale, respectant le bien-être animal, peu émettrice de gaz à effet de serre… mais pas forcément au bio !

 

Place des produits bio dans les sociétés de catering certifiées en Belgique.

 

La liste des produits bio est issue du certificat bio de l’entreprise disponible sur le site biocerti.be.

 

·        Sodexo

Selon leur « rapport de responsabilité d’entreprise 2023 », 18 cuisines sont certifiées bio sur site. Il n’y a pas de chiffres sur les approvisionnements biologiques.

 

·        Compass group

D’après leur site internet, ils servent 180.000 repas par jour sur 260 sites en Belgique. Leur rapport de durabilité 2023 ne fait aucune allusion à des objectifs bio.

Boulgour, chapelure, couscous, farines, fonio, lasagne, lentille verte et rouge, pâtes, (protéines de) soja, quinoa, riz, sucre de canne, polenta, millet, farine de pois chiche, tofu, seitan, tempeh, son d’avoine, blé vert, épeautre.

 

·        Api restauration

Ils préparent 12.500 repas par jour en Belgique. Selon la « déclaration de performance extra-financière » du groupe, pour l’année scolaire 2022-2023, les approvisionnements comprennent 7 % de produits bio et 7 % de produits en circuit relativement court (« ancrage territorial »).

Quinoa, boulgour, haricot rouge, pois chiche, lentille, maïs surgelé, steaks hachés, yaourt, banane, carotte, patate douce, persil tubéreux, panais, kiwi – poivron vert surgelé, tofu, pâtes, chipolata volaille, petit beurre.

 

·        Aramark

D’après leur site internet, ils servent plus de 65.000 repas par jour. Pas d’allusion à des produits bio.

Orange, pomme, riz, pâtes, quinoa, boulgour, tempeh et tofu nature, kiwi, pamplemousse, avocat, concombre, paprika.

 

·        Duo catering

Peu de données sont disponibles sur l’entreprise. D’après une interview accordée à Biowallonie, ils servent plusieurs milliers de repas par jour à une cinquantaine d’entreprises belges.

Boulgour, carotte, haricot azuki, lentille verte et rouge, œufs, pâtes, quinoa, couscous.

 

·        Les Cuisines Bruxelloises

L’entreprise fournit 20.000 repas par jour. D’après le représentant de l’entreprise, 35 % des approvisionnements sont certifiés bio. Les ingrédients sont très variés.

Fruits frais : banane, clémentine, kiwi, mandarine, poire, pomme, orange – Sec : boulgour, couscous, curcuma, huile de tournesol, huile d’olive, laurier poudre, lentille verte, noix de muscade, oignon poudre, pâtes, pois chiche, tomate concentré, tomate coulis – Surgelé : carotte, céleri-rave, courgette, épinard, haricot princesse, pomme de terre, tomate.

 

·        TCO Service – La Cuisine des Champs

L’entreprise fournit quelques 23.000 repas par jour. Lors d’une conférence à un colloque organisé par Biowallonie, une représentante a fourni quelques chiffres sur l’approvisionnement du service. 50 % des produits sont bio, et les potages livrés sont 100 % bio.

Banane, boulgour, clémentine, haricot blanc et rouge, huile d’olive, kiwi, lentille corail, verte et blonde, mandarine, millet, œufs frais, orange, orge, pâtes, poire, pois chiche, pomme, quinoa, semoule, tomates pelées en boite, vermicelles, concentré de tomate, omelettes, boulettes de volaille, lait, burger de bœuf, carotte, potage, yaourt, chocolat.

 

Le prix

Lors d’une table-ronde organisée par Nature & Progrès au Salon Valériane, une participante s’exprime :

« Je pense que s’il n’y a pas de demande de produits bio de la part des parents dans les écoles, c’est parce que les parents ont peur du coût. »

 

Le consommateur est en effet habitué aux différences de prix entre bio et conventionnel en grandes surfaces, ce qui est rebutant. Or, une telle différence ne s’applique pas sur le repas pris en cantine, car le passage en bio ne concerne que les quelques pourcents du prix du repas relatifs aux ingrédients transformés. Les autres frais (personnel, infrastructure…) ne sont que peu changés. Ne vaudrait-il pas mieux communiquer sur les prix potentiels de repas bio locaux pris en cantine, afin que le consommateur en prenne acte et puisse évaluer si le surcoût est trop important pour lui ?

Le prix semble le principal frein d’après les acteurs interrogés.

« Un repas scolaire est vendu quatre euros. Ça reste compliqué » témoigne Céline Ernst, représentante de TCO Services.

 

Lorsqu’ils remettent une offre, les prestataires n’osent pas prendre le risque de proposer des ingrédients trop chers, de peur d’être recalés en raison du prix.

La disponibilité des produits

La disponibilité des produits pose également question.

Céline Grégoire, diététicienne à la maison de repos Notre Dame de Huy, témoigne des difficultés rencontrées pour trouver un fournisseur de pain dans un rayon de quelques kilomètres. Le boulanger doit avoir la capacité de fournir du pain pour environ 200 personnes par jour, en assurant une livraison assez tôt pour le servir au petit déjeuner. Il y eut beaucoup de refus à leurs sollicitations.

Pour les plus gros acteurs, comme Sodexo, toutes les commandes pour la Belgique sont réalisées via une plateforme d’achats. Les volumes demandés sont donc conséquents, et ce sont des grossistes comme BidFood qui répondent à la demande. Valentine Boone témoigne cependant d’évolutions au sein de leur clientèle.

« On recommande aux cuisines de passer par le catalogue (issu de la plateforme d’achats) pour la majorité des achats, mais pour l’hyperlocal, on conseille de passer par des plateformes de distribution, des petites coopératives, des associations de producteurs. L’avantage c’est que quand on commande dix brocolis, ce n’est peut-être pas le producteur A mais le producteur B de la coopérative qui les fournira. Il faut être sûr d’être approvisionné, et ce, malgré les aléas de la production. C’est la solution qu’on a trouvée, et petit à petit, on a de plus en plus de sites qui rentrent dans ce système ».

Dans de nombreuses collectivités, les menus sont établis un mois à l’avance, ce qui empêche d’être réactif et de se coller aux réalités des maraichers.

Les marchés publics

Les collectivités publiques sont soumises à l’obligation de passer par des marchés publics pour désigner leurs fournisseurs de matières premières ou de plats préparés. Tous les acteurs de la restauration collective s’accordent à pointer les modalités de ces marchés comme un frein majeur à une collaboration entre acteurs bio locaux et cantines.

Les marchés publics reposent sur quatre grands principes. La non-discrimination prévoit l’égalité de traitement de tous les opérateurs économiques, qui doivent donc disposer des mêmes informations et dont l’offre sera analysée de manière objective. La transparence assure l’absence de favoritisme. La mise en concurrence permet au pouvoir adjudicateur de contracter aux conditions les plus favorables du marché, dans l’intérêt public. Un nombre suffisant de fournisseurs et prestataires doit donc être consulté. Enfin, le principe de proportionnalité assure que les critères de sélection, d’attribution et les spécifications techniques doivent toujours être liées et proportionnées à l’objet du marché. Dans tous les cas, le cahier des charges du marché ne peut faire allusion à un critère géographique, considéré non-conforme au principe de non-discrimination.

Les marchés publics représentent un obstacle de taille, tant pour les pouvoirs publics que pour les producteurs et transformateurs souhaitant y répondre : lourdeur administrative, difficultés de compréhension du langage juridique, difficultés à remplir tous les critères, etc. José Orrico, représentant des Cuisines bruxelloises, témoigne : « Lorsqu’on lance une procédure de marché, elle est extrêmement complexe. Souvent, on n’a pas de réponse de coopératives ni de producteurs. La collectivité est un levier important pour pouvoir accéder à un changement dans l’alimentation des enfants et des personnes âgées. »

« On aimerait avoir une liberté un peu plus grande sur une part du marché où cette loi serait allégée. Quand on s’adresse à des structures qui ont un visage plus humain, on doit tenir compte d’autres critères que le financier, qui sont aujourd’hui difficiles à intégrer ».

 

« Il faut des changements au niveau législatif. C’est un parcours du combattant » complète Davide Arcadipane, de l’intercommunale ISOSL.

Les coopératives de producteurs et plateformes de distribution partagent également leurs difficultés. « Les marchés publics incluent souvent des fruits et légumes exotiques, ce qui nous empêche d’y répondre car nous travaillons uniquement avec des produits locaux » interpelle Camille Delvaux, représentante de Made in BW, une plateforme logistique de distribution de produits locaux comptant 130 producteurs. « Il y a une complexité administrative des marchés publics des deux côtés, celui qui émet le marché et celui qui y répond » observe Jorge Ercoli, représentant de Mabio, coopérative de distribution de produits bio d’une quarantaine de producteurs.

En fonction des montants et des types de service dont il est objet, le marché public peut être réalisé suivant différentes formules. Certaines permettent de se passer de publication et d’interroger directement des prestataires potentiels choisis par le pouvoir adjudicateur, ce qui permet de cibler une offre locale. Dans les autres cas, il s’agit d’être créatif et de jouer sur certains critères du cahier des charges pour garantir une origine locale, sans la demander explicitement : cueillette des fruits et légumes à maturité, exigences ou préférences de races animales locales… La Cellule Manger Demain propose une expertise et du conseil pour aider les pouvoirs publics à introduire l’alimentation durable et locale dans leurs marchés publics. Rob Renaerts, gérant du bureau d’études Coduco, n’y croit pas. Pour lui, intégrer des clauses durables dans les marchés publics impliquant de gros volumes – ce qui est le cas des structures qu’il accompagne en milieu urbain – est quasiment impossible.

Enfin, Valentine Boone dénonce aussi de nombreuses contradictions dans les cahiers des charges d’acteurs publics.

« Ils veulent des produits bio, de saison, les plus locaux possible, mais ils demandent aussi des courgettes et des potirons toute l’année ! ».

 

Ces acteurs sont-ils suffisamment informés sur les réalités de la production et de la transformation alimentaire ?

Les réalités des cuisines

Un frein essentiel est lié au personnel de cuisine. De moins en moins de personnes souhaitent travailler dans la restauration, la main d’œuvre est difficile à trouver, notamment depuis la crise du covid. Chez Sodexo, de nombreux chefs sont issus de l’HoReCa. Ils ont rejoint l’alimentation collective pour disposer d’horaires compatibles avec leur vie de famille.

Valentine Boone témoigne : « Le défi des projets durables, c’est qu’on change une manière de fonctionner. Par exemple, apporter plus de végétal dans les menus, c’est un réel changement culturel. Ce n’est pas dans les habitudes des consommateurs ni de nos chefs, qui ont appris à bien faire leur viande. Si on n’est pas derrière eux et si on ne les accompagne pas, le changement est voué à l’échec. Le bio, ou le frais, c’est pareil. Il faut trouver la perle rare qui a la motivation. »

La formation des cuisiniers est un point crucial. Selon Marie Legrain, le secteur évolue mais il y a encore du travail. « C’est comme pour nous, consommateurs, ce sont des changements d’habitudes. Il ne faut pas essayer de faire la révolution du jour au lendemain. Il faut que les cuisiniers comprennent le pourquoi du projet, il faut les intégrer dans une démarche de réflexion en amont, sinon ils vont freiner des quatre fers, et ça se comprend. » La coordinatrice de la Cellule Manger Demain sensibilise aux réalités de la transition en cuisine : « Ce sont des projets complexes et coûteux en termes de ressources humaines. »

«  Si on veut une alimentation durable, on va travailler du frais, de saison, du local. En cuisine, ça demande des ressources humaines en conséquence, sinon, on va retomber dans des modèles que l’on veut éviter, c’est-à-dire des assembleurs de sachets surgelés. On se complique la vie parce qu’on y croit. Ce n’est pas simple, mais c’est beaucoup plus riche. Il faut toute une équipe motivée autour du projet. »

 

Les collectivités manquent souvent de ressources humaines pour la préparation des repas, ce qui est un obstacle au changement des pratiques. Par ailleurs, les installations sont souvent vétustes, les cuisines, sous-équipées. Ces freins financiers sont autant d’obstacles pour assurer la transition des collectivités vers une alimentation bio et locale.

Les freins à la progression de l’alimentation bio locale étant identifiés, que peut-on mettre en œuvre pour lever ces obstacles ?

 

Chapitre 4 : Augmenter la part du bio local dans les collectivités

Les entraves à la transition de l’alimentation collectives vers le bio local ont un dénominateur commun : le manque de moyens financiers, que ce soit pour l’achat des produits de qualité, la valorisation et la formation du personnel de cuisine ou l’investissement dans les infrastructures. N’est-il pas temps de développer une politique alimentaire ambitieuse et résolument engagée vers l’agriculture biologique et locale ?

Compenser la hausse des prix

Nous l’avions vu dans le Chapitre 1, les ingrédients ne représentent que le quart du prix d’un repas, soit, en moyenne, deux euros. Passer à une alimentation bio, locale et en circuit court, aurait donc un impact relativement limité sur le prix des repas : cinquante centimes d’euro, à peine ! Mais, nous l’avons vu également, les pouvoirs publics disposent de peu de marges budgétaires pour prendre totalement en charge ce surcoût.

Economiser ailleurs

Plusieurs collectivités françaises ont choisi de faire la chasse aux dépenses inutiles et de consacrer les économies réalisées au passage à une alimentation bio locale.

Dans une table-ronde organisée par Ecotable, une entreprise de l’économie sociale et solidaire accompagnant la transition de la restauration vers l’alimentation durable en France, Laure Verdeau, directrice de l’Agence bio, s’exprime :

« Chez les restaurants engagés, peu importe l’inflation, quand on a décidé de mettre du bio au menu, on joue sur tous les leviers. Le prix du bio n’est qu’un pixel de la photo. La grande photo, c’est le projet d’établissement et comment on gère tout, de l’énergie au gaspillage, pour retrouver des marges et mettre du bio. »

 

Plusieurs leviers permettent aux collectivités de réduire ou d’annuler le surcoût de produits bio : gaspiller moins, cuisiner plus en évitant les produits hyper-transformés, acheter de saison, en direct, en vrac…  Dans le cadre de ce même événement, Ariane Delmas, dirigeante des Marmites Volantes, rapporte les pratiques de leur cuisine collective pendant la poussée d’inflation des produits alimentaires : « On met moins de biscuits achetés bio et on fait plus de cakes maison parce que ça nous coûte moins cher. On met du citron ou des pépites au lieu de ne mettre que du chocolat, et les enfants se régalent. »

Xavier Anciaux relaie quelques constats réalisés par la ville de Liège.

« Avant de démarrer sa transition alimentaire, la ville a fait une étude sur le gaspillage : 60 % des soupes finissaient à l’égout, 55 % du poids de l’assiette allait à la poubelle. Une école était livrée pour 20 élèves, et 30 élèves mangeaient dessus car les portions étaient souvent trop grosses. »

 

« Il y a déjà de la marge pour la transition en gérant mieux les doses. » Le Collectif Développement Cantines Durables propose de réduire – sans pour autant les supprimer – la part de produits carnés, qui pèsent lourd dans la balance économique.

Un plan d’action global doit donc être mis en place par la collectivité et/ou par la société de catering qui s’occupe de la préparation des repas.

Imposer une part de produits bio locaux dans les collectivités publiques

Votée en octobre 2018, la loi Egalim prévoyait une évolution de l’offre des collectivités françaises vers une part d’au moins 50 % de produits de qualité durable, dont 20 % de produits biologiques pour 2022. Si l’ambition n’a pas été totalement remplie, il est important de noter l’ascension impressionnante des chiffres. Alors qu’en 2019, les produits bio ne représentaient que 2,9 % des ingrédients de la restauration collective, cette part a doublé en à peine deux ans, passant à 6,6 % en 2021. Si à peine 4 % des cantines proposaient du bio dans leur menu en 2007, ce chiffre est passé à 65 % en 2019[xxxii]. Les cantines autogérées sont légèrement plus engagées (67 %) que les cantines en gestion concédée (60 %), les acteurs publics (78 %) le sont davantage que les privés (53 %). Les produits bio proposés sont à 72 % d’origine France et à 50 % d’origine régionale, ce qui montre l’importance du choix de produits locaux[xxxiii]. Imposer des pourcentages de produits bio locaux dans toutes les collectivités semble donc porter ses fruits.

Serait-ce une idée à appliquer dans la Fédération Wallonie-Bruxelles ? C’est un avis partagé par Valentine Boone. « Tant que nous ne disposons pas de véritables directives politiques dans toutes les régions, l’ensemble du marché continuera à rédiger des cahiers des charges « à la carte ». En Wallonie et à Bruxelles, des entités comme la cellule Manger Demain et Good Food permettent d’instaurer un cadre. Nous avons d’ailleurs observé une évolution positive dans les appels d’offres ces dernières années. » Imposer un certain pourcentage, voire la totalité, de produits bio locaux dans les collectivités permettrait de renforcer nos filières. Etant donné toutes les externalités négatives de l’alimentation conventionnelle, industrielle et mondialisée, le retour sur investissement serait immédiat : en termes de santé publique, de santé environnementale, de développement de l’économie locale et de l’emploi… Qu’attendons-nous ?

Pour Marie Legrain, les aides publiques dédiées à l’alimentation durable sont un investissement gagnant sur le long terme.

« Le coup de pouce du local dans l’assiette, le Green Deal cantines durable coûtent, mais ils font faire des économies à long terme. L’alimentation durable a beaucoup moins d’externalités, beaucoup moins de coûts cachés. Elle pèse beaucoup moins sur la société en termes de frais de santé, biodiversité, environnement… C’est un calcul d’austérité à long terme ! ».

 

Xavier Anciaux partage cet avis. « Il y a du capital dans lequel on peut aller chercher, ce sont ces externalités négatives. On investit maintenant dans l’alimentation, et on réduit les frais de santé. Diabète, cancer, obésité sont des maladies liées au mode de vie et à l’alimentation. On va financer cette transition par des gains en soins de santé, en biodiversité, par la création d’emploi ».

« La ville de Liège a investi pour un million de marchandises alimentaires cette année. 600.000 euros restent en province de Liège, et la plus grande partie est consacrée au bio. »

Vers des repas gratuits à l’école ?

De nombreuses aides publiques existent pour intervenir dans l’introduction de produits durables et locaux dans les collectivités. Et si les aides publiques s’orientaient vers une gratuité des repas à l’école ? Cette mesure incitative permettrait d’augmenter le nombre de repas pris à la cantine, et donc d’atteindre une masse critique suffisante pour développer l’offre, que ce soit via une société de catering ou une cuisine de l’établissement. Comme pour toutes les aides publiques, si une telle mesure se met en place, il faut veiller à sa pérennité afin de ne pas mettre en danger toutes les structures qui se développeraient pour développer la filière.

La gratuité des repas pour les écoles maternelles et primaires est déjà en cours dans les écoles à discrimination positive. Marie Legrain partage son avis sur cette mesure. « Ça fait un grand boost dans le nombre de repas pris à l’école. Il y a beaucoup d’avantages, mais on observe qu’il y a beaucoup plus de gaspillage. Parfois les parents commandent les repas et les enfants ne se présentent pas, ou ils se présentent mais ne mangent pas. Comme c’est gratuit, ça déprécie la valeur de la nourriture. » La coordinatrice de la Cellule Manger Demain préfère l’approche de la sécurité sociale alimentaire, qui préserve la valeur de la nourriture, et où chacun cotise proportionnellement à ses revenus. Pour Rob Renaerts, gérant de Coduco, offrir des repas à des familles qui ont les moyens financiers de les payer n’a pas de sens. Il préfère également l’option d’un tarif basé sur les revenus.

Pérenniser les aides publiques

Les aides publiques sont les bienvenues pour soutenir une alimentation bio locale dans les collectivités. Actuellement, des enveloppes budgétaires sont mobilisées dans les secteurs de la santé, de l’environnement et du développement durable à travers différentes politiques (voir encadré). Cependant, ces politiques sont court-termistes, susceptibles de changer, notamment à chaque législature. Cette instabilité est inconfortable, voire dangereuse pour les filières qui s’investissent pour nourrir les collectivités.

Marie Legrain relaie la situation des producteurs. « Il faut diminuer la prise de risque pour les agriculteurs. C’est aux politiques à réfléchir à long terme. Si on veut durablement encourager l’offre, il faut assurer la demande. Le plan de relance a été une grande chance, en Wallonie, pour le circuit court. Mais il a un début et une fin. Le « coup de pouce du local dans l’assiette » doit être un levier financier mis en place de manière structurelle. Il répond à un déséquilibre entre les moyens que les consommateurs ont à mettre dans leur alimentation, y compris les consommateurs les plus fragilisés – et on sait qu’il y en a de plus en plus -, et la volonté de rémunérer les producteurs correctement et avoir des produits de qualité. »

« Le jour où ça s’arrête, tout s’écroule comme un château de cartes. Il y aura peut-être quelques écoles qui continueront mais ça restera à la marge. Or nous voulons une transition de masse. Il faut une politique à long terme ».

 

 

Des politiques publiques en faveur de l’alimentation durable dans les cantines

 

Des soutiens politiques se développent, au fil des années, pour favoriser la progression des collectivités vers une alimentation durable.

 

·        Un programme européen finance des fruits, légumes et produits laitiers dans les écoles, en favorisant, par un système de points, les produits issus du circuit court, de coopératives, achetés à un prix juste, certifiés bio ou cultivés selon les principes de la lutte intégrée. En Belgique, en 2023, ce subside a permis à 776 écoles participantes de fournir à leurs élèves une vingtaine de collations gratuites par an.

 

·        Le Green Deal Cantines Durables, initié en 2019, favorise la transition des cantines et une relocalisation de l’assiette via une labellisation volontaire (avec obligation de résultats) en bénéficiant d’un accompagnement de la Cellule Manger Demain et de plusieurs subsides permettant d’acheter des produits et du matériel.

 

·        Le programme Collation Soupes gratuites finance la distribution de potage-collation (ou autres collations saines) gratuit aux enfants de 73 écoles maternelles et primaires situées dans des zones à indice socio-économique faible. Ce subside est géré par le Collectif Développement Cantines Durables. C’est dans ce cadre que notre Réseau RADiS fournit des potages à plusieurs écoles de la région dinantaise.

 

·        Le Gouvernement wallon a également mis en place des repas chauds gratuits dans les écoles à encadrement différencié (une école sur quatre). Cette mesure, démarrée en 2018 par un projet pilote avec les classes maternelles spécialisées, s’est progressivement étendue à tout le fondamental, ordinaire et spécialisé. La subvention octroyée aux écoles est de 3,7 € par repas et par élève. De plus, une intervention de 40 € par élève et par an est prévue pour financer l’achat de matériel et le personnel nécessaire à l’organisation des repas. En 2024, on voit une pérennisation de ce subside via un décret avec un budget de 21 millions d’euros.

 

Deux labels permettent aux collectivités de mettre en avant leurs actions pour renforcer la durabilité des repas.

 

·      En Wallonie, 351 cantines (7 %) sont à ce jour signataires du Green Deal Cantines Durables, 119 sont labellisées. Le label implique l’utilisation obligatoire de 5 à 15 produits bio selon le niveau de reconnaissance (nombre de « radis »). L’ensemble des signataires représente 4,3 millions de repas par an, majoritairement dans le secteur de l’enseignement (79 %) et de la santé (19 %).

 

·      A Bruxelles, 53 cantines (3 %) sont labellisées Good Food et 16 sont en voie de recevoir le label. L’engagement porte sur l’utilisation de minimum 8 produits achetés en bio pendant toute l’année.

 

Avec quel succès ?

Contrairement à la France, qui procède chaque année à une enquête de grande ampleur auprès des collectivités en vue d’évaluer la progression de l’alimentation durable, la Belgique ne dispose pas de moyen de suivi. Impossible, donc, de savoir quelle est la part des produits bio et locaux dans les assiettes de la restauration collective.

Une évaluation de la situation des cantines labellisées Cantines durables est réalisée par la Cellule Manger Demain. Elle s’appuie sur le « coup de pouce du local dans l’assiette », un dispositif d’aide financière proposé par la Région wallonne aux signataires du Green Deal. Ce soutien s’élève à 50 % des dépenses en produits locaux (70 % pour les produits bio) à hauteur de maximum 0,5 euros par repas. En 2023, les factures remises par les collectivités demandant ce soutien concernent 1,1 millions d’euros d’achats de produits locaux, parmi lesquels les produits bio représentent 50 % (76 % si on exclut la viande). 78 % des cantines affirment avoir augmenté leur approvisionnement en produits bio grâce à cette aide financière.

 

 

Revoir la loi sur les marchés publics

« Même si nous vivons dans le pays de Magritte, l’alimentation n’est pas une chaise de bureau. On est tous d’accord sur ce point. Une chaise de bureau, un vêtement ou encore un album photo, nous pouvons nous en passer. Pour l’alimentation, c’est différent, c’est un bien vital, que ce soit en quantité mais aussi en qualité ! En effet, celle-ci a un impact essentiel sur notre santé. Elle mérite donc un traitement différent d’une marchandise lambda », peut-on lire sur le site internet de la Cellule Manger Demain. L’association travaille, depuis juillet 2022, pour la mise en place d’une exception alimentaire dans les règles de marchés publics, autrement appelée « cadre rénové de la commande publique »[xxxiv]. Une pétition citoyenne a été mise en place, et un plaidoyer a été réalisé en vue des élections européennes de juin 2024. A l’échelle de l’Europe, la campagne « Buy Better Food »[xxxv] réclame des règles en matière de marchés publics qui soient bénéfiques pour l’environnement, pour les consommateurs et les travailleurs, et qui fournissent une alimentation saine à tous les citoyens européens dans les lieux publics tels que les écoles, les hôpitaux et les maisons de retraite.

Rob Renaerts, gérant du bureau d’études Coduco, désapprouve cette initiative. « On ne va pas changer une réglementation qui est basée sur le fondement de l’Union européenne, qui est le libre-échange de biens et de services, parce qu’on veut acheter des produits locaux alimentaires. Je n’y crois absolument pas. » Affaire à suivre…

Sensibiliser

La transition des collectivités vers le bio local implique des adaptations dans des cuisines qui sont déjà sous pression, en sous-effectif, en manque d’infrastructures et de compétences. Pour initier le changement, il faut à la fois que les mangeurs fassent pression sur le pouvoir organisateur, et que le personnel de la collectivité soit sensible et motivé, mais aussi, accompagné et formé.

Les formations proposées par la Cellule Manger demain sont essentielles pour le personnel de cuisine. « On parle de protéines végétales, on parle de choses que certains n’ont jamais appréhendé dans leur métier : comment cuisiner les légumineuses, comment équilibrer l’assiette, car les référentiels ont changé. »

Sodexo a mis en place une dynamique pour former son personnel à une cuisine plus végétale : intégrer plus de légumes et réduire la portion de viande, pour une alimentation plus diététique et plus durable. Une formation a été organisée dans une grande école culinaire par le siège de Sodexo, et chaque pays l’adapte à ses réalités. La formation des premiers chefs belges de la société a eu lieu en juin dernier.

Chez ISOSL, une intercommunale liégeoise active dans les soins de santé et fournissant les repas d’écoles et de crèches, les cuisiniers sont invités à rencontrer les producteurs pour mieux comprendre leur travail et pour dialoguer sur la qualité des produits.

« On a réussi à décloisonner le monde des collectivités avec celui des producteurs. C’étaient souvent des mondes qui ne se parlaient plus. Une de nos réussites est d’avoir remis nos cuisiniers dans les fermes, et inversement, d’avoir permis à des fournisseurs de venir voir ce secteur. »

 

Les coopératives de producteurs livrant les collectivités mettent également le pied à l’étrier. « On essaie de communiquer au maximum sur les pratiques de nos producteurs, la façon dont les différents aliments sont produits » témoigne Jorge Ercoli, représentant de Mabio.

Chez SAW-B, Xavier Anciaux insiste sur la nécessité que les collectivités s’intéressent aux acteurs de l’approvisionnement bio local pour bien établir leurs marchés publics et mieux coller à la réalité de terrain. « Si on veut 40 légumes différents, découpés de trois manières différentes, pendant toute l’année, aucun maraicher ne sait y répondre. Il faut une société coopérative ou une entreprise qui a la capacité de faire ce type de produit, qui a des producteurs avec elle qui sont capables de produire cette matière première. Un acteur qui a des frigos, des chauffeurs, des camionnettes, qui sait facturer, etc. »

Small is beautiful ?

Et si on remettait en service des cuisines destinées à une transformation hyperlocale de petits volumes de produits bio locaux ? Cette solution présente plusieurs avantages. Le premier, mis en avant par Thérèse Marie Bouchat de la coopérative Paysans-Artisans, est de permettre à de petits producteurs de participer à l’approvisionnement des collectivités. Le second avantage est de bénéficier, grâce aux moindres volumes d’achats, de procédures simplifiées de marchés publics, ce qui permet de les orienter davantage vers des producteurs locaux. Ainsi, la commune d’Onhaye a pu facilement collaborer avec la Ferme Piette, située à quelques kilomètres de ses écoles, pour l’approvisionnement en yaourts bio pour la collation. La proximité des producteurs et des mangeurs renforce les liens sociaux en leur permettant de se rencontrer, dans les champs ou au sein de la collectivité, ce qui est un atout précieux dans la sensibilisation des enfants. Enfin, la cuisine permet de recréer une dynamique locale, comme l’a démontré le Réseau RADiS en région dinantaise : des séances d’épluchage et de découpe des légumes pour le potage-collation ont été réalisées avec les bénéficiaires de structures sociales, qui ont eu beaucoup de fierté à participer à la transition alimentaire des écoles de leurs communes. Ces outils de transformation locale sont aussi, potentiellement, des leviers d’action sociale, via une réinsertion sociale ou professionnelle de publics défavorisés.

Cependant, la juste échelle doit être recherchée. Dans la commune d’Ath, accompagnée par l’asbl Biowallonie, plusieurs cuisines dispersées ont été supprimées en faveur d’une cuisine centralisée afin d’atteindre une échelle plus favorable à la rentabilité. Dans la commune d’Onhaye, Nathalie Lekeux, première échevine, souhaiterait développer une cuisine en vue de préparer les repas des écoles publiques. Elle s’inquiète des contraintes financières et de la gestion du personnel.

« A notre échelle, un cuisinier serait nécessaire. Mais que faire s’il tombe malade ou souhaite partir en vacances ? »

 

Il faut donc, pour des raisons d’organisation pratique, atteindre une masse critique permettant l’engagement d’une équipe de cuisine pouvant se relayer. Selon Rob Renaerts, gérant du bureau d’études Coduco, un cuisinier peut préparer entre 50 et 80 repas en travaillant de manière manuelle (et de 200 à 300 en utilisant des ingrédients surgelés). Il faut aussi penser à la logistique, c’est-à-dire à la livraison des repas dans les différents établissements. Selon Rob Renaerts, l’organisation pratique est un problème aussi important que celui de la rentabilité.

Et le citoyen, dans tout ça ?

Comment, en tant que citoyen, agir pour une transition de l’alimentation collective vers le bio local ? La question fut posée lors de la table-ronde organisée par Nature & Progrès au Salon bio Valériane en septembre 2024.

L’un des participants propose de rejoindre les associations de parents dans les écoles, afin de porter l’idée et d’encourager la direction, ainsi que toute l’équipe éducative et de cuisine.

« Les perturbateurs endocriniens n’aident pas les enfants à bien réfléchir ! Il y a moyen de se saisir de ces questions. C’est énergivore, ce sont des combats… Que fait-on pour la cantine, comment coopère-t-on avec l’équipe éducative autour des questions de santé et d’alimentation, comment introduit-on ces changements dans l’école… C’est un des moyens où on peut mettre un point de pression supplémentaire. »

 

En France, une association, Un plus bio[xxxvi], encourage les citoyens à s’investir dans la transition alimentaire de l’école en publiant un guide pratique pour les parents (mais aussi pour les élus), et en donnant des conférences et du conseil. L’association, née en 2002, rassemble également les collectivités engagées et les décideurs pour qu’ils puissent échanger sur leurs pratiques.

Xavier Anciaux insiste sur ce levier.

« Surtout pas de culpabilité personnelle car c’est un problème collectif, donc politique. Il faut faire du lobbying. La meilleure chose à faire c’est de rejoindre des collectifs. Rejoindre une association de parents, rejoindre Nature & Progrès ou un conseil de politique alimentaire ».

 

Les conseils de politique alimentaire regroupent des personnes intéressées par la transition alimentaire à l’échelle locale. A Charleroi, parmi les six groupes de travail lancés dans ce cadre, un s’intéresse à l’alimentation collective.

Dans le cadre du Réseau RADiS, des bénévoles sont appelés à participer à la préparation des légumes pour la réalisation des potages-collation. Une petite pierre qui permet de soutenir l’initiative. Plusieurs autres coopératives de producteurs reposent elles aussi sur du bénévolat.

Il existe donc plusieurs manières, pour les citoyens, de s’impliquer dans la transition des cantines vers une alimentation bio locale.

 

 

 

 

Conclusion : Vers une politique alimentaire ambitieuse ?

Depuis sa naissance en 1976, Nature & Progrès milite pour un changement de modèle alimentaire vers une agriculture bio et locale, « pour notre santé et celle de la Terre ». Mais cette alimentation durable et de qualité est vendue à un prix plus élevé que la malbouffe industrielle, alors que ce sont les collectivités qui paient la facture des dégâts sur l’environnement, sur la santé et sur la société de ce modèle agro-alimentaire destructeur. La question de l’accessibilité des produits biologiques et locaux se pose, la bio étant souvent associée à une alimentation de riches et de niche.

Les collectivités constituent un levier important de la transition alimentaire et de son accessibilité pour le plus grand nombre. Une intervention publique permet en effet de combler le trou entre les moyens des consommateurs et un prix rémunérateur pour toute la filière, notamment les producteurs. Le secteur de l’alimentation collective a évolué de manière défavorable ces dernières décennies. La pression financière a généré une détérioration de la qualité des repas. Le nombre de repas pris dans les écoles s’est réduit. Des cuisines ont fermé, passant le relais à des sociétés de catering. Certaines écoles ont même cessé de proposer une restauration. En tant que citoyens, nous sommes tous concernés car nous, nos enfants, nos parents passons tous par des cantines : des crèches, des écoles, des maisons de soins ou de repos… Revendiquons le droit à une alimentation saine et de qualité dans les collectivités, pour toutes et tous !

Le secteur de l’alimentation collective a besoin d’une transition, de pouvoir valoriser l’origine et la qualité de ses produits, la saveur de ses repas. Le prix des ingrédients bio locaux semble être le premier obstacle des acteurs de l’alimentation collective, même s’il ne représente, in fine, que l’équivalent de cinquante centimes par repas. L’offre bio locale est bien développée et organisée, et peut globalement répondre à la demande des collectivités, à part celle des plus grandes sociétés de catering qui commandent des volumes trop importants. Les règles des marchés publics, passage obligatoire pour l’approvisionnement des cantines publiques, sont une réelle entrave aux collaborations avec les producteurs bio locaux étant donné leur lourdeur et complexité administrative, ainsi que l’interdiction de cibler une origine locale. Enfin, les contraintes de ressources humaines, de compétences et d’équipement en cuisine représentent également un frein à la transition. Passer en bio local signifie de changer une manière de fonctionner bien ancrée dans la formation et dans les habitudes des professionnels.

Plusieurs solutions ont cependant été identifiées au cours de cette étude, et mériteraient d’être approfondies par nos pouvoirs publics. La plus ambitieuse, qui permettrait de donner un élan à la filière bio locale, serait d’imposer une part – et, à terme, la totalité – d’ingrédients bio locaux dans les repas préparés par les collectivités. Une mesure déjà prise en France et dont les premiers résultats sont prometteurs.

Une intervention publique pour favorise l’accès à des repas bio locaux dans les écoles, en se basant par exemple sur les principes de solidarité de la sécurité sociale alimentaire, permettrait un engagement des parents, augmentant la part de repas pris à l’école, et permettant d’arriver aux volumes nécessaires à une meilleure balance économique de la filière.

 

Si ces mesures semblent coûteuses, car il est nécessaire de soutenir financièrement cette transition, elles seraient accompagnées de nombreuses plus-values : amélioration de la santé publique et environnementale, création d’emploi local, renforcement des filières agricoles, etc.

Nature & Progrès demande une évolution de la vision des politiques vers une meilleure prise en compte des externalités de nos systèmes alimentaires. Misons sur une agriculture et une alimentation vertueuses et responsables, pour les générations futures. N’est-il pas temps de sortir du court-termisme et de décloisonner les budgets publics pour mettre en place une politique alimentaire ambitieuse et transversale, sur le long terme, pour notre santé et celle de la Terre ? Chez Nature & Progrès, nous le croyons !

Comment parvenir à un changement de cap politique vers un engagement pour une agriculture et une alimentation bio et locale ? Nature & Progrès s’intéresse à deux leviers.

Le premier est d’apporter des chiffres et études scientifiques apportant la preuve que l’investissement dans le bio local est gagnant par rapport aux externalités du modèle alimentaire dominant actuel. Une étude réalisée en France par l’ITAB (Institut technique de l’agriculture biologique) en 2016, et actualisée à la demande du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires en 2024, a chiffré les externalités de l’agriculture biologique. Les chercheurs se sont basés sur quelques 800 articles scientifiques, avec l’appui de différents organismes de recherche (INRAE, INSERM, ISARA). Les résultats de cette recherche – et d’autres menées dans les pays voisins – gagneraient à être diffusés et vulgarisés vers les politiques et les citoyens. Et pourquoi ne pas réaliser une telle étude pour le territoire belge ?

Le second levier consiste à inscrire le droit à l’alimentation dans la Constitution belge et européenne. En France, Magali Ramel, docteure en droit public et chercheuse, défend cette idée. « Le droit à l’alimentation est consacré en droit international. Il a été pensé pour lutter contre la faim dans le monde, défini et largement travaillé au niveau de la FAO. Mais c’est un droit qui n’est pas reconnu aujourd’hui dans les pays développés. » Que changerait l’inscription du droit à l’alimentation dans la Constitution de pays comme le nôtre ? « Reconnaitre un droit a une incidence juridique : c’est reconnaitre que l’enjeu de l’accès à l’alimentation engage la responsabilité des pouvoirs publics. L’enjeu n’est alors plus individuel ou dans les mains des associations. » Cette avancée juridique porterait donc la responsabilité de fournir une alimentation durable pour toutes et tous sur les politiques. Elle envisage l’accès à la nourriture, non pas comme un besoin, mais comme un droit, permettant aux citoyens d’avoir recours à la justice si aucune aide ne leur est apportée. « Toutes les politiques publiques, qui concernent la production, le commerce, le droit des semences, le foncier, la propriété intellectuelle, le marketing… devront s’accorder à cet enjeu de donner accès à tous à une alimentation durable. » Voici donc un moyen d’encourager – voire de forcer – le développement d’une politique transversale sur le long terme. « Venir contraindre les politiques publiques à engager leur responsabilité contribuera à faire bouger les systèmes alimentaires, plutôt que de laisser le changement reposer sur la seule responsabilité individuelle de consomm’acteurs », complète la chercheuse.

Nature & Progrès compte donc utiliser ces deux leviers pour encourager les politiques publiques à miser sur l’agriculture biologique et locale, et la rendre accessible pour tous, notamment via le levier de l’alimentation collective.

 

 

 

Références

Personnes-ressources

Xavier ANCIAUX SAW-B, chargé de projet Interview, 21 août 2024

Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Cantines bio locales, et si on recréait des cuisines » organisée par Nature & Progrès, 6 septembre 2024

Davide ARCADIPANE ISOSL, chargé de projet Témoignage recueilli lors de l’atelier « Du bio wallon en restauration collective » organisé par Biowallonie, 22 février 2024
Valentine BOONE Sodexo, responsable développement durable Interview, 19 août 2024
Thérèse-Marie BOUCHAT Paysans-Artisans, gérante Témoignage recueilli lors de l’atelier « Du bio wallon en restauration collective » organisé par Biowallonie, 22 février 2024
Ho Chul CHANTRAINE SAW-B, chargé de projet Interview, 6 mai 2024
Ariane DELMAS Les Marmites volantes, dirigeante Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Comment rester engagé dans une période inflationniste » organisée par Ecotable, 22 avril 2024
Camille DELVAUX Made in BW, chargée de projet Témoignage recueilli lors de l’atelier « Du bio wallon en restauration collective » organisé par Biowallonie, 22 février 2024
Sylvie DESCHAMPHELEIRE Collectif Développement Cantines Durables, directrice Interview, 21 février 2024
Jorge ERCOLI Mabio, chargé de projet Témoignage recueilli lors de l’atelier « Du bio wallon en restauration collective » organisé par Biowallonie, 22 février 2024
Céline ERNST TCO Services, chargée de projet Témoignage recueilli lors de l’atelier « Du bio wallon en restauration collective » organisé par Biowallonie, 22 février 2024
Stéphanie GOFFIN Biowallonie, coordinatrice du pôle alimentation durable Interview, 23 avril 2024

Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Cantines bio locales, et si on recréait des cuisines » organisée par Nature & Progrès, le 6 septembre 2024

Céline GREGOIRE Maison de repos Notre-Dame de Huy, diététicienne Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Cantines bio locales, et si on recréait des cuisines » organisée par Nature & Progrès, le 6 septembre 2024
André LEFEVRE Interbio, gérant Interview, 24 avril 2024
Nathalie LEKEUX Commune d’Onhaye, Première échevine Interview, 21 août 2024
José ORRICO Cuisines Bruxelloises, représentant Témoignage recueilli lors de l’atelier « Du bio wallon en restauration collective » organisé par Biowallonie, 22 février 2024
Rob RENAERTS CODUCO, gérant Interview, 23 septembre 2024
Marie LEGRAIN Cellule Manger Demain, coordinatrice Interview, 28 août 2024

Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Cantines bio locales, et si on recréait des cuisines » organisée par Nature & Progrès, le 6 septembre 2024

Magal RAMEL Docteure en droit public et chercheuse Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Le droit à l’alimentation : bientôt dans la Constitution » organisée par Ecotable, 17 jullet 2024
Laure VERDEAU Agence bio, directrice Témoignage recueilli lors de la table-ronde « Comment rester engagé dans une période inflationniste » organisée par Ecotable, 22 avril 2024

 

Publications

[i] En 2022 pour la Belgique selon la Fédération belge des banques alimentaires. En savoir plus : www.foodbanks.be

[ii] « Nous ne sommes pas la poubelle des grandes surfaces » : le secteur de l’aide alimentaire demande plus de contrôle sur les dons. Article de Maïté Warland pour la RTBF, publié le 6 novembre 2023 : https://www.rtbf.be/article/nvoixous-ne-sommes-pas-la-poubelle-des-grandes-surfaces-le-secteur-de-laide-alimentaire-demande-plus-de-controle-sur-les-dons-11282187

[iii] ATD Quart Monde. 2019. L’expérience de l’aide alimentaire. Quelles alternatives ? Rapport d’une recherche en croisement des savoirs. 72 pages. https://atd-quartmonde.be/cms/wp-content/uploads/2019/11/19033-rapport-croisement_06-compp.pdf

[iv] Conseil Bruxellois de Coordination Sociopolitique. 2013. Alimentation de qualité. Un accès pour tous ! Bis, Bruxelles information sociales (169), 44 pages. https://cbcs.be/bis-no169-2013-alimentation-de/

[v] Le Pape François. 2015. Laudato Si’. Editions Embrasure. 268 pages.

[vi] La Concertation Aide Alimentaire rassemble les organisations actives dans l’aide alimentaire en Région bruxelloise et en Wallonie : épiceries sociales, restaurants sociaux, centres de distribution de colis, frigos solidaires, plateformes d’approvisionnement, etc. Concertation Aide Alimentaire. 2023. Pour un accès à une alimentation de qualité pour tou.te.s. Mémorandum 2024. 24 pages. https://www.fdss.be/fr/publication/memorandum-2024-de-la-concertation-aide-alimentaire/

[vii] Secours Catholique. 2021. Etat de la pauvreté en France, faim de dignité.

[viii] Institut national de la statistique et des études économiques : www.insee.fr

[ix] Statbel : www.statbel.be

[x] Collectif de réflexion et d’action pour la SSA en Belgique : https://www.collectif-ssa.be/

[xi] Un inventaire des types de collectivités par province wallonne a été réalisé en 2021 par Manger Demain. Manger Demain. 2021. Etat des lieux de l’alimentation durable en Wallonie. Partie IV – Restauration hors domicile, les chiffres clés. 5 p.

[xii] Goffin S. 2020. Approvisionner le secteur de la restauration collective : une opportunité pour le secteur bio wallon. Itinéraires bio 53 : 12-15.

[xiii] Goffin S. 2020. Approvisionner le secteur de la restauration collective : une opportunité pour le secteur bio wallon. Itinéraires bio 53 : 12-15.

[xiv] Claude Fischler. 1996. La « macdonalisation » des mœurs ; dans J.-L. Flandrin et M. Montanari, Histoire de l’alimentation, Fayard, Paris, 915 p.

[xv] Lessirard J., Patier C., Perret A. et Richard M.-A. 2017. Sociétés de restauration collective en gestion concédée, en restauration commerciale et approvisionnements de proximité. Rapport. 62 p.

[xvi] Ministère de l’emploi et de la solidarité. 1997. Contrat d’études prospectives Hôtellerie-Restauration-Cafés. 34 p.

[xvii] Biowallonie et Manger Demain. Présentation orale dans le cadre d’un atelier « Du bio wallon en restauration collective : tendances actuelles et à venir « , lors de la journée annuelle de réseautage bio du 22 février 2024.

[xviii] Lessirard J., Patier C., Perret A. et Richard M.-A. 2017. Sociétés de restauration collective en gestion concédée, en restauration commerciale et approvisionnements de proximité. Rapport. 62 p.

[xix] Pierre Perret. 1972. C’est bon pour la santé.

[xx] Voir sur le site www.mangerbouger.be

[xxi] Realisab. 2014. La restauration collective peut-elle être un débouché pour vous ? Restauration collective et approvisionnement local, les clés de la réussite. Brochure, 124 p.

[xxii] Ligue des Familles. 2022. Où est passée la gratuité scolaire ? La facture salée de l’école. Etude, 57 p.

[xxiii] Antier C., Petel T. et Baret Ph. 2019. Etude relative aux possibilités d’évolution de l’approvisionnement des cantines vers des modes d’agriculture plus durables en Région wallonne. Rapport, 106 p.

[xxiv] https://mead-mouans-sartoux.fr/

[xxv] Rapport 2022 de l’Observatoire Restauration Biodurable.

[xxvi] Manger Demain. 2022. Les légumeries de produits de 4ième gamme locaux, une réelle opportunité ? 24p.

[xxvii] Amrom, C., Baret, P., Courtois, A.-C., Montois, R., Riera, A. 2022. Soutenir la relocalisation de l’alimentation en Wallonie : cartographie et analyse de l’offre alimentaire. UCLouvain.

[xxviii] https://www.mangerdemain.be/coup-de-pouce-local-assiette/

[xxix] Confédération des Grossistes de France, 2017

[xxx] Kassel E. et Leroux Y. 2020. Etude comparative de systèmes alimentaires de restauration collective publique en région Grand Est. Rapport, 111 p.

[xxxi] Directive (UE) 2022/2464 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32022L2464

[xxxii] Agence Bio et CSA Research. 2019. Mesure de l’introduction des produits bio en restauration collective. Rapport présenté sous forme de slides. 80 p.

[xxxiii] Agence Bio et CSA Research. 2019. Mesure de l’introduction des produits bio en restauration collective. Rapport présenté sous forme de slides. 80 p.

[xxxiv] https://www.mangerdemain.be/exception-alimentaire-wallonie/

[xxxv] Site internet de la campagne : https://buybetterfood.eu/

[xxxvi] https://www.unplusbio.org/

 

 

 

Soigner les cycles de l’eau

L’eau : une ressource précieuse soumise à de nombreuses pressions. Face aux multiples défis à relever pour améliorer sa qualité et sa disponibilité auprès de tous les vivants, l’hydrologie régénérative est une discipline innovante misant sur de bonnes stratégies d’aménagement des territoires. Cette approche, à rebours de la logique « d’adaptation », creuse son sillon en Wallonie après avoir fait ses preuves dans plusieurs pays.

 

Par Claire Lengrand, rédactrice, et Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

En 2023, nous avons « officiellement » franchi la sixième limite planétaire sur les neuf définies par le Stockholm Resilience Centre : le cycle de l’eau douce. Il comprend « l’eau bleue », celle qui s’écoule dans les cours d’eau, les lacs et les nappes en direction de la mer, et « l’eau verte », puisée dans les sols par la végétation et en partie renvoyée à l’atmosphère par évapotranspiration[1], contribuant à 60 % des précipitations.

 

Des cycles perturbés

Hausse des températures, artificialisation des sols, pollution générée par les activités industrielles et agricoles sont quelques-unes des causes participant à la détérioration des cycles de l’eau. En atteste le dernier Diagnostic environnemental de la Wallonie concernant l’état des masses d’eau. Les sécheresses saisonnières, de plus en plus fréquentes, impactent notamment les milieux aquatiques tandis que les épisodes pluvieux de forte intensité perturbent les cours d’eau, provoquant une forte érosion ainsi que la perte de nombreuses espèces animales et végétales.

 

Pour autant, aussi inquiétante la situation soit-elle, rien n’est (encore) irrémédiable : des solutions existent. Parmi elles, l’hydrologie régénérative a récemment été mise en avant en Wallonie. Du 8 au 12 avril 2024, cinq passionné∙es engagé∙es à des degrés divers dans des projets et du conseil liés à l’agroécologie, la permaculture et l’hydrologie régénérative ont organisé un cycle de conférences et des rencontres de terrain autour de cette pratique émergente.

 

 

 

Ralentir, infiltrer, stocker et évapotranspirer

Mais de quoi s’agit-il ? Si le terme « hydrologie régénérative » est assez récent, son origine remonte aux années 1950 avec la création du Keyline Design par Percival Alfred Yeomans, un agriculteur et agronome australien. Cette pratique agricole consiste à analyser la topographie d’un paysage afin d’identifier les courbes de niveaux d’eau et de l’organiser suivant plusieurs facteurs (climat, relief, nature du sol, etc.). Le but étant de mieux répartir les eaux de ruissellement, de limiter l’érosion des sols tout en rendant la terre plus fertile et les écosystèmes plus résilients.

 

Cette pratique s’est, depuis, élargie pour devenir l’hydrologie régénérative, « la science de la régénération des cycles de l’eau douce par l’aménagement du territoire » selon la définition donnée par l’association française Pour une hydrologie régénérative, créée en 2022 à la suite des épisodes de sécheresse extrême dans la Drôme et partout en France. Cette science s’appuie sur le triptyque eau-sol-arbre et repose sur quatre principes : ralentir le cycle de l’eau, favoriser son infiltration pour mieux la stocker et ainsi permettre son évapotranspiration. « L’idée est de recréer des paysages type bocagers (…), créer des points humides, mais aussi réhydrater les points secs, et stimuler le tout avec un sol vivant qui sera plus à même d’absorber et d’infiltrer l’eau de pluie », explique l’ingénieure hydrologue Charlène Descollonges dans une interview accordée au collectif Aquagir.

 

Un système vertueux

Pour Thierry André, l’hydrologie régénérative fut une révélation. Assureur pendant plus de 25 ans, il a lancé, début 2023, avec deux autres personnes, à Haut-Ittre, le projet Agrécolibre : une activité mêlant élevage de poules pondeuses en pâturage tournant et production bio de fruits, en expérimentant l’agroforesterie syntrophique. C’est lors d’une formation en Keyline Design qu’il s’est rendu compte des bienfaits de cette approche permettant, selon lui, « d’associer la réflexion plutôt que de dissocier, d’intégrer plutôt que de séparer. » Cette dernière se différencie de la logique d’adaptation, qui se traduit notamment, avec la montée des températures, par la plantation de variétés tropicales. « Avec l’hydrologie régénérative, on garde les plantes indigènes et on fait en sorte qu’elles puissent bien pousser », déclare Thierry. Ainsi, l’aménagement du terrain a mûrement été réfléchi : « Pour le pâturage, on a fait une ligne d’arbres en dehors de la courbe de niveau et en tenant compte du creux entre le verger et la partie cultivée. Il y aura des baissières (fossés conçus pour stopper et infiltrer l’eau) à plusieurs endroits, des haies plantées à certains niveaux avec des séparations pour avoir des surfaces plus ou moins équivalentes. »

 

Ces ouvrages, lorsqu’ils sont bien pensés, offrent de multiples avantages, comme une meilleure productivité, même en période de forte chaleur. « Quand les températures sont trop élevées, beaucoup de plantes arrêtent leur photosynthèse. Elles cessent alors de produire, ce qui peut être catastrophique au niveau économique », rappelle Thierry. Or, « le fait de jouer sur le trio eau-sol-arbre permet de réguler les températures », soulève Nathalie Wathelet, conseillère-facilitatrice en permaculture et « exploratrice des systèmes régénératifs ». Par ailleurs, en densifiant la végétation, clé de voûte de l’hydrologie régénérative, on augmente la part de matière organique dans le sol, ce qui améliore la capacité de rétention d’eau de ce dernier. Résultat : « Les plantes vont mieux pousser, le sol sera mieux structuré, les nappes seront mieux rechargées », énumère Thierry André, qui ajoute que les différents aménagements créés « multiplient les types d’habitats qui vont profiter tant à la micro qu’à la macrofaune. »

 

Pour Nathalie, l’hydrologie régénérative est « un système vertueux qui bénéficie à beaucoup d’espèces. »  « La santé du sol, c’est celle de la plante, de l’animal qui la mange mais aussi la nôtre. Une chose qui traverse tout : c’est l’eau », abonde Thierry. « En favorisant l’évapotranspiration sur son terrain, on a une influence sur les petits cycles de l’eau, et donc chez ses voisins proches ou lointains », avance Christophe Nothomb, ingénieur en eau et assainissement, et qui, depuis plusieurs années, accompagne des porteurs de projet agricole dans leur gestion hydrique. Gardons néanmoins ceci à l’esprit : l’hydrologie régénérative s’apparente davantage à une méthode qu’à une formule magique. Loin du dogme, elle emprunte ses principes à plusieurs écoles : permaculture, agroforesterie, agriculture de conservation des sols, etc. Les spécialistes mettent donc en garde : il faut impérativement s’adapter au contexte local, en fonction des besoins et du projet que l’on souhaite développer.

 

Passer de l’échelle individuelle à l’échelle collective

Pour l’heure, en Wallonie, seule une poignée d’acteurs et d’actrices privé∙es ont adopté l’hydrologie régénérative. L’objectif poursuivi à travers la création d’une association belge est de faire davantage connaître cette science, tant auprès du grand public qu’au sein des différentes institutions. Et ce afin de « mutualiser les connaissances », « créer des convergences » mais aussi « faire évoluer les mentalités ».

 

Car face à la détérioration des cycles de l’eau, il y a urgence à modifier en profondeur nos paysages et nos pratiques. « Il faut remettre un maximum de vie dans le sol, de barrières naturelles vivantes dans le parcellaire agricole et dans le bassin versant pour limiter les risques d’inondations », explique Christophe Nothomb. Et d’ajouter : « En gardant l’eau le plus haut possible dans le bassin versant, on favorise le remplissage des nappes. Celles-ci vont alimenter petit à petit les rivières, ce qui permet de passer de longues périodes sèches. » Par son approche structurelle et systémique, l’hydrologie régénérative pourrait aider à répondre à ces enjeux : « Les solutions pour la sécheresse tout comme le trop plein d’eau sont quasi les mêmes », soutient l’ingénieur, pour qui nous avons « la capacité d’influencer la manière dont vit l’écosystème malgré le dérèglement climatique, à travers une réflexion sur l’aménagement du territoire. »

 

L’équipe belge, accompagnée de scientifiques, va bientôt se rendre en Slovaquie. Là-bas, le gouvernement a instauré un plan de restauration sur une période de dix ans dans la région de Kosice afin de lutter contre les inondations, en expérimentant les principes de l’hydrologie régénérative. L’occasion de récolter les expériences de terrain, afin de s’en inspirer et voir comment implémenter ces pratiques en Wallonie.

 

 

Une nouvelle vision à essaimer

N’avons-nous pas trop souvent considéré l’eau comme une ressource illimitée ? Ne l’avons-nous pas négligée, à travers les pollutions que nous émettons et les politiques d’aménagement du territoire ne prenant pas en compte son comportement naturel ? Les inondations de 2021 l’ont démontré : nous avons, simplement, oublié les bonnes pratiques de gestion de l’eau. Une erreur monumentale, révélée par les extrêmes climatiques (inondations mais aussi sécheresses) auxquels nous devons faire face.

 

L’hydrologie régénérative est une nouvelle science qui tente de remédier à ces négligences. Portée par des agriculteurs, des scientifiques et des citoyens, elle se penche sur les réalités locales pour définir les bonnes pratiques de gestion de l’eau. Permettre, avant tout, l’infiltration de l’eau et son stockage dans les sols, en freinant son passage via la (re)création de méandres dans les rivières, de buttes, de barrières végétales sous la forme d’un couvert dense et de haies, en toutes saisons. En enrichissant les sols en matière organique afin de leur conférer leur rôle d’éponge originel.

 

Pour Nature & Progrès, la diffusion de ces concepts élémentaires doit être assurée, de même qu’une mise en œuvre par les pouvoirs publics. Le politique doit encourager, via des mesures incitatives, la mise en place de ces techniques chez les agriculteurs, principaux acteurs dans l’entretien des paysages, mais aussi, principales victimes des aléas climatiques. La diffusion et la mise en pratique de l’hydrologie régénérative est un investissement gagnant étant donné les coûts engendrés par les extrêmes climatiques. La région wallonne estime, en effet, les coûts de réparation à la suite des inondations de 2021 à plus de cinq milliards d’euros. Privilégions la stratégie de la fourmi à celle de la cigale de Jean de La Fontaine : il vaut mieux prévenir que guérir !

[1] La transformation de l’eau liquide provenant du sol et des végétaux en vapeur dans l’atmosphère

Faciliter le retour à la terre

« Utopistes »,  » Feignants », « hippies », un bon nombre d’étiquettes à connotation négative sont apposées sur les nouveaux·elles paysan·nes ayant quitté les villes pour retourner plus proche de la nature. Des années 70 à aujourd’hui, celles et ceux qui souhaitent s’installer à la campagne n’y échappent généralement pas, avec des conséquences potentielles sur la réussite de leur projet. Sur quoi se basent ces préjugés et sont-ils réellement le reflet de la réalité ?

 

Par Maylis Arnould, rédactrice, et Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

 

On observe, dans les campagnes, un retour à la terre de « néo-paysan·nes », des personnes issues des villes où elles ont parfois abandonné travail et appartement. Nous ne pouvons pas encore parler d’un exode urbain, mais ce qui est sûr, c’est que le monde rural est en changement. Cette envie de quitter les villes pour une vie avec davantage de sens n’est pas nouvelle.

 

Le mouvement mai 1968

Les communautés d’après mai 1968 se sont installées en milieu rural dans une vague de liberté, en rupture par rapport au monde capitaliste. Elles investissaient généralement des endroits très reculés, là où les prix étaient attractifs et la présence humaine, faible. N’ayant pas pour but principal une pérennité financière ou un ancrage dans le tissu social, ces communautés rencontrent des difficultés à être acceptées par les populations locales. Danièle Léger explique, dans son article « Les utopies du retour » (1979), que ce sont des lieux d’expérimentations sociales sur le rapport au temps, à l’argent et au travail, ce qui crée une rupture avec les modes de vie locales et nourrit l’imaginaire des habitant·es. On les appelle « ces gens-là », on se demande comment et de quoi ils vivent, on les soupçonne de tous les vices. Ils sont surveillés par les populations locales et le sujet principal des conversations de comptoir. Entre l’hostilité des locaux et les difficultés d’une vie qui demande des efforts physiques et financiers non négligeables, le constat est que, en Ardèche par exemple, 95 % des habitant·es venu·es s’installer à cette époque ne sont pas resté·es.

 

Néo-paysan.nes d’aujourd’hui

Les néo-paysan·nes ont évolué en fonction des contextes. Dans « Retourner à la terre. L’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960 » (2015), Catherine Rouvière observe plusieurs vagues de néo-paysan·nes. La contre-culture « hippie » des années 70 côtoie très rapidement des néo-ruraux qui s’intègrent davantage à la population locale, puis des urbains qui viennent exercer leur métier à la campagne (instituteur·rices, travailleur·euses dans le social, etc.), puis de nouveau des individus portant des valeurs altermondialistes et politiques, mais avec des revendications et moyens d’actions différents.

 

A partir de la fin du XXe siècle, le mode de vie est fortement lié à des valeurs écologiques et politiques. Les installations sont officielles en passant, par exemple, par des formations professionnelles et la création de groupements agricoles. Dans « Les collectifs de néo-paysans, de la contestation à la fabrication des paysages, détection des méthodes d’actions : expériences personnelles et bricolages » (2023), Louis Camus analyse : « À l’heure actuelle, les néo-paysans représentent 30 % des nouvelles installations agricoles, soit deux fois plus qu’il y a dix ans. Une partie de ces nouveaux paysans s’établit seule ou en concubinage sur des micro-fermes tandis que d’autres font l’expérience de l’installation en collectif. Ces nouveaux paysans revendiquent de pratiquer la paysannerie comme vecteur d’émancipation et d’autonomie, notamment les collectifs qui expérimentent des principes d’organisation horizontale et mobilisent des savoir-faire anciens. » Leurs fermes sont généralement en agriculture biologique et il y a une forte augmentation de femmes qui y travaillent.

 

Un terreau pour les nouveaux « néo »

Même si les préjugés sont encore persistants, les locaux sont plus accueillant·es, principalement car ces arrivant·es représentent une part importante des installations agricoles. Comme explique Clotilde Rouiller dans son article « Qui sont les néo-ruraux » (2011), « Ces vingt dernières années, le nombre de paysans, de ruraux « historiques », n’a cessé de diminuer tandis que les néo-ruraux ont gagné en légitimité. La volonté des nouveaux venus d’aller vers les autres et de participer à la vie locale représente visiblement la principale condition d’intégration. Selon l’enquête Ipsos, aujourd’hui, plus d’un habitant de zone rurale sur deux exprime une attitude ouverte et non critique à l’arrivée de citadins dans sa commune. La désertification, le vieillissement de la population ainsi que l’urbanisation du mode de vie ont sans doute facilité cette évolution. Alors que, dans les années 1970, les nouveaux arrivants étaient vus comme des intrus par les habitants des petites fermes, aujourd’hui, leur installation passe pratiquement inaperçu. Le brassage est devenu la règle et la rupture entre les modes de vie s’est largement atténuée. »

 

Les individus qui se sont installés dans les années 70 étaient les précurseurs d’un lien plus étroit entre ville et campagne. Ils ont semé le terreau dans lequel nous cultivons actuellement, au sens propre comme au figuré. Le mouvement de mai 68 a eu un impact très fort sur l’émergence de l’agriculture biologique. Même si l’accueil n’a pas été très favorable et que les communautés n’ont, pour la plupart, pas été pérennes, nous leur devons un héritage conséquent.

 

 

Changer les représentations

Si certains acteurs considèrent encore les néo-paysans comme les « illuminés des années 1968 », ce manque de discernement entre les deux mouvements peut porter préjudice au succès d’installation de nouveaux projets agricoles. Dans son livre « Qui va nous nourrir », Amélie Poinssot souligne les difficultés rencontrées par les personnes non issues du milieu agricoles pour obtenir une reconnaissance institutionnelle : accès à des formations, à des aides financières, à des emprunts… Même lorsque le projet est bien réfléchi et démontre sa viabilité, la suspicion se dessine, des preuves sont demandées, etc. Ce parcours du combattant pour les néo-ruraux est dommageable, d’autant plus que le nombre d’agriculteurs décline, que les actifs vieillissent et que peu de jeunes sont encore attirés par la profession. Les terres libérées profitent davantage à agrandir, encore et toujours, les voisins, qu’à être cultivées par de nouveaux porteurs de projets. Cet agrandissement des fermes pousse les agriculteurs à l’endettement étant donné la croissance continue du capital des fermes.

 

Il est donc temps de changer les représentations. Que le grand public et les institutions changent leur regard sur les projets de néo-paysans. Car si l’utopie d’une vie idéale ancrée dans le milieu naturel reste encore très forte, les individus et les collectifs prouvent aujourd’hui qu’ils peuvent monter des projets concrets et viables. Mieux encore, ils sont porteurs d’innovations techniques et sociales. Ne suivant pas les pas d’un parent agriculteur, ils doivent imaginer leur projet du début à la fin, à partir d’une page blanche, ou presque. Issus de milieux diversifiés, avec des compétences et des connaissances dans d’autres domaines, ils ont un recul important et des idées novatrices. Ils participent à revitaliser les campagnes. On les voit sur les marchés et dans les étalages des petites épiceries de communes qui avaient perdu commerces et écoles. Il·elles apportent des nouveautés, questionnent le rapport aux paysages, à l’agriculture ainsi qu’à la technique. D’inventions low-tech à la revalorisation des semences reproductibles, il y a tout à parier que les connaissances qu’il·elles (re)produisent seront bien utiles dans les années à venir.

 

Pour Nature & Progrès, il est important d’accorder aujourd’hui aux personnes non issues du milieu agricole et porteuse d’un projet l’attention et le soutien qui leur permettront de s’installer dans nos campagnes. Face aux grands enjeux alimentaires et environnementaux qui sont face à nous, ces nouvelles recrues sont indispensables pour développer une agriculture à taille humaine, familiale et vertueuse pour notre santé et celle de la Terre. Les procédures de reconnaissance, d’accompagnement, de soutien, de financement des projets agricoles doivent être adaptés aux réalités de ces nouveaux porteurs de projet, et il convient de faciliter les processus de reprise de fermes hors du cadre familial.

La santé publique, cheval de bataille contre les pesticides

La lutte contre les pesticides est souvent associée à un combat environnementaliste, une cause « écolo ». Pourtant, l’utilisation de ces substances représente également un risque important et démontré en matière de santé publique. Ce cheval de bataille est l’opportunité de nouvelles alliances pour faire, enfin, bannir ces poisons de nos campagnes et de nos assiettes.

 

Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer

 

 

Dans certains cénacles politiques, au sein d’une frange d’agriculteurs ou même dans des échanges sociaux du quotidien, les positionnements contre l’utilisation des pesticides – comme la mobilisation en faveur de la bio – sont réduits à une « marotte d’environnementalistes ». Protéger la biodiversité, préserver les qualités des réserves en eau, conserver des sols vivants sont, il est vrai, autant de préoccupations environnementales liées aux pesticides, mais ce n’est pas tout. Il y va aussi de la santé, de notre santé, de celle des agriculteurs.rices et de leur famille. Détourner le regard de cet enjeu de santé publique alimente un discours polarisant, délétère, servant la rhétorique de l’industrie : agriculture (agriculteurs) versus environnement (environnementalistes et écolos), ou plus vulgairement encore : nourrir les gens et assurer la sécurité alimentaire versus insécurité et hausse des prix alimentaires pour protéger les papillons !

 

Quand la biologiste Rachel Carson, a sorti en 1962 aux Etats Unis, son livre intitulé « The Silent Spring », un ouvrage décisif dans la prise de conscience et la mobilisation contre l’utilisation des pesticides, elle sonnait pourtant l’alerte tant sur les dégâts de l’utilisation des pesticides sur la flore et la faune, en particulier la santé des oiseaux, mais aussi sur les risques pour la santé des humains. Si d’aucuns considèrent que Rachel Carson a contribué au lancement du mouvement écologiste dans le monde occidental, c’est de santé publique en matière de pesticides que son livre était également le précurseur.

 

Nature & Progrès, communauté d’acteurs de changement, est souvent logée dans la case des associations de défense de l’environnement. Notre prisme est bien plus large que celui de la nature : il est sociétal et comprend la santé, comme nous le disons et l’écrivons souvent « Nature & Progrès, pour notre santé et celle de la terre ».

 

L’argument « santé » peine à s’imposer

Sur le plan réglementaire, les risques que représentent les pesticides pour la santé ne sont ni absents, ni récents. Ainsi, l’objectif du règlement européen (UE)1107/2009 sur les autorisations de pesticides est bien de protéger la santé humaine et animale et l’environnement étant entendu que « lors de la délivrance d’autorisations pour des produits phytopharmaceutiques, l’objectif de protection de la santé humaine et animale et de l’environnement, en particulier, devrait primer l’objectif d’amélioration de la production végétale ».

 

Le lobby de l’industrie étant ce qu’il est (fabrique du doute, spectre de l’insécurité alimentaire…), des produits comportant des risques pour la santé (reprotoxicité, cancérogénicité, mutagénicité, perturbation endocrinienne, maladies neuro-dégénératives) sont autorisés et commercialisés tous les jours. Ces polluants passent à travers les mailles du filet pour finalement, un jour, trop tard, quand les preuves auront été suffisamment accumulées, finir par être interdits.

 

Notre publication « Belgique, royaume des pesticides » explique pourquoi et comment ces produits toxiques passent toutes les étapes du screening réglementaire et circulent en toute impunité, sont pulvérisés sur les produits que nous mangerons, près des cours d’eau dans lesquels est puisée l’eau potable, etc. Il est donc grand temps d’en finir avec ces polluants. Mais comment ?

 

Pesticides, amiante, même combat

En France, la reconnaissance de certaines maladies en tant que maladies professionnelles liées à l’exposition aux pesticides chimiques (maladie de Parkinson, lymphome non hodgkinien, et depuis 2021, le cancer de la prostate) a permis de donner plus de poids à l’argument santé publique dans le discours. Des mutualités de santé françaises ont décidé, l’année dernière, de s’unir pour entamer la bataille contre les pesticides chimiques, inspirées par l’expérience de l’amiante, autorisée pendant des décennies avant d’être définitivement interdite.

 

Les points de ressemblance entre amiante et pesticides sont éclairants. L’association « Secrets toxiques », une coalition d’organisations mobilisés sur ces questions, en a listé cinq : (1) même à petite doses, amiante et pesticides tuent ; (2) l’expertise scientifique et médicale est (fortement) influencée par les industriels ; (3) la dangerosité est scientifiquement établie, mais la dispersion continue ; (4) une science indépendante d’intérêts financiers privés est indispensable pour gagner une bataille juridique et (5) des maladies professionnelles sont reconnues par la Sécurité sociale (en France).

 

Nous pouvons encore ajouter à ce parallèle la difficulté à établir un lien de cause à effet systématique, univoque et direct entre l’agent toxique et les dégâts sur la santé humaine, ainsi que les effets différés dans le temps entre l’exposition et ses conséquences. Également, l’enjeu économique : production à faible coût versus coût que représenterait la décision de se passer de ces produits dans le secteur concerné (construction ou agriculture) et de s’engager dans une transition massive. Avec, en filigrane, pour la Belgique, le coût que l’abandon des pesticides pourrait représenter pour un des fleurons de notre industrie dont se targue notre royaume : son secteur chimique et pharmaceutique.

 

De nouvelles alliances

Dans le sillage des mutuelles françaises, Solidaris et les Mutualités chrétiennes entendent se mobiliser pour faire bouger les lignes. Leur présence à nos côtés sera majeure pour accélérer la lutte contre les pesticides chimiques. Devenue très active également, la cellule « Santé environnementale » de la Société Scientifique de Médecine Générale (SSMG) n’hésite pas à décrier des décisions en matière de pesticides qu’elle juge dangereuses pour les citoyens. Avec ce bouquet d’acteurs variés de la société civile et les citoyens mobilisés pour leur santé, nous pouvons espérer avancer des pions. Selon un sondage Ipsos réalisé par notre partenaire européen PAN Europe dans six pays européens, dont nos voisins, plus des trois-quarts des gens sont préoccupés par l’impact des pesticides sur leur santé et celle de leur famille.

 

La double casquette, au niveau régional, du nouveau ministre de l’Environnement et de la Santé devrait permettre des avancées en la matière. On retiendra des prises de paroles de ce médecin, tant à la foire agricole de Libramont qu’à l’inauguration du Salon Valériane, qu’il est déterminé à mettre des choses en place.

 

Quant à l’argumentaire à développer, au-delà des études scientifiques qui pointent les risques, le principe de précaution, principe juridique fondateur du droit européen (reconnu dans l’article 191 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne), doit servir de boussole aux décideurs, conformément au règlement européen sur les pesticides qui dispose que « les États membres ne sont pas empêchés d’appliquer le principe de précaution lorsqu’il existe une incertitude scientifique quant aux risques concernant la santé humaine ou animale ou l’environnement que représentent les produits phytopharmaceutiques devant être autorisés sur leur territoire en l’absence de consensus scientifique des impacts sur la santé ou l’environnement. »

 

Nature & Progrès poursuit la lutte afin de faire interdire les pesticides chimiques de synthèse, de les bannir définitivement de notre assiette et de notre environnement. En utilisant à la fois les arguments de l’environnement et ceux de la santé, en nouant les alliances avec les différents acteurs de ce secteur, et en les alimentant de l’expertise qu’elle a accumulée depuis des années, notre association compte bien faire bouger les lignes lors des présentes législatures.

Sauver, ou non, les poules de l’abattoir

Offrir une fin de vie plus agréable à des poules issues d’élevages intensifs, voilà une idée qui remporte de plus en plus de succès. Mais au-delà des vies sauvées, ce geste pose de nombreuses questions ? Ne soutient-il pas certaines filières d’élevage peu désirables ? Ne contribue-t-il pas à l’appauvrissement génétique de nos petits animaux d’élevage ? Quel modèle de production alimentaire souhaitons-nous défendre à travers un geste aussi simple que celui d’adopter des poules ?

 

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

 

Les annonces se succèdent et se ressemblent. La presse locale en fait toujours un large écho. « Sauvez des poules de l’abattoir ! ». Des associations et des start-ups se sont créées autour d’opérations de sauvetage, pour faciliter les contacts entre éleveurs et adoptants.

 

Une meilleure fin de vie

Après une naissance en couvoir, un début de vie bien au chaud dans une ferme spécialisée dans l’élevage des poulettes, c’est à l’âge de 18 semaines que les poules pondeuses rejoignent la ferme qui se concentrera sur la récolte des œufs. La période productive dure jusqu’à 18 mois, soit un peu plus d’une année de ponte intensive. Arrive ensuite le moment de la mue. Le renouvellement du plumage demandant beaucoup d’énergie, la ponte se réduit naturellement. Les poules sont alors « réformées ». Elles rejoignent l’abattoir pour laisser la place au lot suivant, alors qu’il pourrait leur rester quatre à sept années de vie pendant lesquelles la ponte baissera progressivement. Telle est la réalité de quasi-totalité des élevages avicoles professionnels, les exceptions se faisant rares.

 

La motivation des adoptants de poules de réforme est de prolonger et d’adoucir la vie de ces animaux, notamment pour ceux issus d’élevages en cages – heureusement devenus rares grâce aux actions citoyennes et d’associations de protection animale comme Gaïa – ou au sol. C’est en effet dans les conditions de claustration que les poulettes sont les plus abîmées. Les poules élevées en grand nombre ont, en effet, tendance à arracher les plumes de leurs congénères, ce qu’on appelle le « picage ». Ce phénomène est courant dans les élevages en claustration. Mais même dans les filières plein air et bio, où les animaux ont accès à des parcours extérieurs et disposent de plus de place, il arrive que les poules sortent de leur élevage dans un piteux état.

 

Comment ne pas être pris de pitié pour ces pauvres êtres ? Les adoptant.e.s au grand cœur sont de véritables mamans ou papas poule : leurs protégées se remplument rapidement et passent une heureuse fin de vie dans un jardin. Pour celles issues de cages ou d’élevages en bâtiment, c’est la première fois qu’elles découvrent la vie en extérieur. Elles peuvent gratter la terre, picorer l’herbe, chercher des vers et d’autres insectes. Tout le monde est donc heureux. Vraiment ?

 

Une opération lucrative pour les éleveurs

Les poules de réforme ne sont pas données. Un adoptant déboursera entre trois et cinq euros par poule, voire jusque sept euros dans le cadre d’initiatives organisées, le plus souvent bénévolement. Du beurre dans les épinards pour l’éleveur, comparé aux quelques dizaines de centimes d’euros que lui en donne l’abattoir. Quand la presse et les associations attirent des foules d’adoptants, ce sont plusieurs centaines ou milliers de poules qui sont ainsi sauvées, ce qui représente un petit pécule pour l’élevage en question.

 

Si les consommateurs responsables et les associations de protection des animaux appellent au boycott de la consommation d’œufs issus d’élevages en cage ou au sol, pourquoi ne pas appliquer le même principe de consomm’acteur dans le cas de l’adoption de poules ? Acheter les poules de réforme d’élevages conventionnels, particulièrement en cage ou au sol, ne revient-il pas à soutenir des modes d’élevages indésirables à tous points de vue (bien-être animal, santé humaine et environnementale, etc.) ? Faut-il privilégier le sauvetage de l’individu, ici et maintenant, ou éviter que d’autres vivent dans ces mêmes conditions désastreuses à l’avenir ? 500 poules sauvées d’un élevage au sol, à un prix de trois euros la poule, c’est un don de plus de 1.000 euros pour soutenir ce mode d’élevage !

 

La généralisation de races industrielles

Les races – en fait, on les appelle des hybrides – élevées chez les professionnels sont toujours les mêmes, des Formules 1 de la ponte, comme la Holstein est la Formule 1 du lait, et le Blanc Bleu Belge, la Formule 1 de la viande. Cette hypersélection d’une poule, à l’origine équilibrée entre ponte et viande, vers des hypertypes de poulets de chair massifs et de maigres poules pondeuses a pour objectif de produire davantage en réduisant les coûts alimentaires. Cet objectif rejoint des préoccupations économiques mais aussi environnementales : moins de céréales à donner aux volailles, c’est moins de terres consacrées à l’alimentation animale, et donc, plus de terres pour l’alimentation humaine ou pour d’autres activités comme la protection de la nature. Mais cette évolution se fait au détriment de la diversité génétique et de la rusticité des animaux. Il est pourtant plus que jamais important de diversifier les gènes des animaux d’élevage, étant donné l’occurrence de plus en plus fréquente de maladies (grippe aviaire, mais aussi, pour les bovins et moutons, la maladie de la langue bleue, etc.) et l’accroissement des stress liés aux changements climatiques (pics de chaleur ou de froid, périodes d’humidité ou de sécheresse intense…) éprouvant la bonne santé des animaux. La rusticité, le plus souvent privilégiée par les agriculteurs bio, est une clé pour la résilience de notre agriculture.

 

Les élevages de particuliers – nos jardins ! – sont les derniers refuges permettant de sauvegarder des races locales, moins productives mais plus équilibrées et diversifiées. Ce patrimoine génétique est riche, et les individus bien adaptés à un élevage familial. N’est-il pas plus intéressant, plutôt que de sauver des poules industrielles de l’abattoir, de soutenir de petits élevages de races rustiques et locales et contribuer à la conservation de la diversité de la petite basse-cour ? Si l’idée est fortement développée dans le domaine végétal avec les innombrables variétés de semences de terroir, pourquoi ne pas appliquer le même principe aux petits animaux de ferme ? Comme nous cultivons des choux de Jalhay, des haricots Roi des Belges ou des laitues « Blonde de Laeken », pourquoi ne pas élever des poules Ardennaises, des Famennoises, des Barbues d’Uccle ou la Naine du Tournaisis ? Nous aussi, dans nos jardins, nous pouvons être acteurs de la sauvegarde génétique de la faune et de la flore domestiquées, un enjeu de première importance à l’heure des changements globaux, pour plus de résilience individuelle et collective.

 

Adopter des poules, un geste citoyen

Adopter des poules est un geste intéressant, que ce soit pour renforcer son autonomie alimentaire, pour recycler ses déchets organiques, pour leur faire participer aux travaux du jardin – petit travail du sol, gestion de ravageurs… – ou simplement pour se connecter avec le vivant. Le choix des individus qui rejoindront votre jardin n’est pas anodin : comme tout acte d’achat, il nécessite une réflexion afin d’être cohérent avec les valeurs défendues par chacun.

Sauver des poules de l’abattoir permet de prolonger la vie des animaux en assurant leur bien-être. Mais il s’agit aussi d’un acte de soutien pour la filière d’élevage qui propose ses volatiles. Pour notre santé et celle de la Terre, choisissons-le bio et vertueux dans les domaines écologiques et sociaux. Et pourquoi pas les éleveurs sous mention Nature & Progrès ?

 

Adopter des poulettes chez un petit éleveur spécialisé dans les races locales est une autre option. Elle permet de soutenir de plus petits élevages, mieux adaptés au bien-être des animaux, et de contribuer à la préservation de la diversité génétique des espèces de basse-cour. Les nombreuses associations de petit élevage actives en Wallonie et à Bruxelles renseignent volontiers les adresses d’éleveurs passionnés.

 

Pour Nature & Progrès, association de consommateurs engagés dans la défense d’un modèle de production alimentaire de qualité, pour notre santé et pour l’environnement, il est important de sensibiliser les citoyens aux tenants et aboutissants de gestes aussi simples que celui d’adopter des poules. Car comme le choix alimentaire, il s’agit d’un acte citoyen lié au modèle de société que nous souhaitons défendre.

Courgettes bio contaminées aux pesticides : plus que jamais, mangeons bio !

Emoi chez les producteurs et les consommateurs bio. Des courgettes biologiques ont été rappelées par l’AFSCA en raison de teneurs trop élevées en heptachlore, un insecticide dont l’usage est depuis longtemps interdit. Des faits qui sèment le doute sur la fiabilité du label. La vérité ? Ce pesticide est un polluant persistant, contaminant historique de nos sols. Plus que jamais, mangeons bio. Car l’agriculture biologique démontre que se passer des pesticides chimiques de synthèse est possible. Un argument indispensable pour faire interdire au plus vite ces substances nocives et persistantes dont hériteront les générations futures.

 

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

 

22 août 2024. L’Agence Fédérale pour la Santé de la Chaîne Alimentaire (AFSCA) procède à un rappel de courgettes bio vendues par Delhaize « en raison d’une teneur trop élevée en résidus d’un produit phytopharmaceutique (heptachlore) ». Même rappel le 7 septembre chez Aldi et le 9 septembre chez Carrefour.

 

Des doutes sur l’agriculture biologique

L’information, diffusée par l’AFSCA sur les réseaux sociaux et relayée par la grande presse, provoque l’émoi. Dans les commentaires, on peut lire l’indignation d’un consommateur qui se sent trompé et peine encore à croire dans la fiabilité de l’agriculture biologique. « Et ça se prétend bio ? » « C’est bien la preuve qu’ils nous entubent avec leur pseudo bio. » « Mis à part gonfler les prix, c’est aussi bio que je ne suis blonde ! » « Soi-disant bio… Non seulement ces produits sont plus chers, mais en plus, on ne peut pas s’y fier ! » « Je crois que beaucoup produits bio ne sont pas si bio que cela. »

 

Certains suspectent une agriculture bio moins fiable qu’une autre : celle qui est industrielle, celle qui est vendue par les grandes surfaces ou celle qui provient de l’étranger. « Clairement, le bio industriel, ça n’est pas bio ! » « Comme Delhaize, toutes les grandes surfaces vendent du bio traité avec des produits phytosanitaires. » « Les gens ne comprennent pas que le bio en grand magasin, c’est de la poudre aux yeux. Allez chez les petits marchands locaux, dans les coopératives qui exigent des normes strictes si vous voulez du vrai bio. » « Allez chez le petit maraîcher du coin, lui quand il dit bio, c’est bio ! » « Les seuls légumes réellement bio se trouvent dans mon jardin ».

 

Et pourtant, l’agriculture biologique est contrôlée rigoureusement par les organismes de certification, surveillés eux-mêmes par la Région wallonne. Qu’elle soit produite chez de petits producteurs ou chez des industriels, en Belgique ou à l’étranger, vendue en grandes surfaces ou dans des épiceries locales, les contrôles et les normes sont identiques. Comment expliquer cette contamination ? L’agriculture biologique est-elle fiable pour nous, consommateurs bio engagés et attentifs à la qualité de ce que nous mangeons ? Peut-on encore faire confiance dans le label que notre association prône depuis ses débuts ?

 

L’heptachlore, contaminant persistant

Quatre jours après le premier rappel, le 26 août, l’asbl Biowallonie publie un communiqué sur l’origine de la contamination1. Le pesticide détecté dans les courgettes bio, l’heptachlore, est un insecticide organochloré qui a été utilisé principalement contre les insectes du sol et les termites. Classé comme cancérigène possible (groupe 2B du Centre international de recherche sur le cancer – CIRC2), il fait partie des « douze vilains » (The dirty dozen, dont la liste officielle des – en réalité, 17 – contaminants est fournie par le Pesticide Action Network3), une catégorie de polluants organiques persistants parmi les plus nocifs et répandus dans l’environnement. Si une trace d’heptachlore est retrouvée sur un produit alimentaire, celui-ci est impropre à la consommation, qu’il soit bio ou conventionnel.

 

L’Europe interdit l’heptachlore en raison de sa toxicité dès 1978 (Directive 79/117/CEE). La firme américaine qui produisait le pesticide arrête ses activités en 1987. L’heptachlore fait partie des polluants organiques persistants (POP), polluants majeurs à l’échelle mondiale selon la Convention de Stockholm, un accord international visant à interdire certains produits polluants, entré en vigueur en 2004 et comptant 152 pays signataires (dont la Belgique). Il persiste dans l’environnement et s’accumule le long de la chaine alimentaire.

 

Pourquoi en retrouve-t-on dans les courgettes bio ? Une pollution historique est incriminée. « Les cucurbitacées captent les traces d’heptachlore résiduelles et les concentrent durant leur croissance en raison de la composition particulière des substances relâchées par leurs racines », explique Ariane Beaudelot, auteure du communiqué de Biowallonie.

 

Un goût de déjà vu

En mars 2016, Tests-Achats publiait un article4 dénonçant la présence de pesticides chimiques de synthèse dans des pommes et des poires, y compris en bio. L’association fait planer le doute sur la fiabilité de l’agriculture biologique. Un communiqué de presse des Services Opérationnels du Collège des Producteurs nous éclaire alors. « Le chlorméquat, comme le souligne Test Achats, est aujourd’hui banni de la fruiticulture mais reste tristement célèbre par sa persistance dans le bois des arbres. Il continue à être détecté sous forme de microtraces dans les fruits d’anciens vergers de poires aujourd’hui convertis en bio. Une autre source de contamination peut être une dérive de pulvérisation en provenance de champs de céréales non bio où son usage est toujours autorisé. »

 

Une raison de plus pour consommer bio

Ces contaminations font mal au secteur bio, en raison du discrédit qui se propage au sein des consommateurs. Tandis que les convaincus se doutent qu’une explication sera fournie pour expliquer les contaminations – et celle-ci ne tarde pas à les rassurer sur la fiabilité du label -, les consommateurs plus perplexes se détournent du bio, se sentant victimes d’une tromperie. Les réseaux sociaux relaient comme une trainée de poudre les explications erronées. Pourtant, ces faits confirment l’importance, plus que jamais, de consommer bio. Au plus il y a de traces de pesticides dans les produits bio, au plus nous avons intérêt à en consommer.

 

Pourquoi ? Parce les polluants éternels, issus d’anciennes pratiques, se trouvent partout, y compris dans les champs bio et dans les jardins. Parce que les pesticides encore utilisés aujourd’hui en agriculture conventionnelle se répandent dans le sol, dans l’eau et dans l’air que nous respirons. En juillet 2024, PAN Europe et Nature & Progrès ont d’ailleurs démontré, analyses à l’appui, que l’on trouve des PFAS aussi bien dans l’eau du robinet que dans l’eau en bouteilles5 Bien entendu, il y a toujours moins de pesticides dans les produits bio ou « maison » que dans ceux issus de l’agriculture qui les utilise directement. Mais outre cette moindre contamination, il est important de manger bio car la seule manière de se protéger durablement de ces poisons, c’est d’œuvrer à leur interdiction. Choisir le label bio, pour un producteur ou pour un consommateur, c’est participer à retirer du crédit à l’agriculture conventionnelle qui prétend que les pesticides sont indispensables pour nourrir le monde.

 

Consommons bio pour soutenir celles et ceux qui ont opté pour ce mode d’agriculture. Car ce sont les paysans et les paysannes bio qui démontrent au quotidien que l’on peut se passer de pesticides chimiques de synthèse pour produire des aliments sains. Que ces substances toxiques, si elles sont considérées comme indispensables par l’agriculture conventionnelle – qui en persuade nos politiques -, ne le sont pas du tout. Et qu’il est grand temps de les interdire, en vue de préserver notre environnement pour les générations futures. Le nombre de molécules toxiques s’accumulant dans les écosystèmes ne cesse de croître. Pendant que certaines sont enfin interdites, d’autres sont mises sur le marché, avant que la preuve de leur nocivité ne soit apportée et qu’elles soient à leur tour interdites, plusieurs années plus tard. Mais le mal est fait, et ces molécules contaminent nos sols, nos eaux et l’air que nous respirons pendant de longues années encore. Oui, la solution est plus que jamais dans l’agriculture biologique. Il est nécessaire de rétablir la vérité sur les produits bio contaminés afin de rassurer les citoyens sur la fiabilité du bio. Parlons-en, et militons, encore et toujours pour faire interdire les pesticides chimiques de synthèses et autres contaminants chimiques dangereux, pour notre santé et celle de la Terre.

 

 

Notes :

[1] Le communiqué de Biowallonie est accessible sur https://www.biowallonie.com/de-lheptachlore-retrouve-dans-des-courgettes-bio/

2 Liste publiée sur le site : https://monographs.iarc.who.int/fr/agents-classes-par-les-monographies-du-circ-2/

3Lire : https://www.pan-uk.org/dirty-dozen/

4 Gwendolyn Maertens et Daisy Van Lissum (2016) Cocktail chimique aux effets incertains. Test Achats n°606, pages 15-19.

5 Lire l’étude complète : TFA, le polluant éternel dans l’eau que nous buvons. 37p. disponible sur https://www.natpro.be/wp-content/uploads/2024/07/tfa-juillet-2024-v4.pdf

 

Définir sa position dans les questions de bien-être animal

Très jeune, je me suis sentie concernée par la question de la protection animale. A commencé un cheminement, accompagné de nombreux questionnements, par rapport aux mouvements que j’ai pu croiser. Défendre le bien-être animal, est-ce défendre l’individu ou l’écosystème ? Que penser de l’idée de modifier génétiquement des prédateurs pour les empêcher de blesser et tuer d’autres animaux ? Faut-il devenir flexitarienne, végétarienne ou végane ? Faut-il militer pour l’abolition de l’élevage, ou agir pour améliorer les conditions de vie des animaux ?

 

Par Delphes Dubray, membre de Nature & Progrès

 

 

Je suis née dans les années cinquante dans un village qui comptait alors une dizaine de fermes. Celle de mes parents comptait environ cinquante hectares plus une vingtaine de vaches, des cochons, des poules et deux juments de trait. Quand j’étais placée sur son dos, le collier d’épaule de la jument Lisa m’arrivait devant les yeux. Ces paisibles chevaux ont rapidement fait place aux premiers tracteurs et à la mécanisation de l’agriculture qui valut, quelques années plus tard, à mon père de trouver la mort sur la route en allant prendre livraison d’une moissonneuse-batteuse.

 

Ce qui m’a amenée au bien-être animal

A cette époque, le bien-être animal était une notion dont on ne parlait pas encore. Les animaux étaient visibles dans les champs ou dans les étables. Le contrôle social était tel que chacun se devait de savoir qui se comportait correctement, ou pas, avec les animaux qu’il « possédait ». Mon père était connu comme bienveillant à l’égard de tous : humains, animaux (ou du moins, je veux le croire). Cependant, je le vis pratiquer des actes devenus inconcevables à l’époque actuelle, comme trancher la gorge d’une vache accidentée avec un couteau de cuisine « pour ne pas perdre la viande », et d’autres actes que je n’oserais même pas décrire aujourd’hui, tant ils sont éloignés de la sensibilité qui a cours actuellement.

 

Ma mère aimait manger de la viande. Vers l’âge de quatre ou cinq ans, quand il me fut dit, et que je compris, que la viande dans mon assiette provenait du veau qui se trouvait quelques jours avant cela dans la pâture, et qu’il me fut dit que cette viande devait donc être succulente, je perdis le plaisir d’en manger pour le restant de ma vie. Cela, même si des bonnes paroles du genre « pour être en bonne santé, il faut manger de la viande » avaient été déversées, déclinées de diverses façons, sur ma bonne conscience, ma vie durant. C’est dans ce contexte que j’ai décidé de m’impliquer dans les questions de bien-être animal.

Les temps ont changé. La valeur de la vie d’un animal a évolué. Rappelons-nous que la chienne Laïka fut, en 1957, le premier être vivant à décoller pour l’espace. Elle n’en reviendra pas vivante, ce qui était prévu, mais nous nous accordons tous à voir le progrès en matière spatiale.

 

Entre deux extrêmes, faut-il choisir ?

L’intensification de l’élevage et la recherche de profit par l’industrie agro-alimentaire ont provoqué l’émergence de mouvements animalistes dans les années septante… Je me suis rapprochée de ces derniers dans le but de mieux les comprendre. Même si je ne partage pas l’ensemble de leur idéologie, je remercie les animalistes extrémistes d’avoir révélé au grand public les atrocités commises dans certains abattoirs en France. La prise de conscience qu’ils ont induite dans le grand public quant à la souffrance des animaux de production a mené au développement du mouvement végane. La logique est poussée tellement loin qu’elle va jusqu’à l’excès : les mouvements abolitionnistes de l’exploitation animale voudraient la disparition des animaux pour leur éviter la souffrance.

 

Cette logique a été appliquée aux animaux sauvages : des associations comme Animal Ethics montrent la souffrance des animaux qui doivent composer avec les maladies, l’angoisse de la prédation et de la mort. Des associations vont jusqu’à prôner la modification génétique des animaux prédateurs pour qu’ils ne tuent plus de proies ! J’y vois là une manifestation de l’orgueil humain qui se place au-dessus de l’environnement pour le réguler et refuse de voir sa propre phobie de la mort.

 

Animaux-individus ou écosystèmes ?

Une autre découverte éclairante fut le livre Zoopolis : Une théorie politique des droits des animaux écrit par Sue Donaldson et Will Kymlicka (Oxford University Press, 2011). Pour ces auteurs, tous les animaux devraient être protégés par les mêmes droits fondamentaux, différant en fonction de leur appartenance à certains groupes. Ils introduisent la notion d’animaux liminaires, ceux qui vivent en bordure des sociétés humaines, comme les renards, les pigeons, les écureuils qui doivent être conçus comme des résidents permanents. Les animaux domestiqués doivent être envisagés comme des citoyens  et les animaux sauvages, qui vivent totalement ou principalement séparés des sociétés humaines, devraient être considérés comme souverains sur leur propre territoire. Cela ouvre matière à réflexion intéressante et développe la notion d’animal-individu.

 

Ce concept d’animal-individu est celui prôné par les mouvements animalistes actuels modérés ou extrémistes et s’oppose à l’approche environnementaliste de l’animal (principalement sauvage) comme faisant partie d’un écosystème. Cette dernière s’intéresse avant tout à la santé des écosystèmes dont les animaux sont un élément essentiel, et non au sort de chaque animal considéré individuellement.

 

Welfariste, la voie du milieu

Ma position personnelle aujourd’hui est « welfariste ». S’il m’est impossible de changer la vision suprématiste, en cours dans notre société, de l’humain sur l’animal et sur l’environnement dans son ensemble, je me place du côté de l’amélioration du bien-être des animaux en ne les considérant pas comme des machines à notre service, mais en tenant compte de leur sensibilité et de leur souffrance. Il s’agit d’améliorer leurs conditions de vie là où c’est actuellement possible. S’il m’est impossible d’agir ici et maintenant contre l’exploitation des animaux dans le but du profit de quelques humains, je milite pour la reconnaissance de la sensibilité des animaux et l’amélioration des conditions de vie que nous leur imposons.

 

Une personnalité m’a énormément inspirée dans ce choix. Il s’agit de Temple Grandin. Diagnostiquée autiste, elle partira du postulat que la sensibilité des autistes est proche de celle des animaux. Lors de visites d’élevages ou d’abattoirs, elle a pu décoder les lacunes amenant du stress chez des animaux : les bruits métalliques du balancement d’une chaine, le changement de couleur au niveau du revêtement de sol… Sa réussite : elle a pu faire un grand pas en matière d’amélioration du bien-être animal en conseillant les professionnels. Elle a également conçu du matériel qui équipera près de la moitié des abattoirs d’Amérique du Nord.

Ce choix de la « voie du milieu » m’a rapprochée de Nature & Progrès. Grâce aux visites du système participatif de garantie, je peux découvrir les élevages bio sous mention, et constater l’importance que le bien-être animal représente dans le quotidien des producteurs. Nous y échangeons sur les techniques et pratiques les plus adéquates.

 

Mathilde Roda, notre agronome chargée du suivi de la mention Nature & Progrès, témoigne : « On ressent une forte réticence de la part des éleveurs, même les plus attentifs au bien-être de leurs animaux, à aborder publiquement le sujet. Ils n’osent que rarement gratter la surface de l’iceberg et reconnaître : « Oui, je pourrai aller plus loin ». Quitte à expliquer pourquoi ce n’est pas encore le cas. Comme si ce sujet, trop lié à l’affect et peu rationnalisé, était un terrain glissant. Il n’y a qu’au cours des visites du système participatif de garantie que l’on peut ouvertement aborder ce sujet, car c’est moment privilégié où l’on prend le temps de la discussion. Toute évolution passe par un questionnement. On est en droit d’en débattre, de tester les sensibilités de chacun, de les confronter aux réalités économiques. Certaines questions peuvent s’enrichir de ces échanges ».

 

Un élevage respectueux du bien-être animal est possible

Le welfarisme est la voie qu’a choisi Nature & Progrès. Car l’agriculture biologique sans élevage n’est pas concevable. Les animaux et les végétaux sont dépendants les uns des autres : les fumiers animaux nourrissent la vie du sol, qui rend les éléments nutritifs disponibles pour les plantes, et les cultures fournissent les aliments des animaux, ainsi que leur couchage. Une agriculture sans animaux est le plus souvent dépendante des engrais chimiques de synthèse, qui déséquilibrent la nutrition végétale et rendent les plantes dépendantes des pesticides chimiques de synthèse. Par ailleurs, les producteurs de Nature & Progrès démontrent qu’élever des animaux dans le respect de leur bien-être est possible pourvu que l’éleveur s’en donne les moyens. C’est, par ailleurs, un prérequis indispensable pour produire une viande et des produits laitiers de haute qualité. L’agriculture est un partenariat entre hommes et animaux d’élevage.

 

Prendre soin des animaux à la maison… et dans les fermes !

2 mai 2024 : le bien-être animal est inscrit dans la Constitution belge. Si cette matière gagne du terrain, force est de constater que les animaux d’élevage semblent relativement épargnés par les législations, par rapport aux animaux de compagnie. Les lobbys de l’agro-industrie brandissent des arguments de rentabilité, de concurrence, et prétendent sauver nos éleveurs wallons.

 

L’élevage paysan respectueux des animaux : impossible ? Nature & Progrès démontre que non, à travers le modèle qu’elle défend, la bio de ses producteurs, et les multiples innovations sur lesquelles ils travaillent : pratiques vétérinaires alternatives, abattage à la ferme et élevage des veaux laitiers sous leur mère.

 

En tant que citoyens, consommateurs – pour la plupart d’entre nous – de produits animaux, nous sommes tous concernés par les conditions d’élevage en ferme. Explorons ensemble ce sujet afin de nous positionner et d’agir en tant que citoyens responsables

 

Par Delphes Dubray, membre de Nature & Progrès, Mathilde Roda, animatrice, et Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

 

La plupart des humains sur Terre n’a de contact direct avec l’animal que dans son assiette. Comme chacun le sait, les animaux élevés pour constituer notre nourriture, principalement les vaches, les cochons, les moutons et les poulets, se chiffrent par centaines de milliers dans nos fermes. Heureusement, dans notre société occidentale, les préoccupations en matière de bien-être animal occupent une place de plus en plus importante chez nos jeunes, surtout en milieu urbain !

 

Ne nous limitons pas aux animaux de compagnie !

De plus en plus de personnes vivent en ville : plus d’une personne sur deux, actuellement, et ce chiffre ne fait qu’augmenter. Loin des campagnes garnies de fermes, les citadins ont généralement un contact avec le monde animal restreint aux seuls animaux de compagnie.

Parlons-en ! Chiens, chats et autres hamsters vivent avec nous. Par l’intermédiaire de sélections, ils ont été morphologiquement modifiés par l’humain pour notre plaisir. Nous leur fournissons le gite et le couvert et, en échange, nous leur demandons d’être présents pour nous. Parfois notre anxiolytique, parfois notre faire-valoir, ils y consentent, dans la plupart des cas. Les soins vétérinaires tirent profit de notre dévotion : on assiste à une évolution de la technicité, allant parfois jusqu’à l’acharnement thérapeutique.

Mais ne limitons pas notre intérêt aux animaux de compagnie. Le bien-être animal doit concerner tous les animaux, y compris ceux de ferme, y compris ceux qui vivent dans la nature. Or, tous ne sont pas égaux face à la maltraitance.

 

Législation : deux poids, deux mesures

Certains animaux domestiques n’échappent pas à la négligence ou à la cruauté. C’est pour cette raison qu’ont été créées, au XIXe siècle, les sociétés protectrices des animaux. De cette même époque date la loi française de Grammont qui sanctionne les mauvais traitements abusifs commis en public sur les animaux domestiques. Bien que souvent citée comme à l’origine des législations pour les droits des animaux, il est bon de rappeler que le but premier de cette loi fut d’abord de permettre aux citoyens de ne plus voir des animaux se faire abattre dans les mares de sang des tueries, en bord de Seine.

 

Les législations actuelles ciblent principalement les animaux de compagnie. Non pas parce que le mal-être ou la maltraitance de ces derniers est plus marquante, mais parce que ces derniers sont moins soumis à la puissance des lobbys. Explorons cette différence marquée de traitement des animaux de compagnie et de ferme à travers un exemple parlant : celui des « hypertypes ».

 

Les animaux de compagnie et de production sont sélectionnés par les humains depuis leur domestication. Au départ, les critères portaient sur la docilité des animaux, sur leur capacité à s’adapter au mode de vie des humains, mais aussi sur leur capacité à fournir un travail (animaux de trait, chevaux de guerre, chiens de protection de troupeaux) ou de nous nourrir (lait, viande, œufs). Plus tard, des critères morphologiques à visée esthétique ou fonctionnelle se sont ajoutés à ces sélections, surtout pour les animaux de compagnie.

 

Cette hypersélection, menant à ce que l’on nomme des « hypertypes », aboutit parfois à des morphologies incompatibles avec le bien-être animal. Pensez au nez écrasé du bouledogue, à l’origine de problèmes respiratoires, ou à l’arrière-train « trainant » des bergers allemands, entrainant des dysplasies et une mort souvent prématurée. Les animaux de ferme sont aussi concernés ! Pensez aux Blanc Bleu Belge incapables de donner naissance à leur veau sans césarienne, à certaines Holstein hyper-sélectionnées, malades de produire trop de lait, etc.

 

En Wallonie, une législation a été mise en place concernant les hypertypes pour les animaux de compagnie. Elle vise à interdire la reproduction et la vente d’animaux présentant une morphologie incompatible avec leur bien-être. Par contre, aucune mesure ne concerne les animaux de production. Il est, en effet, plus facile de légiférer sur les hypertypes de chiens ou de chats que sur les bovins, porcs et autres animaux de ferme, chasse gardée des lobbys de l’élevage industriel et de la viande qui protègent d’abord le profit humain.

Impossible n’est pas Nature & Progrès !

Certes, les arguments de ces lobbys semblent difficiles à contrer. Voulons-nous de la viande provenant de nos élevages industriels aux normes belges ou manger de la viande produite ailleurs où les normes sont plus laxistes quant au bien-être des animaux ? Tiens, tiens… Il semble que c’est un argument déjà entendu en matière de protection environnementale, justifiant le maintien des pesticides… Bien sûr, il est crucial de préserver l’emploi des éleveurs locaux dans un contexte où les effectifs de producteurs sont en importante diminution.

 

Les lobbys ne persuadent-ils pas la population de mangeurs qu’aucune alternative n’existe par rapport au modèle dominant et industriel destiné à produire notre nourriture, que l’augmentation de la production de viande est incontournable afin de répondre à l’augmentation démographique ? En bref, que le changement de modèle serait impossible ?

Chez Nature & Progrès, nous avons toujours refusé ces discours, recherché et mis en place des alternatives dans le respect de notre santé et de celle de la Terre – et de tous ses habitants, humains et non humains, à plumes et à poils. Notre association se penche donc sur la recherche de modèles alternatifs pour un élevage innovant et humain.

 

Bio et bien-être animal

La bio, née dans les années ’60 et ’70, a tourné le dos à l’industrialisation de la culture (engrais chimiques de synthèse, engrais, sélection focalisée sur le rendement…), mais aussi de l’élevage (spécialisation, sélection intensive, concentration et enfermement des animaux…). La charte de Nature & Progrès, établie par ses membres producteurs et consommateurs, rassemble différentes balises pour un élevage respectueux des animaux, des humains et de la Terre. Une partie de ces règles a été reprise lors de la rédaction des premiers cahiers des charges bio européens en 1991.

 

Aujourd’hui, un éleveur certifié bio est dans l’obligation de permettre à ses animaux de sortir en extérieur quand les conditions le permettent. La densité des animaux, tant dans les abris que dans les parcours, est limitée en vue d’éviter toute concentration néfaste à leur bien-être et à leur santé. L’attache est strictement réglementée, ce qui assure la possibilité pour les animaux de se mouvoir librement. Les porcs ont accès à des zones de fouissage, soit en pleine terre, soit constituées de litière. Les aliments sont certifiés bio et sans OGM, et une partie doit provenir de la ferme ou d’autres producteurs régionaux. La santé est axée principalement sur la prévention en renforçant le système immunitaire des animaux, avec des méthodes et conditions d’élevage respectueuses des besoins physiologiques et éthologiques des animaux et stimulant leurs défenses naturelles. Toute souffrance doit être évitée pendant toute la durée de vie de l’animal, y compris lors de l’abattage. Les éleveurs bio choisissent des races rustiques, conjuguant productivité – il en faut ! – et une bonne fonctionnalité. Les organismes certificateurs et autorités de contrôle sont chargés de vérifier le bon respect de ces dispositions lors des contrôles, au minimum annuels.

 

Au-delà de ces règles de base, les recherches menées par les éleveurs vont bon train, pour aller toujours plus loin dans les bonnes pratiques.

 

Innover, sans cesse !

La prévention des maladies est la base de l’élevage bio. Notre association a été pionnière dans la diffusion de techniques telles que la phytothérapie et l’homéothérapie animale, ou encore, la méthode Obsalim permettant un diagnostic précoce des déséquilibres alimentaires du troupeau. Les formations organisées par Nature & Progrès, aujourd’hui assurées par d’autres acteurs, ont permis aux éleveurs bio de développer une stratégie de soins alternatifs pour assurer le bien-être et la santé de leurs animaux.

 

C’est à l’occasion de rencontres du projet Echangeons sur notre agriculture, en 2016, que l’idée d’abattre des animaux à la ferme a été proposée par des citoyens et des éleveurs. Elle est née de réflexions en réaction aux fermetures d’abattoirs : les distances entre la ferme et le lieu de mise à mort s’allonge, le stress lié au transport et à la manipulation des animaux compromet leur bien-être et la qualité de la viande. Abattre à la ferme de manière cadrée est une idée réaliste, creusée et soutenue par Nature & Progrès. Nos travaux, ainsi que ceux d’autres organisations en Europe, ont mené à une ouverture législative permettant aujourd’hui, « sous certains conditions », cette pratique en ferme. Mais ces « conditions » font encore l’objet de débats, de recherches, de négociations. Depuis, avec le soutien de la Région wallonne, l’Université de Liège a repris les rênes du dossier, et un projet-pilote est en préparation en Wallonie.

 

Les producteurs sous mention Nature & Progrès sont souvent les pionniers de nouvelles pratiques. A la ferme d’Esclaye à Beauraing, la famille Henin a lancé une expérimentation : laisser des veaux laitiers sous leur mère. En 2021, cinq veaux ont été nourris au pis et à l’herbe, jusqu’à l’âge de huit mois. Ils ont ensuite été valorisés dans la filière viande. Ce premier test ayant mené à des résultats positifs, la famille Hénin a souhaité poursuivre l’expérience afin de collecter plus de données. Le projet en cours, mené par les éleveurs en partenariat avec l’Université Catholique de Louvain et avec le soutien de la Fondation Baillet-Latour, porte sur le suivi de seize vaches et de leurs huit veaux mâles et huit veaux femelles. Pour compléter ce suivi technique, basé sur les données de production de la ferme, il apparaissait nécessaire d’étudier la faisabilité économique du développement de la filière veaux laitiers, et ce, afin d’encourager la multiplication des élevages s’engageant sur cette voie, et c’est de cette dernière partie que Nature & Progrès à la charge. Les résultats de cette recherche vous seront présentés très prochainement !

 

Ne sommes-nous pas allés trop loin dans l’animal-machine ? Doit-on continuer de piétiner les animaux sous des prétextes économiques ? Pour Nature & Progrès, il est temps de développer une vision globale de nos systèmes d’élevage, à l’échelle de la société, et non à celle de l’étable.

 

 

 

REFERENCES :

Les Hypertypes Anonymes, capsule vidéo réalisée en 2024 par Le bien-être animal en Wallonie. https://www.youtube.com/watch?v=s0BY-i3xonU

Nature & Progrès. 2017. Potentialités de l’abattoir mobile et du tir en prairie pour les élevages wallons. 128 pages.

Nature & Progrès. 2022. Elevage des veaux sous la mère. Une expérience innovante à la Ferme d’Esclaye-Henin. 32 pages.

Ces brochures sont téléchargeables sur https://www.natpro.be/informations/brochures/