La santé publique, cheval de bataille contre les pesticides

La lutte contre les pesticides est souvent associée à un combat environnementaliste, une cause « écolo ». Pourtant, l’utilisation de ces substances représente également un risque important et démontré en matière de santé publique. Ce cheval de bataille est l’opportunité de nouvelles alliances pour faire, enfin, bannir ces poisons de nos campagnes et de nos assiettes.

 

Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer

 

 

Dans certains cénacles politiques, au sein d’une frange d’agriculteurs ou même dans des échanges sociaux du quotidien, les positionnements contre l’utilisation des pesticides – comme la mobilisation en faveur de la bio – sont réduits à une « marotte d’environnementalistes ». Protéger la biodiversité, préserver les qualités des réserves en eau, conserver des sols vivants sont, il est vrai, autant de préoccupations environnementales liées aux pesticides, mais ce n’est pas tout. Il y va aussi de la santé, de notre santé, de celle des agriculteurs.rices et de leur famille. Détourner le regard de cet enjeu de santé publique alimente un discours polarisant, délétère, servant la rhétorique de l’industrie : agriculture (agriculteurs) versus environnement (environnementalistes et écolos), ou plus vulgairement encore : nourrir les gens et assurer la sécurité alimentaire versus insécurité et hausse des prix alimentaires pour protéger les papillons !

 

Quand la biologiste Rachel Carson, a sorti en 1962 aux Etats Unis, son livre intitulé « The Silent Spring », un ouvrage décisif dans la prise de conscience et la mobilisation contre l’utilisation des pesticides, elle sonnait pourtant l’alerte tant sur les dégâts de l’utilisation des pesticides sur la flore et la faune, en particulier la santé des oiseaux, mais aussi sur les risques pour la santé des humains. Si d’aucuns considèrent que Rachel Carson a contribué au lancement du mouvement écologiste dans le monde occidental, c’est de santé publique en matière de pesticides que son livre était également le précurseur.

 

Nature & Progrès, communauté d’acteurs de changement, est souvent logée dans la case des associations de défense de l’environnement. Notre prisme est bien plus large que celui de la nature : il est sociétal et comprend la santé, comme nous le disons et l’écrivons souvent « Nature & Progrès, pour notre santé et celle de la terre ».

 

L’argument « santé » peine à s’imposer

Sur le plan réglementaire, les risques que représentent les pesticides pour la santé ne sont ni absents, ni récents. Ainsi, l’objectif du règlement européen (UE)1107/2009 sur les autorisations de pesticides est bien de protéger la santé humaine et animale et l’environnement étant entendu que « lors de la délivrance d’autorisations pour des produits phytopharmaceutiques, l’objectif de protection de la santé humaine et animale et de l’environnement, en particulier, devrait primer l’objectif d’amélioration de la production végétale ».

 

Le lobby de l’industrie étant ce qu’il est (fabrique du doute, spectre de l’insécurité alimentaire…), des produits comportant des risques pour la santé (reprotoxicité, cancérogénicité, mutagénicité, perturbation endocrinienne, maladies neuro-dégénératives) sont autorisés et commercialisés tous les jours. Ces polluants passent à travers les mailles du filet pour finalement, un jour, trop tard, quand les preuves auront été suffisamment accumulées, finir par être interdits.

 

Notre publication « Belgique, royaume des pesticides » explique pourquoi et comment ces produits toxiques passent toutes les étapes du screening réglementaire et circulent en toute impunité, sont pulvérisés sur les produits que nous mangerons, près des cours d’eau dans lesquels est puisée l’eau potable, etc. Il est donc grand temps d’en finir avec ces polluants. Mais comment ?

 

Pesticides, amiante, même combat

En France, la reconnaissance de certaines maladies en tant que maladies professionnelles liées à l’exposition aux pesticides chimiques (maladie de Parkinson, lymphome non hodgkinien, et depuis 2021, le cancer de la prostate) a permis de donner plus de poids à l’argument santé publique dans le discours. Des mutualités de santé françaises ont décidé, l’année dernière, de s’unir pour entamer la bataille contre les pesticides chimiques, inspirées par l’expérience de l’amiante, autorisée pendant des décennies avant d’être définitivement interdite.

 

Les points de ressemblance entre amiante et pesticides sont éclairants. L’association « Secrets toxiques », une coalition d’organisations mobilisés sur ces questions, en a listé cinq : (1) même à petite doses, amiante et pesticides tuent ; (2) l’expertise scientifique et médicale est (fortement) influencée par les industriels ; (3) la dangerosité est scientifiquement établie, mais la dispersion continue ; (4) une science indépendante d’intérêts financiers privés est indispensable pour gagner une bataille juridique et (5) des maladies professionnelles sont reconnues par la Sécurité sociale (en France).

 

Nous pouvons encore ajouter à ce parallèle la difficulté à établir un lien de cause à effet systématique, univoque et direct entre l’agent toxique et les dégâts sur la santé humaine, ainsi que les effets différés dans le temps entre l’exposition et ses conséquences. Également, l’enjeu économique : production à faible coût versus coût que représenterait la décision de se passer de ces produits dans le secteur concerné (construction ou agriculture) et de s’engager dans une transition massive. Avec, en filigrane, pour la Belgique, le coût que l’abandon des pesticides pourrait représenter pour un des fleurons de notre industrie dont se targue notre royaume : son secteur chimique et pharmaceutique.

 

De nouvelles alliances

Dans le sillage des mutuelles françaises, Solidaris et les Mutualités chrétiennes entendent se mobiliser pour faire bouger les lignes. Leur présence à nos côtés sera majeure pour accélérer la lutte contre les pesticides chimiques. Devenue très active également, la cellule « Santé environnementale » de la Société Scientifique de Médecine Générale (SSMG) n’hésite pas à décrier des décisions en matière de pesticides qu’elle juge dangereuses pour les citoyens. Avec ce bouquet d’acteurs variés de la société civile et les citoyens mobilisés pour leur santé, nous pouvons espérer avancer des pions. Selon un sondage Ipsos réalisé par notre partenaire européen PAN Europe dans six pays européens, dont nos voisins, plus des trois-quarts des gens sont préoccupés par l’impact des pesticides sur leur santé et celle de leur famille.

 

La double casquette, au niveau régional, du nouveau ministre de l’Environnement et de la Santé devrait permettre des avancées en la matière. On retiendra des prises de paroles de ce médecin, tant à la foire agricole de Libramont qu’à l’inauguration du Salon Valériane, qu’il est déterminé à mettre des choses en place.

 

Quant à l’argumentaire à développer, au-delà des études scientifiques qui pointent les risques, le principe de précaution, principe juridique fondateur du droit européen (reconnu dans l’article 191 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne), doit servir de boussole aux décideurs, conformément au règlement européen sur les pesticides qui dispose que « les États membres ne sont pas empêchés d’appliquer le principe de précaution lorsqu’il existe une incertitude scientifique quant aux risques concernant la santé humaine ou animale ou l’environnement que représentent les produits phytopharmaceutiques devant être autorisés sur leur territoire en l’absence de consensus scientifique des impacts sur la santé ou l’environnement. »

 

Nature & Progrès poursuit la lutte afin de faire interdire les pesticides chimiques de synthèse, de les bannir définitivement de notre assiette et de notre environnement. En utilisant à la fois les arguments de l’environnement et ceux de la santé, en nouant les alliances avec les différents acteurs de ce secteur, et en les alimentant de l’expertise qu’elle a accumulée depuis des années, notre association compte bien faire bouger les lignes lors des présentes législatures.

Sauver, ou non, les poules de l’abattoir

Offrir une fin de vie plus agréable à des poules issues d’élevages intensifs, voilà une idée qui remporte de plus en plus de succès. Mais au-delà des vies sauvées, ce geste pose de nombreuses questions ? Ne soutient-il pas certaines filières d’élevage peu désirables ? Ne contribue-t-il pas à l’appauvrissement génétique de nos petits animaux d’élevage ? Quel modèle de production alimentaire souhaitons-nous défendre à travers un geste aussi simple que celui d’adopter des poules ?

 

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

 

Les annonces se succèdent et se ressemblent. La presse locale en fait toujours un large écho. « Sauvez des poules de l’abattoir ! ». Des associations et des start-ups se sont créées autour d’opérations de sauvetage, pour faciliter les contacts entre éleveurs et adoptants.

 

Une meilleure fin de vie

Après une naissance en couvoir, un début de vie bien au chaud dans une ferme spécialisée dans l’élevage des poulettes, c’est à l’âge de 18 semaines que les poules pondeuses rejoignent la ferme qui se concentrera sur la récolte des œufs. La période productive dure jusqu’à 18 mois, soit un peu plus d’une année de ponte intensive. Arrive ensuite le moment de la mue. Le renouvellement du plumage demandant beaucoup d’énergie, la ponte se réduit naturellement. Les poules sont alors « réformées ». Elles rejoignent l’abattoir pour laisser la place au lot suivant, alors qu’il pourrait leur rester quatre à sept années de vie pendant lesquelles la ponte baissera progressivement. Telle est la réalité de quasi-totalité des élevages avicoles professionnels, les exceptions se faisant rares.

 

La motivation des adoptants de poules de réforme est de prolonger et d’adoucir la vie de ces animaux, notamment pour ceux issus d’élevages en cages – heureusement devenus rares grâce aux actions citoyennes et d’associations de protection animale comme Gaïa – ou au sol. C’est en effet dans les conditions de claustration que les poulettes sont les plus abîmées. Les poules élevées en grand nombre ont, en effet, tendance à arracher les plumes de leurs congénères, ce qu’on appelle le « picage ». Ce phénomène est courant dans les élevages en claustration. Mais même dans les filières plein air et bio, où les animaux ont accès à des parcours extérieurs et disposent de plus de place, il arrive que les poules sortent de leur élevage dans un piteux état.

 

Comment ne pas être pris de pitié pour ces pauvres êtres ? Les adoptant.e.s au grand cœur sont de véritables mamans ou papas poule : leurs protégées se remplument rapidement et passent une heureuse fin de vie dans un jardin. Pour celles issues de cages ou d’élevages en bâtiment, c’est la première fois qu’elles découvrent la vie en extérieur. Elles peuvent gratter la terre, picorer l’herbe, chercher des vers et d’autres insectes. Tout le monde est donc heureux. Vraiment ?

 

Une opération lucrative pour les éleveurs

Les poules de réforme ne sont pas données. Un adoptant déboursera entre trois et cinq euros par poule, voire jusque sept euros dans le cadre d’initiatives organisées, le plus souvent bénévolement. Du beurre dans les épinards pour l’éleveur, comparé aux quelques dizaines de centimes d’euros que lui en donne l’abattoir. Quand la presse et les associations attirent des foules d’adoptants, ce sont plusieurs centaines ou milliers de poules qui sont ainsi sauvées, ce qui représente un petit pécule pour l’élevage en question.

 

Si les consommateurs responsables et les associations de protection des animaux appellent au boycott de la consommation d’œufs issus d’élevages en cage ou au sol, pourquoi ne pas appliquer le même principe de consomm’acteur dans le cas de l’adoption de poules ? Acheter les poules de réforme d’élevages conventionnels, particulièrement en cage ou au sol, ne revient-il pas à soutenir des modes d’élevages indésirables à tous points de vue (bien-être animal, santé humaine et environnementale, etc.) ? Faut-il privilégier le sauvetage de l’individu, ici et maintenant, ou éviter que d’autres vivent dans ces mêmes conditions désastreuses à l’avenir ? 500 poules sauvées d’un élevage au sol, à un prix de trois euros la poule, c’est un don de plus de 1.000 euros pour soutenir ce mode d’élevage !

 

La généralisation de races industrielles

Les races – en fait, on les appelle des hybrides – élevées chez les professionnels sont toujours les mêmes, des Formules 1 de la ponte, comme la Holstein est la Formule 1 du lait, et le Blanc Bleu Belge, la Formule 1 de la viande. Cette hypersélection d’une poule, à l’origine équilibrée entre ponte et viande, vers des hypertypes de poulets de chair massifs et de maigres poules pondeuses a pour objectif de produire davantage en réduisant les coûts alimentaires. Cet objectif rejoint des préoccupations économiques mais aussi environnementales : moins de céréales à donner aux volailles, c’est moins de terres consacrées à l’alimentation animale, et donc, plus de terres pour l’alimentation humaine ou pour d’autres activités comme la protection de la nature. Mais cette évolution se fait au détriment de la diversité génétique et de la rusticité des animaux. Il est pourtant plus que jamais important de diversifier les gènes des animaux d’élevage, étant donné l’occurrence de plus en plus fréquente de maladies (grippe aviaire, mais aussi, pour les bovins et moutons, la maladie de la langue bleue, etc.) et l’accroissement des stress liés aux changements climatiques (pics de chaleur ou de froid, périodes d’humidité ou de sécheresse intense…) éprouvant la bonne santé des animaux. La rusticité, le plus souvent privilégiée par les agriculteurs bio, est une clé pour la résilience de notre agriculture.

 

Les élevages de particuliers – nos jardins ! – sont les derniers refuges permettant de sauvegarder des races locales, moins productives mais plus équilibrées et diversifiées. Ce patrimoine génétique est riche, et les individus bien adaptés à un élevage familial. N’est-il pas plus intéressant, plutôt que de sauver des poules industrielles de l’abattoir, de soutenir de petits élevages de races rustiques et locales et contribuer à la conservation de la diversité de la petite basse-cour ? Si l’idée est fortement développée dans le domaine végétal avec les innombrables variétés de semences de terroir, pourquoi ne pas appliquer le même principe aux petits animaux de ferme ? Comme nous cultivons des choux de Jalhay, des haricots Roi des Belges ou des laitues « Blonde de Laeken », pourquoi ne pas élever des poules Ardennaises, des Famennoises, des Barbues d’Uccle ou la Naine du Tournaisis ? Nous aussi, dans nos jardins, nous pouvons être acteurs de la sauvegarde génétique de la faune et de la flore domestiquées, un enjeu de première importance à l’heure des changements globaux, pour plus de résilience individuelle et collective.

 

Adopter des poules, un geste citoyen

Adopter des poules est un geste intéressant, que ce soit pour renforcer son autonomie alimentaire, pour recycler ses déchets organiques, pour leur faire participer aux travaux du jardin – petit travail du sol, gestion de ravageurs… – ou simplement pour se connecter avec le vivant. Le choix des individus qui rejoindront votre jardin n’est pas anodin : comme tout acte d’achat, il nécessite une réflexion afin d’être cohérent avec les valeurs défendues par chacun.

Sauver des poules de l’abattoir permet de prolonger la vie des animaux en assurant leur bien-être. Mais il s’agit aussi d’un acte de soutien pour la filière d’élevage qui propose ses volatiles. Pour notre santé et celle de la Terre, choisissons-le bio et vertueux dans les domaines écologiques et sociaux. Et pourquoi pas les éleveurs sous mention Nature & Progrès ?

 

Adopter des poulettes chez un petit éleveur spécialisé dans les races locales est une autre option. Elle permet de soutenir de plus petits élevages, mieux adaptés au bien-être des animaux, et de contribuer à la préservation de la diversité génétique des espèces de basse-cour. Les nombreuses associations de petit élevage actives en Wallonie et à Bruxelles renseignent volontiers les adresses d’éleveurs passionnés.

 

Pour Nature & Progrès, association de consommateurs engagés dans la défense d’un modèle de production alimentaire de qualité, pour notre santé et pour l’environnement, il est important de sensibiliser les citoyens aux tenants et aboutissants de gestes aussi simples que celui d’adopter des poules. Car comme le choix alimentaire, il s’agit d’un acte citoyen lié au modèle de société que nous souhaitons défendre.

Courgettes bio contaminées aux pesticides : plus que jamais, mangeons bio !

Emoi chez les producteurs et les consommateurs bio. Des courgettes biologiques ont été rappelées par l’AFSCA en raison de teneurs trop élevées en heptachlore, un insecticide dont l’usage est depuis longtemps interdit. Des faits qui sèment le doute sur la fiabilité du label. La vérité ? Ce pesticide est un polluant persistant, contaminant historique de nos sols. Plus que jamais, mangeons bio. Car l’agriculture biologique démontre que se passer des pesticides chimiques de synthèse est possible. Un argument indispensable pour faire interdire au plus vite ces substances nocives et persistantes dont hériteront les générations futures.

 

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

 

22 août 2024. L’Agence Fédérale pour la Santé de la Chaîne Alimentaire (AFSCA) procède à un rappel de courgettes bio vendues par Delhaize « en raison d’une teneur trop élevée en résidus d’un produit phytopharmaceutique (heptachlore) ». Même rappel le 7 septembre chez Aldi et le 9 septembre chez Carrefour.

 

Des doutes sur l’agriculture biologique

L’information, diffusée par l’AFSCA sur les réseaux sociaux et relayée par la grande presse, provoque l’émoi. Dans les commentaires, on peut lire l’indignation d’un consommateur qui se sent trompé et peine encore à croire dans la fiabilité de l’agriculture biologique. « Et ça se prétend bio ? » « C’est bien la preuve qu’ils nous entubent avec leur pseudo bio. » « Mis à part gonfler les prix, c’est aussi bio que je ne suis blonde ! » « Soi-disant bio… Non seulement ces produits sont plus chers, mais en plus, on ne peut pas s’y fier ! » « Je crois que beaucoup produits bio ne sont pas si bio que cela. »

 

Certains suspectent une agriculture bio moins fiable qu’une autre : celle qui est industrielle, celle qui est vendue par les grandes surfaces ou celle qui provient de l’étranger. « Clairement, le bio industriel, ça n’est pas bio ! » « Comme Delhaize, toutes les grandes surfaces vendent du bio traité avec des produits phytosanitaires. » « Les gens ne comprennent pas que le bio en grand magasin, c’est de la poudre aux yeux. Allez chez les petits marchands locaux, dans les coopératives qui exigent des normes strictes si vous voulez du vrai bio. » « Allez chez le petit maraîcher du coin, lui quand il dit bio, c’est bio ! » « Les seuls légumes réellement bio se trouvent dans mon jardin ».

 

Et pourtant, l’agriculture biologique est contrôlée rigoureusement par les organismes de certification, surveillés eux-mêmes par la Région wallonne. Qu’elle soit produite chez de petits producteurs ou chez des industriels, en Belgique ou à l’étranger, vendue en grandes surfaces ou dans des épiceries locales, les contrôles et les normes sont identiques. Comment expliquer cette contamination ? L’agriculture biologique est-elle fiable pour nous, consommateurs bio engagés et attentifs à la qualité de ce que nous mangeons ? Peut-on encore faire confiance dans le label que notre association prône depuis ses débuts ?

 

L’heptachlore, contaminant persistant

Quatre jours après le premier rappel, le 26 août, l’asbl Biowallonie publie un communiqué sur l’origine de la contamination1. Le pesticide détecté dans les courgettes bio, l’heptachlore, est un insecticide organochloré qui a été utilisé principalement contre les insectes du sol et les termites. Classé comme cancérigène possible (groupe 2B du Centre international de recherche sur le cancer – CIRC2), il fait partie des « douze vilains » (The dirty dozen, dont la liste officielle des – en réalité, 17 – contaminants est fournie par le Pesticide Action Network3), une catégorie de polluants organiques persistants parmi les plus nocifs et répandus dans l’environnement. Si une trace d’heptachlore est retrouvée sur un produit alimentaire, celui-ci est impropre à la consommation, qu’il soit bio ou conventionnel.

 

L’Europe interdit l’heptachlore en raison de sa toxicité dès 1978 (Directive 79/117/CEE). La firme américaine qui produisait le pesticide arrête ses activités en 1987. L’heptachlore fait partie des polluants organiques persistants (POP), polluants majeurs à l’échelle mondiale selon la Convention de Stockholm, un accord international visant à interdire certains produits polluants, entré en vigueur en 2004 et comptant 152 pays signataires (dont la Belgique). Il persiste dans l’environnement et s’accumule le long de la chaine alimentaire.

 

Pourquoi en retrouve-t-on dans les courgettes bio ? Une pollution historique est incriminée. « Les cucurbitacées captent les traces d’heptachlore résiduelles et les concentrent durant leur croissance en raison de la composition particulière des substances relâchées par leurs racines », explique Ariane Beaudelot, auteure du communiqué de Biowallonie.

 

Un goût de déjà vu

En mars 2016, Tests-Achats publiait un article4 dénonçant la présence de pesticides chimiques de synthèse dans des pommes et des poires, y compris en bio. L’association fait planer le doute sur la fiabilité de l’agriculture biologique. Un communiqué de presse des Services Opérationnels du Collège des Producteurs nous éclaire alors. « Le chlorméquat, comme le souligne Test Achats, est aujourd’hui banni de la fruiticulture mais reste tristement célèbre par sa persistance dans le bois des arbres. Il continue à être détecté sous forme de microtraces dans les fruits d’anciens vergers de poires aujourd’hui convertis en bio. Une autre source de contamination peut être une dérive de pulvérisation en provenance de champs de céréales non bio où son usage est toujours autorisé. »

 

Une raison de plus pour consommer bio

Ces contaminations font mal au secteur bio, en raison du discrédit qui se propage au sein des consommateurs. Tandis que les convaincus se doutent qu’une explication sera fournie pour expliquer les contaminations – et celle-ci ne tarde pas à les rassurer sur la fiabilité du label -, les consommateurs plus perplexes se détournent du bio, se sentant victimes d’une tromperie. Les réseaux sociaux relaient comme une trainée de poudre les explications erronées. Pourtant, ces faits confirment l’importance, plus que jamais, de consommer bio. Au plus il y a de traces de pesticides dans les produits bio, au plus nous avons intérêt à en consommer.

 

Pourquoi ? Parce les polluants éternels, issus d’anciennes pratiques, se trouvent partout, y compris dans les champs bio et dans les jardins. Parce que les pesticides encore utilisés aujourd’hui en agriculture conventionnelle se répandent dans le sol, dans l’eau et dans l’air que nous respirons. En juillet 2024, PAN Europe et Nature & Progrès ont d’ailleurs démontré, analyses à l’appui, que l’on trouve des PFAS aussi bien dans l’eau du robinet que dans l’eau en bouteilles5 Bien entendu, il y a toujours moins de pesticides dans les produits bio ou « maison » que dans ceux issus de l’agriculture qui les utilise directement. Mais outre cette moindre contamination, il est important de manger bio car la seule manière de se protéger durablement de ces poisons, c’est d’œuvrer à leur interdiction. Choisir le label bio, pour un producteur ou pour un consommateur, c’est participer à retirer du crédit à l’agriculture conventionnelle qui prétend que les pesticides sont indispensables pour nourrir le monde.

 

Consommons bio pour soutenir celles et ceux qui ont opté pour ce mode d’agriculture. Car ce sont les paysans et les paysannes bio qui démontrent au quotidien que l’on peut se passer de pesticides chimiques de synthèse pour produire des aliments sains. Que ces substances toxiques, si elles sont considérées comme indispensables par l’agriculture conventionnelle – qui en persuade nos politiques -, ne le sont pas du tout. Et qu’il est grand temps de les interdire, en vue de préserver notre environnement pour les générations futures. Le nombre de molécules toxiques s’accumulant dans les écosystèmes ne cesse de croître. Pendant que certaines sont enfin interdites, d’autres sont mises sur le marché, avant que la preuve de leur nocivité ne soit apportée et qu’elles soient à leur tour interdites, plusieurs années plus tard. Mais le mal est fait, et ces molécules contaminent nos sols, nos eaux et l’air que nous respirons pendant de longues années encore. Oui, la solution est plus que jamais dans l’agriculture biologique. Il est nécessaire de rétablir la vérité sur les produits bio contaminés afin de rassurer les citoyens sur la fiabilité du bio. Parlons-en, et militons, encore et toujours pour faire interdire les pesticides chimiques de synthèses et autres contaminants chimiques dangereux, pour notre santé et celle de la Terre.

 

 

Notes :

[1] Le communiqué de Biowallonie est accessible sur https://www.biowallonie.com/de-lheptachlore-retrouve-dans-des-courgettes-bio/

2 Liste publiée sur le site : https://monographs.iarc.who.int/fr/agents-classes-par-les-monographies-du-circ-2/

3Lire : https://www.pan-uk.org/dirty-dozen/

4 Gwendolyn Maertens et Daisy Van Lissum (2016) Cocktail chimique aux effets incertains. Test Achats n°606, pages 15-19.

5 Lire l’étude complète : TFA, le polluant éternel dans l’eau que nous buvons. 37p. disponible sur https://www.natpro.be/wp-content/uploads/2024/07/tfa-juillet-2024-v4.pdf

 

Définir sa position dans les questions de bien-être animal

Très jeune, je me suis sentie concernée par la question de la protection animale. A commencé un cheminement, accompagné de nombreux questionnements, par rapport aux mouvements que j’ai pu croiser. Défendre le bien-être animal, est-ce défendre l’individu ou l’écosystème ? Que penser de l’idée de modifier génétiquement des prédateurs pour les empêcher de blesser et tuer d’autres animaux ? Faut-il devenir flexitarienne, végétarienne ou végane ? Faut-il militer pour l’abolition de l’élevage, ou agir pour améliorer les conditions de vie des animaux ?

 

Par Delphes Dubray, membre de Nature & Progrès

 

 

Je suis née dans les années cinquante dans un village qui comptait alors une dizaine de fermes. Celle de mes parents comptait environ cinquante hectares plus une vingtaine de vaches, des cochons, des poules et deux juments de trait. Quand j’étais placée sur son dos, le collier d’épaule de la jument Lisa m’arrivait devant les yeux. Ces paisibles chevaux ont rapidement fait place aux premiers tracteurs et à la mécanisation de l’agriculture qui valut, quelques années plus tard, à mon père de trouver la mort sur la route en allant prendre livraison d’une moissonneuse-batteuse.

 

Ce qui m’a amenée au bien-être animal

A cette époque, le bien-être animal était une notion dont on ne parlait pas encore. Les animaux étaient visibles dans les champs ou dans les étables. Le contrôle social était tel que chacun se devait de savoir qui se comportait correctement, ou pas, avec les animaux qu’il « possédait ». Mon père était connu comme bienveillant à l’égard de tous : humains, animaux (ou du moins, je veux le croire). Cependant, je le vis pratiquer des actes devenus inconcevables à l’époque actuelle, comme trancher la gorge d’une vache accidentée avec un couteau de cuisine « pour ne pas perdre la viande », et d’autres actes que je n’oserais même pas décrire aujourd’hui, tant ils sont éloignés de la sensibilité qui a cours actuellement.

 

Ma mère aimait manger de la viande. Vers l’âge de quatre ou cinq ans, quand il me fut dit, et que je compris, que la viande dans mon assiette provenait du veau qui se trouvait quelques jours avant cela dans la pâture, et qu’il me fut dit que cette viande devait donc être succulente, je perdis le plaisir d’en manger pour le restant de ma vie. Cela, même si des bonnes paroles du genre « pour être en bonne santé, il faut manger de la viande » avaient été déversées, déclinées de diverses façons, sur ma bonne conscience, ma vie durant. C’est dans ce contexte que j’ai décidé de m’impliquer dans les questions de bien-être animal.

Les temps ont changé. La valeur de la vie d’un animal a évolué. Rappelons-nous que la chienne Laïka fut, en 1957, le premier être vivant à décoller pour l’espace. Elle n’en reviendra pas vivante, ce qui était prévu, mais nous nous accordons tous à voir le progrès en matière spatiale.

 

Entre deux extrêmes, faut-il choisir ?

L’intensification de l’élevage et la recherche de profit par l’industrie agro-alimentaire ont provoqué l’émergence de mouvements animalistes dans les années septante… Je me suis rapprochée de ces derniers dans le but de mieux les comprendre. Même si je ne partage pas l’ensemble de leur idéologie, je remercie les animalistes extrémistes d’avoir révélé au grand public les atrocités commises dans certains abattoirs en France. La prise de conscience qu’ils ont induite dans le grand public quant à la souffrance des animaux de production a mené au développement du mouvement végane. La logique est poussée tellement loin qu’elle va jusqu’à l’excès : les mouvements abolitionnistes de l’exploitation animale voudraient la disparition des animaux pour leur éviter la souffrance.

 

Cette logique a été appliquée aux animaux sauvages : des associations comme Animal Ethics montrent la souffrance des animaux qui doivent composer avec les maladies, l’angoisse de la prédation et de la mort. Des associations vont jusqu’à prôner la modification génétique des animaux prédateurs pour qu’ils ne tuent plus de proies ! J’y vois là une manifestation de l’orgueil humain qui se place au-dessus de l’environnement pour le réguler et refuse de voir sa propre phobie de la mort.

 

Animaux-individus ou écosystèmes ?

Une autre découverte éclairante fut le livre Zoopolis : Une théorie politique des droits des animaux écrit par Sue Donaldson et Will Kymlicka (Oxford University Press, 2011). Pour ces auteurs, tous les animaux devraient être protégés par les mêmes droits fondamentaux, différant en fonction de leur appartenance à certains groupes. Ils introduisent la notion d’animaux liminaires, ceux qui vivent en bordure des sociétés humaines, comme les renards, les pigeons, les écureuils qui doivent être conçus comme des résidents permanents. Les animaux domestiqués doivent être envisagés comme des citoyens  et les animaux sauvages, qui vivent totalement ou principalement séparés des sociétés humaines, devraient être considérés comme souverains sur leur propre territoire. Cela ouvre matière à réflexion intéressante et développe la notion d’animal-individu.

 

Ce concept d’animal-individu est celui prôné par les mouvements animalistes actuels modérés ou extrémistes et s’oppose à l’approche environnementaliste de l’animal (principalement sauvage) comme faisant partie d’un écosystème. Cette dernière s’intéresse avant tout à la santé des écosystèmes dont les animaux sont un élément essentiel, et non au sort de chaque animal considéré individuellement.

 

Welfariste, la voie du milieu

Ma position personnelle aujourd’hui est « welfariste ». S’il m’est impossible de changer la vision suprématiste, en cours dans notre société, de l’humain sur l’animal et sur l’environnement dans son ensemble, je me place du côté de l’amélioration du bien-être des animaux en ne les considérant pas comme des machines à notre service, mais en tenant compte de leur sensibilité et de leur souffrance. Il s’agit d’améliorer leurs conditions de vie là où c’est actuellement possible. S’il m’est impossible d’agir ici et maintenant contre l’exploitation des animaux dans le but du profit de quelques humains, je milite pour la reconnaissance de la sensibilité des animaux et l’amélioration des conditions de vie que nous leur imposons.

 

Une personnalité m’a énormément inspirée dans ce choix. Il s’agit de Temple Grandin. Diagnostiquée autiste, elle partira du postulat que la sensibilité des autistes est proche de celle des animaux. Lors de visites d’élevages ou d’abattoirs, elle a pu décoder les lacunes amenant du stress chez des animaux : les bruits métalliques du balancement d’une chaine, le changement de couleur au niveau du revêtement de sol… Sa réussite : elle a pu faire un grand pas en matière d’amélioration du bien-être animal en conseillant les professionnels. Elle a également conçu du matériel qui équipera près de la moitié des abattoirs d’Amérique du Nord.

Ce choix de la « voie du milieu » m’a rapprochée de Nature & Progrès. Grâce aux visites du système participatif de garantie, je peux découvrir les élevages bio sous mention, et constater l’importance que le bien-être animal représente dans le quotidien des producteurs. Nous y échangeons sur les techniques et pratiques les plus adéquates.

 

Mathilde Roda, notre agronome chargée du suivi de la mention Nature & Progrès, témoigne : « On ressent une forte réticence de la part des éleveurs, même les plus attentifs au bien-être de leurs animaux, à aborder publiquement le sujet. Ils n’osent que rarement gratter la surface de l’iceberg et reconnaître : « Oui, je pourrai aller plus loin ». Quitte à expliquer pourquoi ce n’est pas encore le cas. Comme si ce sujet, trop lié à l’affect et peu rationnalisé, était un terrain glissant. Il n’y a qu’au cours des visites du système participatif de garantie que l’on peut ouvertement aborder ce sujet, car c’est moment privilégié où l’on prend le temps de la discussion. Toute évolution passe par un questionnement. On est en droit d’en débattre, de tester les sensibilités de chacun, de les confronter aux réalités économiques. Certaines questions peuvent s’enrichir de ces échanges ».

 

Un élevage respectueux du bien-être animal est possible

Le welfarisme est la voie qu’a choisi Nature & Progrès. Car l’agriculture biologique sans élevage n’est pas concevable. Les animaux et les végétaux sont dépendants les uns des autres : les fumiers animaux nourrissent la vie du sol, qui rend les éléments nutritifs disponibles pour les plantes, et les cultures fournissent les aliments des animaux, ainsi que leur couchage. Une agriculture sans animaux est le plus souvent dépendante des engrais chimiques de synthèse, qui déséquilibrent la nutrition végétale et rendent les plantes dépendantes des pesticides chimiques de synthèse. Par ailleurs, les producteurs de Nature & Progrès démontrent qu’élever des animaux dans le respect de leur bien-être est possible pourvu que l’éleveur s’en donne les moyens. C’est, par ailleurs, un prérequis indispensable pour produire une viande et des produits laitiers de haute qualité. L’agriculture est un partenariat entre hommes et animaux d’élevage.

 

Prendre soin des animaux à la maison… et dans les fermes !

2 mai 2024 : le bien-être animal est inscrit dans la Constitution belge. Si cette matière gagne du terrain, force est de constater que les animaux d’élevage semblent relativement épargnés par les législations, par rapport aux animaux de compagnie. Les lobbys de l’agro-industrie brandissent des arguments de rentabilité, de concurrence, et prétendent sauver nos éleveurs wallons.

 

L’élevage paysan respectueux des animaux : impossible ? Nature & Progrès démontre que non, à travers le modèle qu’elle défend, la bio de ses producteurs, et les multiples innovations sur lesquelles ils travaillent : pratiques vétérinaires alternatives, abattage à la ferme et élevage des veaux laitiers sous leur mère.

 

En tant que citoyens, consommateurs – pour la plupart d’entre nous – de produits animaux, nous sommes tous concernés par les conditions d’élevage en ferme. Explorons ensemble ce sujet afin de nous positionner et d’agir en tant que citoyens responsables

 

Par Delphes Dubray, membre de Nature & Progrès, Mathilde Roda, animatrice, et Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

 

La plupart des humains sur Terre n’a de contact direct avec l’animal que dans son assiette. Comme chacun le sait, les animaux élevés pour constituer notre nourriture, principalement les vaches, les cochons, les moutons et les poulets, se chiffrent par centaines de milliers dans nos fermes. Heureusement, dans notre société occidentale, les préoccupations en matière de bien-être animal occupent une place de plus en plus importante chez nos jeunes, surtout en milieu urbain !

 

Ne nous limitons pas aux animaux de compagnie !

De plus en plus de personnes vivent en ville : plus d’une personne sur deux, actuellement, et ce chiffre ne fait qu’augmenter. Loin des campagnes garnies de fermes, les citadins ont généralement un contact avec le monde animal restreint aux seuls animaux de compagnie.

Parlons-en ! Chiens, chats et autres hamsters vivent avec nous. Par l’intermédiaire de sélections, ils ont été morphologiquement modifiés par l’humain pour notre plaisir. Nous leur fournissons le gite et le couvert et, en échange, nous leur demandons d’être présents pour nous. Parfois notre anxiolytique, parfois notre faire-valoir, ils y consentent, dans la plupart des cas. Les soins vétérinaires tirent profit de notre dévotion : on assiste à une évolution de la technicité, allant parfois jusqu’à l’acharnement thérapeutique.

Mais ne limitons pas notre intérêt aux animaux de compagnie. Le bien-être animal doit concerner tous les animaux, y compris ceux de ferme, y compris ceux qui vivent dans la nature. Or, tous ne sont pas égaux face à la maltraitance.

 

Législation : deux poids, deux mesures

Certains animaux domestiques n’échappent pas à la négligence ou à la cruauté. C’est pour cette raison qu’ont été créées, au XIXe siècle, les sociétés protectrices des animaux. De cette même époque date la loi française de Grammont qui sanctionne les mauvais traitements abusifs commis en public sur les animaux domestiques. Bien que souvent citée comme à l’origine des législations pour les droits des animaux, il est bon de rappeler que le but premier de cette loi fut d’abord de permettre aux citoyens de ne plus voir des animaux se faire abattre dans les mares de sang des tueries, en bord de Seine.

 

Les législations actuelles ciblent principalement les animaux de compagnie. Non pas parce que le mal-être ou la maltraitance de ces derniers est plus marquante, mais parce que ces derniers sont moins soumis à la puissance des lobbys. Explorons cette différence marquée de traitement des animaux de compagnie et de ferme à travers un exemple parlant : celui des « hypertypes ».

 

Les animaux de compagnie et de production sont sélectionnés par les humains depuis leur domestication. Au départ, les critères portaient sur la docilité des animaux, sur leur capacité à s’adapter au mode de vie des humains, mais aussi sur leur capacité à fournir un travail (animaux de trait, chevaux de guerre, chiens de protection de troupeaux) ou de nous nourrir (lait, viande, œufs). Plus tard, des critères morphologiques à visée esthétique ou fonctionnelle se sont ajoutés à ces sélections, surtout pour les animaux de compagnie.

 

Cette hypersélection, menant à ce que l’on nomme des « hypertypes », aboutit parfois à des morphologies incompatibles avec le bien-être animal. Pensez au nez écrasé du bouledogue, à l’origine de problèmes respiratoires, ou à l’arrière-train « trainant » des bergers allemands, entrainant des dysplasies et une mort souvent prématurée. Les animaux de ferme sont aussi concernés ! Pensez aux Blanc Bleu Belge incapables de donner naissance à leur veau sans césarienne, à certaines Holstein hyper-sélectionnées, malades de produire trop de lait, etc.

 

En Wallonie, une législation a été mise en place concernant les hypertypes pour les animaux de compagnie. Elle vise à interdire la reproduction et la vente d’animaux présentant une morphologie incompatible avec leur bien-être. Par contre, aucune mesure ne concerne les animaux de production. Il est, en effet, plus facile de légiférer sur les hypertypes de chiens ou de chats que sur les bovins, porcs et autres animaux de ferme, chasse gardée des lobbys de l’élevage industriel et de la viande qui protègent d’abord le profit humain.

Impossible n’est pas Nature & Progrès !

Certes, les arguments de ces lobbys semblent difficiles à contrer. Voulons-nous de la viande provenant de nos élevages industriels aux normes belges ou manger de la viande produite ailleurs où les normes sont plus laxistes quant au bien-être des animaux ? Tiens, tiens… Il semble que c’est un argument déjà entendu en matière de protection environnementale, justifiant le maintien des pesticides… Bien sûr, il est crucial de préserver l’emploi des éleveurs locaux dans un contexte où les effectifs de producteurs sont en importante diminution.

 

Les lobbys ne persuadent-ils pas la population de mangeurs qu’aucune alternative n’existe par rapport au modèle dominant et industriel destiné à produire notre nourriture, que l’augmentation de la production de viande est incontournable afin de répondre à l’augmentation démographique ? En bref, que le changement de modèle serait impossible ?

Chez Nature & Progrès, nous avons toujours refusé ces discours, recherché et mis en place des alternatives dans le respect de notre santé et de celle de la Terre – et de tous ses habitants, humains et non humains, à plumes et à poils. Notre association se penche donc sur la recherche de modèles alternatifs pour un élevage innovant et humain.

 

Bio et bien-être animal

La bio, née dans les années ’60 et ’70, a tourné le dos à l’industrialisation de la culture (engrais chimiques de synthèse, engrais, sélection focalisée sur le rendement…), mais aussi de l’élevage (spécialisation, sélection intensive, concentration et enfermement des animaux…). La charte de Nature & Progrès, établie par ses membres producteurs et consommateurs, rassemble différentes balises pour un élevage respectueux des animaux, des humains et de la Terre. Une partie de ces règles a été reprise lors de la rédaction des premiers cahiers des charges bio européens en 1991.

 

Aujourd’hui, un éleveur certifié bio est dans l’obligation de permettre à ses animaux de sortir en extérieur quand les conditions le permettent. La densité des animaux, tant dans les abris que dans les parcours, est limitée en vue d’éviter toute concentration néfaste à leur bien-être et à leur santé. L’attache est strictement réglementée, ce qui assure la possibilité pour les animaux de se mouvoir librement. Les porcs ont accès à des zones de fouissage, soit en pleine terre, soit constituées de litière. Les aliments sont certifiés bio et sans OGM, et une partie doit provenir de la ferme ou d’autres producteurs régionaux. La santé est axée principalement sur la prévention en renforçant le système immunitaire des animaux, avec des méthodes et conditions d’élevage respectueuses des besoins physiologiques et éthologiques des animaux et stimulant leurs défenses naturelles. Toute souffrance doit être évitée pendant toute la durée de vie de l’animal, y compris lors de l’abattage. Les éleveurs bio choisissent des races rustiques, conjuguant productivité – il en faut ! – et une bonne fonctionnalité. Les organismes certificateurs et autorités de contrôle sont chargés de vérifier le bon respect de ces dispositions lors des contrôles, au minimum annuels.

 

Au-delà de ces règles de base, les recherches menées par les éleveurs vont bon train, pour aller toujours plus loin dans les bonnes pratiques.

 

Innover, sans cesse !

La prévention des maladies est la base de l’élevage bio. Notre association a été pionnière dans la diffusion de techniques telles que la phytothérapie et l’homéothérapie animale, ou encore, la méthode Obsalim permettant un diagnostic précoce des déséquilibres alimentaires du troupeau. Les formations organisées par Nature & Progrès, aujourd’hui assurées par d’autres acteurs, ont permis aux éleveurs bio de développer une stratégie de soins alternatifs pour assurer le bien-être et la santé de leurs animaux.

 

C’est à l’occasion de rencontres du projet Echangeons sur notre agriculture, en 2016, que l’idée d’abattre des animaux à la ferme a été proposée par des citoyens et des éleveurs. Elle est née de réflexions en réaction aux fermetures d’abattoirs : les distances entre la ferme et le lieu de mise à mort s’allonge, le stress lié au transport et à la manipulation des animaux compromet leur bien-être et la qualité de la viande. Abattre à la ferme de manière cadrée est une idée réaliste, creusée et soutenue par Nature & Progrès. Nos travaux, ainsi que ceux d’autres organisations en Europe, ont mené à une ouverture législative permettant aujourd’hui, « sous certains conditions », cette pratique en ferme. Mais ces « conditions » font encore l’objet de débats, de recherches, de négociations. Depuis, avec le soutien de la Région wallonne, l’Université de Liège a repris les rênes du dossier, et un projet-pilote est en préparation en Wallonie.

 

Les producteurs sous mention Nature & Progrès sont souvent les pionniers de nouvelles pratiques. A la ferme d’Esclaye à Beauraing, la famille Henin a lancé une expérimentation : laisser des veaux laitiers sous leur mère. En 2021, cinq veaux ont été nourris au pis et à l’herbe, jusqu’à l’âge de huit mois. Ils ont ensuite été valorisés dans la filière viande. Ce premier test ayant mené à des résultats positifs, la famille Hénin a souhaité poursuivre l’expérience afin de collecter plus de données. Le projet en cours, mené par les éleveurs en partenariat avec l’Université Catholique de Louvain et avec le soutien de la Fondation Baillet-Latour, porte sur le suivi de seize vaches et de leurs huit veaux mâles et huit veaux femelles. Pour compléter ce suivi technique, basé sur les données de production de la ferme, il apparaissait nécessaire d’étudier la faisabilité économique du développement de la filière veaux laitiers, et ce, afin d’encourager la multiplication des élevages s’engageant sur cette voie, et c’est de cette dernière partie que Nature & Progrès à la charge. Les résultats de cette recherche vous seront présentés très prochainement !

 

Ne sommes-nous pas allés trop loin dans l’animal-machine ? Doit-on continuer de piétiner les animaux sous des prétextes économiques ? Pour Nature & Progrès, il est temps de développer une vision globale de nos systèmes d’élevage, à l’échelle de la société, et non à celle de l’étable.

 

 

 

REFERENCES :

Les Hypertypes Anonymes, capsule vidéo réalisée en 2024 par Le bien-être animal en Wallonie. https://www.youtube.com/watch?v=s0BY-i3xonU

Nature & Progrès. 2017. Potentialités de l’abattoir mobile et du tir en prairie pour les élevages wallons. 128 pages.

Nature & Progrès. 2022. Elevage des veaux sous la mère. Une expérience innovante à la Ferme d’Esclaye-Henin. 32 pages.

Ces brochures sont téléchargeables sur https://www.natpro.be/informations/brochures/

Importance et évolution de la réglementation bio européenne

L’agriculture biologique est officiellement reconnue depuis une trentaine d’années. Ceux qui ont connu ses premières heures prennent, tour à tour, leur pension. Avant de les laisser prendre le large, nous les rencontrons pour recueillir leur avis sur ces trois décennies de métamorphose du secteur bio. Damien Winandy, ancien directeur de la Direction de la Qualité de la Région wallonne, nous partage sa vision de l’évolution de l’agriculture biologique à travers le prisme de la réglementation.

 

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef, et Dominique Parizel, rédacteur

 

 

L’agriculture biologique est née de la rencontre de producteurs et de consommateurs en réaction aux mutations de l’agriculture (développement des engrais et pesticides chimiques de synthèse, sélection génétique des plantes et des animaux vers un rendement optimal, spécialisation des activités des fermes, reprise en mains de la transformation dans les industries et de la vente par les grandes surfaces, etc.). Au sein de Nature & Progrès France, puis en Belgique, ces citoyens ont défini un modèle agricole alternatif, la bio. Dans les années septante sont nés les premiers cahiers des charges qui posaient les bases de cette agriculture. C’est une vingtaine d’années plus tard que l’agriculture biologique fut reconnue au niveau européen, et que la première réglementation bio fut rédigée, largement basée sur les cahiers des charges des producteurs de Nature & Progrès.

 

Comment est élaborée cette législation ? Comment tient-elle compte des réalités de terrain ? Comme se comporte-t-elle au fil des années face à un secteur bio en expansion ? Le règlement bio risque-t-il de s’alléger face à la pression des lobbies ? Quels sont les garde-fous et les actions qui permettent de maintenir une bio forte, en cohérence avec ses valeurs ? Comment maintenir la confiance des citoyens pour les produits labellisés bio ? Ce furent les questions abordées lors de la rencontre avec Damien Winandy.

 

Garantir une qualité différenciée

C’est en 1995 que Damien Winandy, ingénieur agronome au sein du ministère de l’Agriculture – alors fédéral – est chargé de suivre un secteur bio naissant. La réglementation biologique européenne, qui a vu le jour dans le secteur végétal en 1991, était sur le point d’être étendue au secteur de l’élevage, sur lequel il travaillait alors. En 2001, avec la régionalisation de l’agriculture, s’est créée la Direction de la Qualité des Produits, dont il a pris la tête dès sa création, et qu’il a dirigée jusqu’à la fin de sa carrière au 1er mai 2024.

 

La Direction de la Qualité a pour mission d’apporter aux consommateurs une garantie officielle sur la qualité des productions agricoles. Elle s’occupe du secteur bio, mais aussi des autres labels européens (appellations d’origine contrôlée, indications géographiques protégées), du développement d’un label régional « Qualité plus », de la certification des semences et des plants, de la qualité du lait, du bien-être animal, etc. A la différence de marques privées, ces signes de qualité officiels sont définis dans des cahiers des charges et contrôlés, directement ou indirectement, par la Région.

 

Ces marques officielles de qualité ont-elles leur raison d’être à côté d’un bio idéal ? Damien Winandy pense qu’elles peuvent constituer une situation intermédiaire entre le conventionnel et le bio, et pourquoi pas, une étape permettant in fine aux producteurs d’opter pour le bio. Il constate que la Wallonie manque de stratégies liées à une approche fine de son territoire, au contraire de la France qui brille dans sa manière de mettre en avant ses produits de terroir. « La difficulté est d’avoir des filières qui se créent et qui se maintiennent durablement malgré l’individualisme bien connu des agriculteurs qui ont tendance à vendre leurs produits là où on leur donne le plus. Il faut établir une confiance mutuelle au sein de toute une filière ».

 

Une réglementation du bio qui évolue

C’est au sein de la Direction de la Qualité qu’est gérée la réglementation bio européenne et wallonne. Lors des révisions européennes, l’administration y définit la position wallonne après consultation du secteur bio. Elle propose au législateur les arrêtés utiles pour préciser certaines règles laissées à la discrétion des Etats membres.

 

Allons-nous vers une baisse des normes bio ? L’agronome ne le croit pas. « Chaque changement de législation a généralement donné lieu à un approfondissement en faveur des règles bio. Une série de dérogations temporaires, mises en place pour permettre au secteur de s’adapter à des règles plus strictes, sont, depuis lors, échues. Les agriculteurs se sont adaptés. »

 

Une Wallonie plus rigoureuse

Le plus souvent, la Wallonie se veut être parmi les bons élèves, avec le souhait de conserver une bio stricte, bien démarquée de l’agriculture industrielle. Par exemple, les règles relatives à la production de miel bio sont aujourd’hui plus restrictives que dans d’autres Etats membres. On peut donc, en Wallonie, aller plus loin que le règlement bio européen, mais la marge de manœuvre se limite à apporter une précision sur les normes décrites dans les textes européens.

 

La concertation, clé des évolutions réglementaires

Comment parvenir à trancher au niveau réglementaire, ne pas être trop laxiste ni trop strict, rester en lien avec le terrain ? Un comité de concertation pour l’agriculture biologique (CCAB) a été mis en place dès 1992. Il permet au secteur bio de débattre des modifications réglementaires à apporter, que ce soit au niveau wallon ou européen. Le comité est composé de représentants des agriculteurs, des transformateurs, des consommateurs (Nature & Progrès), des organismes de certification et de structures d’encadrement.

 

Damien Winandy insiste sur l’importance de cette instance de concertation et de sa représentativité. « J’ai toujours aimé travailler avec le secteur bio parce qu’il y a un dynamisme qu’on ne connaît plus dans l’agriculture conventionnelle. Quand une évolution réglementaire est proposée, les syndicats agricoles ont tendance à toujours s’y opposer, ils sont sur un immobilisme complet. En bio, on conserve une capacité d’innovation, de réflexion, de chercher des alternatives. 

 

La volonté d’impliquer le consommateur dans ces réflexions sur l’évolution du bio est clairement exprimée. « Pour moi, Nature & Progrès joue un rôle essentiel dans le comité de concertation. Il ne faudrait pas que l’agriculture bio devienne une agriculture qui ressemble au conventionnel avec des solutions de facilité. C’est là qu’il faut faire entendre ce que veulent les consommateurs, pour équilibrer le dialogue entre toutes les parties. »

 

Etablir une position commune avec la Flandre

En ce qui concerne l’échelon européen, la position wallonne doit être confrontée à la position flamande afin d’élaborer une position nationale à défendre dans les groupes de travail et au Conseil des ministres. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer vu la disparité de nos modèles agricoles, les compromis sont le plus souvent atteints. « Ils sont aussi en faveur d’un secteur bio fort, ils ne veulent pas détricoter le système. La nuance qu’il y a en Flandre c’est qu’ils travaillent beaucoup plus avec des transformateurs, alors que la Wallonie a le leadership sur la production primaire ».

 

Quelles solutions à la crise agricole ?

« La revendication majeure des agriculteurs est une rémunération correcte pour leurs produits. Je vois difficilement comment on pourrait, dans le modèle libéral actuel, imposer des prix d’achat plus équitables aux intermédiaires et aux transformateurs. Le nœud de la solution, ce sont les consommateurs, qu’il faut réussir à embarquer et à conserver sur le long terme, et ne pas vouloir une croissance trop rapide au détriment du prix. Il faut pour cela continuer à stimuler les circuits courts ».

 

Une prochaine évolution est en réflexion : proposer des aides à la transformation bio, car le coût de la certification décourage certains acteurs artisanaux de petite taille. L’administration planche sur une proposition de régime d’aide à soumettre au prochain gouvernement.

 

Maintenir une bio forte

Damien Winandy est convaincu que l’agriculture biologique doit garder des valeurs fortes. « Les agriculteurs industriels qui passent en bio parce que c’est porteur, qui remplacent leurs engrais chimiques par des engrais organiques sans changer leurs pratiques, ce n’est pas ça qu’on veut. Le bio, c’est un système plus extensif, il faut accepter de produire moins en valorisant mieux. » Pour l’agronome, la réglementation est un outil-clé sur lequel il faut rester vigilant pour maintenir les valeurs de base de la bio et sa philosophie, et garder un mode de production fort et convaincant pour les consommateurs.

 

En Belgique, Nature & Progrès a toujours défendu l’importance de la certification biologique européenne et agir pour maintenir le cahier des charges le plus ferme possible. La mention Nature & Progrès regroupe une septantaine de producteurs et de consommateurs certifiés bio, adhérant à un cahier des charges et à la charte de l’association, allant plus loin que la législation bio sur des points difficiles à inclure dans une réglementation, car fortement dépendants de la situation unique de chaque acteur. Afin d’assurer la cohérence et de stimuler l’innovation dans chez les producteurs, un système participatif de garantie invite producteurs et consommateurs à se pencher sur chaque ferme pour discuter de son évolution. Il aurait été possible d’abandonner – comme ce fut le cas de Nature & Progrès France – l’obligation de la certification bio pour se reposer entièrement sur le contrôle citoyen. Ce ne fut cependant pas le choix de notre association, qui tient à garder une bio officielle stricte et jouissant d’un contrôle indépendant (par les organismes de certifications, eux-mêmes chapeautés par la région). Pour Nature & Progrès, il est important que la bio garde la confiance du consommateur et continue à offrir au citoyen toutes les garanties d’une agriculture respectueuse de la santé et de l’environnement. C’est la raison pour laquelle l’association s’investit dans les comités de concertation de l’agriculture biologique, participant aux évolutions réglementaires en représentant l’avis des citoyens.

Pas de pays sans paysans

La figure de paysan·ne, dénaturée par celle de l’agriculteur·rice à partir du XIXe siècle, refait surface. Elle n’a jamais vraiment disparu, représentée par quelques individus cachés derrière celles et ceux qui pratiquent l’agriculture moderne. Désormais, les paysans sont visibles, et le clament même haut et fort. « Pas de pays sans paysans » peut-on lire sur la pancarte de producteurs lors d’une manifestation, début 2024. Pourquoi cette évolution ?

 

Par Maylis Arnould, rédactrice

 

 

Qui sont-ils, ces fameux paysans ? Comment définissent-ils leur mouvement, à quelle « catégorie » de producteurs correspondent-ils ? Pourquoi un renouveau de ce terme aujourd’hui ? Quel avenir, ici et dans le monde ?

 

Le modèle paysan

Les paysans se positionnent en parallèle – voir en opposition – avec une production basée sur un modèle industriel et capitaliste et avec un modèle d’agriculteur entrepreneur. Rappelons-en les définitions. Selon le dictionnaire Larousse, l’agriculture capitaliste appartient à un « système économique basé sur la propriété privée des moyens de production, la recherche du profit, la concurrence. » L’agriculteur entrepreneur, défini dans le livre de Jan Douwe van der Ploeg, Les paysans du XXIe siècle (Editions Charles Léopold Mayer, 2014), « développe une entreprise agricole qui est hautement – voire totalement – intégrée aux marchés, qu’il s’agisse des marchés des intrants ou des marchés des produits. Cela se traduit par un degré de marchandisation élevé. L’exploitation est gérée comme une entreprise : elle suit la logique du marché. Les repères classiques que sont l’autonomie, l’autosuffisance et le cycle démographique de la famille paysanne ne sont plus considérés comme pertinents. L’entreprise agricole est entièrement spécialisée et orientée au moyen de choix stratégiques vers les activités les plus rentables, les autres étant externalisées. Les objectifs à long comme à court terme sont la recherche des profits et leur maximisation ». Aux antipodes de ce modèle, les paysan·nes d’aujourd’hui travaillent dans des fermes plus petites, parfois vivrières, et favorisent la vente locale et la diversification.

 

Le contexte actuel et le recul que nous avons désormais sur l’impact environnemental des grandes productions de monoculture et de leurs importations amène à repenser le modèle agricole occidental. On observe donc ce que Jan Douwe van der Ploeg appelle une repaysanisation, c’est à dire l’émergence de modes de production différents, plutôt tournés sur l’autonomie et la subsistance. Ces pratiques alternatives prennent des formes diverses, allant de l’agriculteur·rice biologique « classique » aux néo-paysan·nes qui habitent dans des lieux de vie collectifs et écologiques.

 

Une identité paysanne fièrement revendiquée

Être paysan·ne a désormais – et presque pour la première fois – une connotation plutôt positive. Nous pouvons nous en apercevoir à travers l’émergence d’une réelle identité sociale du statut de paysan. L’identité sociale correspond aux ensembles d’attributs qui permettent d’associer un individu à un groupe. Dans certains cas, cette identité sociale est utilisée par les membres du groupe pour montrer leur attachement à celui-ci. C’est le cas pour les paysan·nes car « Dans le contexte de maintien du processus de « modernisation » de l’agriculture, un certain nombre d’agriculteurs s’identifient eux-mêmes comme paysans et continuent à habiter autrement l’espace et le temps. », explique Estelle Déléage dans son article « Les paysans dans la modernité » (Revue Française de Socio-Économie 9/1, 2012). Face aux difficultés rencontrées par les agriculteur·rices, à la diminution de leurs effectifs ainsi qu’aux changement environnementaux, les pratiques paysannes sont mises en avant comme la meilleure façon de nourrir les populations.

 

Ces pratiques sont d’ailleurs une des motivations premières de la création de La Confédération Paysanne (CP), syndicat agricole français né en 1986, issu d’une opposition avec le modèle de la ferme entreprise. Comme nous l’explique Jean-Philippe Martin dans son article « À la Confédération paysanne, des paysans écologistes… mais pas végans » (Histoire & Sociétés Rurales 55/1, 2021), « le syndicat adopte une démarche de développement, promouvant une agriculture qui respecterait les sols, l’eau, l’air, les écosystèmes et ne polluerait pas. Cette « agriculture paysanne » serait une nécessité pour une société moderne et solidaire car elle permettrait de nourrir la population, avec une alimentation de qualité, de rémunérer correctement le travail, de maintenir des paysans nombreux sur tout le territoire et de respecter l’environnement. La CP veut réinventer, à partir de la tradition et de la technique, une nouvelle manière de produire qui permette de réhabiliter le métier de paysan. » Que ce soit donc dans une dimension individuelle ou politique, les paysan·nes sont désormais sur le devant de la scène, prêt·es à partager leur utilisation des terres à qui voudrait bien apprendre à cultiver autrement.

 

La terre et ses trésors au cœur de la vie paysanne

La terre, justement, retrouve sa place centrale dans les modes de culture paysans. Perçue comme une ressource à préserver, le lien entretenu avec elle a toujours été primordial pour les paysan·nes. Il·elles ne sont pas seulement producteur·rices, il·elles sont coproducteur·rices. « La coproduction, l’un des éléments importants définissant la paysannerie, renvoie à l’interaction continue entre l’homme et la nature vivante et à leur transformation mutuelle. Les ressources sociales et naturelles sont constamment modelées et remodelées, ce qui génère en permanence de nouveaux niveaux de coproduction. […] Les interactions avec la nature vivante façonnent elles aussi de différentes manières la sphère sociale : le caractère artisanal du processus de production, l’aspect essentiel de la connaissance d’un métier et la prédominance des exploitations familiales sont tous trois liés de près à la coproduction et à la coévolution de l’homme et de la nature vivante. » (Jan Douwe van der Ploeg, 2014).

La personne qui travaille la terre devient donc partenaire de celle-ci, son but principal étant de l’entretenir et de la faire fructifier. S’intéresser à la vie naturelle, c’est évidemment s’intéresser aux semences. Celles-ci sont des trésors, conservés, multipliés et sélectionnés avec soin. Produire et commercialiser des semences et des plants adaptés aux climats locaux est également une volonté très forte de beaucoup de paysan·nes, car cela garantit leur autonomie et celle de leur environnement (Estelle Déléage, 2012). La défense des semences paysannes reproductibles est une pierre angulaire des mouvements paysans – donc Nature & Progrès – qui militent contre le brevetage et la privatisation du vivant.

 

Paysans, partout, l’avenir

  • Les paysan·nes modernes engrangent donc un grand nombre de savoirs et de ressources leur permettant de s’acclimater, dans les deux sens du terme, aux changements à venir ainsi qu’à ceux déjà en cours. Sans rejeter radicalement la modernité et ce qu’elle peut nous apporter à travers les techniques et les outils, ces travailleur·euses de la terre produisent, transmettent et respectent le vivant.

 

L’agriculture paysanne a encore de beaux jours devant elle, comme nous le rappelle Geneviève Pruvost dans son livre « Quotidien Politique » (La Découverte, 2021) : « contrairement au stéréotype de l’immobilisme des campagnes, les paysans louvoient entre deux mondes économiques – subsistance locale et circuits de vente citadins -, raisons pour laquelle ils ont traversé les époques et se maintiennent sur tous les continents dans un grande variété de régimes économiques et politiques, capitalistes, communistes, démocratiques, monarchiques, autoritaires. »

 

Nature & Progrès se positionne comme une structure de défense et de promotion de l’agriculture paysanne, un mode de production visant l’autonomie, tant au niveau des intrants (composts, fumiers issus de la ferme, semences autoproduites ou échangées…) que des débouchés (transformation et vente dans les mains du producteur). Les fermes ont pour objectif de nourrir les humains (cultures vivrières destinées à la consommation locale) dans le respect de la terre et du terroir, et en harmonie avec la nature. Ils ne sont pas rares, les producteurs et transformateurs sous mention Nature & Progrès qui se revendiquent paysans et/ou artisans ! Face à une agriculture de plus en plus déconnectée des cycles et besoins locaux, revenons vers son rôle de base : nous nourrir avec des produits sains, pour notre santé et celle de la terre.

Luttons contre le TFA, polluant de nos eaux

Comme les « PFAS », ignorés de la majorité des belges jusqu’au scandale sur la contamination des eaux, l’acide trifluoroacétique (TFA) n’était connu, en Europe, que de quelques spécialistes. Passant sous les radars réglementaires, il se propage dans notre environnement, contaminant nos eaux, y compris potables. Les membres de PAN Europe, dont Nature & Progrès, se penchent sur cette pollution ignorée et revendiquent la mise en place de mesures pour protéger les citoyens.

 

Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer

 

 

Afin de rendre plus résistants et plus performants les pesticides, l’industrie a recours aux substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS), des polluants éternels. A ce jour, plus de 37 substances actives PFAS sont autorisées en Belgique ; on les retrouve dans des centaines de pesticides.

 

TFA, un résidu fréquent, mobile et persistant

 

Notre rapport « Récolte toxique. Des pesticides PFAS dans nos champs et dans nos assiettes » a relevé que de nombreux pesticides PFAS se décomposent en acide trifluoroacétique, le TFA. Un métabolite (produit de dégradation ou de transformation) également particulièrement persistant, mais aussi très mobile et très soluble. Le TFA est aussi utilisé dans des procédés industriels (gaz réfrigérants dits « F », traitement d’épuration des eaux, produits pharmaceutiques, etc.).

 

Multi-sources, il se propage dans l’environnement – et particulièrement dans l’eau – dans des concentrations bien plus fortes que les autres PFAS. Mais surtout – et c’est une préoccupation majeure-, il est tellement « petit », qu’il est difficile à éliminer des eaux avec les procédés classiques (charbon actif et autres filtres).

 

L’Europe s’en soucie peu !

Que disent les autorités européennes de cette molécule omniprésente dans notre environnement ? Le TFA a été considéré comme « non pertinent » dans le cadre de l’évaluation de la toxicité des pesticides par l’Agence européenne de sécurité alimentaire (EFSA) en 2014. A l’époque, peu d’études existaient sur la toxicité du TFA, et c’est encore le cas aujourd’hui. Quant à la persistance, même extrême, d’un pesticide, quand bien même elle serait combinée avec une mobilité intense, cela ne suffit pas à en restreindre l’utilisation.

Du fait de cette classification dans le cadre du Règlement (CE) n°1107/2009 sur les pesticides, la présence de ce métabolite est légalement acceptée dans l’eau dans des proportions allant jusqu’à 10 microgrammes par litre. Cette tolérance a conduit à une parfaite insouciance vis-à-vis du TFA.

 

Des réglementations quasiment muettes

La contamination de notre environnement, notamment des eaux souterraines et de surface, par le TFA a bénéficié d’un blanc-seing des autorités de régulation, échappant à tout contrôle sur sa présence et ses seuils, tant dans le cadre de la réglementation sur les pesticides que dans le cadre de celle sur l’eau.

 

Il existe en effet tout un corpus de règles visant à assurer la qualité de nos eaux, en ce compris l’eau potable, mais pas seulement (eau de surface, eau souterraine, etc…). Avec le problème grandissant de pollution, ces textes évoluent, fort heureusement, mais à l’heure d’aujourd’hui, le TFA ne fait pas l’objet d’une mesure spécifique de la part du régulateur, ni européen, ni national, nonobstant une présence en quantité significative.

 

En effet, à ce jour, seuls les 500 nanogrammes par litre englobant l’ensemble des PFAS, énoncés dans la directive européenne de 2020 sur l’eau potable, constituent une limite. Elle sera d’application à partir de 2026, même si des éclaircissements doivent encore être apportés sur les méthodes d’évaluation.

 

Une présence dans quasiment toutes les eaux

Dans le cadre de notre première étude sur la présence du TFA dans les eaux de surface et les eaux souterraines, publiée en mai 2024, et d’une seconde étude sur la présence de TFA dans les eaux potables de juillet 2024, les membres de PAN Europe, dont Nature & Progrès pour la Belgique, ont voulu montrer le caractère généralisé de cette pollution.

 

Nos études révèlent que sur les 23 eaux de surface en Europe et 9 eaux souterraines, 79 % des échantillons présentent des niveaux de TFA supérieurs à cette limite. En Belgique, la Mehaigne présente même un taux de 2.500 nanogrammes par litre. En ce qui concerne les eaux potables, le TFA est détecté dans 34 des 36 eaux européennes examinées, en ce compris dans 12 des 19 eaux en bouteille analysées. Plus de la moitié des eaux potables du robinet dépassent la norme, avec une moyenne de 740 nanogrammes par litre. Elles deviendraient donc impropres à la consommation, si l’on devait s’en tenir à ce critère. Les résultats des deux prélèvements d’eau potable en Belgique affichent respectivement 1.100 et 340 nanogrammes par litre. Les résultats anonymisés des eaux en bouteille nous montrent qu’il ne suffit pas de se ruer sur les eaux commerciales pour être à l’abri de toute contamination. Comment peut-on y échapper ?

Des risques pour notre santé

Au-delà du problème environnemental que pose la pollution généralisée de nos eaux au TFA, la question des risques pour notre santé est sur toutes les lèvres. Y répondre est aussi complexe que difficile. Le TFA a souvent été présenté comme inoffensif, du fait qu’il est un PFAS à chaine courte. Mais l’histoire regorge de substances admises avant d’avoir été interdites (bisphénol, DDT, …) ou plus fortement réglementées. Ainsi, le PFOA était toléré jusqu’en 2018 à concurrence de 1.500 nanogrammes par kilogramme par jour, avant d’être réévalué par l’EFSA à… 0,7 !

 

L’évaluation des risques du TFA pour la santé humaine est encore très limitée. Le rôle de perturbation endocrinienne des PFAS est aujourd’hui largement entériné par la science pour certains PFAS, même aux doses les plus infimes. Des expériences menées sur des lapins, par l’industrie elle-même, ont montré des malformations oculaires, avec un risque pour l’humain. La prudence doit donc être de mise. En la matière, cela s’appelle le respect du principe de précaution.

 

Monitorer le TFA ne suffit pas !

La région wallonne, par l’intermédiaire de la Société Wallonne de Distribution des Eaux (SWDE), a entamé, au printemps 2024, un monitoring de toutes les sources d’eau potable en Wallonie. Dans la région de Bruxelles-Capitale, des prélèvements chifferaient le taux de TFA dans l’eau potable entre 500 et 1.500 nanogrammes par litre. Monitorer est une première étape, certes nécessaire et indispensable, mais qui ne suffit pas. A l’heure d’aujourd’hui, il convient d’agir en stoppant les sources de pollution en amont.

 

Pour l’agence allemande de l’environnement (UBA), l’utilisation croissante des pesticides PFAS serait la première cause de la présence généralisée du TFA dans les eaux, particulièrement en milieu rural. Du fait qu’il ne se dégrade quasiment pas dans l’environnement, sa concentration augmente de façon inquiétante et difficilement réversible, rien n’étant entrepris en amont pour en limiter l’émission.

 

Nature & Progrès demande d’interdire tous les pesticides PFAS sur base de leur extrême persistance et mobilité, ainsi que tous les gaz F réfrigérants, et d’inclure les pesticides PFAS dans l’interdiction générale des PFAS adoptée dans le cadre de REACH. Il s’agit aussi de règlementer le TFA spécifiquement. A cet égard, des perspectives existent. L’agence allemande de l’environnement (UBA) a fait une demande auprès de l’EFSA pour faire classer le TFA comme reprotoxique. Un processus d’évaluation est en cours, rendez-vous dans deux ans pour le résultat. Nous demandons de fixer une limite spécifique pour les taux de TFA dans les eaux en s’inspirant de la limite proposée par l’institut hollandais RIVM, de 2.200 nanogrammes par litre.

 

Enfin, last but not least, il faudra un jour implémenter le principe du pollueur payeur. Il n’est pas juste ni économiquement viable que la dépollution des eaux incombe aux distributeurs d’eau, et in fine, aux consommateurs. Les industries à la source de ces polluants éternels doivent mettre la main au portefeuille et contribuer aux processus coûteux de dépollution auxquels les distributeurs d’eau potable devront faire face.

Des ruches pour sauver la biodiversité, fausse bonne idée ?

Dans une démarche pour préserver la biodiversité, l’installation de ruches est souvent mise en avant. Mais de plus en plus de scientifiques alertent sur les dommages que peuvent causer les abeilles domestiques pour les écosystèmes.

 

Par Jeanne Buffet, rédactrice

 

 

Il faut sauver les abeilles ! Oui, mais lesquelles ? Nous vivons actuellement la sixième extinction de masse de notre planète, et ce phénomène n’épargne pas les pollinisateurs.

 

L’inquiétant déclin des pollinisateurs

Dans un rapport publié en 2016 (1), la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) déclare : “un grand nombre d’abeilles sauvages et de papillons ont connu des déclins en termes d’abondance, de présence et de diversité aux échelles locale et régionale en Europe du Nord-Ouest et en Amérique du Nord”. Les scientifiques de l’IPBES chiffrent ainsi qu’en Europe, 9 % des espèces d’abeilles et de papillons sont menacés et les populations diminuent pour 37 % des abeilles et 31 % des papillons. Notons que les pollinisateurs comprennent aussi des insectes d’autres familles, comme les diptères et les coléoptères, qui sont moins connus et peu étudiés.

 

Le déclin des pollinisateurs est multifactoriel. L’IPBES accuse les pratiques d’agriculture conventionnelle et de gestion des terres, notamment l’utilisation massive de produits agrochimiques, les pesticides. Il a ainsi été clairement démontré que les insecticides à base de néonicotinoïdes sont extrêmement toxiques pour les abeilles sauvages et domestiques, touchant autant leur reproduction que leur survie.

 

Les conséquences de la disparition des pollinisateurs sont dramatiques. Base de la chaine alimentaire, les insectes nourrissent de nombreux prédateurs, dont la survie est mise en question. Mais par leur fonction écologique, les pollinisateurs assurent également la fécondation de 80 % des plantes à fleurs, selon Colin Fontaine, biologiste et chercheur en écologie au Centre National de Recherche Scientifique et au Museum national d’histoire naturelle de Paris. La reproduction des plantes sauvages est donc menacée, avec le risque de voir disparaître de nombreuses espèces essentielles au bon fonctionnement des écosystèmes. Ces végétaux fournissent de la nourriture et un habitat pour de nombreuses autres espèces animales et végétales, constituant le socle de nombreux écosystèmes.

 

Par ailleurs, de nombreuses plantes cultivées alimentaires sont également concernées. L’IPBES estime que trois quarts des principales catégories de cultures vivrières mondiales dépendent de la pollinisation animale pour ce qui est du rendement ou de la qualité. Les cultures qui dépendent des pollinisateurs contribuent à hauteur de 35 % des volumes de production. Sans les pollinisateurs sauvages, notre assiette serait donc réduite d’un tiers, en volume et en diversité. La sécurité alimentaire est donc directement liée à la santé de nos écosystèmes.

 

Quelles solutions ?

Il est évident qu’un changement des pratiques agricoles est indispensable pour atténuer le déclin des insectes pollinisateurs dans nos régions. Depuis des décennies, les mouvements écologistes se battent pour faire interdire les pesticides chimiques de synthèse. Année après année, des substances actives reconnues pour leur toxicité disparaissent des champs, mais nombreuses sont encore les molécules toxiques utilisées par le monde agricole. Les lobbys sont puissants et ralentissent le mouvement, argumentant notamment que sans ces produits, les cultures subiraient les assauts de ravageurs et de maladies, mettant à mal la sécurité alimentaire mondiale. Ne serait-ce pas tout l’inverse ?

 

Une solution alternative est mise en avant : celle de favoriser l’implantation de ruchers pour assurer la reproduction des plantes et compenser, donc, la disparition des pollinisateurs sauvages malades des pesticides. Cette solution peut paraître idéale : l’abeille domestique, ou mellifère (de son nom latin Apis mellifera), est élevée par l’humain depuis des milliers d’années. En plus de permettre aux fleurs de se changer en fruits, elle produit du miel en quantité : on ne peut donc que l’adorer ! Mais pour protéger la biodiversité, l’abeille domestique est-elle si bénéfique ?

 

Des abeilles sauvages privées de ressources

En réalité, cette initiative risque d’aggraver le problème initial. Les pollinisateurs sont constitués d’une multitude d’espèces, chacune ayant des besoins spécifiques. Parmi celles-ci se trouvent les abeilles sauvages, avec plus de 2.000 espèces différentes en Europe. La plupart sont solitaires : au lieu de vivre en colonies dans des ruches, elles créent de petits nids dans le bois mort ou dans le sol. Beaucoup sont spécialistes de quelques espèces de plantes, voire d’une seule, et ont des morphologies adaptées pour polliniser celles-ci. La disparition des habitats les fragilise en rendant les plantes auxquelles elles sont adaptées plus difficiles à trouver. Apis mellifera, quant à elle, se nourrit sur une gamme très large de fleurs, et chaque ruche contient des dizaines de milliers d’ouvrières.

 

“Quand on met beaucoup de ruches au même endroit, les abeilles domestiques vont s’accaparer la nourriture et vider le milieu des ressources florales disponibles” alerte Benoît Geslin, maître de conférences au laboratoire Ecobio à Rennes et spécialiste des interactions entre plantes et abeilles sauvages. En effet, nos productrices de miel ont été élevées et sélectionnées pour stocker en grandes quantités le nectar et le pollen dans leurs ruches.  Leur nombre étant beaucoup plus important que celui des abeilles sauvages, la compétition est rude pour ces dernières.

 

Assurer la production des cultures agricoles

Si l’abeille domestique n’est pas idéale pour préserver la biodiversité dans les milieux naturels, les ruches peuvent au moins sembler une solution de secours pour maintenir la production agricole. Se rabattre sur les abeilles domestiques dans les champs paraît donc un moindre mal. Comme leur nom l’indique, les abeilles domestiques sont des animaux d’élevage : il est donc facile de les gérer et de les déplacer en fonction des besoins.

 

Mais les campagnes manquent de haies, on y voit trop de monocultures et de pesticides”, nuance Benoît Geslin. “En plaçant une ruche dans une zone agricole, un apiculteur a de fortes chances que sa colonie ne passe pas l’hiver”. L’abeille domestique pourrait-elle aider une agriculture qui la maltraite et la met en danger ? Par ailleurs, les pesticides de l’environnement se retrouvent concentrés au sein des produits de la ruche. La consommation de miel et de pollen pose alors question du point de vue de la santé humaine.

 

Enfin, l’abeille domestique étant une espèce généraliste, elle est parfois moins efficace que les abeilles sauvages pour la pollinisation. Certaines fleurs ont besoin de pollinisateurs avec une morphologie particulière de langue ou de scopa (structure spécialisée pour le transport du pollen) pour se reproduire. Par exemple, seulement quelques centaines de femelles de l’abeille maçonne (Osmia cornuta) suffisent à polliniser un hectare de pommiers, alors que des dizaines de milliers d’ouvrières d’Apis mellifera seraient nécessaires.

 

Une même clé ne peut pas ouvrir toutes les portes”, résume Benoît Geslin. De plus, ne miser que sur les abeilles mellifères pour sauver l’agriculture revient à mettre tous ses œufs dans le même panier : si une maladie incontrôlable décimait les abeilles domestiques, nous nous retrouverions dans une impasse.

 

L’apiculture n’est pas un problème en soi

Faut-il donc arrêter l’apiculture en Europe ? En fait, c’est un peu plus compliqué que cela. Tout d’abord, parce qu’arrêter de produire du miel localement reviendrait à en importer davantage, ce qui ne ferait que déplacer le problème. Ensuite, parce que l’apiculture n’est pas un problème en soi : c’est l’introduction de beaucoup de ruches dans une même zone qui risque de mettre en péril les pollinisateurs naturels. “En dessous de trois ruches par kilomètre carré, on observe très rarement de la compétition entre abeilles sauvages et domestiques”, explique Benoît Geslin. Au-dessus de ce seuil, tout dépend du milieu. Dans les réserves naturelles, qui sont souvent des milieux fragilisés, l’introduction des ruches est particulièrement problématique. Mais c’est parce que les campagnes, et particulièrement les zones agricoles, sont inhospitalières aux abeilles, que les apiculteurs se rabattent sur les milieux naturels.

 

L’idéal serait donc, in fine, de réduire les pressions exercées sur le milieu, telles que l’utilisation massive de pesticides dans les cultures. Un combat mené par Nature & Progrès depuis des années, et qui a déjà abouti à des résultats, comme la fin des dérogations qui permettaient encore aux agriculteurs d’utiliser des néonicotinoïdes dans leurs cultures. Les agriculteurs biologiques démontrent chaque jour que des pratiques alternatives existent et gagneraient à être mieux diffusées dans le monde agricole. La campagne Vers une Wallonie sans pesticides de Nature & Progrès vise à essaimer ces techniques dans le monde agricole.

 

Pour aider les pollinisateurs, il est possible de leur fournir le gite et le couvert. Le Plan Bee, projet de Nature & Progrès, est un exemple en la matière. Dans quatre sites de captage d’eau répartis en Wallonie, des plantes mellifères sont cultivées à l’attention des pollinisateurs. Des nichoirs à abeilles sauvages ont été installés, de même qu’un nombre raisonnable de ruches, en vue d’étudier la présence de pesticides issus des cultures environnantes dans le miel. Il va de soi que les surfaces de fleurs mellifères sont cultivées sans aucun intrant chimique en vue de préserver la bonne santé des populations d’insectes.

 

 

 

REFERENCES

 

La figure paysanne, entre mythe et réalité

La représentation que nous avons des paysannes et des paysans évolue à chaque époque. Même si cette image très ancrée d’une population violente, adepte des croyances païennes et pratiquant des rites obscurs, est encore présente dans l’imaginaire collectif, de nombreuses personnes commencent à faire émerger la complexité d’une population proche de la terre dont l’organisation était principalement collective. Tantôt diabolisée, tantôt idéalisée, qui est donc cette paysannerie d’autrefois, celle qui nous a transmis les terres qui nous nourrissent encore et toujours aujourd’hui ?

 

Par Maylis Arnould, rédactrice

 

 

« Pendant plus d’un millénaire, l’Europe entière était paysanne. De génération en génération, des hommes et des femmes proches de la terre en ont pris soin pour se nourrir et nourrir leurs semblables. […] Privé de pouvoir et de récit, ce peuple paysan a longtemps vécu dans le silence et l’obscurité. Aujourd’hui, on le dit en voie de disparition. Pourtant son histoire est plus actuelle que jamais, traversée depuis quinze siècles par les mêmes questions, celles de la terre et de son usage. » Ces mots sont l’introduction de la série documentaire intitulée Le Temps des paysans, de Stan Neumann (Arte TV, 2024) qui retrace, de manière très complète, l’histoire des paysannes et des paysans, au fil des siècles.

 

Etymologie paysanne

Si l’on se penche un peu sur l’étymologie, l’attache à la terre est très concrète en Roumanie car le mot taran y signifie « les gens de la terre ». En Italie, le terme contadino est directement lié à l’opposition entre ville et campagne car il provient de contado qui désignait l’espace rural soumis à l’autorité de la ville dont il dépendait. Comme l’explique Anthony Hamon, qui étudie l’identité agricole de la France (1), l’étymologie du terme « paysan« , dans notre héritage linguistique, vient du latin pagus qui désigne la circonscription administrative et religieuse, à la fin de l’Empire romain. Ses habitants sont appelés les pagani, les « gens du pays », par opposition aux alieni, les étrangers. Ces pagani, en fait, sont souvent d’anciens militaires romains. Aux IVe et Ve siècles, les chrétiens, qui affirment être les soldats du Christ, pointent du doigt ces pagani parce qu’à l’inverse des citadins, ils continuent d’exercer le polythéisme. Pagani donnera ainsi le mot « païen » car les païens, du point de vue chrétien, se situent donc essentiellement dans les campagnes. Au cours du Moyen Âge, le mot païsant, attesté à partir du Xe siècle, en viendra à désigner l’habitant de son pays natal, et par conséquent la personne qui cultive la terre.

 

 

Une histoire complexe et peu connue

Malgré le fait que les paysans soient rarement les protagonistes des récits anciens, les historiens arrivent petit à petit à mieux comprendre leur place dans les sociétés précédentes, à travers divers documents administratifs, les conflits retracés par les archives des monastères, ou encore des dessins tel que certains calendriers des portails des églises des XIIe et XIIIe siècles (2). On pourrait donc soutenir que la paysannerie commence entre le Xe et le XIe siècle, l’éclatement des villes romaines entraînant une augmentation de la vie villageoise. Les terres communales sont partagées et utilisées par toutes et tous. Aucun texte légal n’encadrait ces populations, à cette époque, et la maîtrise de la nature propre à l’empire romain fît alors place à ce qu’on pourrait appeler une économie de la forêt basée sur l’élevage, la chasse, la cueillette et la pêche.

 

Villageois ou paysans, les deux termes furent utilisés pour parler de ces populations qui passent d’esclaves à indépendants, en fonction des années et des situations géographiques. De nombreux statuts leurs ont été alloués. Il y avait deux catégories de personnes, dans les sociétés occidentales du Haut Moyen Âge, les libres – celles et ceux qui possédaient les terres cultivées – et les non-libres, descendants d’esclaves qui étaient forcés de travailler les terres des seigneurs. Ceux-ci évoluent avec l’arrivée de la seigneurie rurale au XIIe siècle : les libres doivent renoncer à leurs terres, en échange d’une protection, et deviennent des serfs, c’est à dire « des travailleurs non -libres qui travaillaient sur les terres d’un propriétaire foncier – ou d’un locataire – en échange d’une protection physique et juridique et du droit de travailler sur une parcelle de terre séparée pour subvenir à leurs besoins essentiels. Les serfs représentaient 75 % de la population médiévale mais ce n’étaient pas des esclaves, car seul leur travail pouvait être acheté, pas leur personne. Les serfs n’étaient peut-être pas des esclaves mais ils étaient soumis à certaines redevances et à des restrictions de mouvement qui variaient selon les coutumes locales (3). »

 

Les partisans de l’église catholique les qualifiaient également de païens, comme expliqué ci-dessus, car certains conservaient des rites et une spiritualité locale. C’est d’ailleurs un des sujets principaux du roman intitulé « Le Christ s’est arrêté à Éboli » (4), dans lequel Carlo Levi témoigne de son assignation à résidence dans le village de Gagliano, où vivait encore une communauté paysanne italienne que l’on pourrait qualifier de traditionnelle.

Au XVIIIe siècle, ce sont trois autres statuts qui apparaissent dans la pyramide du monde paysan. Tout en bas, les manouvriers, qui louent leurs forces de travail pour subsister, au milieu les laboureurs, paysans indépendants qui possèdent de quoi labourer ainsi que quelques terres, puis l’élite paysanne qui sont les gros fermiers, exploitant jusqu’à une centaine d’hectares.

 

 

 

Des machines et des hectares

La distinction actuelle que l’on peut faire entre agriculteur,           agricultrice et paysan, paysanne peut être issue de ces trois dernières catégories, mais ce n’est pas la seule explication. Déjà dans l’Antiquité, la figure du paysan – celui qui travaille la terre – était opposée à celle de l’agriculteur – celui qui possède la terre. Ce dernier avait d’ailleurs davantage de prestige social. Ensuite, les philosophes des lumières privilégièrent le terme de cultivateur, considéré comme moins sauvage. « Au XIXe siècle, nous apprend Anthony Hamon, les élites agricoles, qui veulent moderniser les campagnes, ne parlent jamais de paysans, terme jugé infamant, mais de cultivateurs, d’agriculteurs, de viticulteurs, d’éleveurs, etc. » C’est à cette période que le mot « paysan » cède officiellement la place au mot « agriculteur », jugé plus digne, et que l’on célèbre dans les cérémonies annuelles et les foires agricoles. Puis vient l’exode rural, durant lequel paysans et paysannes, privés des terres communales à la suite de l’abolition de la pâture collective, décident d’aller à la ville et de bien souvent devenir ouvriers·et ouvrières…

 

L’histoire de la technique, et de son utilisation sur la terre, a également eu un fort impact sur le passage de paysan à agriculteur. Vers l’an mille, les plus pauvres continuent à utiliser la houe tandis que les plus riches ont accès à la charrue ; la technique devient ainsi un facteur de distinction sociale. Cette évolution est accompagnée d’un changement majeur qui est la réapparition des terres cultivées : c’est l’heure du grand défrichement. Même si cela permet aux paysans de devenir plus libres car ils vendent leurs céréales et rachètent leurs terres, la monoculture entraîne également plusieurs famines, dues en partie à la disparation de la diversification. Mais c’est au XIXe siècle qu’apparaît l’outil, désormais majoritaire dans nos champs : le tracteur. Il permet de produire en quantités encore plus volumineuses et avec moins de main-d’œuvre. Il se démocratise et, petit à petit, l’image de la personne qui travaille la terre passe du paysan avec sa houe à l’agriculteur sur son tracteur.

 

Le retour en force des paysans

En conclusion, nous pouvons donc remarquer que l’utilisation du mot « paysan » possède, encore aujourd’hui, une tendance majoritairement péjorative. Les individus associés à ce terme sont parfois méprisés, considérés comme rustres, voire des violents. Longtemps maintenus à l’écart de la population civile, volontairement tenus dans l’ignorance et remplacés par des agriculteurs associés à un modèle industriel, les paysans tendent pourtant à réapparaître. Une nouvelle paysannerie moderne cherche, en tout cas, à se réapproprier ce statut. D’une part, en opposition à l' »exploitant agricole », qui découle d’un modèle entrepreneurial et, d’autre part, en réinventant une paysannerie qui n’est pas en opposition complète avec les techniques agricoles modernes, comme l’utilisation de certaines machines par exemple.

 

À l’heure actuelle, de plus en plus de personnes se revendiquent du statut de paysan ou souhaite se réapproprier une définition de l’agriculteur plus proche de la terre. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si le paysan d’autrefois n’aurait pas quelques similitudes avec l’agriculteur biologique d’aujourd’hui ? Mais alors, qui sont les paysannes et les paysans modernes ? Et comment l’histoire des modes de vies paysans peut-elle nous servir à remettre en question nos pratiques agricoles ? Une prochaine analyse semble indispensable pour nous l’apprendre…

 

 

 

REFERENCES

(1) Anthony Hamon est docteur en histoire contemporaine et spécialiste du XIXe siècle. Sa thèse intitulée Instruire et interroger l’identité agricole de la France. L’enquête sur la situation et les besoins de l’agriculture (1866-1870) a été soutenue en 2023.

(2) Voir, par exemple : exposition virtuelle des musés de la région Centre : « La représentation du monde paysan ». https://webmuseo.com/ws/musees-regioncentre/app/collection/expo/310#:~:text=La%20repr%C3%A9sentation%20du%20monde%20paysan%20appara%C3%AEt%20au%20Moyen%20Age.,l%27iconographie%20m%C3%A9di%C3%A9vale%20restent%20minoritaires.

(3) « Serf », de Marc Cartwright, traduit par Caroline Martin et publié dans worldhistory, en 2018.

(4) Le roman de Carlo Levi, publié en 1945, a été porté au cinéma, en 1979, par Francesco Rosi.

 

 

 

La bio, seule voie d’avenir pour notre agriculture

La crise agricole touche-t-elle les agriculteurs bio ? Des travaux récents révèlent que oui. La consommation bio diminue, entraînant dans sa chute le revenu des agriculteurs. La baisse du pouvoir d’achat est pointée du doigt. Est-elle seule responsable de ce retour en arrière ? Où est-ce l’effet de la concurrence de concepts « verts », mis en avant par nos politiques au détriment d’une communication claire sur l’agriculture biologique ? Plus que jamais, exigeons la reconnaissance de l’agriculture biologique comme unique voie de transition et d’avenir pour notre agriculture.

 

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

 

« 30 % des sondés envisagent d’arrêter l’agriculture biologique« . Ce titre du journal agricole Le Sillon Belge interpelle. L’article relaie les résultats du premier baromètre sur le moral des agriculteurs bio réalisé par l’UNAB (Union nationale des agrobiologistes belges). Quelques 282 producteurs bio – soit 14 % des deux mille producteurs wallons – y ont participé. S’il est toujours délicat de s’appuyer sur le résultat de sondages, les faits semblent confirmés par le baromètre des filières de Biowallonie. Même constat en France : selon le site internet de l’Agence bio, en 2022, la valeur des achats des produits alimentaires issus de l’agriculture biologique a baissé de 4,6 % en 2022, par rapport à 2021. C’est historique : le secteur bio vit son premier recul.

 

Consommation et revenus en baisse

La raison de la crise des agriculteurs bio rejoint celle des autres agriculteurs : le manque de revenus. La moitié des répondants au sondage de l’UNAB a vu son chiffre d’affaires baisser entre 2019 et 2022, parfois de manière critique : perte de 30 à 50 % pour 10 % des répondants. Le revenu net du travail de 60% d’entre eux est inférieur au seuil de risque de pauvreté et d’exclusion sociale en Belgique, fixé à 17.500 euros par an. Christian Mulders nous éclaire, par ailleurs, à ce sujet – voir notre analyse n°15 : la situation financière est précaire pour l’ensemble du secteur primaire agricole.

 

A l’origine de la crise, la baisse de la consommation des produits bio. Le baromètre des filières bio réalisé par Biowallonie démontre que les marchés sont saturés : l’offre dépasse la demande. Il en résulte une baisse des prix, notamment dans les filières longues. Une enquête réalisée auprès des magasins bio, en juillet 2022, révèle que 82 % d’entre eux voient leur chiffre d’affaires diminuer.

A travers son sondage, l’UNAB a tenté d’identifier les causes potentielles de la crise du marché bio. Les répondants pensent en premier lieu (70 %) à la baisse du pouvoir d’achat des consommateurs, ensuite (45 %) aux marges trop importantes sur le bio en grande et moyenne distribution et enfin (40 % chacun), à un déficit de communication sur l’agriculture biologique, à une concurrence de concepts verts – agroécologie, agriculture de conservation ou régénérative… – et à un manque de volonté politique.

 

Un pouvoir d’achats en berne

La presse le relaie sans cesse : le pouvoir d’achat est en baisse. En cause, une inflation galopante – voir graphique ci-dessous -, notamment liée à la hausse des coûts de l’énergie, en 2022, qui impacte tous les secteurs, y compris l’alimentation, et à une indexation des salaires ne compensant pas ces phénomènes. Dans un épisode du podcast Déclic – Le Tournant de la RTBF, Arnaud Ruyssen a mis en évidence, à travers différents entretiens, que les inégalités sociales augmentent dans notre pays. On observe des difficultés croissantes chez les jeunes, qui peinent à boucler leurs fins de mois et demandent davantage l’aide des CPAS. C’est, encore et toujours, le budget alimentaire qui constitue la variable d’ajustement, le plus souvent parce que les gens n’ont pas d’autre choix pour pouvoir honorer leurs factures.

 

 

Concurrence des concepts verts

Claude Aubert, agronome français pionnier du bio, nous interpellait, lors du Salon Valériane 2023, sur le label H.V.E. (Haute valeur environnementale), mis en place par le gouvernement français, totalement vide au niveau écologique – voir notre analyse n°27, de l’année 2023. Toujours lors du même Salon Valériane, Benoit Biteau, agriculteur et député européen français, expliquait que 96 % des agriculteurs de son pays valident aujourd’hui leur éco-régime – une mesure contraignante de la PAC pour l’environnement – via ce label H.V.E., sans rien changer à leurs pratiques – voir notre analyse n°29, de l’année 2023.

 

En Wallonie, le constat est le même : la multiplication des concepts verts noie le consommateur. L’agriculture sans résidus de pesticides – vous n’en serez plus contaminés, mais la nature, oui -, l’agroécologie – théoriquement proche de nos valeurs, mais manquant de définitions et non contrôlée -, l’agriculture régénérative ou de conservation de sols – qui ne laboure pas les vers de terre mais qui pulvérise du glyphosate par-dessus… Tous ces concepts détournent du label bio et éparpillent le citoyen préoccupé par l’environnement et la santé. Les produits bio étant souvent un peu plus chers – impression gonflée par le jeu des grandes surfaces qui augmentent volontairement leur marge sur ces produits -, les consommateurs s’en détournent, pensant faire un geste pour l’environnement et pour leur santé à travers ces concepts verts, meilleurs marchés mais très partiels, voire vides de sens.

 

Un manque de volonté politique

Et force est de constater que nos politiques, eux aussi, s’éparpillent dans l’alimentation durable, agroécologique, locale… Mais pourquoi diable ne misent-ils pas, tout simplement, sur l’agriculture biologique ? Clairement défini dans une réglementation européenne, contrôlé et certifié par des organismes indépendants, le label bio est une véritable garantie. La plus-value qui y est associée, pour la santé, pour l’environnement et pour la société est indéniable. Et comme le met aussi en évidence le baromètre de l’UNAB, le bio est l’avenir du secteur agricole.

 

Les agriculteurs bio se disent fiers – 80 % des répondants -, et même, la bio contribue à leur bonheur – 73 % des répondants ! La bio recrute de nouveaux talents, à l’heure où les agriculteurs vieillissants ne trouvent plus de repreneurs. Trois quarts des NIMA – agriculteurs non issus du milieu agricole – se lancent en bio, de même que deux tiers des étudiants qui démarrent un projet agricole. Ce constat rejoint le témoignage de Bernard Brouckaert, producteur bio, suivi dans notre documentaire intensif, diffusé cette année par Nature & Progrès, qui contamine de sa passion du bio les stagiaires qui passent par sa ferme. Alors, qu’attendent nos politiques pour enfin se positionner clairement afin que l’agriculture biologique remplace, progressivement mais définitivement, les autres formes d’agriculture ?

 

Communiquer sur la bio

L’ensemble du secteur bio s’accorde sur un constat commun : la communication sur l’agriculture biologique est lacunaire, molle, et doit être renforcée. Mais mettre en avant le bio revient vite à critiquer le conventionnel, un dilemme qui a toujours miné l’efficacité de communication du secteur agricole. Or il est grand temps de le dire : la bio est meilleure pour l’environnement et pour notre santé, elle est pourvoyeuse d’emplois, elle est la véritable voie d’avenir de notre agriculture. Alors que de nombreux consommateurs, influencés par les messages mensongers mais répétés des détracteurs du bio, n’y croient plus, il est grand temps de sortir du silence.

 

En acteur plus indépendant, Nature & Progrès se fait le porte-voix du secteur bio afin de mettre en avant, sans langue de bois, tous les arguments en faveur de l’agriculture biologique. Nous n’avons pas peur de le dire : les engrais et pesticides chimiques de synthèse, ce n’est pas le poli « non, merci, sans façon » mais plutôt le « plus jamais ça » ! Nous, citoyens, pouvons convaincre nos pairs de l’importance et de l’urgence de consommer bio et local. L’association Biowallonie a publié récemment une brochure destinée à soutenir les professionnels du bio dans leur communication vers les citoyens. Un outil à diffuser le plus largement possible !

 

Exigeons la bio comme unique voie d’avenir !

La première solution demandée par les répondants du sondage de l’UNAB rejoint le combat de Nature & Progrès, depuis près de cinquante ans : une meilleure reconnaissance publique de l’agriculture biologique par les politiques, par les structures de recherche et d’encadrement et par les citoyens. Exigeons plus d’ambition politique pour accélérer la transition de l’agriculture vers la bio – et rien d’autre ! -, via les outils financiers et réglementaires qui sont entre leurs mains. Et nous aussi, en tant que citoyens, agissons ! Communiquons sur les valeurs de la bio, contaminons notre entourage, soyons les éclaireurs des temps qui restent ! Pour notre santé et celle de la Terre…

 

 

Des outils pour parler de la bio

– la brochure Démystifions la bio, de Biowallonie : www.biowallonie.com/documentation/argumentaire-bio

12 questions fréquemment posées (FAQ) au sujet de l’agriculture biologique, par Dominique Parizel et Sylvie La Spina. Paru dans Valériane 165, page 8-23.

– L’agriculture biologique malmenée : 10 mythes sur la bio à déconstruire, par Claude Aubert, Christine Mayer Mustin, Michel Mustin, Denis Lairon.

www.generations-futures.fr/wp-content/uploads/2023/08/labio-malmenee-vf-bad-31-juillet-2023.pdf

 

 

REFERENCES

Baromètre du moral des agriculteurs bio l’UNAB (Union nationale des agrobiologistes belges) : www.unab-bio.be/blog

Baromètre des filières bio wallonnes de Biowallonie : www.biowallonie.com/documentation/etudes-statistiques/barometre-bio/

Les inégalités sociales augmentent-elles en Belgique ?

https://auvio.rtbf.be/media/declic-le-tournant-declic-le-tournant-3150720

La place de l’agriculture biologique sur le champ de bataille agricole, par Julie Vandamme et Dominique Parizel, notre étude éducation permanente pour l’année 2023.

www.natpro.be/informations/analyses-etudes/analyses-etudes-2023/

 

 

 

Devenir riches et heureux avec Nature & Progrès ?

La richesse est souvent associée à l’abondance matérielle. Les sociétés traditionnelles, éloignées de la pensée capitaliste, démontrent cependant que l’argent ne fait pas le bonheur. Ce dernier réside dans les liens sociaux, dans la culture, les savoirs et les savoir-faire, vecteurs d’autonomie et de solidarité. Des valeurs que Nature & Progrès précisément œuvre à renforcer.

 

Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

 

Qui n’a jamais rêvé de devenir riche ? Si vous gagniez des millions, qu’en feriez-vous ? Riche, on peut faire ce qu’on veut, quand on veut. On peut même arrêter de travailler pour en profiter pleinement. Mais l’argent fait-il vraiment le bonheur ?

 

Millionnaires, mais isolés

Dans le livre Les millionnaires de la chance (2010, Payot), Michel et Monique Pinçon-Charlot ont enquêté sur le devenir des personnes frappées soudainement par la chance du jeu. Force est de constater que le rêve peut tourner au cauchemar pour les nouveaux riches. Première difficulté : dans notre société de la démesure, niant les limites planétaires pour prôner une croissance et une consommation infinies, notre imagination et nos désirs sont sans limites. L’argent donne accès à tout : des voyages, des briques, des gadgets techno… et pourquoi pas une piscine ? Mais à ne plus savoir où donner de la tête, on en perd pied, et c’est la noyade. En bouée de sauvetage, les organismes de jeux proposent un soutien psychologique aux grands gagnants.

 

Seconde difficulté : l’isolement social. Malgré leur générosité pour leurs proches, les gagnants rencontrent fréquemment des tensions qui aboutissent à des ruptures. « La richesse, expliquent les auteurs, ce n’est pas qu’un niveau de revenu, c’est aussi une façon d’être, une assurance, une aisance, une façon de parler, de se tenir en société, qui marque l’incorporation physique des privilèges. » Les nouveaux riches ressentent la violence symbolique et le décalage lorsqu’ils fréquentent des établissements de luxe. N’appartenant plus à leur classe sociale, et n’appartenant pas non plus à celle des personnes fortunées, ils se retrouvent isolés. Et si le bonheur était ailleurs ?

 

 

L’abondance est ailleurs

A-t-on vraiment besoin de toute cette abondance matérielle, ou n’est-ce pas un rêve vendu par notre société de consommation ? « Quand, à force d’économies, vous réussirez à vous payer la bagnole de vos rêves, je l’aurai déjà démodée. J’ai trois vogues d’avance, et m’arrange toujours pour que vous soyez frustré. Le Glamour, c’est le pays où l’on n’arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l’avantage avec la nouveauté, c’est qu’elle ne reste jamais neuve. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas« , écrit Frédéric Beigbeder, ancien agent publicitaire, dans son livre intitulé « 99 Francs » (2000, Grasset et Fraquelle).

 

Sortons de nos sociétés « modernes », formatées par le capitalisme, pour rencontrer les sociétés « traditionnelles », celles qui n’ont pas connu de révolution industrielle et qui vivent dans une économie de subsistance. Dans son livre intitulé Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes (2005, Delachaux et Niestlé), Sabine Rabourdin, anthropologue, nous invite à découvrir les traits de différentes civilisations dans le monde. Pour ces sociétés, l’abondance, ce n’est pas produire beaucoup : c’est désirer peu ! Plutôt que d’exploiter les ressources pour en tirer du profit – jusqu’à les réduire à néant -, ces populations prélèvent le moins possible pour laisser le soin à la Nature de se regénérer. Les individus travaillent peu – le juste nécessaire à la subsistance – et se consacrent davantage aux liens sociaux et créatifs, à la culture.

 

« Le mythe de la croissance économique infinie nous fait croire que les sociétés antérieures souffraient de misère et étaient en proie à des conflits permanents pour les ressources. Il ne nous parle jamais de ce que signifiait pour eux l’abondance, de ce qu’ils considéraient comme des besoins essentiels, de leur sagesse, de ces principes d’autolimitation pour favoriser la cohésion sociale, de la richesse de la vie intérieure et culturelle… »

 

Ce mode de pensée était ancré dans nos sociétés avant l’ère industrielle et le développement du capitalisme. Dans son livre Temps de vivre, lien social et vie locale (2012, Yves Michel), Alice Médigue interpelle sur l’évolution de notre société au détriment du vivre ensemble et de la culture. Être riche, n’est-ce pas cultiver le lien social et la culture ? Olivier Hamant rejoint cette idée en prônant, pour plus de robustesse – voir notre analyse n°6 -, le passage de « l’abondance matérielle à l’abondance relationnelle » qui serait « la revanche du lien sur le rien ».

 

La pauvreté n’est pas une question d’argent

« Nous sommes devenus pauvres le jour où l’argent a été introduit par les blancs« , témoigne un chef de tribu. Les sociétés traditionnelles vivaient sans argent, riches de liens sociaux, en basant leur subsistance sur quatre valeurs centrales : l’égalité, la solidarité, la sobriété et l’autonomie.

 

– Égalité et solidarité

Les sociétés traditionnelles rejettent la propriété matérielle ou la réduisent au minimum nécessaire. Les terres, gérées collectivement, appartiennent à tout le monde. Il n’y a donc pas de riche, ni de pauvre ! Si un individu rencontre un manque, la solidarité est de mise dans un groupe basé sur l’égalité entre ses membres. « La pauvreté est avant tout un rapport entre les hommes, un rapport social d’inégalité« , analyse Sabine Rabourdin.

 

– Sobriété

L’égalité prévaut entre les hommes, mais aussi avec la Nature. Les sociétés traditionnelles considèrent que l’humain fait partie d’un Grand tout, ce qui les pousse à un respect profond des ressources naturelles. Tout prélèvement sur la Nature est synonyme de dette. « Le soin extrême avec lequel la plupart des Indiens usaient de chaque morceau de carcasse d’un animal tué n’était pas l’expression d’un souci d’économie mais d’attention et de respect« , observe Sabine Rabourdin. Les sociétés traditionnelles sont vues comme primitives du fait qu’elles ne font pas de commerce, ne visant aucune croissance économique, et ne détiennent pas de capital. Inégalités sociales et consumérisme sont apparus avec l’ère industrielle.

 

– Autonomie

La sobriété des sociétés traditionnelles est associée à une connaissance fine de leur environnement et à un savoir-faire leur permettant de valoriser les ressources. Le déchet n’existe pas car il n’est pas produit : il est valorisé, recyclé ou retourne à la terre quand il est biodégradable. Sabine Rabourdin partage le constat que nos sociétés modernes ont perdu le savoir et le savoir-faire permettant d’assurer l’autonomie de chacun. Les individus des sociétés modernes sont devenus isolés et dépendants de l’argent pour leurs besoins essentiels : pour acheter de la nourriture, pour payer un logement, etc.

 

Alice Médigue rejoint ce constat, en évoquant le passage de notre société de la pauvreté à la misère : « La misère, c’est la pauvreté couplée à la dépendance, c’est la dépossession des savoir-faire et des savoir être (chômage, précarité, désinsertion). » Le pire n’est donc pas de manquer d’argent, c’est surtout de perdre les moyens d’œuvrer à son autonomie. L’auteure ajoute : « La mondialisation tue les économies de subsistance, c’est une guerre sournoise contre la capacité des peuples à subvenir par eux-mêmes à leurs propres besoins, les rendant dépendants. »

 

Les clés d’une société riche

« Si ce n’est pas la pénurie matérielle qui nous menace le plus directement aujourd’hui, c’est bien la désintégration du lien social et la montée de la violence« , exprime Alice Médigue. Elle ajoute : « Le fait de se mettre à faire par soi-même, de s’organiser pour devenir autonomes, n’est pas réductible à la seule volonté d’anticiper les crises alimentaires ou énergétiques. Il y a un art de vivre, une volonté de recoudre le lien social défiguré, il y a une nouvelle source de bonheur et même une nouvelle civilisation en gestation dans la conscience d’être relié, en tissant plutôt qu’en accumulant. »

 

L’auteure propose d’apprendre à refuser les technologies et les services qui nous font gagner du temps, de la performance, quand ils détruisent certaines sphères essentielles de notre vie, vues en termes de robustesse, de mettre des limites à la prolifération technique et matérielle dans nos vies pour préserver les liens humains et la cohésion sociale.

 

L’idée de devenir riches et heureux avec Nature & Progrès, qui a inspiré cet article, repose donc sur la nécessité de développer l’autonomie et le lien social, une préoccupation qui se trouve au cœur même de notre association, depuis ses fondements. Nous sommes convaincus que développer le savoir-faire, pour nos besoins essentiels – que sont l’alimentation, l’habitat et l’énergie – est gage de richesse intérieure et de résilience.

 

Chaque année, notre Salon Valériane est un haut-lieu de rencontres, d’échanges et d’apprentissage, à travers les stands, les ateliers et la présence de la librairie qui propose un vaste assortiment de ressources sur le sujet. Notre Réseau RADiS contribue, lui aussi, au partage de savoirs et savoir-faire. En ce début d’année, notre initiative a reçu le prix de la Fondation Be Planet pour la mise en route d’un four à pain mobile. Outil de sensibilisation à la qualité de l’alimentation, via l’apprentissage de la fabrication du pain, des réflexions sur l’origine et le mode de production de la farine, ce four sera également un outil communautaire mobilisé par les citoyens des villages de la région dinantaise pour recréer du lien social, notamment avec les publics plus fragiles. Fragilisés par la perte d’autonomie, plus encore que par le manque d’argent…

 

 

L’agriculture biologique : une pratique, pas une croyance

L’agriculture bio, un truc de hippies, d’illuminés ? Ce préjugé colle encore à la peau du secteur. Comme dans le domaine écologique, des mouvements spirituels se sont développés autour de l’agriculture, comme la biodynamie liée à l’anthroposophie. Ils préconisent des pratiques qui ont souvent leur raison d’être et qui sont aussi utilisées sans lien avec les croyances qui y sont associées. Et si, au lieu de catégoriser et de juger, on considérait les alternatives agricoles dans leur diversité ?

 

Par Maylis Arnould, rédactrice

 

 

Même si la stigmatisation des acteurs du bio a largement diminué, certains préjugés sont encore très présents. Il y a ceux qui sont bien connus, comme l’idée que produire bio diminue les rendements ou que manger bio coûte trop cher. Puis il y en a d’autres, un peu plus discrets, mais dont l’émergence peut être dangereuse, comme le fait que l’agriculture bio irait forcément de pair avec des croyances mystiques, voir sectaires. Tantôt des hippies, tantôt des illuminés : que l’on soit productrice ou producteur, transformatrice ou transformateur, consommatrice ou consommateur, on n’échappe pas aux clichés.

 

Comme je l’avais déjà mentionné dans l’analyse n°21 de l’année 2023, intitulée Au-delà du pacifisme ? Quand la désobéissance civile ne suffit plus…, il existe différents groupes dans lesquels l’écologie est associée à certaines croyances, spiritualités ou religions. Parmi ceux-ci nous pouvons citer par exemple l’écologie intégrale qui inclut les croyances chrétiennes parmi les enjeux environnementaux (1), ou encore l’écologie profonde qui se base parfois sur des croyances néopaïennes (2). Mais lorsqu’il est question d’écologie, il est souvent question de changer également les modes de production alimentaire. Comme pour l’écologie, l’agriculture comporte certaines branches qui ont des idéaux tendant vers la spiritualité. La méfiance vis-à-vis de ces courants – bien que très minoritaires – peut avoir un impact, non seulement sur les personnes qui y adhérent, mais également sur les autres acteurs de la filière.

 

L’anthroposophie et la biodynamie

Lorsqu’il s’agit d’associer agriculture biologique et coutumes dépassant les savoirs strictement scientifiques, on pense assez directement à l‘agriculture biodynamique, branche agricole de l’anthroposophie. Fondée par Rudolph Steiner en 1913, l’anthroposophie est un mouvement de pensée qui regroupe diverses idées que l’on peut qualifier d’ésotériques, dans le sens où elles s’exercent parfois à travers des rituels ou des initiations (3). L’anthroposophie a fait beaucoup parler et écrire ces dernières années ; nous l’utiliserons ici à titre de simple exemple permettant d’éclairer le propos, en essayant d’être le plus neutre possible. Car on peut observer, d’un côté, une valorisation positive, et d’un autre, une forte critique.

 

Comme l’explique la Mission Interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) en France, dans son dernier rapport de 2023, il n’y a pas à porter de jugement sur une croyance. Si l’anthroposophie se retrouve dans la liste des sujets d’inquiétude de l’organisme, c’est principalement pour certaines dérives de médecins et de professeurs se disant directement liés à l’anthroposophie. Car parmi les concepts de Rudolf Steiner, on trouve des actions concrètes dans des domaines très variés : l’éducation à travers les écoles Steiner-Waldorf, la médecine à travers des méthodes de soins développées par ses propres soins, et l’agriculture à travers la biodynamie. C’est seulement de cette dernière dont il est question ici.

 

« Basée sur les mêmes principes que l’agriculture biologique en ce qui concerne le refus des intrants chimiques, la biodynamie s’en distingue non seulement par une conception organiciste et holiste de l’unité de production agricole, mais par un fond théorique que l’on pourrait qualifier d’ésotérique et qui se traduit concrètement par l’application de techniques bien spécifiques parmi lesquelles la prise en compte de différents cycles cosmiques (lunaires, solaires et planétaires) dans les pratiques culturales, et la dynamisation de différentes préparations visant notamment à rendre les sols plus fertiles » (4). S’appuyant sur différents ouvrages de référence, notamment Le Cours aux agriculteurs (1926) ou encore les livres de l’agronome Ehrenfried Pfeiffer, les enseignements agricoles biodynamiques n’ont cessé de s’étoffer d’année en année.

 

Ne pas confondre pratiques et valeurs

Bien que controversée pour ses idées, la biodynamie est, tout de même, principalement un ensemble de pratiques agricoles. Et c’est un des points sur lesquels il est intéressant de se pencher. En effet, les valeurs, que nous allons définir ici comme l’ensemble d’idées d’un groupe d’individus, ne sont pas forcément ancrées dans les pratiques. A l’intérieur d’une vision spécifiquement biodynamique de la terre et de l’agriculture, se trouvent des conseils et des expériences agronomiques qui peuvent être utilisées par des personnes n’appartenant ni à l’anthroposophie ni à Déméter, l’organisme de certification du label de l’agriculture biodynamique.

 

Sans rentrer dans des détails agronomiques trop techniques, la pratique la plus connue en biodynamie est la préparation dite P500 : « Une bouse de vache gestante […] est introduite dans une corne de vache et enterrée dans le sol pendant tout l’hiver. La bouse fermente et se transforme en humus. Au printemps, on démoule la corne, récupère l’or brun que l’on dilue dans de l’eau de pluie. On pulvérise alors le mélange au moins une fois par an sur l’ensemble des terres accessibles du domaine. Objectif ? Agir au niveau du sol, le rendre plus fertile, stimuler la germination des graines… ».

 

En ce qui concerne la bouse de vache, on n’a plus vraiment à expliquer pourquoi c’est une bonne idée de l’intégrer dans le sol quand celui-ci va être cultivé. De l’agriculteur conventionnel au jardinier du dimanche, en passant par l’agriculteur bio, énormément de personnes, depuis plusieurs générations, ont recours à cette pratique. Les ressources, qu’elles soient scientifiques ou non, qui vantent les bénéfices de cet intrant sont extrêmement nombreuses.

 

L’utilisation de la corne, quant à elle, est moins répandue mais tout de même très présente dans de nombreux magasines à destination des particuliers qui jardinent. Apport d’azote, de phosphate ou répulsif contre certains insectes, entre autres, les intrants organiques ou végétaux dans les sols sont des bases de l’agriculture biologique.

Qu’elles soient basées sur un cahier des charges Déméter, Nature & Progrès ou de l’agriculture biologique, les pratiques agricoles peuvent donc se ressembler mais être intégrées dans des idéologies variées.

 

Sentir n’est pas croire

Au-delà du côté très pragmatique de leurs utilisations, les pratiques agricoles sont également très souvent enveloppées à l’intérieur de ce qu’on peut appeler des « savoirs profanes ». « Un individu considéré comme non-expert (à l’inverse de l’agronome scientifique, par exemple) peut être nommé un profane, et il développe son propre savoir (savoir profane ou savoir ordinaire) en ce qui concerne son environnement et le monde dans lequel il évolue ». Ce concept a été théorisé par différents auteurs dans le domaine sociologique, dont Mary Douglas ou Phil Brown. Pour Mary Douglas, les savoirs profanes se basent sur des perceptions, des expériences, des savoirs tacites, des traditions, des « règles de bon sens » ou sur la transmission, par les voisins ou les amis, par exemple (5).

 

Ici aussi, l’exemple de la biodynamie permet d’illustrer le propos : ce modèle agricole est dirigé par des principes économiques et techniques mais également par un lien particulier entretenu avec la terre. Cette culture est ancrée dans une observation très forte du vivant (6). Comme l’explique Jean Foyer, déjà cité, « presque tous les vignerons soulignent la nécessité de pratiquer la biodynamie in situ, qu’elle implique de passer encore plus de temps dans les vignes, d’observer, de se l’approprier en fonction de ses besoins et de l’adapter au contexte local et temporel. Ainsi, les pratiques en fonction des jours du calendrier biodynamique ne sont jamais absolument strictes et d’autres facteurs, météorologiques ou organisationnels, peuvent primer sur le respect à la lettre de ce calendrier ». Un vigneron explique ainsi que la transition de la viticulture conventionnelle à la bio, puis à la biodynamie, a représenté pour lui une reprise d’autonomie considérable vis-à-vis de sa conduite de la vigne, une reprise en main des savoirs et des pratiques, une obligation de s’écouter et de se faire confiance, là où il avait le sentiment auparavant de ne faire qu’appliquer mécaniquement les conseils des techniciens.

Or nombreux sont les agriculteurs – notamment ceux que j’avais rencontrés à l’occasion de mon mémoire de fin d’études précédemment cité – qui mettent en avant la connaissance particulière de leurs sols, Il s’agit d’une notion parfois difficile à expliquer et qui passe par le fait de toucher la terre, de la sentir et de la considérer comme un élément vivant et non comme un simple outil économique.

 

Considérer la diversité

En conclusion, nous pouvons donc voir que peu importe la manière ou l’organisme choisi pour cheminer vers des pratiques agricoles biologiques, il y a une proportion très forte de choix individuels et des parcours très divers. La stigmatisation, autour de ces modèles agricoles, basée sur l’idée d’une agriculture biologique unique empreinte de connaissances non scientifique, est complètement éloignée de la réalité des personnes qui produisent, transforment, consomment ou participent, de quelques manières que ce soit, à l’évolution d’une l’agriculture plus respectueuse du vivant. Encore mieux que « ne pas mettre tout le monde dans le même panier », est-ce qu’on ne pourrait pas, tout simplement, faire disparaître le panier ?

 

 

REFERENCES

(1) Pour des informations plus détaillées, voir l’article de Charlotte Luyckx : « L’écologie intégrale : relier les approches, intégrer les enjeux, tisser une vision », La Pensée écologique, vol. 6, no. 2, 2020.

(2) Celle-ci comporte parfois une croyance en la terre, aussi nommée Gaïa. Voir l’article de Stéphane François : « Antichristianisme et écologie radicale », Revue d’éthique et de théologie morale, vol. 272, no. 4, 2012.

(3) Il existe une bibliographie très riche sur le sujet. Dans les ressources plutôt critiques : « Qu’est-ce que l’Anthroposophie ? Entretien avec Grégoire Perra« , du blog Médiapart, du 10 mai 2020, ou les épisodes du podcast Metadechoc « Une vie en anthroposophie » qui, même s’ils ne sont pas toujours neutres, apportent des éléments éclairants sur l’histoire du mouvement. Voir aussi le livre « BA.BA Anthroposophie« , de Christian Bouchet, aux éditions Pardès, paru en 2006.

(4) Jean Foyer, « Syncrétisme des savoirs dans la viticulture biodynamique. Incorporation dans l’expérience et le sensible et trajectoire initiatique », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 12, no. 2, 2018.

(5) Maylis Arnould, « Initier une démarche collective chez les producteurs et transformateurs Nature & Progrès Belgique : l’exemple de la filière céréalière », mémoire de fin de Master, 2019.

(6) Lire les pages 87 à 95 du livre de Christian Bouchet, cité précédemment, qui expliquent en détail la perception du vivant dans la biodynamie et la diversité des techniques utilisées.

 

Mieux comprendre la crise agricole

Après de belles promesses de Green Deal, la Commission européenne s’est employée, début 2024, à détricoter les principaux acquis environnementaux de la Politique Agricole Commune (PAC), espérant ainsi – sous la pression des puissances d’argent – calmer à brève échéance la colère du monde agricole. Et en balayant d’un revers de la main l’impact sur l’environnement et la biodiversité du modèle agricole dominant. Nous ne parlons même pas ici du climat…

 

Par Dominique Parizel, rédacteur et Sylvie La Spina, rédactrice en chef

 

 

L’occasion unique de mieux comprendre l’impasse où nous errons aujourd’hui nous est offerte par Christian Mulders qui travailla, trois décennies durant, dans l’administration wallonne et est aujourd’hui admis à la pension. Nul ne semble mieux placé que lui – qui est spécialisé dans la relation entre l’agriculture et l’environnement – pour démêler l’écheveau d’atermoiements et de demi-mesures qui mène à la scandaleuse reculade de la Commission.

 

Des revendications essentiellement relatives au revenu

Pour Christian Mulders, le recul écologique est une diversion, soigneusement orchestrée pour faire tomber la fièvre, dans le monde agricole.

 

« Le ministre, à mes débuts, était monsieur Lutgen père. Je me souviendrai toujours d’une discussion que nous avons eue, à la fin des années nonante, avec des collaborateurs du Ministre qui ont par la suite occupé les plus hautes fonctions dans notre agriculture. Ils définissaient ainsi la première préoccupation d’un ministre de l’Agriculture : ne pas avoir les tracteurs dans la rue ! La politique agricole consistait donc à octroyer plus que ce qu’ils demandent aux syndicats agricoles, avant même qu’ils ne le demandent ! Une telle vision, je l’avoue, m’avait effrayé. Cela signifiait : nous nous faisons la caisse de résonnance de choses que nous ne décidons absolument pas. Par rapport à la nature, j’ai également eu droit, par la suite, au discours d’un chef de cabinet qui annonçait « nous n’avons pas de projet, arrangez-vous vous entre stakeholders et nous prendrons ce que vous voulez ! » »

 

Or la revendication actuelle des agriculteurs est essentiellement relative à leur revenu, nous dit alors l’ancien fonctionnaire ; ils veulent qu’il soit suffisant et surtout qu’il atteigne un niveau de base moins fluctuant.

 

« Cela devrait passer par des seuils de prix correspondant, peu ou prou, aux coûts de production, approche toutefois peu compatible avec marché ouvert, totalement libéralisé, avec des accords de partenariat passés un peu partout dans le monde. Par rapport à la Commission européenne et à des partis libéraux, c’est politiquement un tabou, c’est donc une affaire dogmatique, une croyance, un mythe ou une religion des vertus du libéralisme et du progrès technique, pour assurer un revenu et une croissance économique infinie dans un monde fini. La solution qui est trouvée par le pouvoir consiste à détourner au maximum la colère et les revendications vers la simplification administrative – bien entendu nécessaire – et les questions d’environnement. Mais il est clair que toute activité humaine doit être soumise à des normes qui sont toujours jugées trop contraignantes par les acteurs économiques, alors qu’elles sont, dans les faits, toujours insuffisantes en regard des enjeux dont elles s’occupent. Des normes qui ne permettent de toute façon pas d’atteindre les objectifs environnementaux, des normes toujours perçues, d’une manière générale, comme des limitations insupportables par le monde agricole conventionnel ».

 

On comprend ainsi que nos politiques – européens, fédéraux et régionaux -, plutôt que de mettre en œuvre des mesures permettant de résoudre la question du revenu des producteurs, préfèrent utiliser un bouc-émissaire tout trouvé et qui renforce le clivage – séparer pour mieux régner ? -, en faisant passer les préoccupations environnementales pour un obstacle à la rentabilité économique de l’agriculture. Ce qui est un non-sens total.

 

Rentabilité et revenus du travail

Rentabilité économique : vaste sujet… et grand mirage ! Christian Mulders nous éclaire.

« Les agriculteurs ont presque toujours été pauvres et le développement économique d’un pays va de pair avec la diminution de la part de l’agriculture dans son économie. Depuis une soixantaine d’années, les aides publiques aux revenus sont déterminantes pour la survie de la plupart des fermes, en Europe. Aujourd’hui, en Région Wallonne, un pourcent de la population est actif dans l’agriculture, ce qui génère 0,7 % de la valeur ajoutée brute wallonne. C’est malheureusement négligeable car ceci signifie – et ce n’est pas du tout ce que je souhaite, ni que je défends – qu’un arrêt total de la production agricole wallonne ne transformerait pas fondamentalement l’économie wallonne. Nos industries agro-alimentaires se fournissent peu chez nous. Les laiteries, si les producteurs sont en désaccord avec les prix qu’elles proposent, feront venir du lait de Roumanie, de Bulgarie, ou de n’importe où, et il sera moins cher ! ».

 

C’est d’autant plus vrai que notre agriculture contribue de moins en moins à l’alimentation locale : nous n’utilisons, pour notre alimentation, que 10 % du froment que nous produisons et nous importons les deux tiers de celui qui sert à fabriquer notre pain… Nous importons plus de 80 % des fruits et légumes que nous consommons… Nous exportons 90 % de nos pommes de terre et si la balance semble à l’équilibre pour les produits laitiers, c’est parce que nous exportons énormément de poudre de lait industrielle alors que nous importons les trois quarts des fromages qui se retrouvent sur nos tables.

 

« Nous nous sommes donc, en l’occurrence, fameusement plantés sur l’idée même de plus-value de notre production ! Depuis plus de vingt ans, la valeur des produits issus de l’agriculture wallonne est structurellement inférieure au coût de production ».

 

Aujourd’hui, l’agriculteur ne s’octroie pas un salaire mais vit – ou, dans de trop nombreux cas, survit – avec ce qu’il a. Une frange aisée du monde agricole bénéficie d’un revenu confortable mais une autre ne retire absolument rien de son travail et rogne même sans arrêt sur son capital, ou ne tire de revenu que de celui-ci.

 

« L’agriculteur vit pauvre et meurt riche », rappelle Christian Mulders ! En 2016, la plus mauvaise année, 38% des agriculteurs wallons furent en-dessous de zéro, en termes de revenu de leur travail. En cumulant trois années, de 2016 à 2018, on voit que plus de la moitié d’entre eux ont un revenu du travail inférieur à 15.000 euros par an – voir tableau ci-dessous.

 

« Seule l’année 2022 a permis des revenus supérieurs aux coûts grâce à un contexte exceptionnel – la guerre en Ukraine et les prix des céréales et du lait qui explosent – mais le retour sur terre n’a été que plus douloureux, d’où la révolte actuelle. Plus encore qu’à d’autres, c’est surtout dans de tels moments que les inégalités se creusent. On observe alors que les revendications servent parfois aux plus gros à « absorber » les plus petits en osant un discours misérabiliste pervers qui repose sur leur précarité… Autant d’éléments signifiant que la pertinence économique du modèle agricole actuel est totalement absente », insiste Christian Mulders. « La sortie de ce cadre non-rémunérateur fut un court mirage. Et on comprend, en tout cas, beaucoup mieux les vraies raisons d’une colère… »

 

 

 

Revenu du travail agricole,

en Région Wallonne

(en euros, par unité de travail)

2016

(en %)

2017

(en %)

2018

(en %)

Moyenne
         
Inférieur à 0 38,1 23,1 20,1 27,1
0 à 5.000 11,9 5,7 6,2 7,9
5.000 à 10.000 11,3 7,5 7,7 8,8
10.000 à 15.000 8,0 9,8 11,9 9,9
15.000 à 20.000 7,5 9,3 9,3 8,7
20.000 à 25.000 7,0 7,5 10,6 8,3
25.000 à 30.000 5,7 7,5 7,5 6,7
30.000 à 35.000 5,4 6,7 3,9 5,3
35.000 à 45.000 2,8 6,2 7,0 5,3
45.000 à 55.000 0,8 6,4 6,7 4,6
55.000 à 65.000 1,0 2,3 2,8 2,1
65.000 à 75.000 0,5 3,9 2,3 2,2
+ de 75.000 0,5 4,4 4,1 3,0

Source : Direction de l’Analyse économique agricole, SPW

 

 

Rester – ou redevenir – agriculteurs !

Le secteur agricole wallon a le sentiment d’avoir de l’espace et de pouvoir s’intensifier à l’envi parce qu’il a, en face de lui, le modèle agricole flamand. Christian Mulders est clair :

« Les agricultures flamande et hollandaise, à mes yeux, ce n’est pas de l’agriculture ! Initialement, la notion même d’agriculture – ce n’est pas aux latinistes ni aux bio que je l’apprendrai -, concerne le lien au sol, le lien à la terre. L’agriculture est une activité économique du secteur primaire. À côté du travail et du capital, on y trouve, en effet, un troisième facteur de production : les ressources naturelles. La terre pour l’agriculture, le charbon pour les mines, etc. Le secteur secondaire, lui, est relatif à la transformation, avec des intrants achetés sur lesquels on travaille, qui donnent des produits et des déchets. Les agricultures flamande et hollandaise répondent à cette définition du secteur secondaire : ce sont bien des industries de transformation, qu’il s’agisse de poulaillers, de porcheries, de vaches qui ne sortent plus et sont principalement nourries aux farines achetées, de serres avec du hors-sol ou même de l’hydroponie… Le lien au sol est complètement distendu, voire le plus souvent complètement inexistant. Nous, les Wallons, qui sommes encore parfois dans un vrai modèle agricole, demeurons trop souvent béats d’admiration devant ce modèle industriel et pensons benoîtement que nous disposons d’une marge importante d’intensification. Un simple coup d’œil aux statistiques européennes nous montre que la Wallonie figure déjà dans le top 10 de l’intensification. Et que Flamands et Hollandais, deux fois plus intensifs que nous, soient dans le top 5 ne change rien à l’affaire. Nous sommes en bonne compagnie, avec la Bretagne, la Vallée du Pô, le Danemark… L’état de nos eaux et de notre biodiversité en est durement affecté. »

 

Dans les faits, nous avons déjà délocalisé une grosse partie de notre production ! Les importations nettes de soja de la Belgique représentent plus de quatre cent mille hectares de cultures, ce qui correspond à la totalité des terres arables wallonnes !

 

« Le producteur qui, chez nous, fait du lait, du porc ou du poulet avec ce soja-là, est-il producteur ou transformateur ? Je pense que le producteur est celui qui a cultivé le soja ; il se trouve pour 70 % aux États-Unis, pour 20 % au Brésil et, pour les 10 % restants, un peu en Argentine, un peu au Canada, etc. Nous nous trouvons donc bien dans un modèle industriel de transformation ! Mes ex-collègues de la Direction de l’analyse économique agricole, qui publient, chaque année, le Rapport sur l’économie agricole et horticole wallonne, montrent que le coût des aliments pour le bétail, qui sont achetés par les éleveurs wallons, est largement supérieur au coût du foncier. Autrement dit : nous payons plus cher ce qui est produit sur des terres, hors de la ferme, que pour la disponibilité des terres, dans la ferme ! Ce qui démontre à suffisance que nous nous sommes davantage installés dans une logique de type industriel que dans une logique de secteur primaire. En termes de souveraineté alimentaire, nous sommes totalement dépendants de ces fournisseurs. »

 

Le retour des paysans

Quelles solutions pour l’avenir ? Christian Mulders nous dit son sentiment et avance quelques propositions.

 

« J’ai souvent considéré que nos politiciens étaient faibles, et je continue à le faire. Certains font preuve de force de caractère mais s’alignent en amont – ils peuvent les précéder ou encourager – ou en aval sur les revendications des acteurs économiques ou des organisations qu’ils croient dominants, sans doute par opportunisme et parfois en adoptant une position de défense corporatiste, à court terme, de l’agriculture, indépendamment du bien commun qui devrait être la préoccupation des pouvoirs et services publics. Comme ce bien commun et les questions d’environnement et de climat ne sont pas des acteurs économiques – ils sont pourtant la base de toute activité humaine – et ne votent pas, ils restent le parent pauvre ou la variable d’ajustement. La Commission Européenne, aujourd’hui, est faible au point de détricoter, en un seul jour, tout ce qu’elle a laborieusement tricoté, de longues années durant. Chacun peut quotidiennement constater cette faiblesse des politiques qui se bornent à répondre au lobbying le plus puissant. Ils sont donc sans états d’âme, sans programmes, sinon quelques dogmes, et a fortiori sans vision à long terme puisqu’ils n’ont plus d’autre horizon que les élections qui suivent. La conséquence de cela sera extrêmement limpide : ce qu’on ne choisit pas, on le subira ! Dans le domaine qui me concerne, je pense que les changements de société liés à la déconnexion entre politiques et population, au populisme, à la vision à court terme, à la croissance des inégalités et aux conflits internes ou externes, risquent d’être tellement puissants qu’ils balaieront les quelques gentils essais de modification des modèles agricoles que nous avons patiemment proposés jusqu’ici. Pourtant, même insuffisants, les soutiens au bio et les ambitions wallonnes et européennes en termes de superficies relèvent bien de visions à long terme, même si elles sont contredites par d’autres démarches, comme la course aux marchés mondiaux ou les combats d’arrière-garde, comme les soutiens couplés. »

 

 

 

Confiance totale dans la bio !

« Les systèmes les plus robustes perdureront, affirme notre expert, et, en la matière, l’agriculture biologique a, au moins, trois longueurs d’avance. Les agriculteurs bio s’en sortent-ils, pour autant, mieux économiquement ? Ils viennent de vivre une période difficile. S’ils s’en sortent, c’est souvent – et c’est peut-être un regret qui me reste – parce qu’ils réussissent à faire deux, trois, voire quatre métiers différents. Ils arrivent à transformer et à commercialiser, à côté de leur production biologique. Si je pouvais émettre un souhait, ce serait celui de laisser l’agriculteur faire le boulot qu’il a dans les gènes. L’activité agricole stricto sensu – l’activité de gestionnaire d’un territoire – doit donc être rémunérée correctement, que ce soit par les prix ou par les aides. Et, bien entendu, en cumulant les deux, comme c’est le cas pour tous les agriculteurs européens depuis des décennies. Et tant mieux si celui qui a aussi la fibre industrieuse, la fibre marchande arrive à se rémunérer mieux, en pratiquant la transformation et la commercialisation.

 

Ceci me paraît particulièrement important. Nous devons à présent décider si l’enjeu de notre agriculture wallonne se trouve dans les 0,7 % négligeables de la valeur ajoutée brute pour notre économie, ou dans la saine gestion des 45 % de notre territoire qui sont concernés par la pratique agricole. Privilégier une approche territoriale me paraît essentiel, et c’est pour cela que j’apprécie les agriculteurs se revendiquant comme paysans, avec les notions de « pays » et de « paysage ». Sa fonction de gestion du paysage est précisément ce que lui paie la PAC qui rémunère tous les hectares indépendammant de la qualité produite – c’est le découplage entre l’aide et la production – et d’autant mieux – mais pas encore assez – qu’ils sont exploités en utilisant les meilleures pratiques pour l’environnement et le climat, via des éco-régimes et des Mesures Agro-Environnementales et Climatiques (MAEC), et surtout un soutien à l’agriculture biologique ! Ceci a déjà permis à beaucoup de survivre ou de passer le pas.

 

La PAC doit donc évoluer pour cesser de valoriser indifféremment l’hectare, quoi qu’on y fasse – ce qui demeure une faiblesse ou une absence de politique et de signal économique -, via le saupoudrage des aides. Les paiements doivent être beaucoup plus fortement différenciés en fonction de la plus-value – ou de la moins-value – environnementale. Ne dessinons pas une situation plus sombre qu’elle ne l’est : l’agriculture wallonne n’est pas aussi vertueuse qu’elle le dit ou le croit, mais nous disposons d’atouts : à niveau d’intensification agricole comparable, la Wallonie ne s’en sort pas mal du tout, avec des bovins qui passent encore la majeure partie de l’année en prairies, des mesures agro-environnementales plus largement adaptées et plus efficientes, et un pourcentage de bio largement supérieur à celui de ses voisins. Il faut encore améliorer très fortement mais nous avons les bases. Qu’au-delà de cela, l’agriculteur et les filières travaillent à augmenter la qualité de produits et arrivent à mieux les valoriser auprès du consommateur reste évidemment, non seulement légitime et souhaitable, mais absolument indispensable. Le politique a moins de prise là-dessus. Ce sont les acteurs des filières, et notamment les consommateurs, qui ont la main. Tous doivent être sensibilisés et prendre l’initiative. »

 

Une autre agriculture ! Et vite…

Tout ceci ne fait que conforter Nature & Progrès dans ses positionnements. L’absence de toute vision claire de politique agricole, en Wallonie, est grandement préjudiciable à la qualité de vie des Wallons. Nos problèmes environnementaux sont absolument majeurs : nitrates, pesticides, biodiversité, sol, air, climat… Christian Mulders insiste :

 

« De nombreuses études ont comparé le montant des externalités négatives de notre modèle agricole avec la valeur des produits. Elles constatent systématiquement que ces externalités sont du même ordre de grandeur, voire supérieures, à la valeur même des produits ! En Région Wallonne, on atteindrait même le double, qui prend en compte la santé pour 50 % ! La question fondamentale de la santé nous coûte donc autant que le produit lui-même ! De plus, l’impact sur la biodiversité n’est même plus calculé dans la plupart de ces études basées sur les budgets : il est tout simplement incalculable car nous sommes incapables de nous entendre sur la valeur d’un faucon pèlerin, d’une cigogne ou d’une grenouille… »

 

Le citoyen wallon doit donc aujourd’hui se mobiliser, non seulement pour défendre la nature même des denrées qu’il choisit de mettre dans son assiette, mais surtout parce que sa qualité de vie est directement menacée par le terrible laisser-aller qui prévaut en matière agricole, tant au niveau européen que belge et wallon. La qualité de vie et le revenu du travail des agriculteurs ne pourront être garantis, quant à eux, que par une véritable relocalisation de la production, par l’abandon de toute illusion exportatrice pour un territoire aussi petit et densément peuplé que le nôtre – vocation seulement rendue possible par des quantités démesurées d’intrants et la dégradation de notre environnement et du climat -, ainsi que par une intégration optimale, au sein de l’activité agricole, de l’amélioration du territoire géré par les agriculteurs. Ainsi la balle sera-t-elle de retour dans leur camp et le match enfin gagnable…

 

Les suites du panel citoyen de Nature & Progrès

Petit retour en arrière : fin de l’année 2020, en pleine crise de la Covid, les bénévoles actifs des locales ne peuvent plus se réunir chez l’un ou chez l’autre pour discuter ensemble et réfléchir sur les thématiques chères à Nature & Progrès. L’éducation permanente, au cœur de notre association, est en péril. Pour certains membres, c’est un cycle régulier de près de vingt ans qui est alors rompu !

 

Par Lionel Pistone

 

 

Mais c’est sans compter sur une évidente créativité… Chacun tente alors de s’organiser pour tout de même échanger avec d’autres membres, devenus, au fil du temps, des amis. C’est dans ce contexte pour le moins particulier que la locale de Marche-en-Famenne décide de se réunir… dans un bois nassognard. Dans le petit village de Grune, plus exactement !

 

Une idée qui germe en temps de crise

Une bonne demi-douzaine de bénévoles actifs prend alors le départ, sous un paysage enneigé, d’un petit circuit concocté par Claudine. En marchant, ils échangent entre eux, ainsi qu’avec l’animateur, sur les différentes thématiques portées par l’association. Pendant la balade, Christian, le président de la locale, aborde un sujet un peu nouveau que l’on commence timidement à retrouver en éducation permanente : la participation citoyenne. De fil en aiguille, l’animateur et d’autres bénévoles apportent leur concours à la discussion, grâce notamment à des articles ou à des livres qu’ils ont lu sur le sujet, comme le célèbre Contre les élections, de David Van Reybrouck. C’est ainsi que commença à germer l’idée d’instaurer un mécanisme de participation citoyenne au sein de Nature & Progrès.

 

Tout se passe, en effet, comme si nous étions chacun les neurones d’un même cerveau. Mais la capacité d’un cerveau repose moins sur le nombre de ses neurones – et sur ce qu’ils « savent » en leur for intérieur – que sur le nombre des connexions qui les relient et sur la capacité de ces connexions à échanger rapidement toutes sortes de données utilisables. Une grosse masse de neurones peut donc être en état de mort cérébrale si on l’arrose quotidiennement, par exemple, de publicités ineptes qui la poussent à se comporter machinalement contre son propre intérêt. Un peu de matière grise dûment stimulée peut, au contraire, être très active si elle se décide à réfléchir. Une telle activation est ce qu’on nomme parfois le « capital social ». C’est bien sur ce lien social que nous étions décidés à thésauriser !

Et après ?

Après plus d’un an et de multiples réunions sur le sujet – avec l’aide précieuse d’une « académique » de l’Université Catholique de Louvain spécialiste de la question -, deux journées de réflexion et de travail sont organisées à Namur, les 12 et 19 mars 2022. Une trentaine de citoyens membres et non-membres de notre association seront alors choisis et accompagnés par deux facilitateurs pour débattre autour du thème sélectionné par la locale de Marche : « As-tu besoin de ton voisin ? ». À la suite de ces deux journées de travail – voir notre analyse n°16, de l’année 2022 -, une synthèse est envoyée aux participants et un moment de conclusion est organisé lors du salon Valériane 2023. Le processus se termine alors, après avoir animé presque trois ans de la vie de la locale…

 

Lorsqu’on met en place un projet qui a demandé autant de réflexion, de travail, de temps et de moyens, on espère toujours qu’il en reste quelque chose une fois ledit projet terminé. L’une des graines semées lors de ces ateliers va-t-elle germer dans la tête de l’un des participants ? Fort heureusement, nous pouvons affirmer, aujourd’hui, que oui ! La présente analyse dissèque donc deux réussites bien distinctes qui ont pu voir le jour suite au panel citoyen de Nature & Progrès.

 

Des projets pour Marbais

L’une des participantes au panel citoyen a mis en pratique les bons conseils échangés lors des journées du 12 et 19 mars. Début 2024, elle nous écrivait ceci :

« A la suite des deux journées de colloque « As-tu besoin de ton voisin ? », les projets ont fait leur petit bonhomme de chemin. Les idées et conseils des autres participants au colloque m’ont aidée à mettre en place ces projets qu’il me tenait à cœur de réaliser. Ces rencontres entre voisins, ces moments de convivialité et de partage permettent de renouer les liens de voisinage, d’accueillir les nouveaux habitants mais aussi de se demander « As-tu besoin de ton voisin ? ». Pour 2024, nous avons obtenu l’approbation de la Commune de Villers-la-Ville pour la construction d’une aire de jeux dans le parc pour les enfants de 1 à 12 ans, et ceci grâce à une requête signée par 55 habitants de la cité. D’autres projets sont en couveuse et j’espère voir leur réalisation. »

 

C’est un magnifique témoignage qui nous conforte dans l’idée que ces processus participatifs, outre le fait qu’ils aient un intérêt d’éducation permanente pour une association telle que Nature & Progrès, ont un intérêt pour les participants qui les pratiquent.

 

Le groupe « autonomie » de la locale de Marche

Souvenez-vous, ce sont les bénévoles de cette locale qui ont eu l’idée du panel citoyen et qui ont réfléchi à sa concrétisation. Ils ont également pensé à sa suite, ancrée dans le concret et surtout dans les alentours… En effet, pour un projet qui s’intituait « As-tu besoin de ton voisin ?« , le résultat ne pouvait être que local ! C’est ainsi que, depuis janvier 2023, certains membres bénévoles de la région se réunissent autour d’un nouveau projet qu’ils ont créé de toute pièce : un « cycle d’activités autour de l’autonomie au quotidien ».

 

La méthodologie d’organisation est systématiquement la même : plutôt que d’imposer un sujet et d’attendre que les voisins viennent, ce sont eux qui choisissent sur quel thème ils veulent se réunir et échanger des savoirs et savoir-faire. Les premières rencontres « autonomie » ont été créées au départ de ce constat : de nombreuses personnes du village ne savent pas comment faire leur pain et ont déjà demandé de l’aide à Christian et Claude Thiry, les responsables de la locale. Ceux-ci ont donc décidé d’organiser un atelier directement chez eux, en invitant quelques connaissances. Un atelier, c’est bien mais ce n’est pas suffisant. Christian était administrateur chez Nature & Progrès et il a longtemps été notre représentant au Conseil supérieur de l’éducation permanente. Il sait que la sensibilisation est un enjeu crucial et que « faire pour faire », ce n’est pas suffisant. Il est important de comprendre pourquoi on le fait, sinon on finit par décrocher et se laisser tenter par un retour au « confort d’une vie moderne », faite de supermarchés ouverts sept jours sur sept…

 

En conclusion

Lors de chacune des rencontres sur l’autonomie, une causerie est donc organisée et les participants sont invités à discuter des différents enjeux liés à la thématique du jour. Ainsi, par exemple, lors de la première rencontre sur le pain, douze personnes étaient présentes, dont une agricultrice bio voisine qui a pu expliquer les réalités de son travail et les tenants et aboutissants de la production de ses farines. Depuis lors, une voisine, Cécile – qui était également présente lors des deux journées du panel – a repris la main avec Claude et une dizaine d’activités ont été organisées sur l’autonomie dans la cuisine, au jardin, financière, en écoconstruction, sur le low tech, etc. Un second groupe permanent, issu en partie du premier et rejoint par d’autres personnes (membres ou non), est également en création autour du jardinage, des semences et de la biodiversité.

 

Ces causeries permettent de (re)dynamiser des individus, qui deviennent ensuite des groupes, qui continuent à échanger, mais aussi tout le réseau local institutionnel. On peut ainsi citer quelques acteurs partenaires tels que la Maison de la Culture, diverses associations, le festival de la ruralité, la commune via le PCDR, les différents partis politiques locaux, le domaine provincial du Fourneau Saint-Michel, etc. qui (re)découvrent Nature & Progrès grâce à ses différents projets. En une année, ce sont plus d’une centaine de personnes qui ont déjà été sensibilisés à l’autonomie au quotidien ! Une belle réussite dont le point de départ fut, je vous le rappelle, une balade dans un bois nassognard, en temps de Covid…