27, Nov 2024 | 2024, Analyses, Études
S’il est désormais notoire que les PFAS – ces substances per- et polyfluoroalkyles – sont utilisés dans les produits de consommation les plus variés – poêles à frire, textiles, emballages alimentaires, etc. -, il est moins connu que des pesticides à base de PFAS sont autorisés et activement pulvérisés sur les cultures vivrières, terminant ainsi dans nos assiettes. Nous avons étudié l’ampleur de la contamination des fruits et légumes dans l’Union Européenne et en Belgique : l’exposition des consommateurs belges et européens est croissante ! Cette conclusion est corroborée par l’augmentation des ventes de ces pesticides PFAS, en Belgique, au cours de la dernière décennie.
Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer
Novembre 2023. L’émission #Investigation de la RTBF révèle la présence, dans l’eau du robinet, d’un contaminant, appelé PFAS. Deux ans plus tôt, en Flandre, le déversement massif de PFAS dans l’eau et dans l’air par l’usine 3M avait déjà mis sous le feu des projecteurs l’extrême persistance dans l’environnement et les risques pour la santé de cette catégorie de produits chimiques, des polluants éternels.
Des PFAS dans les pesticides
Cette persistance exceptionnelle, développée par le secteur de la chimie grâce à l’ajout d’atomes de fluor à différents types de molécules, a également fait son apparition en agriculture, après les années 2000, dans la production de fongicides, d’herbicides ou d’insecticides. L’introduction délibérée d’un groupe trifluorométhyle (-CF3) permet, en effet, d’améliorer les propriétés hydrophobes (hydrofuges) et lipophobes (répulsives aux graisses) des pesticides de synthèse, renforçant ainsi leur efficacité et leur stabilité. Il existe aujourd’hui trente-sept substances actives composées du trifluorométhyle, approuvées dans l’Union Européenne.
Ces pesticides sont bien des PFAS, au sens où l’entend l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques), même si on les qualifie de « PFAS à chaine courte », contrairement aux « PFAS à chaine longue » qui ont, jusqu’ici, davantage fait l’objet de l’attention des scientifiques. Nonobstant leur persistance dans l’environnement ou leur bioaccumulation dans les organismes vivants, ils ne sont pourtant pas pris en compte de façon spécifique dans la règlementation sur les pesticides, ni ailleurs ! Rien n’est mis en place, au niveau politique, pour les faire disparaître des territoires belges et européens. Pourtant, leurs effets de perturbation endocrinienne sont mis au jour et de plus en plus de voix d’experts s’élèvent, indiquant que ces « PFAS à chaîne courtes » peuvent avoir des impacts semblables à ceux des « PFAS à chaîne longue ».
Mais qui autorise les pesticides ? Les P.P.P. (Produits Phytopharmaceutiques) sont des pesticides chimiques de synthèse utilisés pour protéger les cultures et empêcher leur destruction, par une maladie ou une infestation. Ils sont composés d’au moins une substance active – le principe actif – et d’autres ingrédients – les coformulants – donnant à la préparation une forme appropriée pour son utilisation. Les substances actives sont homologuées par le régulateur européen, tandis que ce sont les États membres qui autorisent les formulations.
Présence de PFAS dans les fruits et légumes
Nature & Progrès et PAN Europe ont réalisé une étude pour évaluer l’ampleur de la présence des pesticides PFAS dans les champs et dans nos assiettes. Le premier chapitre porte sur l’exposition des consommateurs belges et européens aux résidus de PFAS par leur consommation de fruits et légumes issus de l’agriculture conventionnelle, en se basant sur les analyses de résidus de pesticides dosés entre 2011 et 2021.
Au niveau européen :
– des résidus de trente-et-une substances actives PFAS ont été détectés sur l’ensemble des fruits et légumes de l’Union Européenne, entre 2011 et 2021 ;
– le nombre de fruits et de légumes contenant des résidus d’au moins un pesticide PFAS dans l’UE a triplé en onze ans ;
– en 2021, les fruits cultivés en Europe, tels que les fraises (37%), les pêches (35%) et les abricots (31 %), étaient particulièrement contaminés ;
– en 2021, les fruits les plus contaminés relèvent souvent un cocktail de PFAS : quatre PFAS différents pour un échantillon de fraises ou de raisin de table, trois pesticides PFAS différents dans un échantillon de pêches, d’abricots, de pommes et de poires ;
– les Pays-Bas, la Belgique, l’Autriche, l’Espagne, le Portugal et la Grèce sont les principaux producteurs d’aliments contaminés par les PFAS au sein de l’Union Européenne, tandis que des pays comme le Costa-Rica, l’Inde et l’Afrique du Sud sont, pour l’Union Européenne, les principaux exportateurs d’aliments fortement chargés en PFAS ;
– les PFAS les plus détectés en 2021, dans les fruits et légumes, étaient le fongicide fluopyram qui se retrouve dans la moitié des échantillons européens contaminés, puis l’insecticide flonicamide, et en troisième position le fongicide trifloxystrobine.
Au niveau belge :
En Belgique, l’approche méthodologique de l’agence en charge du contrôle des résidus, l’AFSCA (Agence fédérale pour la sécurité de la chaine alimentaire), ne permet pas de réaliser des lignes de tendance. On peut toutefois affirmer que :
– de 2011 à 2021, la contamination des fruits a doublé et celle des légumes a triplé : elle est passée de 14,3% à 25,5% pour les fruits, et de 13,6% à 35,6% pour les légumes ;
– en 2021, 15% des poires produites en Belgique étaient contaminées aux PFAS, 56% des poivrons et 39% des aubergines produits localement ;
– en 2021, les fruits contaminés importés – bananes, pamplemousses, melons -, de même que les légumes contaminés importés – brocolis -, provenaient principalement d’Espagne et d’Italie ;
– au niveau des substances actives détectées dans les échantillons de fruits et légumes, pour la Belgique en 2021, le fluopyram arrivait en seconde position, après le flonicamide qui a été décelé dans vingt-deux échantillons.
Des produits largement utilisés en agriculture
La seconde partie de l’étude menée par Nature & Progrès et PAN Europe porte sur l’utilisation des pesticides PFAS en agriculture, en s’appuyant sur les données de commercialisation de ces pesticides en Belgique, au cours de cette même période 2011-2021. Les résultats de l’analyse n’ont rien de rassurant :
– entre 2011 et 2021, les ventes de pesticides PFAS ont augmenté de 20%, avec plus de deux cent vingt tonnes commercialisées en 2021, en ce compris les pesticides qui sont candidats à la substitution et auraient dû être éliminés progressivement, depuis 2015. Rappelons ici que les substances actives les plus toxiques – cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques – ou réunissant deux des trois critères – persistance, bioaccumulation, toxicité – appartiennent à la catégorie des candidats à la substitution. Elles sont approuvées au niveau européen pour une durée de sept ans. Les autorités nationales sont tenues, lors de l’évaluation des risques dans le cadre de l’autorisation du produit final, d’opérer une analyse comparative en les substituant par des alternatives plus sûres, dès que c’est possible ;
– or les PFAS les plus vendus sont précisément ces pesticides candidats à la substitution ! Ils représentaient la moitié des ventes de pesticides PFAS en Belgique, en 2021, entrant dans la composition de cent vingt-deux pesticides chimiques de synthèse différents autorisés en Belgique ;
– le premier pesticide PFAS le plus vendu en Belgique est le flufénacet – un herbicide candidat à la substitution – et le fluopicolide – un fongicide également candidat à la substitution, ces deux substances étant commercialisées par le géant Bayer Crop Sciences AG ;
– toute proportion gardée, sur base de la S.A.U. (surface agricole utile), la Belgique consomme deux fois plus de pesticides PFAS que son voisin, la France, mais moins que son autre voisin des Pays Bas !
Comment les PFAS passent-ils à travers les mailles législatives ?
L’exposition délibérée – et en augmentation ! – des consommateurs à des cocktails de pesticides PFAS, dans les fruits et légumes, est inquiétante. On ne peut que s’étonner du fait qu’aucune mesure et qu’aucun engagement politique n’ait été pris à ce jour par les autorités pour les interdire. Comment se fait-il que les pesticides PFAS passent à travers les mailles du filet ? Certes, les agriculteurs ne savent généralement pas qu’ils pulvérisent des polluants éternels sur leur culture : ce n’est pas mentionné sur l’étiquette et l’industrie se garde bien d’en faire la publicité. Mais comment les autorités peuvent-elles rester de marbre devant ces contaminations ? La mise sur le marché des pesticides est l’aboutissement d’un parcours d’évaluation réglementaire s’apparentant à une lasagne, avec une couche européenne, une couche fédérale et une couche régionale. Les risques du produit sont analysés à chaque étape mais, malgré ce parcours, l’étude nous a montré que les pesticides PFAS sont bel et bien présents dans nos assiettes, et chaque année plus nombreux.
Plusieurs raisons ont été identifiées :
– l’absence de prise en compte de la persistance dans l’environnement comme critère d’exclusion. Caractéristique commune de tous les PFAS et justification majeure d’une proposition de restriction universelle de ces substances au niveau européen – à l’exception des pesticides – : ni la persistance, ni la forte persistance ne sont per se une raison d’interdire une substance active dans la réglementation européenne. Seules les substances persistantes, bioaccumulables et toxiques ou très persistantes et très bioaccumulables, seront exclues de l’approbation ;
– l’absence d’évaluation rigoureuse des différentes toxicités des pesticides, entre autres la perturbation endocrinienne. On observe que de nombreux pesticides PFAS sont approuvés, ou même réapprouvés, sans faire l’objet d’évaluation de leur toxicité – pourtant obligatoire depuis 2018 – ou qu’une évaluation de la perturbation endocrinienne est en cours mais n’est pas finalisée. Et cela peut durer des années… Or les PFAS sont de plus en plus suspectés d’interférer avec le système endocrinien – thyroïde – et immunitaire ;
– l’absence d’élimination progressive des pesticides candidats à la substitution. Ici aussi, la seule forte persistance ne suffit pas à qualifier une substance active de candidate à la substitution. Tous les PFAS pesticides n’en sont donc pas des mais, par ailleurs, la pratique a démontré que ces pesticides candidats à la substitution, censés être progressivement éliminés grâce au mécanisme de l’évaluation comparative, continuent à circuler sans que cette évaluation ait lieu, à quelques rares exceptions près. On se reportera ici au chapitre 2 du rapport de Nature & Progrès, intitulé « Belgique, royaume des pesticides » – voir notre analyse N°18 de l’année 2023. Ce rapport est disponible en ligne sur le site Internet de Nature & Progrès : www.natpro.be/informations/brochures/ ;
– l’absence de prise en compte de la toxicité intrinsèque des métabolites car les produits de dégradation des pesticides sont autant – voire plus – toxiques que la substance active dont ils proviennent. En l’occurrence l’acide trifluoroacétique (TFA) est un métabolite extrêmement persistant qui se retrouve dans de nombreux produits de dégradation des PFAS. Mais la réglementation sur les pesticides n’a prévu d’apprécier les risques de persistance, bioaccumulation et toxicité – PVB, et vPvB – que quand la substance dont ils proviennent présente elle-même ces caractéristiques. C’est une aberration !
– l’absence de prise en compte de l’effet cocktail car l’exposition combinée, alimentaire et non alimentaire, à plusieurs substances chimiques – y compris les pesticides – n’est pas prise en compte par les évaluateurs, en l’absence de ligne directrice pour mener à bien cet examen pourtant obligatoire.
Ces quelques éléments témoignent du contexte tout à fait obsolète de la réglementation des pesticides. Elle s’applique toujours, cependant, au mépris de l’environnement et de la santé, et du besoin criant de décisions politiques courageuses pour nous en protéger.
Nos demandes et revendications
En 2020, dans le cadre du Pacte Vert européen, l’Union Européenne s’est engagée à interdire tous les PFAS inutiles en Europe. Mais les PFAS pesticides ont été exclus de la proposition de restriction universelle, sous prétexte qu’ils étaient déjà suffisamment régulés dans les normes européennes sur les pesticides.
Nature & Progrès, en collaboration avec PAN Europe, demande de toute urgence :
- L’interdiction de tous les pesticides PFAS, soit :
– au niveau européen, d’une part, mettre fin à l’approbation de la substance active du fait de sa forte persistance, ou de la persistance de ses métabolites, dans le cadre de la réglementation pesticide et, d’autre part, supprimer l’exception des pesticides dans le cadre de la proposition de restriction universelle des PFAS ;
– au niveau fédéral, mettre en place un plan de réduction des pesticides PFAS pour une élimination totale au 1er janvier 2026 ;
– au niveau régional, suspendre immédiatement des PFAS pesticides.
- L’application cohérente et rigoureuse de la réglementation européenne sur les pesticides, reposant sur l’expertise scientifique indépendante et sur le principe de précaution, entre autres en ce qui concerne l’évaluation comparative en matière de candidats à la substitution.
- Une politique « Zéro résidus de pesticides PFAS » dans les produits alimentaires.
- Un engagement massif de nos autorités pour une agriculture sans pesticides chimiques de synthèse.
Le rapport complet est consultable sur notre site internet
www.natpro.be/wp-content/uploads/2024/02/recolte-toxique-pfas-etude.pdf.
27, Nov 2024 | 2024, Analyses, Études
Le thème de l’édition 2024 des « portes ouvertes des jardins des membres de Nature & Progrès » n’a pas été choisi par hasard. Les bouleversements climatiques nous plongent dans l’incertitude totale. Quelle météo aurons-nous cette année ? A l’heure des principaux semis, personne ne peut dire s’il fera sec, humide, froid ou chaud. Que semer, que planter, dans nos champs et dans nos jardins, pour assurer notre alimentation dans un contexte de climat changeant ?
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef
« Produire notre alimentation localement » est une valeur défendue avec beaucoup d’énergie par l’ensemble de la communauté Nature & Progrès. Que ce soit dans les champs de nos producteurs bio, ou dans les jardins potagers citoyens, chaque année représente un défi pour maintenir et renforcer notre degré d’autonomie, pour maîtriser toutes les étapes de la production alimentaire, de la terre à l’assiette.
Les modifications climatiques viennent, d’année en année, renforcer les incertitudes liées aux conditions météorologiques de l’année. Les constats sont identiques partout, et notamment quantifiés par l’Institut Royal Métérologique en Belgique : les extrêmes se multiplient. Sécheresses particulièrement précoces, périodes excessivement humides, canicules ou coups de froid, les mois passent et ne se ressemblent pas. Un nouveau défi pour choisir les cultures qui produiront notre alimentation dans ces conditions fluctuantes et incertaines.
Plus que jamais, opter pour la biodiversité améliorera la résilience de nos jardins et de nos champs. En cherchant à diversifier la génétique de ce qu’ils auront semé et planté, jardiniers et producteurs auront de meilleures garanties d’avoir quelque chose à récolter. L’offre des plants et semences produits par les fournisseurs de matériel végétal répond-elle à ces défis ? Que choisir ?
Diversité des espèces
La créativité de Dame Nature nous a gâtés. Notre flore recèle d’une multitude de plantes comestibles. Certaines sont restées sauvages, s’épanouissant sur les bords des chemins, dans les prés et dans les bois. D’autres ont été mises en culture par l’Homme, qui les a progressivement « améliorées » par sélection. C’est ainsi que la carotte sauvage, dont la racine n’est pas très appétissante, a donné la carotte cultivée, douce et charnue, peu concentrée en substances de défense. La pomme sauvage, petite et acide, a évolué vers des fruits plus gros et sucrés, certaines variétés étant capables de se conserver de nombreux mois dans nos celliers.
Nous avons donc le choix entre de nombreuses espèces végétales fournissant feuillages, fruits, graines ou racines. Bonne nouvelle ! Les catalogues de nos semenciers sont de plus en plus riches en fruits et légumes venus d’ici ou d’ailleurs, adaptés à nos régions. Topinambour, persil tubéreux, chou chinois, châtaigne de terre, oca du Pérou, cardon, bardane japonaise, amarante… Les jardiniers, les producteurs et les consommateurs peuvent tester et goûter ces nouvelles saveurs. Les exigences de ces plantes étant très variées, toutes les cultures ne réussiront pas chez tout le monde, mais de belles découvertes sont au rendez-vous.
Diversité au sein des espèces
La diversité génétique se trouve aussi au sein-même des espèces, dans les différents clones, les variétés et les hybrides. Un rappel de définitions s’impose.
Les plantes issues de reproduction végétative, soit, les clones, présentent peu de diversité génétique. Saviez-vous que toutes les pommes Jonagold sont issues de la multiplication de trois méristèmes ? Heureusement, la Nature fait bien les choses : les mutations naturelles ont donné naissance à une diversité génétique se reflétant dans la couleur du fruit allant du rouge foncé au rouge vermeil.
Les lignées pures correspondent à des populations qui produisent, par croisement ou autofécondation, des descendants toujours semblables entre eux ainsi qu’aux géniteurs. Lorsque vous semez des graines de carotte Rodelika, vous obtenez des carottes conformes à la description de la Rodelika. Tous les individus sont génétiquement identiques et homozygotes pour les caractères pour lesquels ils ont été sélectionnés. Ce sont les variétés reproductibles de nos fruits et légumes. Si la variabilité génétique au sein d’une lignée pure est extrêmement pauvre – puisqu’elle induirait une non-conformité de la descendance par rapport aux standards de la variété -, la richesse se situe dans la diversité de ces différentes variétés.
Les hybrides sont, quant à eux, issus du croisement qui peut avoir lieu entre espèces différentes – on obtient alors une descendance stérile -, ou au sein d’une même espèce. De manière générale, les descendants de ces croisements bénéficient de l’effet d’heterosis, c’est-à-dire qu’ils présentent une vigueur accrue par rapport aux parents. Penchons-nous donc sur ces hybrides.
Le croisement de deux lignées pures donne, en première génération, des hybrides F1 dans lesquels s’expriment les caractères dominants des parents. On y observe une forte homogénéité, soit, des plantes et semences que nous achetons. Si l’on resème les graines issues de ces F1, il y a disjonction des caractères. La génération F2 est, de ce fait, hétérogène au niveau morphologique et/ou physiologique. On n’obtient donc plus des copies conformes des « parents » (les hybrides F1), ce qui est reproché à ces plantes : il faut racheter des plants ou des semences chaque année. Si l’on croise des hybrides F1, les hasards de la combinaison des gènes fournit cependant une diversité génétique intéressante en termes de résilience et de diversité !
Le croisement d’un ensemble d’individus de la même espèce, mais présentant une génétique variée, peut aboutir à une « variété population ». Elle correspond à un ensemble d’individus aux génotypes variés, multipliés en pollinisation libre et sélectionnés par sélection massale. Ce n’est pas une variété au sens usuel du terme, car elle ne répond pas aux critères DHS (distinction, homogénéité et stabilité) permettant l’inscription au catalogue. La réglementation européenne reconnait l’utilité des variétés population et en autorise l’utilisation pour les producteurs biologiques.
Diversité, mais pas manipulation !
La diversité naturelle des gènes des plantes nous intéresse en termes de résilience, et on la retrouve notamment au niveau des hybrides. Si on recherche la diversité génétique, ce n’est pas, pour autant, une raison d’accepter les organismes génétiquement modifiés ! Un OGM est, selon la définition officielle (Directive européenne 2001/18/CE), « un organisme, à l’exception des êtres humains, dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle ». Il y a donc intervention humaine artificielle par manipulation de génome, ce qui est bien différent de la sélection qu’effectue le jardinier qui ressème les graines issues de ses plus belles et délicieuses tomates !
Evoluer dans les pratiques
La diversité végétale, augmentant la résilience de nos cultures, peut être atteinte en multipliant les espèces cultivées ainsi que les variétés de ces espèces, les « lignées pures ». Les catalogues des semenciers recèlent de variétés, avec une attention accrue pour les sélections anciennes, dites « de terroir », qu’ils se donnent pour objectif de conserver et de multiplier. Nature & Progrès défend, depuis de nombreuses années, la diversité végétale et sensibilise les jardiniers et les producteurs à l’importance de préserver, et de participer à la préservation des nombreuses lignées pures, issues de générations de sélectionneurs, aussi bien professionnels qu’amateurs.
Dans les champs et dans les jardins, il sera nécessaire de jongler avec les variétés. On distingue souvent les variétés de printemps, d’été ou d’automne du même légume. Par exemple, les laitues de printemps sont adaptées pour démarrer tôt, mais elles sont sensibles à la chaleur et à la sécheresse qui les fait monter à graines. On les remplace donc au cours de la saison par des variétés d’été, mieux adaptées à ces conditions, pour terminer avec des variétés d’automne, poursuivant leur croissance malgré les premiers frimas. Mais à l’heure où les épisodes de sécheresse frappent tôt et fort, ne serait-il pas intéressant de changer nos habitudes en multipliant les variétés cultivées tout au long de l’année ?
Au-delà de ces adaptations de pratiques, un changement plus profond dans la manière de considérer les variétés semble opportun. On a l’habitude, quand on fait ses propres semences, de veiller à la pureté de la variété. Pour les courges, cela passe le plus souvent par des fécondations contrôlées. Pour d’autres légumes, on s’assurera de ne pas laisser fleurir des variétés différentes dans un certain périmètre pour éviter les croisements. En fonction du mode de reproduction de la plante (autogame ou allogame, fécondée par le vent ou par les insectes…), un cortège de bonnes pratiques a été défini pour maintenir, à tout prix, la pureté variétale et la perpétuer d’année en année.
Si ces pratiques sont indispensables pour les semenciers, qui proposent des lignées pures, ne devraient-elles pas être revues, dans nos champs et dans nos jardins ? N’est-il pas préférable de cultiver des variétés populations, en croisant, autant que possible, des génétiques diversifiées (sur base des lignées pures proposées par les semenciers), afin d’accroître les chances d’obtenir, selon les aléas de la météo, une récolte suffisante à l’autonomie alimentaire individuelle ou à l’équilibre financier de la ferme ? Une idée à essaimer auprès des producteurs et des jardiniers.
27, Nov 2024 | 2024, Analyses, Études
En cette année 2024, nous serons invités, par deux fois, à nous présenter aux urnes afin d’élire nos dirigeants : en juin, aux niveaux fédéral, régional et européen, et en octobre, aux niveaux communal et provincial. Tirons le bilan de la législature qui se termine. Nos politiques ont-ils tenu leurs promesses ? Quelles ont été les avancées, et – malheureusement – les reculs, en matière de suppression de pesticides chimiques de synthèse ?
Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer
Depuis sa naissance en 1986, notre association milite contre l’utilisation des pesticides chimiques de synthèse. Un travail de longue haleine, qui porte peu à peu ses fruits. Mais l’on peut encore s’étonner qu’avec les connaissances actuelles sur la toxicité de ces molécules pour l’environnement et la santé, les choses n’avancent pas de manière plus rapide et plus efficace. Inlassablement, et avec une conviction toujours renouvelée, les membres et l’équipe de Nature & Progrès interpellent les politiques des différents niveaux de pouvoir et font pression, pour notre santé et celle de la Terre.
2024 est une année-clé. En juin, nous voterons pour nos dirigeants aux niveaux européen, fédéral et régional. En octobre, ce sera au tour des élections communales et provinciales. Pour qui donner sa voix ? A coté de l’analyse des programmes, une manière de juger de l’ambition des partis est aussi de regarder en arrière, en faisant le bilan de la législature. Que nous avaient promis les partis au pouvoir ? Qu’ont-ils finalement réalisé pendant le temps de leur mandat ? Faisons le bilan de la législature touchant à sa fin.
La « pause environnementale » se confirme
Vendredi 15 mars, 14h. Je m’assieds face à mon ordinateur pour entamer la rédaction de cet article. Objectif : épingler les avancées que la Belgique et la Wallonie ont réalisées ou manquées en matière de réduction des pesticides chimiques de synthèse… Voilà qu’à l’instant, la Commission Européenne (CE) sort un communiqué, en réaction à l’ébullition du monde agricole. On y apprend, malgré un enchevêtrement complexe de causes à la colère des producteurs, que la CE propose de faire sauter trois mesures agro-environnementales essentielles à la préservation des sols et de la biodiversité : l’obligation de couvert végétal en période sensible, l’obligation de rotation des cultures et la mise en jachère de 4 % de terres. Une décision facile, sans vision, et un vrai rétropédalage ! L’Europe alimente la dualité, creuse encore l’écart « agriculture – protection de l’environnement », alors que l’une et l’autre devraient marcher main dans la main.
Dans la foulée de la décision de remettre sine die le projet de règlementation sur l’utilisation durable des pesticides (Règlement « SUR ») le mois dernier, de prolonger l’approbation du glyphosate pour 10 ans malgré l’absence de majorité qualifiée au Conseil, la CE confirme son penchant pour la « pause environnementale ». L’utilisation des pesticides chimiques de synthèse n’est pas qu’une question d’environnement, c’est aussi un enjeu de santé publique !
Déclarations politiques fédérales et régionales
Dépitée, je m’inscris à un débat organisé par la Première, le 20 mars, entre les ministres Tellier (environnement, région wallonne, écolo), et Clarinval (agriculture, fédéral, MR) sur le thème : « Quelle agriculture durable pour demain en Wallonie ? ». Les questions que nous, membres et acteurs de Nature & Progrès, voudrions leur poser ne manquent pas. Qu’ont-ils fait, l’un comme l’autre, pour que nos agriculteurs.rices s’affranchissent des produits chimiques ? Pour que leur santé, celle des citoyens et celle de l’environnement soient prioritaires ? Quel bilan dressent-ils de leur engagement de réduire l’utilisation des pesticides ? Croient-ils à une Wallonie sans pesticides ?
Sur papier, le gouvernement fédéral s’était engagé à « réaliser un ambitieux plan de réduction des pesticides », et le gouvernement régional de son côté « en cohérence avec les décisions européennes visant à sortir progressivement des pesticides, … à soutenir l’agriculture durable …et à orienter les moyens vers le développement d’alternatives durables, développer le conseil indépendant notamment concernant l’utilisation de pesticides et engrais chimiques ». Mais, derrière ces mots, qu’en est-il ?
Belgique, Royaume des pesticides
Au niveau des pays européens, la Belgique tient la troisième place du podium en termes d’utilisation des pesticides, derrière les Pays Bas et Chypre. En 2020, environ 6.500 tonnes de pesticides chimiques de synthèse sont pulvérisées annuellement dans les champs cultivés, soit 8,5 kg à l’hectare. C’est quatre fois plus que la moyenne européenne !
Il y a juste un an, Nature & Progrès, en partenariat avec PAN Europe, sortait un rapport intitulé « Belgique, Royaume des pesticides ». Cette étude soulignait le rôle de l’administration belge dans l’utilisation massive de pesticides chimiques de synthèse. Elle donne son feu vert aux pesticides les plus toxiques, les candidats à la substitution (CfS, ceux qui auraient dû progressivement disparaitre du territoire), comme si c’était une simple formalité. Elle délivre aussi à la volée des dérogations temporaires d’urgence pour l’utilisation de pesticides non approuvés au niveau européen, s’appuyant sur des exceptions sans fondement. Enfin, elle se passe d’une évaluation des risques de la composition finale du produit, alors que de plus en plus d’études démontrent que la toxicité des co-formulants et de la formulation finale peut s’avérer bien plus dangereuse que la molécule active elle-même.
Depuis, on ne peut que se réjouir du « halte-là », qu’ont mis le Conseil d’Etat (instance administrative la plus haute de Belgique) et la Cour de Justice des Communautés européennes aux pratiques de dérogation abusive de l’administration belge. Deux arrêtés ont été pris pour interdire les dérogations nationales, dès lors qu’une substance active n’est pas approuvée, pour des raisons de toxicité, au niveau européen. Il aura fallu passer par la voie judiciaire pour faire respecter la réglementation européenne, à défaut pour l’administration de prendre ses responsabilités. C’est la fameuse affaire sur les néonicotinoïdes que Nature & Progrès et PAN Europe se réjouissent d’avoir menée à son terme (voir Valériane n°165).
Une décision récente encourageante, en provenance de l’administration elle-même cette fois-ci – ce qui est assez rare pour le souligner -, consiste dans la suspension immédiate et indéfinie dans le temps des herbicides à base de prosulfocarbe. Le Comité d’agrégation (organe fédéral, au sein du SPF Santé publique, en charge de l’autorisation des pesticides) en a décidé ainsi début février 2024. Alors qu’avec l’Union des agrobiologistes belges (UNAB), nous questionnions les autorités sur les problèmes de dérive de cette substance, au cours de la procédure d’évaluation du Comité d’Agrégation, des données toxicologiques fournies par l’industrie ont fait apparaitre un problème de toxicité par « absorption dermique pour les opérateurs ». Affaire à suivre puisqu’un appel de cette décision serait en cours, mais d’ores et déjà une décision pionnière, puisque guidée par un impératif de santé publique, sur la base d’études délivrées par l’industrie elle-même.
Les « plans de réduction » : des coquilles vides !
Cependant, sur les stratégies globales de réduction des pesticides, c’est la déception. Si l’intitulé, comme les déclarations de politique, projettent notre imaginaire dans des stratégies concrètes et des actions ambitieuses pour s’affranchir des pesticides, le Plan National pour la réduction des Pesticides (NAPAN) 2018-2022 nous montre qu’on en est au stade de diagnostic, d’évaluation, d’études, d’observatoires, de suivi d’informations. Où sont les réelles mesures permettant des réductions ? Et le Programme 2023-2027, dans la continuité du précédent, est tout aussi vide d’actions. La Déclaration politique parlait d’un plan ambitieux de réduction des pesticides… A croire que seul le nombre de mesures (176 !) compte ! Quant à la sincérité de la Vivaldi à vouloir s’affranchir des pesticides chimiques de synthèse, le doute est permis.
Les riverains attendent toujours
Dans la lasagne institutionnelle belge, c’est le fédéral qui a la compétence pour l’autorisation des pesticides (PPP) et les régions qui ont en main les conditions d’utilisation de ces pesticides, pour protéger les populations et l’environnement.
Au lendemain des élections régionales 2019, Nature & Progrès, aux côtés d’autres organisations comme Canopea, s’est mobilisé pour que l’Arrêté du gouvernement wallon du 11 juillet 2013 relatif à « une application des pesticides compatible avec le développement durable » soit enfin mis en œuvre et protège les riverains et notre environnement. Même si rien, à cet égard, ne figurait dans la déclaration gouvernementale. Dès lors que l’arrêté existait depuis 2013 et n’avait toujours pas été implémenté, il était, pour nous, prioritaire de prendre les mesures qui permettraient son implémentation (définition des zones de protection, conditions de pulvérisation, carnet de traitement, etc.). Cela s’imposait d’autant plus que deux études menées en Wallonie en 2019 (PROPULPP, sur les dérives des pesticides dans l’air et les sols à proximité des zones de pulvérisation, et EXPOPESTEN, sur les résidus des pesticides dans les urines des riverains) mettaient clairement et scientifiquement en avant l’exposition des populations aux pesticides. Elles auraient dû servir de base à des décisions politiques courageuses pour protéger les personnes vulnérables, pas uniquement en fonction du lieu où elles se situent (crèches, hôpitaux, plaines de jeux…), mais partout. Malheureusement, on arrive en fin de législature, et malgré un dernier sursaut en fin de mandat de la ministre de l’Environnement pour faire aboutir ce dossier, aucune avancée n’est à retenir.
Nos revendications pour la prochaine législature
A l’heure des programmes électoraux, rien d’étonnant à ce que tous les partis démocratiques se réclament d’une transition en matière d’agriculture. Qu’ils l’appellent : agriculture durable, biologique, agroécologique, sans produits chimiques, ils affichent tous ce tournant, avec plus ou moins d’ambition et de conviction. Pour notre part, c’est au moment de la négociation des accords de gouvernement qu’il s’agira d’exercer une influence maximale sur les partis pour que de réelles trajectoires ambitieuses en termes de réduction des pesticides soient fixées, que des stratégies soient mises en place pour en permettre la mise en œuvre et que l’Arrêté de 2013 soit finalement mis en œuvre avec ambition.
Au rang des revendications prioritaires, nous plaiderons pour :
- Un vrai partage de compétence entre les ministères de l’agriculture, de la santé et de l’environnement sur toutes les décisions concernant les pesticides ;
- Une interdiction des pesticides les plus toxiques (CfS)
- Une interdiction des pesticides PFAS (voir page 22)
- Un respect de la règlementation européenne sur les pesticides (application du principe de précaution, transparence, évaluation des risques, …)
- Plus de soutien à notre projet « Vers une Wallonie sans pesticides »
REFERENCES
27, Nov 2024 | 2024, Analyses, Études
Nous sommes tous inquiets faces aux évolutions du monde. Penser un nouveau modèle de société, plus juste et plus durable, est indispensable mais n’est pas suffisant. Il faut agir pour changer de trajectoire. Comment ? Selon Philippe Baret, il est important d’aujourd’hui se positionner comme « les éclaireurs du temps qui reste » afin de montrer la voie d’un monde plus durable. Deux ingrédients sont nécessaires : un message, cohérent et rassembleur, et une bonne tablée, soit, accroître son pouvoir de mobilisation. Où en sommes-nous, chez Nature & Progrès ?
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef
Le 27 janvier 2024 se tenaient les Etats généraux de Nature & Progrès. Cet événement, qui a lieu tous les cinq ans, rassemble les forces vives de l’association afin de définir les lignes directrices des actions à venir. C’est une réunion où les idées se rencontrent dans un grand bouillon, chacun apportant ses ingrédients pour contribuer à un monde meilleur. En introduction de cet événement, Philippe Baret, directeur du Laboratoire de recherches Sytra (Transition of food systems) de l’Université Catholique de Louvain, a été invité à partager avec nous ses réflexions sur les ingrédients nécessaires à un changement de notre société. De quoi inspirer les débats, tout au long de la journée.
Nature & Progrès, une pépinière d’éclaireurs
Voici un demi-siècle que des citoyens et des producteurs, interpellés par les évolutions de notre société, se sont regroupés au sein de Nature & Progrès. Ensemble, en s’informant, en appréhendant les défis touchant les humains et la planète, en analysant des solutions possibles, en s’inspirant d’alternatives, les membres de Nature & Progrès réinventent un modèle de société plus juste et plus durable. Nous pouvons les comparer à des éclaireurs. Positionnés à l’avant de la troupe, ils cherchent le chemin. Ils explorent, ils expérimentent… Mais ils n’ont de sens que s’ils sont suivis et s’ils ne restent pas eux-mêmes bloqués en chemin ! Comment faire en sorte que les citoyens adoptent avec nous le chemin d’un monde plus robuste, pour notre santé et celle de la Terre ?
Soyons RADIN !
Avec son équipe de recherche, Philippe Baret a élaboré un système de classification des mouvements en fonction de deux paramètres. Le premier est le niveau d’ambition, qui distingue des mouvements « radicaux », qui souhaitent une refonte en profondeur du système, et des mouvements « adaptatifs », assez conservateurs, qui préfèrent de petites adaptations de faible ampleur et à leur rythme. Le second paramètre concerne la portée, ce qui distingue des mouvements « spécifiques », concernant de petits groupes de personnes, et des mouvements « inclusifs », qui souhaitent toucher le plus grand nombre.
Les syndicats agricoles majoritaires sont souvent « ADIN » : adaptatifs inclusifs, ils parlent au nom de tous les agriculteurs, et demandent souvent de petits changements adaptatifs, peu conséquents. Pour faire changer les choses en profondeur, être à la hauteur des défis actuels, l’idéal est d’être RADIN : radical inclusif, soit, placer la barre des ambitions très haut, et essayer de toucher un maximum de personnes. L’enjeu est donc double : celui d’« écologiser », soit, d’avoir une visée forte au niveau écologique (et sociétal), et celle de contaminer le plus d’acteurs possible. La recette pour avancer vers un monde meilleur est constituée, selon Philippe Baret, par deux ingrédients : les bons produits, et une bonne tablée.
De bons produits pour changer le monde
Les idées, les solutions développées par les éclaireurs doivent être crédibles, éprouvées et systémiques. Le piège est de proposer des solutions simplistes, basées sur des couples problèmes-solutions. Ces propos rejoignent ceux d’Olivier Hamant, dans sa critique de la performance. Un exemple ? Si l’on souhaite lutter contre le réchauffement climatique, il faut intensifier les productions, car les modèles intensifs émettent moins de gaz à effet de serre. Cependant, si l’on s’intéresse au bien-être animal, à la qualité des paysages ou à sauvegarde de la biodiversité, ce sont les systèmes extensifs qu’il faut privilégier. Il est important de considérer le problème dans sa globalité.
Le chercheur met en évidence la nécessité d’une cohérence conceptuelle mais aussi sémantique. Ceci signifie qu’il faut se mettre d’accord sur le sens des mots, notamment lorsqu’ils définissent nos idéaux. Par exemple, le concept de « souveraineté alimentaire » est souvent confondu avec l’« autosuffisance alimentaire », soit la capacité d’une région à subvenir à ses besoins alimentaires à l’aide des productions de ce territoire. La souveraineté correspond plutôt à la capacité d’un territoire à décider de la manière de s’alimenter, soit une autonomie de décision, sans pour autant fixer l’origine des productions. Faut-il viser une autosuffisance alimentaire à l’échelle d’une région, d’un pays, de l’Europe ? En tout cas, il faut pouvoir le décider de manière démocratique et consciente.
Que penser des ingrédients proposés par Nature & Progrès ? Notre message est-il bien crédible et cohérent par rapport aux défis actuels ? S’il est principalement axé sur les enjeux alimentaires et d’habitat, considère-t-il les problématiques sociales dans leur ensemble ?
S’il est difficile de porter, sur ses propres actions, un regard suffisamment critique, l’avis général est plutôt positif. Comme le soulève Julie Van Damme, secrétaire générale, notre association se base sur des faits, soit, sur des arguments solides et objectifs. Elle porte un message « de science et de faits, et non de slogans ». Le modèle alimentaire – et plus largement, de société – promu par Nature & Progrès est testé et approuvé par ses membres producteurs et citoyens depuis presque 50 ans. Il est basé sur l’autonomie individuelle et collective, sur les possibilités de se défaire des dépendances liées au marché. Il est basé sur une utilisation raisonnable et durable des ressources – eau, sol, minerais…- et sur une économie circulaire, où tout se valorise et se recycle autant que possible pour limiter les déchets et une surconsommation de ressources.
Les combats menés par Nature & Progrès le sont toujours à l’issue d’une phase d’information et d’appropriation du sujet. En faisant intervenir des spécialistes, en rencontrant les différents acteurs, en clarifiant les notions nécessaires à la compréhension des enjeux, la communauté Nature & Progrès définit sa position et son message en connaissance de cause, en prenant soin de définir rigoureusement les termes et les concepts. Les nombreux colloques organisés par l’association en témoignent : sur les abeilles, sur l’accès à la terre, sur les OGM, sur l’abattage de proximité, sur l’agriculture et le changement climatique… Les dossiers réalisés par Nature & Progrès visent à transmettre ces informations au plus grand nombre, pour une prise de conscience collective des enjeux et des solutions.
Des propositions rassembleuses
Le second ingrédient de la transition de nos systèmes est d’accueillir de bons convives, la plus grande tablée possible. Certains détracteurs avancent que « l’écologie, c’est punitif ». Ils mettent l’accent sur les exigences en matière de sobriété : se priver, réduire… Selon Philippe Baret, il faut, au contraire, mettre en avant une politique positive, qui rassemble et qui donne envie de s’impliquer. Il est nécessaire de reconquérir l’opinion publique, de convaincre qu’un autre monde, meilleur, est possible et agréable à vivre.
Ceci implique d’informer de manière factuelle. « Communiquons les chiffres de ce qui, aujourd’hui, est indéniable ! » s’exclame Philippe Baret. En France, 50 millions d’euros sont dépensés annuellement pour soigner les agriculteurs victimes des pesticides. Aujourd’hui, nous perdons notre sol à un rythme de 10 à 100 fois plus élevé que celui de sa reconstitution. Exigeons la transparence de tous les acteurs. L’agriculture, l’alimentation, sont des biens communs qui nous concernent tous. Nous avons le droit de savoir !
Le message porté par Nature & Progrès est-il positif et rassembleur, mobilisateur, capable de rallier les forces vives nécessaires à la transition ? Ici aussi, il est difficile de réaliser une auto-évaluation de plus de quarante ans d’existence de notre mouvement. Mais regardons de plus près les albums des nombreuses photographies prises lors de nos activités. Nous y voyons un petit groupe d’une quinzaine de personnes attroupée devant un poirier, étudiant de quelle manière il faudrait le tailler pour assurer sa bonne santé et sa production. Tous sont appliqués, sécateur en main, mais un sourire se dessine sur leur visage. Une autre photo, celle d’une mère et de son fils qui pétrissent la pâte pour réaliser un pain au levain. L’atelier leur a permis de découvrir que nos aliments ont un visage. Des producteurs de céréales bio peuvent leur fournir une farine naturelle, sans additifs, saine, exempte de pesticides, en collaborant avec un moulin artisanal local remis sur pieds par un couple d’artisans passionnés. Ici aussi, les yeux brillent grâce à la découverte de ce patrimoine, de ce savoir-faire qui leur permettra désormais de façonner leur pain quotidien. Le « vivre Nature & Progrès » rend au citoyen ses choix, ses outils et ses armes pour construire un monde meilleur, où chacun et chacune se sent valorisé et pris en compte de façon égalitaire et bienveillante.
Mais si le message porté par Nature & Progrès est fort, si la barre est placée haut par rapport à notre environnement et à notre société, n’est-ce pas un obstacle pour convaincre des acteurs plus éloignés de nos valeurs ? Cette question taraude les forces vives de Nature & Progrès depuis de nombreuses années, notamment pour les dossiers sensibles, comme ceux des OGM et des pesticides. Julie Van Damme propose « d’avancer masqués ». Dans le cadre de notre projet Wallonie sans pesticides, nous parlons de cultures sans pesticides, et non de cultures « bio » pour éviter de détourner ceux qui ne sont pas encore prêts à entendre parler de l’agriculture biologique mais qui s’intéressent à la réduction et à la suppression des pesticides chimiques de synthèse. Pas à pas, ils progressent vers le bio, dont ils seront ensuite plus enclins à reconnaitre le sérieux et la nécessité. L’objectif de sensibilisation sera alors atteint !
Et maintenant ?
L’exposé de Philippe Baret a amené les membres de Nature & Progrès à se questionner sur la cohérence qui est la nôtre. Quel plan avons-nous pour amener le reste de la troupe à nous suivre, pour construire un monde meilleur ?
Nature & Progrès se positionne, dans le paysage des initiatives de transition, comme un groupement à la fois radical – aux idées fortes – et inclusif – avec l’idée de convaincre le plus grand nombre. Cette ambition implique un soin particulier au message que nous transmettons, mais aussi un enjeu important : celui de disperser nos idées autour de nous, de contaminer, pour engager la transition de notre société.
En ces temps moroses, de crises climatiques, sanitaires, économiques et sociales, nombreuses sont les personnes qui redoutent l’avenir. L’effondrement du modèle actuel semble inéluctable. Les jeunes générations, qui découvrent un monde façonné par des décennies d’industrialisation, de surexploitation des ressources, d’inégalités sociales grandissantes, ont besoin d’une vision positive, d’une lumière au bout du tunnel, d’espoir. Il est, plus que jamais, primordial de démontrer qu’une issue existe, un monde meilleur, au sein duquel nous sommes de véritables acteurs. Un monde d’autonomie et de solidarité, de reconnexion avec la réalité de la nature. C’est bien la vision de Nature & Progrès.
Philippe Baret clôture son discours par une citation inspirante empruntée à Patrick Boucheron, auteur du livre « Le temps qui reste » : « Un assaut de beautés […] saura braver la méchanceté du monde ».
27, Nov 2024 | 2024, Analyses, Études
Les agriculteurs ont délaissé leurs champs pour rejoindre les routes. Ce qu’ils réclament avant tout, c’est de pouvoir vivre dignement de leur métier, un métier noble : nourrir les gens. Entrepreneurs, les agriculteurs ne sont pas indépendants ! Leur quotidien est soumis aux décisions politiques, aux spéculations du marché, aux manœuvres des industriels, tant ceux qui achètent leurs produits que ceux qui les approvisionnent. Même les agriculteurs veillant à garder leur autonomie, en travaillant en circuit court, en recyclant leurs fumiers pour fertiliser leurs champs, en ayant le moins possible recours à des fournisseurs d’intrants, sont concernés par le brevetage des semences, qui va prendre davantage d’ampleur avec l’arrivée des nouveaux OGM (NGT).
Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer
Les agriculteurs.rices cherchent à faire entendre leur voix et leur colère dans ce système où ils se sentent piégés. Piégés par des prix bas et des coûts de production non maitrisés, piégés par des normes et des formalités qui, chaque jour, s’accumulent et les acculent. Ils sont dans l’impasse. A l’écart des autoroutes, le Parlement européen et le Conseil continuent d’avancer au pas de charge dans leur projet de détricotage de la règlementation actuelle sur les OGM. Il s’agit de boucler le dossier avant les élections européennes.
De la science à la fiction
A l’époque du Green Deal (2020), les semences génétiquement modifiées par les techniques précises de mutagénèse ciblée et de cisgénèse sont présentées comme « des outils innovants permettant d’augmenter la durabilité et la résilience des systèmes alimentaires, de soutenir les objectifs du Pacte Vert et la stratégie de la fourche à la fourchette ». Se reposant sur les dires de l’industrie, la Commission soutient encore que « les NGT permettent un développement précis et efficace de variétés végétales améliorées qui peuvent être résistantes au climat et aux parasites, nécessiter moins d’engrais et de pesticides ou garantir des rendements plus élevés ». Dans le sillage des affirmations d’Ursula Von der Leyen, le 14 décembre dernier, à l’aube de la Présidence belge de l’Union Européenne, le Ministre fédéral de l’agriculture, David Clarinval, évoquait, sur les ondes, l’enjeu des progrès technologiques comme solution aux défis agricoles : des drones pour une pulvérisation de précision, des semences génétiquement modifiées « plus rentables et bonnes pour la durabilité ».
Mais à ce jour, les affirmations péremptoires sur les bienfaits des NGT pour l’avenir, le nôtre, celui de la planète ou celui des agriculteurs, ne reposent sur aucune réalité tangible. Et, ce n’est pas le panorama de l’agriculture sur le continent américain, où les techniques génomiques sont les plus avancées, qui va nous convaincre du contraire : immenses superficies cultivées en monoculture, usage croissant de produits phytopharmaceutiques, perte de biodiversité, résistance des ravageurs, cancers d’agriculteurs attribués à l’utilisation du glyphosate, etc. A ce jour, les promesses sur les bienfaits des OGM de première génération n’ont pas été tenues ; pourquoi en serait-il autrement des NGT ? Pourtant, à cette histoire de happy end grâce à la technologie, qui revient presque comme une ritournelle, au nom des bienfaits de la science et du progrès, les politiques semblent y croire. De la science à la fiction, il n’y a qu’un pas…
Le sacro-saint progrès
On associe souvent la science au progrès. Depuis la révolution verte et le recyclage de l’économie de guerre dans l’industrie phytopharmaceutique, le progrès en agriculture se calcule en nombre de molécules et en génie génétique, soit, dans tous les cas, une mainmise de l’homme sur la nature. Brandi comme un graal, le progrès est entendu comme une avancée technique ou technologique, et cette avancée scientifique devrait nécessairement être synonyme de prospérité, de bien-être, même ! Peu importe que ce progrès se solde aussi en perte de biodiversité, en réchauffement climatique, en pollution des eaux, en dégâts sur la santé – à commencer par celle des agriculteurs eux-mêmes.
Fin janvier, un groupement de 35 prix Nobel co-écrivaient un courrier à l’attention des parlementaires européens pour appeler de leurs vœux à cette réglementation plus souple en matière de NGT. Pour ces scientifiques – dont il serait intéressant d’étudier la carrière, le lien avec le monde industriel, les recherches, les brevets obtenus, etc. -, se positionner contre ce projet de dérégulation des NGT serait synonyme d’antiscience, anti-progrès. Rétrograde ?
Et si Nature était Progrès ?
Et si le progrès aujourd’hui se calculait autrement, avec d’autres indices, des critères plus sociétaux, plus éthiques, plus qualitatifs que quantitatifs, plus réconciliateurs que diviseurs, plus collaboratifs que compétitifs ? N’est-ce pas en empruntant à cette dimension-là du progrès, que nous connaitrons une évolution plus heureuse, plus durable, plus globale ? Quand l’Homme aura compris qu’il n’est pas là pour asservir la nature et la maitriser, mais au contraire, pour en faire son alliée et la respecter pour les générations futures. N’aura-t-il pas alors progressé ?
On en est loin. Le projet européen vise à faciliter la mise sur le marché de ces NGT de catégorie 1, que la science prétend maitriser, ce que dénonce l’ANSES, équivalent français notre AFSCA belge. Ces plantes manipulées pourraient se retrouver dans la nature au terme de croisements et de sélection conventionnelle. Ces NGT1 sont produits en laboratoire en faisant fi de générations de croisements et de sélections que le temps et la nature échafaudent à coup d’essais-erreurs. Avec les NGT, l’Homme entend mettre la nature au pas de ses manipulations et de ses propres besoins immédiats. Aller plus vite que la nature, c’est prendre le risque d’aller contre nature. Et si, au contraire, Nature était Progrès ?
(Dé)réguler pour cacher
Les techniques génomiques sont aujourd’hui réglementées à travers une Directive européenne datée de 2001. Cette législation sur les OGM, fruit d’une importante mobilisation de la société civile – à laquelle Nature & Progrès a pris une large part -, offre toutes les garanties en termes de respect du principe de précaution et d’évaluation des risques.
En juillet 2023, quand la Commission a annoncé un paquet de mesures pour une « utilisation durable des ressources naturelles », incluant une nouvelle réglementation sur les plantes produites par des techniques génomiques, elle a détourné les mots de leurs sens. Car ce n’est pas de régulation des nouvelles techniques qu’il s’agit, mais au contraire, de dérégulation. Il n’est pas inutile de rappeler que les NGT ne sont pas interdits aujourd’hui : ils sont juste règlementés et soumis à des conditions d’évaluation de risques, d’étiquetage et de traçabilité.
Défendre la liberté de choix
Au-delà des risques pour la santé et l’environnement liés à une mise sur le marché des NGT sans conditions, au-delà de la fausse vérité selon laquelle modifier un ou des traits d’une espèce en laboratoire permettrait de garantir la durabilité du système agricole, c’est encore d’absence d’autonomie et de liberté de choix que pourraient pâtir les agriculteurs avec l’arrivée de ces NGT « cachés » sur les marchés européens. Cachés, puisque non identifiés, non étiquetés, non traçables et non contrôlés. Cachées, mais bien réelles, ces nouvelles plantes se glisseront partout, volontairement ou involontairement, dans les cultures conventionnelles comme dans les cultures biologiques. Cachées aussi, à l’abri du regard des consommateurs qui n’en veulent pas non plus.
Un argument pour influencer le monde politique
Plus risqués encore : ces NGT cachés sont brevetables, selon l’Office Européen des Brevets (OEB). N’en déplaise aux parlementaires européens, qui à force d’amendements, tentent de faire dire au texte ce qu’il ne pourrait dire, à l’heure actuelle, les process et produits issus des NGT sont brevetables. Il faudrait une modification de cette convention européenne qui s’étend bien au-delà de l’UE puisqu’elle regroupe 39 pays européens, pour s’assurer que les NGT ne soient ni brevetables, ni brevetés, ce que l’UE ne peut en aucun cas garantir. Le projet de dérégulation des NGT n’a aucun effet sur les conditions de brevetabilité des NGT au niveau de l’OEB. Et les royalties à charge des acteurs agricoles, issus de brevets sur le vivant et sur les semences, ne mettent pas les décideurs politiques à l’aise. C’est peut-être le levier pour freiner la proposition.
Passant sous le radar du contrôle démocratique, le texte de proposition fait son bonhomme de chemin dans les allées européennes, sans être fort inquiété. Depuis la sortie, le 5 juillet 2023, du texte sur le principe de précaution, les risques pour l’environnement et la santé, la sécurité alimentaire ou le secteur bio, les alertes de la société civile sonnent creux, à part auprès des Verts et de quelques socialistes. Une frange du monde agricole, particulièrement la filière bio, s’est mobilisée et dénonce les risques de cette réglementation sur la table pour l’avenir et la crédibilité du secteur, jusqu’ici, sans grande écoute des décideurs politiques. Mais les brevets seraient peut-être bien la pierre d’achoppement qui permettrait, faute d’accord et vu le calendrier serré, de mettre la clé sous le paillasson pour la fin de cette législature.
27, Nov 2024 | 2024, Analyses, Études
Notre système monétaire nous concerne tous. Chacun utilise la monnaie – chez nous, l’Euro – pour échanger des biens et des services. Le modèle actuel montre des lacunes et des dérives – monnaie dette, opacité du système, manque de valeur de référence – qui influent sur la qualité de nos vies, au sein de nos communautés. Une solution est proposée par le mathématicien et économiste français Stéphane Laborde : la Théorie Relative de la Monnaie. Que propose ce nouveau concept, et en quoi changerait-il la vie quotidienne des citoyens ordinaires que nous sommes ?
Par Dominique Parizel, rédacteur
Aux yeux de la Théorie Relative de la Monnaie – voir : https://trm.creationmonetaire.info/ –, aucun individu ne peut être en mesure d’imposer aux autres la valeur qu’il accorde à un bien. La monnaie intervient donc, dans tout échange de biens ou de services – on parle d’échanges de valeurs -, afin de rendre comparable tout ce qui est susceptible d’échanges et de permettre, ou pas, une transaction. L’unité commune d’échange sur laquelle s’accordent les individus d’une même zone économique, la monnaie, est donc une valeur indépendante qui ne peut être acceptable que si elle fait l’objet d’une élaboration démocratique, dans sa définition et sa validation, mais aussi dans son acceptation, ses éventuelles modifications, et son abandon.
Une monnaie, pour quoi faire ?
L’existence d’une même zone économique, d’une zone monétaire homogène, est indispensable pour que cette monnaie existe. Idéalement, cet « espace-temps » doit être symétrique et souverain : aucune guerre, ni révolution n’en bouleverse le temps, aucune frontière n’en bouleverse l’espace, aucune « puissance extérieure » n’y perturbe la prise de décision démocratique. La caractéristique principale d’une telle zone est l’ensemble des individus qui le composent et qui y échangent des biens et des services mais également des informations, de l’éducation, du lien… L’individu est donc le fondement de tout repère économique valide – plutôt que les productions ou les marchés -, l’ensemble des individus évoluant, dans le temps, avec les naissances et les morts, l’immigration et l’émigration. Le temps de l’individu, c’est-à-dire l’espérance de vie moyenne de la population, est par conséquent, dans la Théorie Relative de la Monnaie, une donnée essentielle de toute zone monétaire.
Pourquoi une théorie relative ?
Pourquoi le principe universel de relativité doit-il être étendu à la monnaie ? Tout simplement parce que premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme doit être appliqué, non seulement aux règles qui régissent toute monnaie commune, mais aussi à la mesure relative de toute valeur, reflétant ainsi la compréhension, la liberté de choix de tout individu vis-à-vis de cette valeur, tant au niveau de sa production que de son échange. Aucun individu, répétons-le, n’a de privilège particulier à revendiquer quant à l’appréciation de toute valeur. Ces libertés fondamentales, relatives à la monnaie, sont pourtant absentes des théories classiques !
Rappelons-les brièvement :
– la liberté se comprend comme un principe de non-nuisance vis-à-vis de soi-même comme vis-à-vis d’autrui ; nul ne peut donc produire ou échanger ce qui n’est pas permis par la loi,
– la valeur est relative à tout bien économique matériel, énergétique, immatériel, spatial ou temporel ; elle est fluctuante, dans l’espace et le temps considérés, relativement à l’individu qui l’utilise, la produit ou l’échange,
– la monnaie est un outil de compte et d’échange commun à tous les citoyens de la même zone économique,
– la zone monétaire est un « espace-temps » local souverain, comprenant tous ses citoyens, présents et futurs. Le principe de liberté doit, en effet, s’accorder avec tous les individus, présents et à venir.
Tout ceci permet de définir trois libertés économiques fondamentales :
– liberté d’accéder aux ressources, s’interprétant toutefois sous l’angle de la non-nuisance : s’approprier un bien suppose qu’il en reste toujours, suffisamment et en qualité aussi bonne, pour autrui,
– liberté de produire de la valeur,
– liberté d’échanger avec autrui, dans la monnaie.
Des problèmes !
– des règles de fonctionnement opaques
Prenons un exemple. Les militants du logiciel libre affirment qu’utiliser un système dont le code informatique n’est pas libre revient à se priver de libertés fondamentales. Dans le monde du software, le « code libre » qualifie donc un programme informatique ouvert et modifiable par ses utilisateurs. Cette liberté du code est totalement compatible avec le principe de relativité qui vient d’être énoncé car, si les lois qui le régissent sont indépendantes, c’est bien qu’elles ne sont ni cachées, ni inaccessibles via l’expérimentation, où qu’on se trouve. Les travaux d’Olivier Auber sur la « perspective numérique » – voir : https://perspective-numerique.net/ – montrent également à quel point le choix d’un système implique celui du code, c’est-à-dire de l’ensemble de règles, qui le régit. Pareil choix n’est jamais neutre, le code étant une notion préalable à toute forme de choix.
Or, actuellement, la monnaie est régie par un « code caché », c’est-à-dire un ensemble de règles, aux mains de technocrates, qui ne sont pas modifiables démocratiquement. La conséquence d’un système monétaire dont le code est caché est l’émergence d’une économie dont le champ de valeurs est une structure topologique pyramidale auto-reproductive et instable. Inversement, l’utilisation d’un système monétaire libre a pour conséquence l’émergence d’une économie dont le champ de valeurs est une structure sphérique, en expansion dans l’espace-temps, compatible avec le renouvellement des générations. Selon Stéphane Laborde, l’euro ne peut donc pas être considéré comme une monnaie issue d’un système monétaire libre puisque les règles qui régissent son code ne sont pas modifiables par un processus démocratique.
– l’impossible valeur de référence
Il y a quelques décennies encore, une « preuve » matérielle devait attester de la valeur de la monnaie. Cette preuve était la valeur de référence. Il s’agissait d’or, le plus souvent. Mais, en fonction de leur rareté et de leur possible épuisement, aucune valeur de référence n’était productible, partout dans l’espace et encore moins dans le temps. L’or, par exemple, n’était pas universellement accessible au sein d’une même zone économique, ce qui ne pouvait répondre aux conditions de symétrie temporelle, à l’égard des générations suivantes, et bafouait leur capacité d’accéder aux ressources, de produire et d’échanger dans la monnaie. Si l’informatique et les réseaux de télécommunication acquièrent, aujourd’hui, une large part de la valeur globalement échangée dans nos économies, penser qu’il faudrait créer plus de monnaie gagée sur cette valeur serait pourtant une erreur puisque la valeur qui dominera ensuite sera peut-être encore plus fondamentalement différente, en fonction du jugement de la génération concernée. La définition d’une valeur de référence est donc un biais fondamental qui nie la relativité de toute valeur, qui nie la nécessité pour tout individu d’être en droit de la juger indépendamment. Aussi il n’est-il pas étonnant que l’étalon-or ait été abandonné, en 1971 aux Etats-Unis, au profit d’une monnaie totalement dématérialisée dont la croissance globale est contrôlée par une Banque Centrale et par un ensemble de règles restreignant la capacité des banques privées à émettre des crédits.
Si la valeur de référence rendait difficile toute forme de « tricherie » sur la création monétaire, de fréquents non-respects de ces valeurs n’en empêchèrent pas moins la monnaie de subir des poussées inflationnistes ou déflationnistes, de provoquer faillites et crises économiques. Ce sont donc bien les critères de transparence, de confiance, d’éthique et de respect de l’équité qui fondent, avant tout, la confiance des individus dans toute monnaie commune.
– La monnaie-dette
La part des euros en circulation qui reflètent l’économie réelle, la réalité des échanges de biens et de services, est marginale. La plus grande partie des euros échangés reflètent une économie financière, spéculative, fondée sur la notion de dette. C’est au nom de nos dettes que ceux qui gouvernent coupent dans les soins de santé, les salaires, les pensions, la culture… Mais que se passe-t-il vraiment quand quelqu’un s’endette pour créditer un débiteur et que ce débiteur rétribue ensuite un tiers qui fournira l’argent nécessaire à celui qui s’endette ? En premier lieu, la symétrie spatiale n’est pas respectée puisque quelqu’un a ainsi acquis le droit de s’endetter prioritairement, sans que les productions et les échanges de valeurs aient attendu un point spécifique d’émission monétaire, sous peine de bloquer une partie de l’économie. La symétrie temporelle n’est pas davantage respectée car aucun échange de valeurs ne doit être tributaire d’une émission effectuée, à un moment donné, et qui serait susceptible de bloquer également certains échanges, et cela sans raison particulière.
Ce système de monnaie-dette, à émission asymétrique, est une cause majeure d’appauvrissement, voire d’asservissement, tant les intérêts générés engendrent sans fin de nouvelles émissions de monnaie qui ne profitent qu’aux débiteurs dont le pouvoir d’achat, vu la raréfaction progressive de la monnaie en circulation, est démultiplié dans le cadre d’une économie en déflation. De plus, une confusion s’installe entre « monnaie dette » commune, émise par les états, et « monnaie dette » privée, empêchant toute prise de conscience individuelle du phénomène. Notre droit, qui est intraitable lorsqu’il s’agit de protection des marques contre la contrefaçon, néglige étrangement celle de l’outil d’échange, en tolérant que des entreprises utilisent le même sigle comptable pour leur propre émission de dette que celles de la communauté politique.
Des solutions ?
La symétrie dans l’espace et dans le temps est indispensable pour permettre la circularité des échanges de valeurs, pour assurer une continuité et prendre en compte le présent et le futur, pour limiter la quantité de monnaie afin qu’elle garde suffisamment de stabilité et de potentiel d’échange. Stéphane Laborde indique donc des solutions claires qu’il pense parfaitement optimisables.
– le dividende universel
Nous vous épargnerons ici des équations mathématiques qui vous seraient peut-être rébarbatives. Disons simplement qu’elles sont à même de décrire les conditions de symétrie, spatiale et temporelle garantissant qu’aucun référentiel ou aucun individu, présent ou à venir, pas plus qu’aucune génération, ne soient privilégiés quant à la création de monnaie. Cette démonstration a pour principal effet concret que chaque acteur d’une même zone économique, présent à un moment donné, est émetteur d’une même part relative de monnaie, c’est-à-dire d’un « dividende universel ».
La masse monétaire, autrement dit, serait symétriquement répartie pour l’ensemble des acteurs, présents et à venir. La densité de monnaie serait ainsi assurée, en tout temps et en tout lieu, évitant les sécheresses monétaires, sources de déflation, autant que les excès, sources d’inflation ; la monnaie serait créée en continuité, en cohérence avec le remplacement des générations et la croissance de la masse monétaire. La dimension générationnelle, liée à l’espérance de la vie, changerait en profondeur la définition même de la monnaie, en évitant l’erreur fondamentale consistant à considérer l’ensemble des acteurs en tant que quantité permanente, et en y voyant plutôt un flux d’individus en continuel renouvellement, sans privilégier aucun d’eux vis-à-vis de la création monétaire. Le dividende universel serait une part monétaire permettant aux individus d’échanger des biens et des services, indépendamment de toute création monétaire antérieure. Mais ce dividende devrait demeurer suffisamment petit pour garantir une valeur stable à la monnaie préexistante. La masse monétaire ne deviendrait, en aucun cas, une exponentielle.
Vue de loin, une fontaine paraît toujours la même, alors que ses gouttes d’eau, de proche en proche, disparaissent avec le temps, passant de la projection initiale à la chute dans le bassin. Un temps donné – l’espérance de vie – est nécessaire à chaque goutte d’eau pour parcourir tout le jet qui semble immuable. Or toute monnaie est quantitative, sous sa forme utile, et son aspect continu n’est qu’apparence. Le dividende universel serait donc également une donnée quantitative mais le fait de pouvoir lui donner également une valeur relative – et le recalculer lorsqu’il sortirait de limites acceptables – est un atout particulièrement important. Un dividende universel qui serait trop faible ou trop fort sur une trop longue période, avantagerait une génération au détriment d’une autre et ne serait plus compatible avec la Théorie Relative de la Monnaie. Le protéger de la tentation des vivants de s’arroger des droits de propriété excessifs sur l’espace de vie, violant ainsi les libertés de leurs successeurs, est donc une nécessité absolue. Un dividende universel optimisé serait aussi quasi inversement proportionnel à l’espérance de vie de la zone économique considérée…
– La « June », monnaie libre
Cocréée, en mars 2017, conformément à la Théorie Relative de la Monnaie, sans dette et à parts égales, la Ğ1 – dites la « June » – prend la forme de dividendes universels créés par ceux qui y participent. Chaque jour qui passe, les cocréateurs – même les enfants qui sont évidemment des êtres humains à part entière – en créent une portion déterminée. La masse monétaire de départ, en Ğ1, étant à zéro, le premier dividende universel a été fixé arbitrairement à dix Ğ1 par jour et, depuis, il augmente.
La technologie informatique utilisée, dite blockchain – un mécanisme de base de données stockant les data dans des blocs qui sont reliés par une chaîne, permettant un partage transparent d’informations -, peu gourmande en énergie, garantit la sécurisation et la décentralisation du système. La monnaie étant créée, via leurs ordinateurs, sur les comptes des utilisateurs membres, il est absolument nécessaire de s’assurer que chaque utilisateur n’en a bien qu’un seul. Tous disposent ainsi d’une monnaie qui leur permet d’échanger librement, mais uniquement entre individus utilisant la même monnaie, évidemment : la Ğ1. La « June », quoi, qu’aucun banquier ne vous échangera contre des euros. D’où l’importance d’identifier les membres de la communauté et de les rencontrer. Si l’aventure vous tente, allez-y gaiement : https://monnaie-libre.fr/faq/comment-devenir-cocreateur/
Concluons par trois nouvelles questions
- La mise en place de monnaies confidentielles, comme le sont trop souvent les « monnaies locales » peut-elle s’avérer satisfaisante pour permettre les échanges de biens et de services qui sont quotidiennement les nôtres ? Bien rares sont, en effet, celles qui recouvrent une « zone économique » suffisamment étendue, disposent d’un public d’utilisateurs assez assidus pour permettre l’échange fluide de tout ce dont nous avons besoin. S’il n’est pas interdit de rêver à une monnaie réellement libre, la recette qui en ferait un outil indispensable, dans la plupart des circonstances ordinaires de nos vies, ne semble pas encore avoir été trouvée…
- Pouvons-nous vraiment faire confiance aux « cryptomonnaies » qui pullulent sur Internet, ces « actifs numériques » virtuels, dépourvus de « tiers de confiance » qui les garantissent, reposant sur des protocoles informatiques cryptés et dont la valeur se détermine uniquement en fonction de l’offre et de la demande ? Poser la question, c’est sans doute y répondre. De plus, si beaucoup d’entre elles aiment évidemment se prétendre « vertes », le coût énergétique et l’impact environnemental du « minage » de la plupart d’entre elles – c’est-à-dire tous les problèmes mathématiques complexes à résoudre pour vérifier les transactions sur la blockchain – demeure absolument désastreux…
- Le simple citoyen peut-il entretenir aujourd’hui quelque espoir d’un meilleur contrôle démocratique de sa monnaie usuelle, à savoir l’euro ? N’est-ce pas précisément pour agir au mieux des intérêts des citoyens européens que la BCE (Banque Centrale Européenne) fut établie comme une institution indépendante du pouvoir politique ? Mais qu’est-ce qui offre vraiment une telle garantie au citoyen ? Qu’est-ce qui lui indique aujourd’hui que le souci prioritaire la BCE est bien la quête du bien commun ? N’aurait-il pas, au contraire, quelques bonnes raisons d’en douter ?
27, Nov 2024 | 2024, Analyses, Études
Janvier 2024. Les tracteurs ont investi les routes et déversent leur fumier devant les institutions régionales et européennes. La colère gronde dans le secteur agricole. Parmi les revendications, un allègement de normes environnementales jugées trop complexes, et une réduction des importations de produits concurrençant le marché local. La multiplication des traités de libre échange signés entre l’Europe et le reste du monde permet, en effet, l’arrivée dans nos pays de produits bon marché, répondant à des normes sociales et environnementales moindres. Quelques semaines auparavant, le secteur agricole se réjouissait pourtant de la réouverture de l’exportation des porcs belges en Chine.
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef, et Claude Aubert, membre
Largement diffusé sur les réseaux sociaux, ce texte témoigne du ras-le-bol des agriculteurs pour des normes environnementales toujours plus strictes. « Ce matin, en me promenant dans mes champs, j’ai eu envie d’uriner. Avant de me soulager, je me suis posé ces questions : mon urée peut-elle être épandue à cette date ? Dois-je maintenir une zone tampon avec le ruisseau ? La pente de la parcelle me le permet-elle ? Dois-je demander une dérogation ? Mon taux de liaison au sol va t’il augmenter ? Dois-je analyser ce liquide avant de l’épandre ? Puis-je profiter de la prime réduction d’intrants ? Vais-je perdre mon aide bio ? Dois-je le notifier dans la fiche de culture ? J’ai finalement décidé de ne pas faire pipi… ».
Si l’on imagine bien, en effet, la pile de paperasse à laquelle les producteurs sont quotidiennement soumis, permettant à l’administration de contrôler leurs pratiques et de veiller à la protection de l’environnement, se pose une question. Feriez-vous pipi dans votre potager, au milieu de vos légumes ? Uriner sur une production alimentaire, n’est-ce pas interpellant, n’est-ce pas révélateur du manque de valeurs que le producteur donne à ses productions ? Le « tout au ruisseau » a longtemps dominé nos campagnes, causant des vagues de pollution. Les zones tampon ont été définies pour réduire les risques de contamination des eaux par les polluants, dont les nitrates issus de l’urine – humaine, ou des animaux – font partie. Faut-il vraiment remettre en question les normes environnementales ?
Les importations grèvent les prix aux producteurs
Seconde interpellation du monde agricole : les traités de libre-échange signés à tout bout de champs par l’Europe. Ces traités signés avec un Etat ou une autre organisation internationale réduit les obstacles commerciaux (diminution des droits de douane, reconnaissance de normes, etc.). L’objectif est simple : augmenter les débouchés des entreprises en leur ouvrant d’autres marchés et ainsi donner un coup de pouce à la croissance économique, voire à l’emploi dans les pays signataires. L’agriculture est le parent pauvre de ces traités, qui permettent l’entrée massive et à bas de prix de produits concurrençant ceux de notre agriculture. Un exemple bien connu est celui de la viande de bœuf issue des pays du Mercosur – comprenant notamment l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay – produite selon des normes environnementales, sociales et sanitaires bien différentes des pays européens.
La Fédération wallonne de l’Agriculture (FWA) s’indigne du développement de ces traités. « C’est le serpent qui se mord la queue ! Va-t-on devoir importer l’alimentation qu’on pouvait produire chez nous ? Où va-t-on vraiment importer le type d’agriculture que l’on ne veut plus chez nous ?! », lit-on dans leur communiqué de presse. Ils exigent que ces accords incluent des clauses miroirs, c’est-à-dire l’obligation pour les produits importés de respecter scrupuleusement les mêmes règles sanitaires, alimentaires ou environnementales que celles respectées par les agriculteurs européens. Certains représentants du monde agricole vont même jusqu’à demander l’arrêt total des importations de produits que notre agriculture est capable de produire. Mais dans ce cas, accepterons-nous, en retour, de restreindre nos exportations suivant la même règle ?
Un tour de cochon pour l’environnement
Mi-janvier, Alexander De Croo, Premier ministre, a annoncé la bonne nouvelle : la Chine accepte de lever son embargo sur la viande de porc belge. Les restrictions avaient été prises en 2018 en raison de l’épidémie de peste porcine africaine dans notre pays. Selon la Fédération belge de la viande, actuellement, 93 % des exportations de viande de porc produite en Belgique – un million de tonnes au total – se font à destination de pays de l’Union Européenne. « La levée de cet embargo devrait nous permettre d’exploiter pleinement notre potentiel » se réjouit le représentant de la Fédération.
Ce sont bien entendu les éleveurs industriels, majoritairement localisés en Flandre, qui « profiteront » de ces nouveaux débouchés. Mais à quel prix ? L’élevage porcin est un grand producteur de lisiers riches en nitrates. La Flandre est déjà pointée du doigt par l’Europe pour sa mauvaise gestion des excès d’azote. Les zones naturelles y subissent 23,8 kilos de retombées d’azote par hectare par an, alors que la limite que la nature peut supporter est estimée à 16 kilos. Un accord qualifié d’« historique », conclu l’année dernière, en février 2023, prévoit la fermeture de quarante-et-une exploitations intensives situées à proximité de zones Natura 2000. Un incitant financier invite cent vingt autres fermes à cesser leur activité d’ici 2026, tandis que des milliers d’autres exploitations devront prendre des mesures pour réduire leurs émissions. Pour l’élevage porcin, on vise une réduction du cheptel de 30 % d’ici à 2030. Une enveloppe de 3,6 milliards d’euros est prévue pour aider les agriculteurs concernés.
Les normes environnementales, toujours source de débats
Les normes environnementales sont un frein au développement de l’exportation des produits agricoles hors des frontières de l’Europe, ce qui explique leur remise en question perpétuelle. La problématique des nitrates en est un bon exemple.
D’où viennent les nitrates ?
Essentiels à la croissance des plantes, les nitrates constituent la forme principale de l’azote que les végétaux absorbent dans le sol. Ils le convertissent en protéines, nécessaires à l’alimentation et à la croissance des herbivores, animaux et hommes. Toutes les plantes contiennent des nitrates, mais leurs teneurs varient en fonction de l’espèce, de la variété végétale et des conditions de culture. Certains légumes peuvent atteindre jusqu’à 2.000 milligrammes pour 100 grammes, autant que dans 40 litres d’eau contenant le maximum toléré par la règlementation. Et de fait, dans la plupart des situations, 80 à 90 % des nitrates que nous absorbons proviennent des légumes.
Les nitrates peuvent également se retrouver dans l’eau de distribution à la suite d’une pollution des nappes et des eaux de surface. L’usage abusif ou dans de mauvaises conditions des engrais azotés (déjections animales et engrais de synthèse) ainsi que les rejets d’eaux usées sont à l’origine de ces contaminations. Les sociétés de distribution d’eau veillent à ce que les valeurs autorisées – cinquante milligrammes de nitrates par litre – ne soient pas dépassées.
Un danger pour la santé humaine
Jusqu’à la fin des années 1990, une abondante littérature scientifique avait conclu à la nécessité de réduire l’ingestion de nitrates, aussi bien par l’alimentation que par l’eau de boisson. Les nitrates présentent en effet deux risques principaux pour la santé humaine : celui de méthémoglobinémie – altération de l’hémoglobine induisant le syndrome du bébé bleu – chez les nourrissons et de cancer, principalement du tube digestif, chez l’adulte.
En soi, les nitrates ne sont pas dangereux pour l’être humain : ils sont éliminés en grande partie par les reins via les urines. Le danger se situe dans leur transformation en nitrites, qui, contrairement aux nitrates, ne sont presque pas éliminés. Dans l’estomac, ils peuvent s’associer à des acides aminés pour former des nitrosamines, substances dont le caractère cancérogène a été prouvé. Notons que des additifs alimentaires à base de nitrites sont utilisés, en quantités réglementées, dans les préparations de viande en vue de réduire le risque de développement de botulisme, une maladie dangereuse pour l’homme, et pour préserver la couleur des charcuteries.
Au vu des dangers que représentent les nitrates, des teneurs maximales ont été fixées, début des années 1990, pour les légumes et pour l’eau potable.
Remise en cause de leur toxicité
Coup de théâtre. En 1996, un livre, « Les nitrates et l’homme, le mythe de leur toxicité », écrit par Jean-Louis et Jean l’Hirondel, prétend démontrer que les risques pour la santé sont négligeables, voire inexistants, et même que les nitrates sont bénéfiques. En matière de cancers, les auteurs se basent sur un dépouillement de la littérature scientifique. En effet, le nombre d’études concluant à une corrélation positive entre absorption de nitrates et cancer, et celui concluant à l’absence de corrélation ou à une corrélation inverse est sensiblement le même. On ne peut donc pas conclure. Cependant, ce que ne disent pas les auteurs du livre, c’est que, si l’on effectue la même comparaison en examinant séparément les études prenant en compte les apports par l’alimentation et ceux par l’eau, le résultat est différent. Pour les apports alimentaires, la tendance est parfois à une diminution des cancers lorsque l’apport de nitrates augmente, et pour les nitrates présents dans l’eau, on observe une augmentation.
Eau et aliments, des pommes et des poires
Comment les mêmes substances peuvent-elles avoir des effets inverses selon qu’elles proviennent des aliments ou de l’eau ? Dans les légumes, les nitrates sont accompagnés d’antioxydants et en particulier de polyphénols. Ces molécules bloquent la transformation des nitrates en nitrites. Ce sont donc les nitrates présents dans l’eau qui sont les plus susceptibles d’avoir des impacts sur notre santé.
Des nitrates bons pour la santé !
Retour en arrière. Le livre, publié en 1996, qui dédouanait les nitrates de toute toxicité, n’est pas venu par hasard. Il a été publié par l’ISTE (Institut Scientifique et Technique de l’Environnement), fondé en Bretagne quelques années auparavant et financé par quelques-unes des principales entreprises agroalimentaires de la région. « Comme c’est curieux et quelle coïncidence ! » aurait dit Ionesco : les entreprises agroalimentaires bretonnes auraient, en effet, bien aimé que la norme de tolérance maximale de teneur de l’eau en nitrates soit assouplie, car ils n’auraient plus eu à s’en préoccuper.
Or, par chance pour eux, des scientifiques avaient découvert – ce qui leur avait valu le prix Nobel en 1980 – que les nitrates apportés par les aliments pouvaient, dans l’organisme, donner naissance à de l’oxyde d’azote (NO) qui peut avoir des effets physiologiques bénéfiques : baisse de la tension artérielle et amélioration des performances physiques. Et voilà comment les nitrates passaient de poisons à médicaments !
Dans les années qui ont suivi, on a vu de nombreuses publications scientifiques confirmer cet effet bénéfique des nitrates, ce qui, pour certains, les transformait non seulement en médicaments mais même en nutriments. Ce mécanisme de formation d’oxyde d’azote à partir des nitrates et son intérêt ne sont contestés par personne. Vive les nitrates, donc ! Avec quelques restrictions, tout de même. La très grande majorité des études publiées portent sur des durées limitées, rarement plus de deux ou trois semaines. Quelques études à long terme montrent des effets bénéfiques, mais elles estiment l’apport de nitrates par la consommation de légumes. Il est impossible de distinguer l’impact des légumes eux-mêmes de celui des nitrates qu’ils contiennent.
On constate par ailleurs, en étudiant la bibliographie sur l’impact des nitrates sur la santé, que les deux auteurs dont les noms, que nous tairons, reviennent les plus souvent, ont des intérêts dans une entreprise qui vend des procédés permettant de mesurer les émissions d’oxyde d’azote et ont déposé des brevets pour des produits médicaux à base de nitrates. ll y a donc conflit d’intérêt.
Et pourtant, ils sont toxiques
Plusieurs études, dont une publiée en 2022 par l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation française), ont conclu à une corrélation entre la consommation d’eau riche en nitrates et le cancer colorectal. D’autres concluent à une relation avec certaines maladies congénitales. En fin de compte, malgré les protestations des pro-nitrates, les autorités sanitaires n’ont pas modifié les limites maximales tolérées pour la teneur en nitrates des légumes et de l’eau.
Un débat qui laisse des traces
Si la balance penche, finalement, pour une reconnaissance de la toxicité des nitrates, les manœuvres des lobbies laissent encore leur trace aujourd’hui. Nous citerons une déclaration, faite en 2015, par le président de l’ISTE : « Le lien supposé entre l’activité agricole, l’élevage, les engrais, les nitrates et la dégradation de la santé et de l’environnement n’a que la répétition comme base : c’est un mythe, qui n’a strictement aucun fondement scientifique ». Les scientifiques apprécieront ! Un ancien directeur de recherches à l’INRAE (Institut Nationale de Recherches Agronomiques français) écrit encore, dans un article publié en 2022 : « Les nitrates sont encore souvent classés, à tort, comme contaminants chimiques alors que de nombreuses études conduisent à les considérer comme des nutriments ». Décidément, de manière similaire à la saga que nous connaissons pour le glyphosate, les lobbies ont la peau dure !
Quel modèle pour l’agriculture de demain ?
Les manifestations du secteur agricole de ce début d’année 2024 témoignent d’une crise profonde de notre modèle alimentaire. Les revendications, diverses et variées, s’empilent en vrac : un prix rémunérateur, moins de paperasse, moins de normes, moins d’importations… Certaines idéologies s’y glissent discrètement pour défendre un modèle basé sur la croissance de la production et des exportations, en tentant de réduire les normes environnementales. Il faut de la croissance, conquérir de nouveaux marchés, mais ne pas se laisser envahir par les productions des concurrents. On marche, en effet, sur la tête !
Pour Nature & Progrès, notre agriculture doit rester robuste en reposant sur des normes environnementales et sociales strictes, garantissant notre santé et celle de la Terre. Notre agriculture doit viser à nourrir les citoyens locaux, et non viser des pays lointains. Elle doit s’équilibrer sur ses ressources et non sur une croissance illimitée. Il faut donc maintenir des normes environnementales et sanitaires strictes, et diriger notre agriculture vers l’alimentation locale et non vers les exportations. Rétablir le juste prix des aliments, en prenant en compte leurs plus-values et leurs coûts environnementaux et sociaux, en éliminant toutes les interventions qui biaisent le système actuel, serait-ce la solution pour diriger durablement notre agriculture vers plus de robustesse ?
27, Nov 2024 | 2024, Analyses, Études
C’est au détour d’un « Tournant », l’émission radio animée sur La Première par Arnaud Ruyssen, qu’Olivier Hamant, biologiste et chercheur à l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) en France, a exposé aux auditeurs belges sa vision de la société actuelle. Interpellées par ses propos, différentes structures ont ensuite invité Olivier Hamant à étayer son discours à l’occasion de conférences à Bruxelles, Namur et Verviers. Sa critique de la notion de performance et sa définition du concept de la robustesse invitent à regarder d’un œil nouveau les enjeux de société. Nature & Progrès propose d’analyser ensemble ses propos.
Par Sylvie La Spina, rédactrice en chef
L’ère de la performance
Et si les maux de notre société provenaient de notre recherche assidue – voire entêtée – de performance ? Selon Olivier Hamant, nous baignons dans la performance depuis… le Paléolithique, l’âge où nos ancêtres se sont mis à tailler des pierres et créer des outils. Mais d’abord, comment définir la performance ? Il s’agit de la somme de l’efficacité (atteindre un objectif) et de l’efficience (avec le moins de moyens possible). Elle repose sur le contrôle et l’optimisation. Et elle est partout ! Le progrès technologique a permis d’accélérer l’atteinte de performances, dans tous les domaines, notamment ces dernières décennies. C’est une fierté de nos sociétés, car nous y plaçons toutes nos solutions pour l’avenir. Olivier Hamant nous démontre en quatre étapes que la recherche de performance est à l’opposé des solutions pour notre société et notre planète.
Optimiser fragilise
La performance va souvent de pair avec le réductionnisme : on réduit le nombre de problèmes pour pouvoir les résoudre, perdant la vision systémique, et on identifie dès lors de mauvais objectifs. Olivier Hamant prend l’exemple des transports en évoquant la crise survenue en 2021 lorsque le porte-conteneur Ever Given – 400 mètres de long, capacité de 200.000 tonnes, une prouesse technologique pour gagner en efficacité dans le transport maritime – s’est retrouvé coincé pendant six jours dans le canal de Suez – un aménagement datant de la fin du XIXe siècle, permettant de relier l’Europe et l’Asie, révolutionnant les échanges commerciaux. Cet incident, qui a empêché chaque jour le passage de cargaisons estimées à huit milliards d’euros en provoquant des pénuries, a révélé la fragilité d’un système reposant sur la recherche de performances.
Economiser pour consommer plus
Olivier Hamant développe également le paradoxe de Jevons, autrement appelé l’« effet rebond ». « Les gains de performance permettent des économies à court terme, mais l’attractivité qui en découle induit la prolifération des usages, crée de nouveaux besoins, et, au final, conduit à une consommation globale plus importante des ressources ». C’est le grand écueil des innovations liées à la réduction de la consommation des énergies. L’électroluminescence (ampoules LED), grâce à sa bonne efficacité lumineuse et à sa durée de vie plus longue, a remplacé la plupart des lampes à incandescence et halogènes. Mais au-delà du remplacement des ampoules, on a eu tendance à en rajouter partout puisque ça consomme moins ! Avec les LED, c’est Noël tous les jours dans certains jardins – privés ou publics – illuminés pendant toute la nuit.
La Loi Goodhart
Formulée en 1975 par l’économiste Charles Goodhart, cette loi stipule que « lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure » car elle devient sujette à des manipulations, directes – trucage des chiffres – ou indirectes – travailler uniquement à améliorer cette mesure. Lorsque l’on définit des indicateurs de performance, on risque toujours de sortir de l’objectif premier. Les exemples sont nombreux, du dopage des sportifs – pour avoir le meilleur temps – aux tricheries des étudiants lors des examens – pour avoir la meilleure cote.
Un coût social et environnemental
Olivier Hamant estime que la recherche de performance est à l’origine de toutes les crises que nous vivons aujourd’hui : dérèglement du climat, effondrement de la biodiversité, pollutions, pénurie des ressources, inégalités sociales… Notre société vit donc un burnout social et environnemental, un épuisement provenant de l’accélération de la recherche de performance pour résoudre des crises qui sont issues de cette même performance. Albert Einstein disait : « On ne peut résoudre un problème avec le même niveau de pensée que celle qui l’a créé ». Il faut donc trouver autre chose.
Se passer de la performance : jeter le bébé avec l’eau du bain ?
La critique, par Olivier Hamant, de la notion de performance est déroutante, car à peu près toute notre société est bâtie sur ce concept. Devant les interpellations de plusieurs participants à ses conférences, l’orateur nuance : « La performance ponctuelle est nécessaire ». Il illustre le cas dans le secteur de la santé. Lorsque l’on est pris en charge par les urgences, l’on attend du chirurgien qu’il soit performant pour nous soigner. Mais chercher à optimiser la performance en continu, sur le long terme, n’est pas viable. La crise du coronavirus nous l’a démontré avec les nombreux cas d’épuisement du personnel de la santé.
Habiter le monde sans questionner la performance serait une folie
Le grand écueil de la performance, c’est qu’elle ne fonctionne que dans un monde stable, en paix, prévisible et en reposant sur des ressources illimitées. « La croissance donne l’illusion de l’abondance, alors qu’elle est pénurie, elle dessine une trajectoire de progrès alors qu’elle menace la viabilité de l’humanité sur Terre ». Or, aujourd’hui, notre seule certitude, c’est le maintien et l’amplification de l’incertitude. « Bienvenue dans un monde fluctuant ! », tonne Olivier Hamant. Nous devons développer la capacité à nous maintenir stables (à court terme) et viables (à long terme) malgré les fluctuations (pénuries, guerres, climat, épidémies, etc.). C’est la définition de la « robustesse », sa notion fétiche, sa solution pour l’avenir ! Mais comment ?
La robustesse, la voie du vivant
Biologiste de formation, Olivier Hamant consacre sa carrière à l’étude du vivant. Ce sont les êtres vivants qui nous montrent la voie de la robustesse, car depuis toujours, ils vivent dans un monde fluctuant. Il nous démontre avec aisance que les êtres vivants développent des contre-performances, et non des performances. Le rendement énergétique de la photosynthèse n’est que de moins d’un pourcent, or, en 3,8 milliards d’année, la Nature aurait bien eu le temps de l’optimiser ! Elle a préféré un système qui résiste aux fluctuations (de la qualité et de la quantité de lumière, qui ne cesse de varier). Nos enzymes sont beaucoup plus efficaces à 40°C qu’à 37°C, notre température corporelle. Ceci nous permet, lors de fièvres, de mieux lutter contre la maladie, mais provoquerait, sur le long terme, une dénaturation de nos protéines. Fluctuation, encore et encore !
Les ingrédients de la robustesse
Il faut inverser les recettes ! Voici les ingrédients de la robustesse identifiés par Olivier Hamant : l’inefficacité (ne pas avoir d’objectif, et donc, ne pas chercher de performance), l’héterogénéité (la diversité), l’incertitude (ne pas faire de prévision, des processus aléatoires), la lenteur (des cycles, des délais), la redondance (plusieurs solutions pour une même fonction), l’incohérence (la contradiction, appuyer à la fois sur le frein et l’accélérateur !) et l’inachèvement (évolution et construction permanente). Waouw ! Quand on est formattés à la performance, ces critères décoiffent !
La recette d’une société robuste
Les êtres vivants multiplient leurs interactions, en diversité et en intensité. Ils se construisent sur leurs points faibles – pour renforcer leur adaptabilité – et non sur leurs points forts – ce qui reviendrait à chercher la performance, à se spécialiser. Ils favorisent la coopération à la compétition – contrairement à ce que l’on croit souvent ! -, multiplient et allongent les chemins au lieu d’aller droit au but, multiplient les compétences et les solutions alternatives, et les gardent même si elles sont inutiles à court terme. Selon Olivier Hamant, « Nous ne manquons pas de solutions face aux enjeux actuels, nous avons surtout accès à des solutions contreproductives ». Il est donc nécessaire de les passer au crible, de leur faire passer le test de la robustesse. Les vraies solutions doivent alimenter la santé humaine – mentale et physique -, la santé sociale et la santé des milieux naturels, et être capables de supporter les fluctuations diverses de notre environnement et de notre société.
Un vrai changement de paradigme
En pratique, les notions développées sur base de la robustesse sont l’inverse de nos conceptions basées sur la performance. En voici quelques-unes.
- Du « toujours plus » au « moins mais mieux »
- Ne plus aller vers, mais vivre avec
- Ne plus exploiter les écosystèmes pour augmenter la production, mais produire pour nourrir les écosystèmes
- Du tout jetable individuel, au tout réparable partagé
- Faire de l’innovation un produit de la robustesse et non un carburant de la performance
- Du high-tech fragile produit par une technocratie distante, au low-tech robuste et appréhendable par les citoyens
- De la matière pour gagner du temps, au temps pour préserver la matière
- De travailler plus pour gagner plus, à travailler moins pour vivre mieux
- Faire du modèle économique un produit de sortie, et non une contrainte d’entrée, grâce à la santé commune
- De la compétition (dépasser les autres) à la collaboration (se dépasser avec l’aide des autres)
- Re-carboner l’économie en passant du pétrole au carbone photosynthétique (renouvelable), et non dé-carboner l’économie en passant du pétrole aux métaux (non renouvelables)
- De l’économie capitaliste propriétaire, à l’économie de l’usage solidaire
- On n’économise plus pour survivre, notre vie construit une nouvelle économie
En conclusion…
Les concepts développés par Olivier Hamant sont bouleversants, tant notre société est basée sur la notion de performance. Mais force est de constater que le raisonnement du chercheur semble tenir la route dans les thématiques qui intéressent Nature & Progrès : l’alimentation, l’énergie et la décroissance. L’intensification de l’agriculture équivaut à une recherche de performance autour d’un objectif : produire davantage pour « nourrir le monde » en quantités. Malheureusement, cet objectif très ciblé, accompagné de son indicateur-phare, le rendement des cultures et des élevages, oublie la notion de qualité – par exemple, sans pesticides qui sont nocifs pour notre santé – et la durabilité environnementale et sociale. L’agriculture conventionnelle exploite des ressources non renouvelables tels que des gisements miniers, elle pollue l’environnement et contribue à l’émission de gaz à effets de serre, elle tend à considérer les animaux contre des machines en restreignant le bien-être – enfermement, alimentation visant le rendement au détriment de la santé…, etc.
En prônant une agriculture biologique « respectueuse des Hommes et de la Terre », Nature & Progrès se positionne dans la notion de robustesse. Une agriculture qui collabore avec le vivant en favorisant la vie du sol et les auxiliaires, qui est bénéfique pour l’environnement à travers la préservation de la biodiversité, l’enrichissement des milieux – plantation de haies, création de milieux humides aux abords des champs et des prés, etc. -, qui contribue aux défis climatiques en captant le carbone, qui crée du lien entre producteurs et mangeurs, qui crée de l’emploi et du savoir-faire… La liste de ses qualités est longue et touche les trois piliers définis par Olivier Hamant : la santé humaine, sociale et environnementale. Présentées à travers la charte de l’association, ces valeurs sont une démonstration de robustesse, un modèle de solution dans le domaine des défis alimentaires.
27, Nov 2024 | 2024, Analyses, Études
C’était lors d’un de mes premiers salons Valériane. J’étais peut-être préposé à l’accueil du public ou à la surveillance de la librairie, je ne sais plus très bien. Mais je me souviens parfaitement de la très vieille dame qui, alors que je devais bâiller aux corneilles, s’approcha lentement de moi. Comme je m’apprêtais à lui indiquer le chemin le plus court vers les toilettes, ou l’emplacement de l’une ou l’autre salle de conférence, elle articula d’un seul et même souffle, d’une voix très assourdie, comme si elle me faisait une confidence : « Vous y croyez, vous monsieur, au bio ? »
Par Dominique Parizel, rédacteur
Je restai un bon moment décontenancé, me mettant à tripoter compulsivement le dossier de consignes remis aux gens du personnel et aux bénévoles du salon, à la recherche des FAQ, les questions les plus fréquentes qui nous sont ordinairement posées. Le regard vitreux de la vieille dame restait posé sur moi comme un gros chat épousant le fauteuil où il va s’assoupir. De toute évidence, la réponse technique que je m’apprêtais à lui donner ne suffirait pas. Je me demandai alors, un bref instant, si ce n’était pas plutôt une preuve de l’existence de Dieu qu’elle désirait voir sortir de ma bouche ? Mon cerveau chercha brièvement du côté de Saint-Augustin et des Pères de l’Église mais n’apercevant évidemment rien de possible dans les limites – il est vrai très exiguës – de la foi que je place en ces choses-là, je repris rapidement mon souffle et soutins le regard fatigué qui pourtant continuait à me défier.
Un besoin métaphysique
Sans doute ce regard avait-il déjà saisi mon embarras ? Les yeux brillaient encore mais la bouche qui s’était crispée dès qu’elle eut achevé de parler se détendait légèrement en un semblant de sourire. Je répondis probablement que tout devait dépendre du sens qu’on voulait accorder au verbe « croire ». Ce ne pouvait être mon engagement « politique » en faveur de la bio que la vieille dame cherchait à mettre en doute, moi qui arborais fièrement, et sur le cœur, un splendide badge où figurait la mention Nature & Progrès, avec mon propre nom inscrit dessus en lettres majuscules. Attristé sans doute que la question, qui paraissait pourtant si simple, me parut à ce point obscure, le visage trahit alors une inquiétude, presque un regret, qui passa quasi imperceptiblement sur ses traits… J’avais sans doute déjà expliqué qu’il ne s’agissait absolument pas d’une croyance mais de cahiers des charges précis et de contrôles indépendants et inopinés, l’expression et la physionomie tout entières semblèrent soudain résignées. Bien sûr que je ne répondrais jamais à la question posée. Un jeune blanc-bec dans mon genre pouvait-il avoir seulement entrevu son drame intime, un tant soit peu perçu la lassitude habitant ce corps fané ? L’impasse de toute une vie.
D’autres, à sa place, m’eussent fait vigoureusement mousser les oreilles, genre : « si vous croyez qu’à mon âge, on ne sait pas ce que c’est qu’un poireau ou une carotte ? » Elle, au contraire, demeurait d’une impavidité parfaite, assumant avec dignité face au veilleur intraitable que je pouvais être le moment d’égarement où elle m’avait abordé, ne cherchant pas à reformuler ou à repréciser les quelques mots, extrêmement précis, qu’elle avait eu l’audace de m’adresser. Ce qu’elle avait exprimé était net et sans bavure, aucune raison d’en rajouter. S’il n’était nullement question de foi – ainsi que j’avais pu un instant l’imaginer – et si elle ne connaissait peut-être pas le mot que je vais à présent risquer, son questionnement – je devrais m’en accommoder – était bel et bien d’ordre métaphysique ! « Qui suis-je encore, monsieur, aurait-elle pu confesser, et qu’est-ce que je deviens ? Êtes-vous toujours fait, vous qui semblez encore jeune, comme j’ai moi-même été faite ? Quel est ce monde où il faut tant se tracasser de ce qu’il y a dans nos assiettes ? La nature n’y pourvoit-elle plus ? Quel est le monstre diabolique qui l’a corrompue ? » Devais-je vraiment m’aventurer à expliquer la marche des siècles et l’irrésolution du genre humain à quelqu’un qui avait probablement plus du double de mon âge ? J’étais déjà gagné par sa mélancolie. Méritions-nous tous pareille injure ? La force avec laquelle la bio affichait désormais sa volonté rédemptrice ne traduisait-elle pas, hélas, ne révélait-elle pas toute l’ampleur de la catastrophe ? Humaine, agricole, sociale, technique, métaphysique…
Les bons Samaritains
Probablement n’eus-je rien d’autre à dire à la vieille dame, rien d’autre à lui retourner que son propre regard fatigué par la lourdeur de la vie ? La bienséance nous interdisant de pleurer ensemble, comme deux ivrognes, sur le destin du monde, nous échangeâmes plus que certainement quelques politesses avant de nous quitter, elle consciente de l’incommensurable de sa question, moi de la tragique impuissance de mes réponses… Je dus alors me remettre à bâiller aux corneilles. Mais la raison même de ma présence en ces lieux s’était brusquement transformée. J’étais bien forcé de me demander si j’y croyais, ainsi qu’elle m’avait demandé d’en faire l’aveu dans un improbable instant d’abandon. Y croire, y croire en quoi, y croire pourquoi ? Mes pensées vagabondèrent longtemps : un fumeur se demande-t-il « s’il y croit », en dépit des évidences scientifiques qui s’accumulent pour condamner sa manie destructrice et les coûts certains que son addiction engendrera pour absolument tout le monde ? Et celui qui se convainc de bouffer hard discount pour se payer des vacances au soleil, lui demande-t-on jamais quelle est exactement la nature de ses convictions ? Nous qui revendiquons l’agriculture biologique, nous qui entendons porter remède à l’incurie productiviste d’une agro-industrie sans conscience et sans avenir, il paraît naturel, au contraire, que nous scrutions en permanence l’engagement humaniste et le bien-fondé de nos intentions. Nous avons appris à respecter l’addiction des uns et à garantir le droit des autres à ne rien discerner. Nous qui ne voulons que la survie de la planète, nous qui ne sommes pas de pauvres pécheurs mais de bons Samaritains, nous nous pensons perpétuellement tenus de tout comprendre et de tout expliquer avec le plus grand et le plus avenant des sourires… À quoi rime encore autant de naïveté ?
Elle a raison, la vieille dame : vous y croyez, vous, à un machin pareil ? Les fumeurs ne tiennent pas salon, les prédateurs de la planète et leurs complices sont passés maîtres dans l’art de mentir au peuple…
Un festin par temps de disette
Bon. Arrêtons de tourner autour du pot. Au risque d’employer des mots qui pourraient sembler surannés à tous les beaux esprits libéraux, sachons reconnaître que les interrogations métaphysiques de la vieille dame cachaient, avant tout autre chose, un questionnement que nous qualifierons de moral. L’individu, normalement conscient des aléas du monde qui l’environne, est prêt à tous les sacrifices imaginables pour autant que l’accès aux biens qui garantissent ses besoins fondamentaux – manger, habiter, se déplacer – lui paraisse moral et équitable. Équitable signifie que chacun contribue selon ses moyens, moral suppose un consensus minimal sur ce qui est bien et sur ce qui ne l’est pas. Un tel objectif peut être atteint sans trop de peine, au sein de toute communauté locale, quelles que soient les différences d’origine, de religion, de revenus, d’instruction, etc. C’est, à proprement parler, le travail du politique mais nous sommes malheureusement très loin du compte tant celui-ci, précisément, n’a de cesse de biaiser, en poursuivant avant tout ses objectifs particuliers qui ne sont en rien ceux des citoyens. Simple exemple qui nous concerne au premier chef : les gens ont-ils besoin de pesticides ? La réponse est clairement : non ! Qu’on s’emploie à trouver, sans jamais clairement l’avouer, toutes les mauvaises raisons du monde pour nous en imposer et exporter, depuis nos champs, des montagnes de betteraves et de patates – la malbouffe des autres ! – est une chose clairement immorale aux yeux du citoyen. Un autre exemple ? Les grandes surfaces pilotées depuis l’étranger qui organisent le dumping social sur le dos de nos besoins essentiels. Oubliez-les. Bannissez cela.
« Vous y croyez, vous monsieur, à une consommation sans morale, fut-elle bio ? » Non, madame, j’ai mis longtemps à comprendre le sens de votre question. Mais vous avez bien fait de me la poser et moi, jeune blanc-bec, j’aurai mis vingt ans à trouver la réponse. Vous aviez entièrement raison : un festin par temps de disette est une chose impensable, injustifiable. Une chose absolument immorale. Notre devoir, aujourd’hui, est de mettre sur la table l’ensemble des ressources dont nous disposons et de les partager équitablement entre toutes les bouches à nourrir. La meilleure qualité possible dans les assiettes de tous est le projet de la bio telle que la défend Nature & Progrès. S’agit-il seulement d’argent ? Ou bien plus de choix et de modes d’organisation adéquats, de regards à ne pas détourner devant l’adversité ? La bio n’est pas un business. La bio, c’est la vie. La bio, c’est nos vies.
27, Nov 2024 | 2024, Analyses, Études
Le 30 novembre dernier, trois personnes se réclamant d’une « mobilité populaire et durable » (1) ont comparu, citées pour vol, devant le Tribunal correctionnel de Liège. Le jugement, rendu dès le 14 décembre, a bien reconnu une culpabilité concernant des faits de vol mais a surtout estimé que le droit à la liberté d’expression était, dans ce cas, clairement supérieur au préjudice. Il nous semble donc important de revenir sur ces faits. Qui étaient ces trois personnes, que voulaient-elles et quelles pourraient être les conséquences du verdict rendu ? Nous avons rencontré un des trois prévenus.
Par Dominique Parizel, rédacteur
« C’était en août 2022, se souvient Xavier Jadoul. Le peloton anti-banditisme de la police de Liège, passant par le rond-point du Val Benoît à Liège, aperçoit cinq individus, au pied d’un billboard – ces énormes panneaux publicitaires, très luxueux et rétro-éclairés, de douze mètres sur trois -, et en interpelle trois. Fouillant ensuite le véhicule d’une de ces trois personnes, les policiers y trouvent deux bâches publicitaires. Nous expliquons alors qu’il s’agit d’une action visant à questionner la fiscalité des voitures de société, menée conjointement à Liège, à Namur et à Bruxelles… »
Pendant près d’un an, la marque la plus vendue en Belgique vanta, en effet, les mérites d’un SUV (2) – alors vendu entre 96.000 et 144.000 euros ! -, mettant en avant le slogan : « 100% électrique, 100% déductible fiscalement » (3).
Clivage social pour climat unique
« Trop souvent, poursuit Xavier, les luttes écologiques et climatiques omettent de mettre en évidence l’aspect social des questions. Or on nous vendait, en l’occurrence, un récit – la grosse voiture électrique qui sauve l’humanité -, alors même que ces véhicules sont complètement inaccessibles pour la grande majorité des consommateurs. Cette dimension économique, totalement aberrante, nous avait beaucoup interpellés : nous trouvions d’une violence inouïe ces trente-six mètres carrés qui s’étalaient un peu partout à travers la ville, d’autant plus que, depuis de nombreuses années, les industriels concernés s’abstiennent soigneusement d’afficher le prix de ces bagnoles. Tout au mieux parlent-ils encore d’argent lorsqu’ils proposent des formules de leasing… Le prix et la masse de leurs véhicules seraient, en effet, deux éléments qui parleraient d’eux-mêmes, au sujet de la nature réelle du produit qu’ils vendent : il s’agit d’automobiles pesant entre 2,2 et 2,4 tonnes et qui ne transportent, la plupart du temps, que les nonante kilos de celui ou celle qui conduit ! Peut-on vraiment prétendre être utile d’un point de vue climatique et bénéficier, à ce titre, d’une déduction fiscale intégrale ? Cela nous avait paru extrêmement douteux… »
Précisons aussi que ces militants agissaient dans le cadre d’une action plus globale visant à interroger cette fiscalité abusive dont le seul critère était que le véhicule soit électrique, alors que – sans même questionner le modèle de la voiture de société -, d’autres critères – masse, puissance, hauteur de capot, etc. – devaient utilement entrer en ligne de compte dans le cadre d’une mesure de ce type. Rien qu’en matière de sécurité routière, l’Institut Vias a démontré, depuis lors, la dangerosité de ces véhicules, principalement à l’égard des usagers dits faibles (4). On n’évoque donc même pas ici la justice environnementale ou la justice climatique…
Gentrification du parc automobile
« En ce qui me concerne, précise encore Xavier Jadoul, il est de notoriété publique que je fais partie du collectif Liège sans pub – www.liegesanspub.be/ – mais ce n’était pas le cas des autres co-accusés. J’étais là pour prendre des photos car nous accordons une importance particulière au fait de bien visibiliser nos actions. Un communiqué de presse fut d’ailleurs envoyé, à l’époque, afin d’informer largement au sujet de nos motivations de fond, l’action étant menée, le même jour, à la même heure, dans trois villes différentes… Aucun média n’a relayé quoi que ce soit, ce qui en dit long sur le poids de la publicité dans leur fonctionnement. Un journaliste m’avait ainsi confié, à l’époque où la mention des émissions de CO2 devait être imposée sur les annonces – mais surtout une norme concernant la taille minimale des caractères d’imprimerie utilisés ! -, que la FEBIAC (Fédération Belge et Luxembourgeoise de l’Automobile et du Cycle) n’avait pas hésité à faire pression sur son rédacteur-en-chef, en le menaçant de retirer les publicités pour les voitures prévues dans son média ! Je tiens évidemment à préciser que je ne fais aucune fixation particulière sur le cas des SUV mais il est très clair que, si on regarde d’une manière générale l’évolution de la masse, de la puissance et de la hauteur de capot des véhicules mis sur le marché en Belgique, elles augmentent sans la moindre justification pertinente. Quelque chose comme 30% en vingt ans, concernant la masse… »
Force est donc bien de constater que nous assistons à une gentrification du parc automobile qui a clairement été créée de toutes pièces par le matraquage publicitaire, de telles évolutions ne répondant à aucune nécessité réelle. De plus, le système des voitures de société est, chez nous, un levier particulièrement pervers qui booste le commerce des véhicules neufs : la société qui achète désire défalquer un maximum et achète donc plus cher et sans besoins objectifs. Ces véhicules se retrouvent ensuite rapidement sur le marché de l’occasion qui en prolonge alors les surcoûts, en termes d’énergie, d’équipements, etc.
Le silence coupable des médias
« Nous avons toujours été très sereins par rapport au procès, poursuit Xavier. Nous espérons simplement que le verdict rendu stimulera le débat démocratique qui doit absolument avoir lieu dans la société civile, que notre mésaventure nourrira autrement l’imaginaire du public, en permettant aux gens de retrouver un peu de confiance pour mieux « faire société ». Plutôt que de l’étouffer par la pub, il faut dynamiser l’indispensable prise de conscience qui nous fera évoluer, collectivement, vers les solutions les plus pertinentes et les plus adéquates. Le plus cocasse, dans cette histoire, fut que ni le publicitaire, propriétaire des panneaux, ni l’annonceur lui-même, n’ont jamais exprimé un quelconque préjudice et ne se sont donc jamais portés parties civiles ! C’est uniquement le Procureur du Roi de Liège qui a souhaité nous poursuivre. Aucune enquête sérieuse n’a jamais été diligentée, tant sur l’origine exacte de ces deux bâches que sur les vraies raisons de leur présence là où elles ont été trouvées. Il est cependant extrêmement clair qu’en tant que citoyens, notre volonté fut toujours de questionner les choix politiques et industriels en termes de mobilité, ceux du tout-à-la-voiture principalement. J’ai personnellement créé le site Stop SUV – https://stopsuv.be/ -, il y a deux ans déjà, afin de militer pour une mobilité plus légère. J’avais, à ce titre, été l’invité de différents débats médiatiques auxquels la FEBIAC a toujours refusé de se montrer ; j’y fus opposé à des journalistes spécialisés qui allaient, au demeurant, plutôt dans le même sens que moi… »
Notons ici que, depuis quelques années, les actions antipub, si elles sont bien articulées et bien argumentées, sont plutôt bien relayées dans la presse. Sauf celles qui concernent les voitures, où le silence total est de mise, sauf peut-être à la RTBF… Une telle omerta médiatique a de quoi interpeller : alors qu’il s’agit d’un important choix de société, c’est véritablement le citoyen qu’on bâillonne ! Il semble donc légitime de chercher à retourner la responsabilité vers ceux qui ont créé une telle situation. Et il semble aujourd’hui, hélas, qu’il n’y plus d’autre solution que les tribunaux pour poser ce genre de questions.
Le juge : ultime recours du citoyen ?
Si, en l’occurrence, le juge souligna que ce procès n’avait évidemment rien de politique et se limitait au simple jugement d’un vol, les avocats de la défense soulignèrent, quant à eux, tous les enjeux du verdict. Rappelons ici que ce sont bien les ministres européens des transports, eux-mêmes, qui ont lancé, dès 1991, un appel pour interdire la publicité de véhicules inutilement lourds et puissants, et pour adopter une fiscalité cohérente avec les objectifs visés. Et voici où mène, trente-deux ans plus tard, les atermoiements d’un monde politique, incapable de faire le départ entre libéralisme économique et écologie (5).
Nature & Progrès mène le même type de combats, en matière de pesticides et d’OGM (Organismes Génétiquement Modifiés), et est progressivement amené aux mêmes extrémités. En témoigne notre action concernant les néonicotinoïdes (6) : le millefeuille institutionnel qui nous gouverne paraît aujourd’hui dans l’impossibilité de tirer les conséquences utiles de principes devenus incontestables – que ce soit en matière de mobilité ou de produits agricoles dont la toxicité est avérée -, abandonnant ainsi le terrain aux lobbies de toutes espèces et à la démagogie des populistes.
Appel au citoyen qui manifeste : sache tout de même que, depuis le jugement du 14 décembre 2023, ta liberté d’expression vaut infiniment plus que leur pollution publicitaire !
REFERENCES :
(1) Voir : www.proces-pour-une-mobilite-populaire-et-durable.be/
(2) L’acronyme SUV désigne, en anglais, le « Sport Utility Vehicle« , un type de véhicules qui ne sont, en réalité, ni sportifs, ni utilitaires mais juste plus gros, plus lourds, plus puissants et plus rapides. Et qui consomment, par conséquent, nettement plus qu’un véhicule ordinaire, accroissant aussi le risque d’insécurité pour les usagers plus faibles.
(3) Les voitures de société « sans émissions » – 100 % électriques, à hydrogène avec pile à combustible -, sont déductibles à 100 % fiscalement si elles sont commandées avant le 31 décembre 2026.
(4) Lire : www.vias.be/fr/recherche/publications/briefing-suv-s-en-verkeersveiligheid/
(5) Lire l’analyse faite par le GRACQ : www.gracq.org/actualites-du-velo/verdict-du-proces-pour-une-mobilite-populaire-et-durable
(6) Voir notamment nos analyses n°13 et n°18, de l’année 2023.
27, Nov 2024 | 2024, Analyses, Études
La date du 17 octobre 2023 restera marquée d’une pierre blanche dans l’histoire de l’utilisation des produits phytosanitaires en Belgique. C’est ce jour-là, en effet, que le Conseil d’État, déduisant logiquement les conséquences de l’avis qu’il avait sollicité auprès de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), annula les « dérogations », particulièrement malheureuses, que nous contestions depuis longtemps. Réjouissez-vous : nous ne vous parlerons plus jamais des néonicotinoïdes ! Le champ est libre pour la transition écologique de notre agriculture.
Par Marc Fichers, conseiller, et Dominique Parizel, rédacteur
Annulées, purement et simplement, à travers quatre arrêts – numérotés 257.640 à 257.643 – très longuement motivés, tout d’abord les « six décisions autorisant l’utilisation d’insecticides à base de substances actives « néonicotinoïdes » interdites dans l’Union européenne, pour le traitement, la mise sur le marché et le semis de semences de betteraves sucrières, de laitue, d’endives, radicchio rosso et pain de sucre, et de carottes ». Également annulées les deux décisions du 25 novembre 2019 autorisant le semis de semences de betteraves sucrières enrobées d’insecticides à base de substances actives thiamétoxame et clothianidine, ainsi que les deux décisions du 29 octobre 2019 autorisant le traitement de semences de betteraves à base de substances actives thiamétoxame et clothianidine. Et enfin, les deux décisions du 10 décembre 2020 autorisant le traitement de semences ou de semis de semences de betteraves à base de substance active dénommée imidaclopride…
Tout ça pour ça !
Nul n’ira évidemment rechercher tout ce qui a été mis inutilement dans le sol ! Reste donc, en ce qui nous concerne, à nous interroger sur le sens d’une résistance interminable qui nous fut si longtemps opposée. Une résistance de principe qui, à l’instar de la motivation des « dérogations » – ces décisions invraisemblables aujourd’hui justement annulées -, ne reposait strictement sur rien, si ce n’est la sauvegarde de quelques intérêts particuliers en totale perdition. À laquelle se prêtèrent pourtant de bonne grâce les pouvoirs publics belges, et cela au détriment de la biodiversité, de la survie des abeilles et de ce qui relève, par conséquent et de manière absolument incontestable, de l’intérêt général, de l’intérêt bien compris du citoyen ordinaire. N’est-ce pas, là aussi, la principale question qui est posée à travers l’actuelle indignation entourant les PFAS : d’obscurs intérêts industriels n’ont-ils pas définitivement pris le pas, en Wallonie et en Europe, sur ceux des simples citoyens, tels que vous et moi ? Élisons-nous nos représentants pour qu’ils légifèrent et qu’ils gouvernent dans cette direction ? Assurément non, et l’histoire des néonicotinoïdes vient utilement rappeler que cette dérive-là n’est vraiment pas neuve…
Des résistances peu fondées
Le rapide inventaire du chapelet de carabistouilles qui nous furent opposées durant toutes ces années le démontre par l’absurde et nous ne ferons pas ici l’injure à notre chère démocratie de les replacer dans la bouche de chaque élu concerné. Mais peut-être l’électeur voudra-t-il s’en charger, c’est après tout son droit le plus strict ? Il y eut tout d’abord la kyrielle d’invraisemblables hypothèses qui permirent aux responsables politiques de tous bords de détourner poliment le regard, alors qu’ils étaient pourtant confrontés à de plates évidences, renvoyant ainsi la patate chaude dans le giron des scientifiques. Puis, lorsque se précisa l’inéluctable interdiction européenne, fut brandie, comme un étendard sur un champ de bataille, la faillite certaine du secteur betteravier belge que nous aurions sur la conscience ! Mais la déshérence du secteur betteravier belge – ce que ne décrivent évidemment jamais des médias, eux-mêmes complètement à la dérive dans les matières agricoles ! – est surtout causée par sa propre vétusté organisationnelle et par le fait qu’un leader étranger en a aujourd’hui pris le contrôle. C’est d’ailleurs probablement pour cette raison que la nouvelle coopérative wallonne – avec une nouvelle usine performante dirigée par les agriculteurs eux-mêmes et non par l’industrie ! – ne verra jamais le jour !
Un travail de communication particulièrement exécrable continua ensuite à se répandre comme une authentique marée noire. Il fut même soutenu que, sans le secours providentiel des néonicotinoïdes, la jaunisse de la betterave occasionnerait des pertes de rendement de l’ordre de 70 % ! Le chiffre tourna longtemps en boucle, sans autre commentaire, et fut même repris par certains pans du monde de la recherche et par les ministres concernés. Ce chiffre ne repose absolument sur rien et n’a jamais été démontré par qui que ce soit ; Nature & Progrès a bien sollicité les pouvoirs publics afin de connaître l’origine d’une telle information, nous n’avons jamais obtenu la moindre réponse. Pareille fantaisie relève bien sûr de la plus pure manipulation car si perte de rendement il y a, c’est uniquement dans les « ronds de jaunisse » or ces ronds ne couvrent jamais l’ensemble d’un champ, loin de là.
Tiens ! Il n’y a justement pas eu de jaunisse, cette année ! Les pouvoirs publics ont-ils communiqué sur les milliers d’hectares qui n’ont pas été traités pour rien ? Ont-ils révélé l’impact positif sur la biodiversité et la quantité d’abeilles sauvées ? Nous ont-ils dit le véritable soulagement qu’occasionna pareille économie pour le budget des agriculteurs concernés ? Avec qui tiennent aujourd’hui les pouvoirs publics belges ? Avec les citoyens ?
La betterave sucrière serait-elle une espèce en voie de disparition ?
Dernière contre-vérité, et non la moindre : on nous a carrément opposé que, sans les néonicotinoïdes, personne ne voudrait plus planter de betteraves en Belgique ! Une telle affirmation a évidemment de quoi laisser pantois et le travail exemplaire de la coopérative Orso – https://organicsowers.bio/ – rappelle, à qui veut bien les connaître, les bonnes pratiques les concernant. Un évident désintérêt est cependant dû à la perte de rentabilité économique du secteur mais celle-ci est précisément la conséquence regrettable d’une organisation déficiente qui s’efforce de servir, avant tout, l’industrie…
La saison 2023 est très éclairante à ce propos : pas de jaunisse, nous l’avons dit, mais une autre catastrophe nommée cercosporiose, une maladie de la feuille ayant pour effet, dans certains champs, que les betteraves n’eurent plus que deux ou trois malheureuses feuilles autour d’elles. Vous l’avez compris : le rendement fut médiocre ! Et au moins trois traitements phytosanitaires ne servirent absolument à rien…
Industrie, mauvaise graine
Certains champs furent cependant épargnés, alors que leur voisin était ravagé. La faute à pas de chance ? Ne pensez surtout pas cela : c’est le choix de la variété qui était en cause. Mais qui donc conseille les agriculteurs à ce sujet ? Réponse : l’IRBAB-KBIVB (Institut Royal Belge pour l’Amélioration de la Betterave) – www.irbab-kbivb.be/fr/. Or que conseille l’IRBAB ? Des variétés sensibles qui sont beaucoup plus rentables pour autant que, sans un été particulièrement pourri, il soit possible de maîtriser la maladie à l’aide de nombreux traitements dont l’effet est, nous ne le savons que trop bien, catastrophique pour notre environnement, notre qualité de vie…
Et dernière devinette pour terminer : savez-vous qui préside aux destinées de l’IRBAB-KNIVB ? Très simple : c’est le CEO de la Raffinerie Tirlemontoise – www.raffinerietirlemontoise.com/ -, leader historique de vos merveilleux carrés blancs. La boucle est ainsi bouclée : l’emprise industrielle sur le monde agricole est aussi totale qu’elle l’est sur le pain, le lait ou la viande. C’est l’industrie qui dicte, en fonction de ses propres process, les pratiques que doivent adopter les agriculteurs, au détriment de leur savoir-faire et de leur autonomie. Des pratiques qui ne conviennent qu’à elle et à personne d’autre ! Mais ce sont pourtant les paysans qui sont au contact direct de la réalité des écosystèmes et du climat. Pas les cols blancs qui tournent dans leurs fauteuils en skaï…
Ainsi cultivateurs, chercheurs et industriels chantent-ils, à l’unisson, un même refrain. Mais aujourd’hui, tous chantent complètement faux. Faux pour l’environnement et la biodiversité – c’est un fait depuis bien trop longtemps de notoriété publique – mais faux surtout pour leur propre travail et pour la frange importante du monde agricole qu’ils entraînent dans leur sillage. Qui ramènera enfin tout ce petit monde à plus de raison ? Un parti prétendument citoyen, comme aux Pays-Bas, qui facilitera l’émergence des idées simplistes de l’extrême-droite ? Cette boucle trop bien bouclée n’est-elle pas en train d’étouffer à petit feu un secteur conventionnel globalement dépourvu de toute perspective d’avenir, incapable de penser son destin hors des pesticides et des chimères transgéniques qu’ose encore lui faire miroiter l’agro-industrie ? Et cela, dans un aveuglement politique complet, avec la complicité coupable d’une Union européenne, totalement impuissante à interdire l’utilisation du glyphosate ?
Champ libre à la transition écologique !
L’indispensable transition écologique, elle, n’a rien d’une chimère ! Rendre l’agriculture wallonne compatible avec les impératifs de la biodiversité et du climat n’a rien d’une utopie. S’inféoder à de gros capitaux étrangers n’est pas une fatalité pour conserver une production alimentaire prospère en Wallonie ! La solution, chacun en conviendra aisément, passe par l’agriculture biologique et la polyculture-élevage. L’électeur, en juin 2024, balaiera-t-il les dernières ripostes d’esprits réactionnaires qui n’ont pas encore intégré une évidence aussi forte ? Ou devrons-nous encore subir d’autres psychodrames qui donneront toute la mesure des souffrances alimentaires quotidiennes de nos concitoyens, wallons et bruxellois ? Le chant du cygne d’une agriculture potentiellement prospère, à même de rendre vie aux terroirs wallons…
27, Nov 2024 | 2024, Analyses, Études
En l’absence de majorité qualifiée, la Commission européenne a annoncé, sans la moindre ambiguïté, qu’elle renouvelle l’autorisation du glyphosate pour une durée de dix ans. Pourtant, une nette majorité d’Européens s’était opposée à cette proposition. À six mois d’élections pourtant capitales pour l’Union, où est passée la démocratie ? Dans la foulée des réactions que suscite la déclaration de renouvellement de la Commission, il serait sans doute judicieux de revoir le schéma législatif en la matière et d’y insérer davantage de démocratie, dès lors qu’il s’agit de décisions touchant d’aussi près la santé et l’environnement des Européens.
Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer
La représentation citoyenne au niveau de l’Europe est assurée par le Parlement européen. Cette assemblée regroupe 705 députés élus au suffrage universel direct. Où était donc le Parlement lorsque fut prise la décision de ré-autoriser le glyphosate ? Il était tout simplement absent du processus ! L’approbation d’une substance active est considérée comme un acte d’exécution et non un acte législatif à proprement parler. C’est donc sur base d’une proposition de la Commission européenne que les Etats membres – réunis au sein de la SCOPAFF, Comité permanent des végétaux, animaux, denrées alimentaires et alimentation animale – ont dû se prononcer. Pour trancher pour ou contre le texte, il était nécessaire de rassembler au moins 15 pays représentant minimum 65 % de la population. Cette majorité n’ayant pas été obtenue, la balle est revenue dans le camp de la Commission.
Contexte d’une décision scandaleuse
L’absence de consensus des Etats membres, traduisant un réel malaise, n’a pas fait reculer la Commission Européenne. Elle a annoncé, sans la moindre ambiguïté, qu’elle renouvellerait le glyphosate pour dix ans (1). Aussi choquant que cela puisse paraître, elle est bien mandatée pour le faire ! Sur le plan purement juridique – si on laisse de côté le respect du principe de précaution qui continue à poser question -, l’instance la plus technocratique et la moins démocratique de l’Union Européenne qu’est la Commission est bel et bien habilitée à décider du renouvellement du glyphosate sur l’ensemble du territoire, alors que dix États membres, représentant 58,3 % de la population, ne se sont pas prononcés en faveur du renouvellement lors du vote en Comité d’appel. Pourquoi exiger une majorité qualifiée au sein de la SCOPAFF si une majorité simple suffit finalement à la Commission pour avancer seule ?
Pour les associations de défense de l’environnement et de la santé, pour la société civile – et pour la société tout court -, l’effroi est généralisé, la perte de confiance totale. Les Européens étaient largement opposés au renouvellement du glyphosate. Un sondage de l’IPSOS, réalisé dans six États membres, a notamment monté qu’une majorité écrasante de la population – 62 % – était contre et que près d’un quart était sans opinion (2). Mais l’Europe n’en a cure : elle fait la sourde oreille, met ses œillères ! Plus rien ne peut la faire frémir, pas même les nouveaux résultats d’une récente étude du Global Glyphosate Institute (3) démontrant, à la suite d’expériences sur des rats, les liens alarmants existant entre l’exposition au glyphosate et le développement de leucémies, dès le plus jeune âge. Ni même les courriers adressés par 291 scientifiques demandant à l’Europe de retirer sa proposition (4). Elle fonce, tête baissée…
Pas de domaines de préoccupation critique selon l’EFSA
Affirmant, en date du 16 novembre, qu’elle renouvellera le glyphosate pour dix ans, la Commission ajoute : « La recherche sur le glyphosate s’intensifie. On peut s’attendre à de nouvelles découvertes sur les propriétés du glyphosate en matière de protection de la santé humaine et de l’environnement. Si des éléments indiquent que les critères d’approbation ne sont plus remplis, une révision de l’approbation au niveau de l’UE peut être lancée à tout moment et la Commission prendra immédiatement des mesures pour modifier ou retirer l’approbation si cela est scientifiquement justifié. »
La Commission anticipe-t-elle un éventuel retour de manivelle ou tente-t-elle juste de calmer la bête et de tromper l’ennemi, en montrant vigilance et engagement ? L’avenir nous le dira. Le rapport préalable de l’EFSA (Agence Européenne pour la Sécurité Alimentaire) (5), même s’il concluait à l’absence de domaine critique de préoccupation offrant ainsi un blanc-seing à la Commission, pointait tout de même un certain nombre de lacunes dans les études et les rapports qu’il citait, concernant entre autres les risques en termes de consommation pour les humains, les impuretés, les risques pour les petits mammifères herbivores, pour les espèces aquatiques non ciblées, etc. (6) Il identifiait aussi des informations manquantes, comme un test des comètes in vivo sur les organes pertinents qui aurait été utile dans l’examen de la génotoxicité du glyphosate (7). De là à conclure qu’il y avait bien « des domaines de préoccupation critique » au vu de toutes ces incertitudes, il n’y avait qu’un pas que l’EFSA a décidé… de ne pas franchir ! Tout au plus, forte de ces nombreux éléments, la Commission interdit-elle l’usage du glyphosate pour les pratiques de dessication permettant de contrôler le moment de la récolte et propose-t-elle des restrictions… (8)
La patate chaude revient chez les États membres
On mesure ici le courage politique de la Commission : elle décide puis lance la patate chaude dans la cuisine des États membres, les invitant à mettre en place des mesures pour circonscrire et contrôler l’utilisation du glyphosate ! Hypocrisie ou jeu de dupes ? La Commission « recommande », dans sa communication post-Comité d’appel (9), que les États membres veillent, par exemple, à la mise en place en place de bandes tampons de cinq à dix mètres pour éviter la contamination de champs proches, ainsi qu’à l’utilisation d’équipements pour réduire la dérive en pulvérisation d’au moins 75 % !
Elle recommande mais, dans la foulée, elle ouvre aussi une brèche. Compte tenu, en effet, du fait que toutes les autorisations nationales doivent être réexaminées à la lumière des conditions et des restrictions fixées dans le renouvellement de l’approbation, elle précise que les États membres peuvent restreindre leur utilisation au niveau national ou régional, s’ils le jugent nécessaire, sur la base des résultats des évaluations des risques, en particulier en tenant compte de la nécessité de protéger la biodiversité.
Et la santé ? C’eût bien sûr été scier la branche sur laquelle elle était assise que de nommer clairement la santé ! Mais qu’importe finalement car, ce faisant, la Commission ouvre grand la porte aux États membres pour sortir du glyphosate, au niveau national ou régional.
Et le principe de précaution ?
« Si on laisse de côté le principe de précaution« , écrivions-nous plus haut… Revenons-y justement. Inscrit dans le traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne, à l’article 191, ce principe vise à donner préséance à la protection de la santé et de l’environnement, s’il existe une incertitude scientifique sur les risques d’une politique ou d’une mesure. Ainsi, par une décision du 4 octobre 2023, le tribunal de l’Union a-t-il rappelé que ce principe s’applique également dans la phase d’évaluation des risques : « une application correcte du principe de précaution présuppose, notamment, une évaluation complète du risque pour la santé fondée sur les données scientifiques disponibles les plus fiables et les résultats les plus récents de la recherche. Lorsqu’il s’avère impossible de déterminer avec certitude l’existence ou la portée du risque allégué en raison de la nature insuffisante, non concluante ou imprécise des résultats des études menées, mais que la probabilité d’un dommage réel pour la santé humaine persiste dans l’hypothèse où le risque se réaliserait, le principe de précaution justifie l’adoption de mesures restrictives. » (10).
C’est bien sur base de ce principe, entre autres, que notre partenaire, Pesticide Action Network Europe, Générations Futures et d’autres organisations ont décidé d’attaquer la décision de la Commission concernant le renouvellement de l’autorisation du glyphosate (11). Nature & Progrès soutiendra évidemment cette action auprès de la justice européenne et ne manquera pas de communiquer sur l’évolution de cette procédure. Mais d’autres pistes existent…
Quelles pistes, au niveau national, pour tourner le dos au glyphosate ?
En Allemagne, le ministre écologiste de l’Agriculture a, d’ores et déjà, annoncé qu’il examinerait toutes les voies légales pour interdire le glyphosate dans son pays ! Le Luxembourg avait déjà agi en ce sens, en interdisant le glyphosate sur son territoire et cette décision avait été contestée, devant les tribunaux, par Bayer qui l’avait emporté mais davantage pour des raisons de procédure que de légalité sur le fond.
Puisque les autorisations nationales de tous les produits à base de glyphosate doivent être réévaluées à la lumière des nouvelles conditions et restrictions, et en particulier en prenant en compte la nécessité de sauvegarder la biodiversité, Nature & Progrès et ses partenaires suivront de très près les processus administratifs de révision des autorisations nationales. Notre conviction est claire : la protection de la biodiversité et de la santé l’emportera toujours !
Signalons, à un autre niveau, l’exemple particulièrement intéressant de la commune d’Attert, dans le Sud du Luxembourg. Son bourgmestre, Josy Arens, a fait voter par le Conseil communal l’interdiction de l’utilisation du glyphosate sur la commune ! Pourquoi les communes wallonnes et bruxelloises ne s’inspireraient-elles pas de cette initiative ? Nature & Progrès l’avait jadis proposé pour les cultures d’OGM : cela donnerait un signal éclairant à nos responsables politiques ! Rappelons qu’en Belgique, le Fédéral est compétent pour l’autorisation des produits phytosanitaires et le Régional pour leur utilisation. La Région wallonne est donc également libre d’agir. Qu’on se le dise !
REFERENCES
(1) Voir : https://food.ec.europa.eu/plants/pesticides/approval-active-substances/renewal-approval/glyphosate_en#proposal-ms
(2) Voir : www.pan-europe.info/press-releases/2023/09/european-citizens-support-eu-ban-glyphosate
(3) Voir : https://glyphosatestudy.org/
(4) Voir : www.pan-europe.info/sites/pan-europe.info/files/public/resources/Letters/Scientific%20letter%20-glyphosate%20-%20theNetherlands%20and%20Belgium%20-%20ENversion.pdf
(5) Voir : https://www.generations-futures.fr/actualites/glyphosate-avis-efsa/
(6) Pour lire ce rapport : https://open.efsa.europa.eu/study-inventory/EFSA-Q-2020-00140
(7) Sur les alertes lancées par la recherche médicale, lire :
www.generations-futures.fr/wp-content/uploads/2023/09/rapport-glyphosate-inserm-efsa.pdf
(8) Ceci concerne :
– la fixation de limites maximales pour cinq impuretés présentes dans le glyphosate, c’est-à-dire dans le matériau fabriqué ;
– l’obligation pour les États membres d’accorder une attention particulière à des aspects spécifiques lors de l’évaluation des risques – par exemple, la protection des petits mammifères herbivores, tels que les campagnols, et des plantes non ciblées, telles que les fleurs sauvages – et de définir des mesures d’atténuation des risques afin de garantir la protection des organismes non ciblés et de l’environnement ;
– la fixation de doses d’application maximales à ne pas dépasser, à moins que les résultats de l’évaluation des risques entreprise pour les utilisations spécifiques, pour lesquelles l’autorisation est demandée, ne démontrent qu’une dose plus élevée n’entraîne pas d’effets inacceptables sur les petits mammifères herbivores ;
– l’obligation pour le demandeur de soumettre des informations sur les éventuelles incidences indirectes sur la biodiversité dans un délai de trois ans à compter de la mise à disposition d’un document d’orientation approprié.
(9) La Commission a annoncé, à l’heure où nous rédigeons, sa ré-approbation du glyphosate et les mesures qui l’ »encadreraient » mais le document règlementaire n’est pas encore officiellement publié.
(10) Voir : www.actu-environnement.com/droit/jurisprudence/tribunal-de-l-union-europeenne-04-octobre-2023-n.html
(11) Voir : www.pan-europe.info/press-releases/2023/11/ngos-challenge-glyphosate-re-approval-eu-court
27, Nov 2024 | 2024, Analyses, Études
Après le report sine die de la réforme de la réglementation sur les produits chimiques – REACH -, après une loi sur la restauration de la nature amoindrie à force d’être négociée, après la décision en solo de la Commission de réapprouver le glyphosate pour une décennie et après le rejet du règlement SUR – qui visait à réduire de moitié l’utilisation et les risques liés aux pesticides d’ici 2030 – par le Parlement européen, nous avons de légitimes raisons de paniquer quant à l’issue du projet européen de dérégulation des nouveaux OGM. Un fois de plus, l’Europe se fiche totalement de l’environnement, elle se fiche totalement de l’avis des citoyens ! Quelle mouche a piqué l’Europe ?
Par Virginie Pissoort, chargée de plaidoyer
Le Green Deal – le Pacte vert – qui aurait dû être le pilier de la construction européenne au cours de cette législature – ainsi que nous l’avait promis, en 2019, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen – apparaît aujourd’hui en trompe l’œil. Et les termes de « transition » et de « durabilité » ne revêtent décidément plus la même réalité pour les uns et pour les autres. Le projet de dérégulation des nouveaux OGM est affiché, par ses défenseurs, comme une réponse aux défis de la société, une nécessité pour résoudre les problèmes de sécurité alimentaire mais également pour faire face aux changements climatiques ou pour « diminuer » l’utilisation des pesticides. Sur base de ces revendications, l’Europe entend donc précipiter l’adoption d’une nouvelle règlementation.
La durabilité n’est pas dans la manipulation génétique
Force est cependant de constater que les nouveaux OGM – comme cela avait été le cas pour les OGM de la première génération – répondent avant tout à des besoins de consommation ou d’efficacité industrielle. Une étude de l’Agence fédérale allemande de protection de l’environnement montre que, sur 81 demandes d’applications de NGT dans les plantes, plus de trente visent les consommateurs – comme les tomates prétendument hypotenseurs -, plus de vingt visent l’efficacité industrielle et une dizaine visent la résistance aux herbicides. Seule une faible part de ceux qui sont aujourd’hui à l’étude ciblent une hypothétique recherche de durabilité. Comme le rappelle un courrier signé par septante illustres scientifiques et académiques européens indépendants, ces applications ignorent que la durabilité d’un système agricole et alimentaire dépend surtout des interactions entre les plantes, les humains et l’environnement. Et, dans une bien moindre mesure, de la génétique d’une culture particulière… La résistance à la sécheresse, aux maladies et aux parasites peut être obtenue de manière beaucoup plus efficace en modifiant le système agricole, selon les principes de l’agroécologie. Un trait – ou un caractère – isolé ne peut, en aucun cas, conférer, dans le contexte d’une agriculture intensive, une quelconque forme de durabilité. Et les scientifiques de conclure que « les objectifs de durabilité sont utilisés de manière opportuniste pour gagner la confiance des citoyens et des politiciens (2).
De la pause environnementale au retour en arrière
La lutte contre le changement climatique et la transition écologique ont décidément bon dos ! Tous deux sont ici brandis pour mettre à l’écart la directive de 2001 sur les OGM, une règlementation durement acquise et qui mettait le principe de précaution au cœur de sa réflexion. On la piétine, à présent, sous prétexte de guerre en Ukraine, d’inflation, de crise alimentaire… Et toujours au nom de la sacro-sainte compétitivité quand il s’agit de réduction et de durabilité des pesticides, de ré-autorisation de glyphosate, etc. Bref, tout « fait farine au bon moulin », dès qu’il faut justifier la « pause environnementale », voire d’enclencher la marche arrière, ainsi que le conclut Stéphane Foucart, journaliste au quotidien Le Monde, dans un article du 26 novembre (3). Mais quand il s’agit de justifier des demandes de l’industrie, comme celle de déréguler les OGM, il flotte alors haut l’étendard du greenwashing. Et, sous prétexte d’une telle urgence, on accepte de détricoter la réglementation actuelle…
Une catastrophe pour les agriculteurs et les consommateurs !
Les scientifiques ne s’arrêtent pas à l’objection environnementale ! Ils épinglent surtout les lacunes substantielles de la proposition, à ce point fondamentales que la seule solution appropriée est son rejet complet ! Si le Conseil et le Parlement européen adoptent cette proposition, la quasi-totalité des « nouveaux OGM » actuellement en préparation seraient autorisés pour être cultivés et vendus sans aucune évaluation des risques pour la santé et pour l’environnement.
Selon l’étude de l’Agence fédérale allemande de protection de l’environnement, conformément aux critères de la proposition actuelle, 94 % des NGTs en projet tomberaient dans la catégorie des NGT1 regroupant tout végétal « qui remplit les critères d’équivalence avec les végétaux conventionnels ». Ainsi « une plante NGT est considérée comme équivalente aux plantes conventionnelles lorsqu’elle ne diffère de la plante réceptrice/parentale que par un maximum de vingt modifications génétiques. » La Commission admet que ce chiffre de vingt est un choix politique qui ne repose sur rien de scientifique !
Il n’y aurait alors ni obligation d’étiquetage ou de traçabilité, ni évaluation de l’impact des brevets ou de possibilité, pour les États membres, de refuser qu’ils soient imposés à leur population et à leur territoire ! Ce serait une catastrophe pour le monde agricole – biologique et conventionnel – et pour les consommateurs qui se trouveraient, à leur insu, des OGM dans leurs assiettes.
Des OGM dans le bio « pour avoir les mêmes chances »
L’Europe ne l’entend pas de cette oreille ! La balle est dans le camp du Parlement et du Conseil qui doivent approuver le texte à la majorité qualifiée : un processus classique, mené au pas de course, puisque « le climat et la compétitivité n’attendent pas« , il est temps d’y penser ! Il va donc falloir se battre pour que le lobby de l’industrie ne l’emporte pas. La rapporteuse finlandaise Polfjärd, en commission ENVI du Parlement Européen va même encore plus loin dans la dérégulation (4), proposant entre autres de faire tomber l’obligation d’étiquetage des semences NGT1 et autorisant les nouveaux OGM dans le bio, sous prétexte que les agriculteurs biologiques doivent avoir « les mêmes chances » que les conventionnels ! Une hérésie totale ! Du côté du secteur bio, c’est la levée de boucliers (5) : jamais de nouveaux OGM dans le bio ! De tels amendements ont de quoi effrayer et nous mobiliser. Le vote en Commission de l’environnement du Parlement européen est prévu pour le 11 janvier prochain…
N’est-ce pas l’environnement qui sauvera l’agriculture ?
Le détricotage, pour des raisons économiques court-termistes, des réglementations en faveur de la préservation de la biodiversité – sauvage et cultivée – et de la réduction des pratiques favorisant la pollution et le changement climatique ne tient pas compte des défis auxquels notre société doit faire face. Nous nourrir n’est-il pas une priorité ? Les dirigeants européens ont-ils oublié que le premier objectif de l’Europe, lors de la constitution de sa politique agricole commune, était avant toutes choses de nourrir ses citoyens ? Comment notre agriculture peut-elle survivre aux fluctuations de climat et à l’épuisement des ressources, si elle perd en autonomie ? L’artificialisation et l’homogénéisation de la génétique des plantes cultivées permettra-t-elle encore à la nature et à l’agriculture de s’adapter ? N’est-il pas prétentieux de croire qu’à l’heure actuelle, les scientifiques feront mieux que la Nature dans un monde que nous aurons totalement bouleversé ?
Pour Nature & Progrès, la réponse est limpide. C’est en réconciliant agriculture et environnement, en maintenant des normes strictes et en encourageant les producteurs à produire en prenant soin du milieu naturel, que nous offrirons une voie d’avenir à nos villes et campagnes, pour notre Santé et celle de la Terre.
REFERENCES
(1) Voir : www.gmo-free-regions.org/fileadmin/pics/gmo-free-regions/conference_2023/23-09-07_GMOfree-Regions_BfN_Engelhard.pdf
(2) Traduction de l’anglais. Voir : www.natpro.be/wp-content/uploads/2023/11/20231119_OpenLetter_ConcernsNGT.pdf
(3) Lire : www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/26/pour-la-premiere-fois-toute-l-union-europeenne-a-enclenche-la-marche-arriere-sur-l-environnement_6202428_3232.html
(4) Voir : www.europarl.europa.eu/doceo/document/ENVI-PR-754658_EN.pdf
(5) Voir : https://friendsoftheearth.eu/wp-content/uploads/2021/03/New-GMOs-letter-300320.pdf
29, Fév 2024 | Ecobioconstruction, Nos projets
Cycles de rencontres d’échanges pour mieux comprendre les habitats alternatifs et revendiquer leur reconnaissance sociale et réglementaire.
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L’objectif principal de ce cycle, est d’échanger sur comment surmonter les différents obstacles qui jalonnent le parcours des porteurs de projets et freinent les implantations d’habitats légers ?
Ne restons pas passif ! Rejoignez-nous.
Vous êtes confronté à des obstacles ? Vous souhaitez partager votre expérience, contribuer au processus de reconnaissance, soutenir les porteurs de projets ou participer à la sensibilisation des citoyens ?
Que vous souhaitiez comprendre les obstacles, les dénoncer ou simplement vous impliquer, dans la lutte pour la reconnaissance sociale et réglementaire de l’habitat léger n’attendez pas plus longtemps !
Inscrivez-vous dès maintenant à ce cycle de rencontres et collaborons pour faire notre part.
Cycle de Biez
Nature & Progrès et les amis de la butte de Biez organisent un cycle de rencontres en vue d’identifier vos besoins et vos attentes.
- Date: Mercredi 24 avril
- Heure: 19h00
- Lieu: Maison du quartier de Biez, Rue du Beau Site, 32 – 1390 Grez-Doiceau
Participation gratuite sur inscription: Hamadou Kandé : 081/32.30.63 ou par mail : hamadou.kande@natpro.be
Cycle Chaumont-Gistoux
Habitat léger on se compte! Rencontre de partages et d’échanges sur nos projets respectifs.
- Date: samedi 16 mars
- Heure: 19h30
- Lieu: La Chaumière, Rue de Corroy 2 – 1325 Chaumont-Gistoux
Habitat léger, un art de vivre: Malgré les difficultés, certains projets arrivent à terme! Des habitants légers vous racontent leur parcours inspirant.
- Date: vendredi 05 avril
- Heure: 19h30
- Lieu: La Chaumière, Rue de Corroy 2 – 1325 Chaumont-Gistoux
Droit à un logement, plaidoyer pour un habitat léger + visite découverte d’un habitat léger.
- Date: samedi 20 avril
- Heure: 10h
- Lieu: La Chaumière, Rue de Corroy 2 – 1325 Chaumont-Gistoux
Participation gratuite sur inscription: Hamadou Kandé : 081/32.30.63 ou par mail : hamadou.kande@natpro.be
Cycle de Bruxelles
Habitat léger on se compte ! Rencontre de partages et d’échanges sur nos projets respectifs.
- Date: mardi 23 avril
- Heure: 19h30
- Lieu: COWB ASBL, Chemin du Silex, 10-B – 1170 Bruxelles
Habitat léger, un art de vivre : Malgré les difficultés certains projets arrivent à terme ! Des habitants légers vous racontent leur parcours inspirant.
- Date: vendredi 17 mai
- Heure: 19h30
- Lieu: COWB ASBL, Chemin du Silex, 10-B – 1170 Bruxelles
Participation gratuite sur inscription: Hamadou Kandé : 081/32.30.63 ou par mail : hamadou.kande@natpro.be
Cycle de Liège
Habitat léger on se compte ! Rencontre de partages et d’échanges sur nos projets respectifs
- Date: Mercredi 10 avril
- Heure: de 19h30 à 22h
- Lieu: Centre liégeois du Beau mur, rue du Beau mur 48 – 4030 Liège
Habitat léger, un art de vivre : Malgré les difficultés certains projets arrivent à terme ! Des habitants légers vous racontent leur parcours inspirant.
- Date: Vendredi 26 avril
- Heure: de 19h30 à 22h
- Lieu: Centre liégeois du Beau mur, rue du Beau mur 48 – 4030 Liège
Participation gratuite sur inscription: Hamadou Kandé : 081/32.30.63 ou par mail : hamadou.kande@natpro.be
Cycle de Waremme
Habitat léger, on se compte! Rencontre de partages et de questionnements des participant.es.
- Date: Vendredi 19 avril
- Heure: 19h00
- Lieu: Rue de Grand’Axhe, 45 – 4300 Waremme
Participation gratuite sur inscription: Hamadou Kandé : 081/32.30.63 ou par mail : hamadou.kande@natpro.be
Cycle de Wanze
Habitat léger, on se compte! Rencontre de partages et questionnements des participant.es.
- Date: Lundi 06 mai
- Heure: 19h00
- Lieu: Place Faniel, 8 – 4520 Wanze
Participation gratuite sur inscription: Hamadou Kandé : 081/32.30.63 ou par mail : hamadou.kande@natpro.be
19, Déc 2023 | 2023, Analyses, Études
Décodage et solutions
Par Nature & Progrès 2023
Introduction
Nature & Progrès est l’association « historique » de la bio. C’est au sein de Nature & Progrès – en France – que furent élaborés les premiers cahiers des charges de l’agriculture biologique qui servirent ensuite de base de travail, de source d’inspiration, pour les cahiers des charges adoptés par l’Europe. Fondamentalement, l’agriculture biologique est issue d’inquiétudes nées, dès l’après-guerre, de l’observation des pratiques agricoles dites modernes, du constat de la dégradation de la couche d’humus et, plus généralement, de l’environnement et de la biodiversité. Pratiquer la bio consista donc, et consiste toujours, à maintenir – voire, si c’est possible, à améliorer – la fertilité de la terre cultivée grâce à un ensemble de pratiques spécifiques : apports de matières organiques, rotations longues, travail du sol, désherbage mécanique, etc. Cet ensemble de pratiques – bannissant par conséquent les engrais et les pesticides chimiques de synthèse – est souvent décrit comme une volonté de collaborer avec la nature, s’opposant ainsi au vain combat – nous le montrerons ci-après – mené par l’agriculture dominante industrialisée. C’est précisément cet ensemble de pratiques que définissent les cahiers des charges de l’agriculture biologique. Contrairement à ce que le consommateur pense généralement, le « produit issu de l’agriculture biologique » n’est donc pas une denrée spécifiquement conçue pour ses besoins égoïstes. Le produit bio n’est pas un produit élaboré sou l’égide d’une quelconque forme de marketing, ou par une quelconque « intelligence artificielle » ! Et c’est toute sa différence…
L’agriculture biologique n’est pas une agriculture d’ignares, réfractaires aux progrès, ou de poètes, nostalgiques du temps jadis. C’est une agriculture d’agriculteurs conscients de la complexité, de la difficulté – et partant de la beauté – de leur métier. En comparant tout ce qui doit être comparé, l’agriculture biologique est tout aussi efficace et productive que l’agriculture dominante. Elle l’est sans doute même infiniment plus si l’on veut bien réinternaliser les nombreux effets négatifs produits, par celle-ci, sur l’humain et sur la planète. L’agriculture dominante – sans cesse plus industrielle que paysanne – est aujourd’hui gravement malade de ses pratiques : la pollution qu’elle génère par les pesticides et les engrais chimiques de synthèse devient insupportable, ses besoins en eau, en carburants et en intrants divers exorbitants, son incapacité à s’adapter aux conditions climatiques particulièrement criante. Les dégâts qu’elle cause à l’humain sont terribles et les agriculteurs sont évidemment en première ligne, même s’ils répugnent encore trop souvent à l’admettre. Ses pratiques prétendument modernes sont un élément majeur de la paupérisation galopante du monde agricole et de la disparition des fermes traditionnelles. Son incapacité chronique à réguler le cycle de l’eau engendrent des protestations, toujours plus fréquentes, de la part des riverains qui en subissent directement les effets…
Le pan, encore et toujours dominant, du monde agricole cherche, par conséquent, à se verdir aux yeux du monde. Cette aspiration, rarement louable, n’est hélas que pure poudre aux yeux. Ou plutôt poudre à lessiver dans la grande machine insolente du greenwashing. Les francophiles auront déjà traduit par eux-mêmes : la mode n’est plus désormais à laver « plus blanc que blanc » mais « plus vert que vert ». Le grand marketing industriel – en ce compris le marketing politique au service des grands syndicats agricoles – s’emploie à se dire vertueux – et nous vous épargnerons ici tous les mauvais « mots-valises » possibles et imaginables. L’inventaire des innombrables verdissements sera, vous l’avez compris, particulièrement pénible mais nous nous y risquerons cependant car il nous semble vital, pour l’agriculture biologique, de dénoncer la supercherie dans toute son ampleur. Nous évoquerons, dans la foulée, l’ensemble des nouveaux critères de consommation qui évidemment se disent eux aussi vertueux et qui aimeraient tant se substituer à la rigueur bio. Ces tendances ne sont pas neuves et nous séparerons le bon grain de l’ivraie, du local au naturel, du plus tolérant – aux pesticides, bien sûr – au plus paysan… Certaines sont d’utiles compléments au socle bio, d’autres puent sans vergogne la récupération par l’industrie. Nous vous donnerons notre point de vue là-dessus. Et vous en ferez évidemment ce que vous voudrez mais il ne sera pas « piqué des vers » – ou des « verts », si vous tenez vraiment à en rigoler un bon coup. Ce sera toujours ça de pris…
Nous terminerons, comme il se doit, par vous faire part des propositions constructives de Nature & Progrès. L’agriculture biologique est la seule notion agricole à être officiellement définie et dûment contrôlée. En dépit de l’absence d’approche éthique, difficile à couler en lois et plus encore à vérifier – nous analyserons en quoi ces manquements consistent éventuellement et comment nous proposons d’y pallier -, la bio est la seule fondation sur laquelle construire une politique alimentaire différente de celle du couple agro-industrie – grandes surfaces. La nécessité, pour le consommateur, d’assortir le règlement bio européen de critères complémentaires ne date cependant pas d’hier et la charte éthique que propose notre association demeure, pensons-nous, le type même de l’initiative indispensable afin d’épargner, à l’agriculture biologique, les dérives qui l’anéantiraient. Le consommateur ne doit cependant pas oublier ici sa responsabilité de citoyen, et le monde politique doit comprendre qu’il ne peut plus se borner à prodiguer des soins palliatifs au vieux monde agricole en perdition, pour lui substituer ensuite les chimères de l’industriel. Il est vital de reprendre aujourd’hui, tant au niveau politique et citoyen qu’au niveau du monde paysan ou de ce qu’il en reste, le contrôle du système alimentaire, dans sa globalité. Face aux incertitudes du futur – principalement de nature climatique -, une telle capacité de maîtrise demeure notre meilleure garantie de prospérité – économique, sociale, environnementale – et de bien-être pour chacun d’entre nous, qui ne pouvons négliger la nécessité absolue de nous nourrir. Nous nourrir – nous nourrir vraiment, plus que nous remplir le ballon – est un droit vital et imprescriptible ! Un droit pour tous les tubes digestifs présents chez nous, sans la moindre exception ! Et l’agriculture biologique est la seule forme d’agriculture à œuvrer, dans la totalité de son projet, dans le sens du bien commun, et non en faveur d’intérêts économiques privatisés ou de privilèges totalement désuets… Tous fonds publics doivent donc, à l’évidence, être réorientés vers son développement, et non vers ce qui nuit à la collectivité et à la santé de tous. Car la bio produit des aliments, alors que l’agriculture qui domine encore produit essentiellement du pognon. Or le pognon, même si ça n’a pas d’odeur, eh bien, voyez-vous, ça ne se mange pas !
Chapitre 1 – Pulsions de mort agricoles
Oui. Nous vous parlons maintenant de cette agriculture-là. Comment la nomme-t-on déjà ? Elle ne veut plus vraiment qu’on lui donne de nom et on ne sait plus comment l’appeler. On ne l’appelle donc plus ! Ah, les mots… Quoi de pire que ceux qui sont introuvables, ceux qui ne signifient plus rien, ceux qui ne servent plus à rien. Ne l’appelez plus jamais « conventionnelle », comme pour lui faire avouer qu’elle aurait depuis longtemps renoncé à incarner toute forme de modernité. Ne l’appelez plus jamais « chimique » car elle s’apprête manifestement à s’éloigner – sans toutefois en faire la confession qui lui coûterait beaucoup trop cher – de tout ce qui détruit la vie autour d’elle, et à n’en plus douter les humains eux-mêmes… Ne l’appelez plus jamais « industrielle » car, après tout, l’industrie, ce n’est pas toujours une tare, il y a surtout l’industrie appliquée à ce qui vit qui pose de vrais graves problèmes insolubles. Et l’industrie chimique aussi, tiens, quand même… Ne dites plus non plus « intensive » car quoi de plus louable que le projet d’une intensivité propre ? Alors de quoi parle-t-on ? D’une nouvelle intelligence alimentaire, impalpable et diaphane, faite de goûts formatés dans une créativité de marketing dorée sur tranche, ni trop homogène, ni trop structurée mais qui convainque au premier regard et surtout qui pétille à suffisance sur vos réseaux sociaux pour que tous vos amis vous en parlent dans la joie et dans la bonne humeur, sans que vous dussiez vous-même produire le moindre effort pour chercher à les convaincre… Du rêve consensuel et sous blister en somme, avec une rondelle de citron au milieu et un brin de persil, cristallin et sans date de péremption. Ce que c’est ? On ne sait plus trop. De quoi c’est fait ? Où ça ? Par qui ? Quel intérêt de savoir cela, dès lors que vous avez entre les mains le joli flacon et accessoirement l’ivresse, mais cela n’a même plus grande importance à vos yeux. Quel monde derrière tout cela, quel travail pour gagner des sous, quelles boîtes de télétravail pour le concevoir et surtout avec qui, avec quelles gens de chair et d’os ? Voyons, vous qui avez l’estomac farci de rêves si faciles à digérer, vous n’y réfléchissez même plus : une intelligence artificielle, sans doute, et de gentils robots doux comme des agneaux car c’est bien cela le petit monde sans accrocs qu’on vous vend, aux infos à la télé. Non ? Ne vous tracassez surtout plus. À trois, je claque des doigts et vous passerez aussitôt à autre chose. Un, deux, trois… Clac ! Travaillez et consommez, l’ordinaire de votre vie n’a pas changé. Il ne peut pas changer. Jamais…
Mais déjà le réveil sonne. Vous émergez du cauchemar. Vous rebranchez rapidement vos neurones. Où croyiez-vous être ? Et où êtes-vous vraiment ? L’angoisse vous gagne. Une force telle qu’on ne se bat pas avec elle. Reste-t-il autre chose, dans votre campagne sans coqs qui chantent clair, que des conducteurs de machines agricoles et des étendues tirées au cordeau de créatures végétales identiques et parfaitement alignées, rien d’autre qu’une insignifiance sans nom qui rampe sous vos pieds dans une absence absolue d’anarchie ? Partout, autour de vous, se répète à l’infini l’usinage de chimères non plus commandées par l’homme mais par une artificialité plus intelligente et plus efficace que lui et qui prétend le nourrir et répondre pour l’éternité à ses besoins, à ses envies, à son éthologie. C’est bien le « Meilleur des mondes » d’Huxley, marié à la « Métropolis« , de Fritz Lang… Vous croyiez vraiment ces intérêts-là assez intelligents – artificiellement ou pas – pour inventer autre chose ? Quelle tristesse, quelle déception, quel ennui ! Quelle cruelle désillusion, quelle grosse indigestion… Vous les preniez pour des « génies du mal » ? Ils sont juste mal embarqués dans leur fuite en avant vers le vide interstellaire, et ils commencent tout doucement à entrevoir leur « bout du rouleau »… Maintenant, sortez du lit, pas trop vite, ébrouez-vous, secouez-vous une bonne fois pour toutes. Non, le cauchemar n’était pas exactement celui que vous pensiez. Mais vous avez autre chose à faire maintenant, votre jardin à cultiver si vous voulez avoir quelque chose de correct, tout à l’heure, pour dîner…
- Renouons le fil. Il y a donc cette agriculture qu’on ne nomme plus, mais qui continue pourtant à être dominante. Une agriculture de fin de règne. Ses affidés, syndicats et politiques, sont aux abois. La fin des haricots schlingue l’ammoniac comme un saucisson de cochon qui aurait mal tourné ! Cette agriculture-là – sans nom ! – se délite de partout. Derrière son obsession du greenwashing, refont surface les pulsions de mort qu’elle avait, si longtemps, si ingénieusement dissimulées. Il va nous falloir, à présent, les énumérer une à une, comme pour les exorciser. Le retour du refoulé, ce n’est jamais une sinécure, d’accord, mais notre plaidoyer exige de commencer par tout exposer, tout exploser, absolument tout. Nous nous en excusons par avance, même si nous n’y sommes vraiment pour rien. Croyez-le bien !
A- De l’azote, il en sort de partout !
Heerenveen, Pays-Bas, 5 juillet 2022 : la police hollandaise ouvre le feu sur une manifestation d’agriculteurs ! La police dira qu’il ne s’agissait que de coups de semonce et que personne n’a été blessé. N’empêche, un tracteur a quand même été touché… En cause : la réduction drastique des émissions d’azote voulue par le gouvernement néerlandais qui doit avoir pour conséquence la fermeture d’exploitations et une réduction du bétail de 30 % au moins (*). Car le secteur agricole néerlandais est aussi polluant qu’il est puissant : quatre millions de bovins, douze millions de porcs, cent millions de poulets… Cinquante-trois mille exploitations dont les deux tiers dépassent les seuils d’azote acceptables ! Or l’excès d’azote pollue énormément, eau, air, sols et écosystèmes. Les faits sont là, incontestables, depuis des décennies : l’azote chimique, servant à produire des céréales et du soja – importés massivement de là où on les fait à moindre coût -, se retrouve, sous forme de nitrates, dans les lisiers et les fumiers qui sont épandus sur des sols déjà sursaturés par les excès du passé, aux Pays-Bas et plus que probablement en Belgique car, en Flandres, un « plan azote », il va bien falloir aussi que les agriculteurs se le croquent… À moins que la paysannerie flamande ne passe résolument à l’offensive sur le plan politique, à l’instar du BBB (BoerBurgerBeweging), le mouvement prétendument « paysan-citoyen » né aux Pays-Bas, qui remporta les élections provinciales du 15 mars 2023, privant le gouvernement hollandais de la majorité qu’il détenait au Sénat !
Mais que veut exactement ce nouveau héraut d’une des agricultures les plus exportatrices au monde ? Le grand renouveau rural et un modèle agricole tout neuf, ou juste l’assurance de rester quelques temps encore l’instrument de l’agrochimie dominante ? Son programme ne laisse guère entrevoir, hélas, qu’un corporatisme drastiquement dépourvu de la moindre forme d’imagination – qui revendique produits phytos et antibiotiques en prévention pour les animaux, fait l’oreille de veau sur la question évoquée ci-avant des nitrates… -, incapable de penser son inscription au sein du système alimentaire global. Le 23 novembre 2023 aux Pays-Bas, juste huit mois plus tard, c’est l’extrême-droite qui tire largement les marrons du feu électoral, surfant notamment sur le tremplin que lui a si généreusement offert le BBB…
(*) Lire notamment :
– Hugues Maillot, Manifestations aux Pays-Bas : les raisons d’une colère qui enfle, dans Le Figaro, 8 juillet 2022
www.lefigaro.fr/international/manifestations-aux-pays-bas-les-raisons-d-une-colere-qui-enfle-20220708
– Françoise Berlaimont, Plan « Azote » aux Pays-Bas : pourquoi la colère des agriculteurs néerlandais persiste, RTBF, 10 juillet 2022, mis à jour le 2 janvier 2023
www.rtbf.be/article/plan-azote-aux-pays-bas-pourquoi-la-colere-des-agriculteurs-neerlandais-persiste-11028389
B- Des pesticides, y’en a partout aussi !
Et nous ne vous parlons même pas ici des terribles PFAS – composés perfluoroalkylés et polyfluoroalkylés -, des perturbateurs endocriniens et de toutes ces pollutions dues à l’industrie chimique, omniprésentes dans notre environnement et qui seraient peut-être potentiellement plus graves encore que l’usage immodéré des pesticides fait dans notre beau pays… Comprenons surtout ici – au-delà de leurs effets toxiques aujourd’hui amplement démontrés sur la santé humaine et sur les écosystèmes – que les engrais et pesticides chimiques de synthèse ont profondément déstructuré et remodelé, depuis presqu’un siècle maintenant, la nature même de l’agriculture et de la pratique agricole, poussant progressivement au rencart les systèmes de polyculture-élevage qui en étaient historiquement – et en sont toujours – la forme la plus élaborée. Pire, l’optimisation chimique sans fin a induit une autre conséquence majeure : l’agriculture chimique au rabais n’est aujourd’hui tout simplement plus rentable !
Les nécessités de l’après-guerre consacrèrent une kyrielle de méthodes à caractère industriel qui ne furent ensuite jamais remises en cause, et le métier même d’agriculteur demeura ainsi, très majoritairement, dépendant des primes européennes et régionales qui lui fournissent toujours l’essentiel de son revenu. L’agriculteur est aujourd’hui le nouveau métayer de la PAC (Politique Agricole Commune) : il ne maîtrise plus rien et le prix de vente de ce qu’il produit, il le subit ! Il y a bien longtemps qu’un agriculteur ne vend plus son lait, c’est la laiterie qui vient « le lui prendre », il ne vend plus jamais de bête, c’est le marchand de bestiaux qui le fait à sa place… De nos jours – et cela paraîtra sans doute insensé -, l’agriculture wallonne ne nourrit plus le Wallon, et encore moins le Bruxellois. Quelques pourcents à peine de nos blés finissent en farine pour faire un pan de notre pain, alors qu’un quart de la production est mystérieusement volatilisé en agrocarburants. Quant aux légumes qui garnissent les assiettes – quand, heureusement, il y en a encore ! -, ils viennent majoritairement d’un peu partout dans le monde, sauf de nos bonnes terres agricoles – pour 17 % seulement d’entre eux ! Et il y a sans doute davantage de fromages étrangers, dans les rayons de nos grands magasins de Wallonie, que de vrais fromages wallons… Ne parlons même pas ici des produits préparés – des pâtes alimentaires aux desserts – dont la grande majorité est transformée bien loin, au-delà de nos frontières. Et nous vous épargnerons ici le couplet du coût écologique…
Est-ce, dès lors, vraiment manquer de bon sens que de demander la mise en œuvre de politiques qui ramènent, au plus près de nos agriculteurs, un peu de cette énorme plus-value qui d’ailleurs sort de nos portefeuilles de consommateurs ? Une chose est indispensable, à cet effet : il faut abandonner sans conditions les pratiques agricoles qui reposent sur l’usage des pesticides car, non seulement leur omniprésence nous tue physiquement, à petit feu, mais plus encore l’idéologie qu’ils ont forgée a radicalement empêché le développement de la politique vivrière vouée au bien- être de nos populations locales, et partant toute forme réelle de souveraineté alimentaire, en Wallonie et à Bruxelles. Nous parlons bien ici d’abandon total et sans espoir de retour, et pas de petites collusions pas claires avec les industriels de la chimie qui pollue, conduisant à ce qu’il est parfaitement indigne de présenter encore comme une forme de tolérance. La seule chance de survie de l’agriculture wallonne réside désormais dans le circuit court.
Qui voudra encore s’encombrer des pesticides dans une agriculture commercialisée en circuit court ? Nous avons été collectivement anesthésiés dans la grande faiblesse consumériste généralisée des années de vaches grasses, devenue aujourd’hui complètement intenable ! Le réveil semble particulièrement difficile pour tout le monde.
C- De l’eau, alors là, « quoi qu’il en coûte »…
De l’eau, encore et toujours plus d’eau, comme simple ingrédient d’un vilain brouet chimique ! Comme si l’agriculture n’était qu’une soupe gigantesque où l’on met à mijoter, dans n’importe quel substrat abondamment arrosé, le contenu des sachets d’un « consommé minute » dont la recette est désormais propriété privée protégée par le secret industriel… Seule constante : il faut arroser le tout, encore et encore, et même quand un soleil de plomb accable la terre nue. Et on mesure toute l’ampleur du problème depuis que le climat change et que l’eau peut soudain se mettre à manquer. N’écoutant alors que le volontarisme et le jusqu’au-boutisme que lui a enseigné la réalité de son portefeuille, le métayer de l’industrie mondialisée ne conçoit plus que ce qui répond au besoin apparent le plus immédiat. Eau de mer ? Trop salé et une usine pour désaliniser, c’est trop cher et ça prendrait trop de temps… Alors, creuser et pomper l’eau qui dort dans la nappe phréatique pour remplir des bassines d’où seront arrosées les jolies plantes dont le commerce arrondira le compte en banque ! CQFD. Est-ce durable, est-ce seulement à peu près malin ? Qui s’en soucie ?
L’agriculteur moderne n’en a cure, du moment que cela peut calmer les craintes de son comptable. Le syndicat suit l’homme de terrain, le confortant dans ses croyances, et le politique suit le syndicat… Tout va bien dans le meilleur des mondes agricoles, en somme. Pourtant, et pour peu qu’on invite, autour de la table, un minimum de raison et de bonne foi, il sera très difficile de se contenter – démocratiquement s’entend – d’une telle vision sommaire, ne serait-ce que parce que l’eau est un bien commun et que son usage doit reposer sur un consensus plus large que la nécessité d’une consommation immédiate. Là encore, on joue sur les mots : l’agriculture, nous dit-on, ne représente pas, à proprement parler, notre plus gros besoin en eau. Voyez celle qui porte les péniches sur les canaux, et celle qui permet d’éteindre les incendies… L’ennui est que cette eau qu’elle utilise, l’agriculture la consomme véritablement et la transforme en productions qui sont ensuite vendues sur des marchés. Tandis que celle qui combat le feu et porte les bateaux est largement restituée, après usage, à son environnement… Il semble donc parfaitement légitime d’exiger que l’agriculture paie, à présent, l’eau qu’elle consomme. Ou plutôt l’eau qu’elle surconsomme, au-delà de ce qui est réellement nécessaire et raisonnable pour les besoins d’une production vivrière locale.
Car l’eau, redisons cela, est un bien commun dont l’agriculture « que nous ne nommerons pas » répugne aujourd’hui à penser la vraie nature – elle considère que sa seule présence autorise de se l’approprier – mais il y a bien celle qui tombe, celle qui ruissèle et qui coule, celle qui stagne et celle qui gît, très loin en-dessous de la surface des terres. Il y a aussi celle qui nous inonde, il y a surtout celle de la banquise qui fond… C’est toujours H2O mais, à nos yeux, ce n’est certainement pas la même eau ! Dans le même ordre d’idées, il n’est plus tenable, à présent, de spéculer sur le fait que les réserves épandues l’été se reconstitueront en hiver ; la réalité hydrique est extrêmement complexe et les dérèglements du climat imposent une très grande finesse d’analyse et, dans bon nombre de cas, ce qui était tenu pour une évidence n’en est plus une. Refuser de comprendre à quel point le bon usage de l’eau, dans ses différents états, est une condition essentielle de l’équilibre des écosystèmes, et de la sauvegarde du vivant en général, est une de funestes inepties qui font inéluctablement d’une terre fertile un désert. Le rôle de l’agriculture serait-il aujourd’hui de bâtir des déserts ?
Enfin – et pour revenir brièvement sur la question des pesticides -, le rapport concluant une Commission parlementaire française, publié le 21 décembre 2023, indique qu’« entre 1980 et 2019, 4.300 captages ont dû être fermés pour cause de pollution, principalement aux nitrates et aux pesticides ». Cette Commission cite également une instruction du gouvernement, datant de 2020, selon laquelle « du fait de ces pollutions, le coût estimé du traitement pour rendre l’eau potable est compris entre cinq cents millions et un milliard d’euros par an ». La Commission constate ainsi « un échec collectif » à réduire l’usage des pesticides et déplore une « forme d’impuissance publique ». Et en Belgique ?
D- L’énergie, le nerf d’une guerre bien mal embarquée ?
Depuis l’avènement de l’agriculture moderne, chaque jour plus industrialisée, l’énergie est une notion systématiquement sous-abordée, sous-estimée. L’illusion d’abondance où se drape, encore et toujours, la grande distribution et son ingénierie de marketing ne repose, elle aussi, que sur une gabegie énergétique absolument inouïe. Cela nous avait un peu échappé, avec le temps… Mais l’énergie – au fond de nous, nous ne savons cela que trop bien – fut très longtemps abondante et bon marché, et nous en sommes progressivement venus à considérer son extrême disponibilité comme une banalité. Aux grandes heures du nucléaire, il était carrément de bon ton de la gaspiller. Pourquoi, dès lors, s’en soucier ? L’énergie bon marché fut la matrice des « trente glorieuses » et les décennies suivantes se sont efforcées de nous convaincre que rien n’avait changé. Que rien ne changerait jamais ! La guerre en Ukraine – Poutine ayant parfaitement vu où ça fait mal quand on appuie – nous ramène aujourd’hui à la vérité énergétique : il ne s’agit plus seulement d’une conjecture dont nous pourrons rapidement nous extirper. Nous renouons, au contraire, avec la dure évidence des choses telles qu’elles ont toujours existé ; le « retour à la normale », regrettons-le ou pas, semble bien être celui-là !
Pourquoi, pendant des décennies, le monde de la bio – et, plus largement, celui de l’environnement et de l’écologie – n’arriva-t-il jamais à comprendre par quel subtil artifice un produit dopé aux intrants, transporté aux quatre coins du monde, hyper-transformé et littéralement momifié dans les additifs en tous genres, parvenait à être finalement meilleur marché qu’un produit simple, propre, non-standardisé et à l’empreinte carbone extrêmement limitée ? Génie de la chimie, de la logistique et de l’industrie ? Sans doute, y avait-il là surtout le coût extrêmement bas de l’énergie qui offrait au coût économique le luxe extravagant – mais tellement casse-cou pour la planète – d’être potentiellement décollé du coût écologique des choses. Et, en termes de décollage, nous ne nous sommes vraiment pas gênés : low-cost, suremballage et profusion de plastique furent les principaux symptômes de cette grande époque « pollucratique » : tout le pouvoir aux pollueurs ! L’abandon du fossile est désormais un impératif absolu de survie – même la COP finalement en convient ! – mais retrouverons-nous un jour source d’énergie aussi efficace ? Rien n’est moins sûr. Faut-il cependant l’espérer ? Sans doute pas si la conscience écologique des humains – n’est-ce pas, Mr Trump ? – ne s’affute pas dans le même temps.
Mais qu’advient-il, dans un tel contexte, de notre agriculture « sans nom » dont l’essence même repose largement sur les intrants à foison et la mécanisation à gogo ? Les principaux représentants de cette agriculture, en Europe, furent très contrariés par la tentative d’invasion de l’Ukraine par M. Poutine car la moitié du maïs importé par l’Union européenne vient justement d’Ukraine. Et un tiers des engrais… de Russie ! Russes et Ukrainiens produisent ensemble un quart des blés cultivés dans le monde et que les gros importateurs – Afrique et Moyen-Orient principalement – soient soudain sur le qui-vive offrit aux hérauts de notre magnifique agriculture « sans nom » le prétexte idéal pour booster de telles productions partout en Europe et mettre entre parenthèse – ou carrément aux oubliettes de l’histoire ? – le Green Deal européen qu’on nous avait pourtant promis.
Autrement dit : dès qu’il faut faire du blé, l’écologie passe à la trappe ! Aujourd’hui, face à l’enlisement généralisé du conflit en Ukraine, les gros intérêts financiers semblent mieux admettre la nécessité de s’adapter aux nouvelles donnes de production car les prix de l’agroalimentaire, eux, n’arrêtent de se renchérir sous l’effet de l’inflation, une inflation manifestement due – le croiriez-vous ? – à la hausse des prix de l’énergie. Mais quand ceux-ci repartent à la baisse, il est rare que les prix des supermarchés les suivent…
Certains géants de la grande distribution, elle-même déjà en proie à des restructurations drastiques, investissent dans de la terre agricole. Mais pour produire quoi ? Et surtout comment ? Pour quel type de consommateurs ? Avec quel pouvoir d’achat ?
E- La modernité agricole et sa danse de mort…
L’Ostendais James Ensor (1860-1949) peignait des cortèges carnavalesques où dansent des masques macabres et inquiétants. La pseudo-modernité agricole ressemble beaucoup aux œuvres de feu Ensor. En réalité, l’establishment technocratique agroindustriel veut absolument continuer à avoir l’air en pointe. Question de dignité, pense-t-il sans doute ! Mais en pointe de quoi exactement ? Dans son obsession de faire la guerre à la nature, il choisit encore et toujours la course aux armements et rien ne semble pouvoir le détourner de cette danse de mort. À ses yeux, le vivant ne peut être qu’asservi et formatté, mis en rangs serrés et comptabilisé. Le vivant évidemment, fort de sa grande diversité et de son ingéniosité sans limites, ne s’en laisse pas compter. Eh oui, c’est la guerre !
Nous sommes, quant à nous, partisans de l’autre modèle : celui qui prend d’emblée le parti de pacifier nos relations avec la nature. Et il n’y a pas de moyen terme en la matière, il faut absolument choisir : soit on choisit la guerre, soit on choisit la paix ! Si on ne veut pas la paix, on fait la guerre. Mais si on ne choisit pas de partir en guerre, la fleur au fusil comme en 14, alors il ne reste plus que le camp de la paix… Complètement et sans condition !
Quel est ce terrible armement dont nous parlons ici ? Toujours les mêmes vieux empaillages, bidouillages et tripatouillages du vivant, mais avec des noms différents, bien sûr, judicieusement choisis par de brillantes officines de communication pour nous faire avaler toujours les mêmes couleuvres et continuer à nous faire croire, sans désemparer, que ce qui n’avait pas marché avant était déjà très bien mais que ce qu’on s’apprête à faire ensuite sera, sans le moindre doute, encore beaucoup, beaucoup mieux ! En fait, ce sont toujours des OGM (Organismes Génétiquement Modifiés), des chimères qui ne servent rigoureusement à rien du point de vie de l’agriculture, sinon à enrichir quelques multinationales et, accessoirement, à anéantir le monde paysan, ou ce qu’il en reste. Le meilleur des mondes, qu’on vous disait ! Causez maintenant NGT (Nouvelles Technologies Génétiques) et vous aurez le look branché. Mais la catastrophe est toujours la même, on cherche juste à faire oublier que ce sont encore et toujours ces chères vieilles canailles d’OGM et que modifier un simple trait isolé d’une plante – ou n’importe lequel de ses innombrables caractères – ne lui conférera en aucun cas, dans n’importe quel contexte agricole, une quelconque « durabilité » de meilleur aloi. Car tout est toujours affaire de globalité du système mis en œuvre autour de la plante. Cela s’appelle un écosystème, pour ceux qui auraient loupé un épisode de la série consacrée à l’écologie. En réalité, les multinationales qui produisent OGM et semences – ce sont les mêmes ! – ne digèrent pas l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), de juillet 2018, qui déclare solennellement que « les organismes obtenus par mutagenèse sont des OGM et sont en principe soumis aux obligations de la directive OGM« . Elles veulent revenir là-dessus or nous pensons qu’il ne faut évidemment le faire en aucun cas. That’s it !
Autre chimère au menu : l’intelligence artificielle ! Une puissance de calcul extraordinaire comme on n’en avait jamais mis en œuvre au service de la ferme : on va, par exemple, vous envoyer des vols de drones scanner vos champs et les ordinateurs vous diront exactement, chiffres à l’appui et jusqu’à la dixième décimale, où rajouter une pincée de sel ou bien un soupçon de poivre… Comme si la production n’était plus celle de la globalité de la ligne ou du champ, de la totalité du troupeau ; comme si l’agriculture n’était pas affaire d’entités élevées ou cultivées, d’ensembles d’êtres vivants soumis aux mêmes conditions pédoclimatiques, aux mêmes fumures, aux mêmes nourritures… Or la bonne compréhension, la judicieuse observation de la vie de ces ensembles d’individus est justement ce qui caractérise le métier, la sensibilité de l’agriculteur. Mais, évidemment, si on veut faire une agriculture sans agriculteurs, et si les ordinateurs n’ont justement rien d’autre à faire pour se chatouiller la carte-mère…
F- Des sols encore globalement malmenés
On en viendrait presque à oublier que l’agriculture, ça fait partie de l’environnement. Que l’agriculture contribue largement à forger les paysages de nos campagnes… Vous parle-t-elle du sol quand la télé vous propose un reportage sur un agriculteur ? Jamais ! On part du principe que le brave homme est gentil parce qu’il nous donne à manger ; dire qu’il nous empoisonne avec ses pesticides et qu’il dézingue les sols fertiles de nos campagnes, n’y pensez même pas, ça serait de l’agribashing ! Rappelons ici que l’idée absurde – littéralement le « dénigrement agricole » – qui porte ce nom est une pure supercherie de la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles) qui déplorait que « les paysans soient une cible trop facile. » Cet étrange concept d’une animosité volontairement dirigée contre le monde agricole fut imaginé par un certain Gil Rivière-Wekstein et opportunément utilisé par la FNSEA, après le succès d’un film, pourtant d’une audacieuse justesse, intitulé Au nom de la terre, qui relatait le suicide d’un agriculteur. Le terme d’agribashing en dit long, en tout cas, sur la paranoïa du syndicat agricole dominant en France : nul n’a jamais cherché à critiquer personnellement les individus agriculteurs mais juste certaines des pratiques qui sont les leurs et qui s’avèrent, de plus en plus souvent, inappropriées.
Il ne serait donc pas bien – certains ont même pensé à rendre cela punissable ! – de dire, par exemple, à quel point nos sols agricoles se dégradent sous les coups de boutoir de l’ »agriculture sans nom ». Or il est clair qu’en terme de qualité et de fertilité des sols, nous vivons sur des acquis du passé, lesquels s’épuisent rapidement et peut-être même inéluctablement. Les progrès de la mécanisation, par exemple, sont toujours présentés comme autant d’avancées, de performances, puisqu’on va toujours vrombir plus vite et plus profond. Mais avec quels dégâts sur les populations d’insectes et de microorganismes qui vivent là ? En Wallonie, la teneur moyenne en humus des sols cultivés se situe autour de 2,4% et les sols de Hesbaye sont tombés à 1,8%. Or on s’accorde généralement à reconnaître qu’il ne faut pas descendre sous les 2% afin d’éviter les problèmes d’érosion, trop peu d’humus signifiant trop peu d’agrégats pour maintenir fermement les particules minérales. Nous devons, sans doute, à notre climat humide d’éviter un dust bowl – une tempête de poussière – et des coulées de boues beaucoup plus graves que celles que connaissons parfois, mais nous ne sommes peut-être déjà plus très loin d’une aggravation brutale des pertes de sol, qui sont chiffrées à plus de cinq tonnes par hectare et par an, en ce qui concerne 40% de la surface des sols cultivés de Wallonie. Les sols de Hesbaye, qui sont les plus dégradés, ne reçoivent quasi plus de matières organiques, l’élevage ayant été relégué bien loin de là, « là où il n’y a pas moyen de faire autre chose ». En fait, les terres hesbignonnes sont réservées aux cultures les plus rentables dans le court terme. Faut-il vraiment attendre, une fois encore, qu’une catastrophe survienne pour « faire quelque chose » ? Est-ce vraiment cela notre vision wallonne de la souveraineté alimentaire ? Ou n’en avons-nous, en réalité, absolument rien à fiche de la souveraineté alimentaire, nous qui achetons déjà, à l’étranger, la majeure partie de notre alimentation ? Tout porte à le croire. Circulez, y’a déjà plus rien à voir…
G- Vers une approche globale de la qualité alimentaire…
Que conclure de ce – bien peu sexy – premier chapitre ? Que la situation de l’agriculture « sans nom » n’est certainement pas aussi rose – ou verte ? – qu’on aime encore nous le prétendre ? Cela, vous l’aviez peut-être déjà compris… L’agriculture d’aujourd’hui n’a plus l’ambition de nous nourrir « comme il faut » ; elle n’est plus qu’une histoire de bénéfices – et non de pertes – à très court terme. Plus personne n’est assez fou pour laisser, à l’agriculteur de la génération qui suit, une terre qui serait, selon l’adage déjà cité, « plus fertile qu’il ne l’a trouvée ». On ne laisse rien d’autre qu’un champ de bataille… Pour que ce champ de bataille ne devienne pas rapidement un champ de ruines, il faudrait pouvoir responsabiliser, voire sanctionner, tous ceux et toutes celles qui cultivent la terre sans la respecter. La puissance des lobbies et des syndicats, l’extrême mollesse du monde politique, semblent rendre cette mission complètement impossible et c’est encore et toujours le consommateur qui, par défaut, est appelé à jouer le rôle d’arbitre, sans rien comprendre pourtant aux règles du jeu qui se joue. Nous en sommes là ! Des outils performants existent pourtant afin de mesurer la durabilité des pratiques agricoles, comme le score C’Durable ?, un indicateur qui devrait s’appliquer obligatoirement à toutes les fermes en activité.
La vérité alimentaire, telle qu’il faut l’expliquer au consommateur, doit être présentée comme une globalité qui lui laisse entrevoir l’immense système s’ouvrant derrière le moindre de ses achats alimentaires. La moindre dépense alimentaire n’a, en effet, véritablement de sens qu’en y intégrant ses conséquences, même les plus infimes, sur l’ensemble des paramètres qui viennent d’être évoqués. Et sans doute encore pas mal d’autres… Il est très insuffisant de prétendre que l’aliment vaut par sa seule valeur nutritionnelle ou organoleptique, par la seule organisation de sa logistique ou de son marketing, par sa production et sa transformation, par ses impacts sur l’environnement et la qualité de la vie collective, par la vision politique et sociale du monde qui le sous-tend et dont il est le fruit… En réalité, il faudrait pouvoir considérer tout cela en même temps, et sans doute bien d’autres choses encore, chaque fois que l’appel de l’estomac amène le quidam à ouvrir le porte-monnaie. Mais comment rendre plus concrète pareille pensée systémique pour chacun de nos achats alimentaires ? Comment être mis en situation de toujours se penser soi-même en interaction perpétuelle avec ce vaste système ? Sans doute en entamant d’abord, dans la proximité de chaque consommateur, une véritable démarche d’éducation permanente…
Chapitre 2 – Le bio en pleine crise existentielle
Nous parlons maintenant de ce qui est communément appelé le bio, c’est-à-dire le marché des produits issus de l’agriculture biologique, soumis au respect de la réglementation européenne sur l’agriculture biologique, c’est-à-dire le Règlement (UE) 2018/848 qui encadre actuellement la production, la transformation et la vente – y compris l’étiquetage – des produits biologiques. Ce Règlement a été complété par plusieurs actes secondaires dont le règlement d’exécution (UE) 2021/1165 qui liste les produits et substances autorisés en production biologique : engrais et amendements, traitements phytosanitaires, additifs, auxiliaires technologiques… Une version vulgarisée de cette législation est disponible sur le site de Biowallonie : www.biowallonie.com/reglementation/. Nature & Progrès continue, bien sûr, de prôner ce type d’agriculture afin de la substituer – le plus tôt sera le mieux ! – à celle dont le chapitre précédent s’est employé à montrer la faillite annoncée.
Mais ce bio ne se limite évidemment pas au seul travail agricole qui le produit. Il intègre également une vaste infrastructure de distribution dont le fonctionnement, quoi qu’en pense souvent le consommateur, n’est défini nulle part. Quelles sont dès lors les principales tendances actuelles et les enjeux de ce bio ? Quelles sont les menaces sérieuses qui pèsent sur lui et qui peuvent – ou pas ? – être mises en relation avec tout ce qui vient d’être analysé au chapitre précédent ?
A- Une heure de gloire qui appartiendrait au passé
À entendre bon nombre de ses acteurs, le bio a été tendance et ne le serait plus. Comme dans tout phénomène de mode, il y aurait eu une éclosion surprenante, une apogée plus ou moins longue, puis une descente vers l’oubli plus ou moins progressive. Le petit monde du bio prendrait ainsi, lentement mais sûrement, une coloration « has been » et la « ringardisation » de ses produits serait une tendance sociologique de fond dans le chef du consommateur. Il serait donc grand temps, pour les acteurs du secteur, de considérer qu’il a eu son temps mais que le public, lassé, manifesterait son envie d’aller vers autre chose. Mais aller vers quoi ? C’est, en effet, très difficile à dire…
À moins qu’il s’agisse – soyons un brin parano, nous aussi ! – d’un biobashing savamment organisé ? De nouvelles tendances émergent, en effet, qui voudraient prendre la place du bio, en grandes surfaces, et attirer l’attention du consommateur. Un foisonnement de labels privés, portés par des marques, est apparu. Redisons cela clairement : en grandes surfaces surtout, une grosse vague de greenwashing qui dévoie l’agroécologie – nous l’avons évoqué – se combine aux tendances de la mode et émet, en direction du chaland, une pléthore de messages prétendument qualitatifs qui ne l’aident pas à y voir plus clair sur l’origine de ce qu’il achète : émergence de l’ACS (Agriculture de Conservation des Sols), soubresauts du « conventionnel » qui se sent poussé dans ses derniers retranchements, etc.
Il semblerait toutefois – qui faut-il croire ? – qu’à défaut de progresser, le commerce bio reste stable, dans la grande distribution, par rapport à d’autres tendances, comme les produits végétariens, par exemple. Un ancien négociant nous confirme, par exemple, que telle enseigne serait parvenue à stabiliser cinq à six cents références bio – un chiffre qui n’augmente pas mais qui ne diminue pas non plus – contre environ deux cents références végétariennes qui, elles, seraient en diminution. Une autre enseigne – made in France ! – était, quant à elle, déjà en nette diminution, l’an passé… On regrettera ici, de manière très générale, la grande confusion qui continue à régner entre chiffres globaux du bio, et chiffres du bio de la grande distribution. Confusion que ne cherchent jamais à dissiper la plupart des médias qui ne ratent jamais une occasion de taper sur le bio, à leurs yeux soit trop bobo, soit trop marginal…
Mais, de manière plus fondamentale, de quelle nature est aujourd’hui la concurrence entre le bio de grandes surfaces, d’une part, les magasins spécialisés et le circuit court, d’autre part ? Une concurrence dont personne ne parle et dont on peut se demander si on a réellement envie de la voir. En Wallonie, par exemple, la cellule Manger Demain de la Socopro (Collège des Producteurs) met sur un pied d’égalité produits locaux, vrac, bio et circuit court. Est-ce pour envisager, avec plus de clarté et de précision, la situation du détail des produits bio ? Peut-on comparer l’abondance qui semble très localisée à Liège et à Bruxelles, et demeure sans équivalent ailleurs et certainement pas dans la plupart des campagnes ? La connexion avec des producteurs bio locaux est-elle suffisamment mise en exergue, tant les produits qu’ils mettent à la disposition des revendeurs apparaissent toujours comme un véritable gage de pérennité du point de vente ?
B- La haute qualité est bio mais ne le dit guère…
Autre » tendance nouvelle » du bio, parmi les choses qui se veulent les plus modernes : en matière de top qualité, on choisit le bio, cela va sans dire… Dans l’esprit de « Chez Blanche » – www.chezblanche.net/ -, par exemple, pains et chocolats, il semble évident de se fournir en bio exclusivement, à un point tel qu’on n’éprouve même plus le besoin de l’afficher trop ostensiblement. Bien sûr, les chocolats portent l’ »Eurofeuille« …. Même tendance, par exemple, chez le shop en ligne Efarmz – www.efarmz.be/fr – ou chez le traiteur « Les filles » – www.lesfilles.be/fr/. Aucun doute, l’argumentaire alimentaire est engagé : « 100% bio » et même « bio+ », Efarmz étant même une sorte d’Agricovert mobile… L’action se pérennise avec toujours les mêmes producteurs mais sans mettre systématiquement en avant la mention « bio », sans l’afficher en tout premier lieu. On préfère se dire « local » et même « local de qualité », ou encore « durable (responsable) » ou tout simplement « frais ». Et la tendance est identique dans beaucoup de restaurants…
Comme si les trois lettres b, i et o étaient devenues anti-commerciales pour leur clientèle aisée, attentive et bien informée. En revient-on pour autant au côté « ringard » par lequel nous avons commencé ? Car qu’est-ce qui serait ringard ? Le bio, en lui-même, ou – encore et toujours – le fait d’oser parler aux gens de production alimentaire et d’agriculture ? Est-ce que cela angoisse tellement l’acheteur de penser à la complexité de son aliment, au point qu’il préfèrera très souvent la garantie qu’offre la personne physique qui se trouve devant lui, fut-ce un simple revendeur, à une garantie telle que celle donnée par le bio qu’il comprend finalement toujours assez mal ? Un tel constat ne serait-il pas plutôt le reflet d’une réalité beaucoup plus globale, conséquence de décennies de marketing dépourvu de toute espèce de sens critique, où l’acheteur est conditionné à ne plus connaître que le produit, ou pire encore son emballage ? Une conclusion semble déjà s’imposer d’elle-même : vive le circuit court car ne pas défendre le « comment c’est fait » risque fort de laisser planer un flou sur tout ce qui contribue justement à produire la véritable qualité. Celle-ci ne tient pas uniquement à une simple labellisation – ou à l’apparition d’une marque – et à l’ensemble des images et des attitudes que celle-ci recouvre. La qualité est globale ! C’est toujours le reflet d’un ensemble écologique qui fait partie d’un système alimentaire complexe.
Principale observation que nous pouvons faire par rapport à tout ce qui vient d’être exposé : nos propres producteurs de Nature & Progrès ne semblent pas rencontrer de problèmes majeurs par rapport à leur viabilité. Que du contraire ! Il y a bien eu un « boom » consécutif à la Covid mais certainement pas la dégringolade qui a suivi chez d’autres revendeurs de produits biologiques. Nos polyculteurs-éleveurs, nos maraîchers ne sont pas des gens qui courent derrière un hypothétique marché, ou qui seraient jaloux d’une image par trop narcissique ; ils produisent ce qu’ils ont décidé de produire et s’organisent ensuite pour écouler cette production dans la proximité. C’est exactement la démarche inverse de celle de la grande distribution ! Qu’ils s’en sortent bien, économiquement et symboliquement, est évidemment une dimension très importante à mettre en avant dans les plaidoyers que développe Nature & Progrès. Et il semble plus important encore de documenter les raisons qui rendent cela possible. Une telle réalité doit être rendue parfaitement audible et compréhensible, et c’est pour cela que nous réalisons, par ailleurs, un film de sensibilisation et une série de podcasts. Il est indispensable de rendre cette dimension visible à tous ceux dont elle est absente de l’imaginaire alimentaire. En d’autres termes, il faut aussi faire percoler au niveau politique l’efficacité de nos propositions afin que figure, dans la prochaine Déclaration de Politique Régionale de la Wallonie, reconnaissance et engagement clair à soutenir les agriculteurs qui adoptent la démarche du circuit court, telle que le conçoit Nature & Progrès.
C- Les trois dimensions de l’agroécologie
Avions-nous déjà connu, par le passé, des menaces sur le bio, équivalentes au greenwashing actuel ? Bien sûr. Et il s’agissait déjà de tentatives de dénaturation, de détournement du bio réglementaire, par l’assouplissement du règlement européen et notamment la tolérance aux OGM – voir Valériane n°64, de mars-avril 2007. Ceux qui instrumentalisent aujourd’hui le terme d’ »agroécologie », en mettant un intérêt économique à la clé, cherchent manifestement à le détourner également, même si rien ne réglemente, à proprement parler, son usage. Ces acteurs voudraient exprimer qu’ils vont « au-delà du bio » mais l’intérêt de la manœuvre n’est pas sociétal de prime abord. Ils défendent avant tout un intérêt économique individualiste. Sans doute un rappel s’impose-t-il ici : le terme d’ »agroécologie » est issu de milieux universitaires et de certains mouvements sociaux menés par des gens « non issus du monde agricole », mais aussi de pays du Sud, et principalement d’Amérique du Sud, notamment sous l’impulsion du Chilien Miguel Altieri – voir, par exemple : https://fr.wikipedia.org/wiki/Miguel_Altieri.
Trois dimensions doivent toujours coexister au sein de l’agroécologie – voir notamment le dossier de Valériane n°100 -, ainsi que l’avaient défini ces pionniers : mouvement social, pratiques de terrain et approche scientifique… Or il semble totalement impensable d’affirmer que ces trois dimensions coexistent dans la démarche d’une association telle que Greenotec – voir : www.greenotec.be/ et www.terrae-agroecologie.be/ -, pour ne parler que d’elle, qui serait donc bien inspirée d’éviter toute référence à cette réalité. La Région Wallonne quant à elle, par défaut de connaissances sans doute, parle encore de « minimisation » des pesticides, en parlant d’agroécologie, alors que le terme devait être de nature à englober toutes les pratiques qui existent, à travers le monde, et qui s’inscrivent dans la triple dimension dont les principes généraux sont totalement compatibles, en Wallonie, avec ceux de l’agriculture biologique. Et plus encore avec ceux de la bio telle que la conçoit Nature & Progrès !
Notons encore que la forme d’agriculture qui s’était naguère autodénommée « raisonnée » n’est jamais arrivée à « minimiser » quoi que ce soit, que du contraire – voir le n°27 de notre revue, datant de janvier-février 2001, et l’affirmation, déjà claire et nette, que cela n’avait certainement rien à voir avec le bio ! Au moins, leur démarche ne se targuait-elle pas alors d’agroécologie… Tirons donc un trait sur l’ »agriculture raisonnée 3.0″ qui, après l’agriculture raisonnée et l’écologiquement intensif, serait l’agroécologie au glyphosate !
Car, pour le reste, les fondements de l’agroécologie sont bien sûr excellents, dès qu’on parvient à en dénoncer le dévoiement utilitariste. Il existe d’autres versions capitalistes de ce dévoiement : House of agroecology – https://houseofagroecology.org/fr/ – est sans doute la plus grosse menace qui plane aujourd’hui sur le bio de grandes surfaces car une sorte d’ »éco-score », pour une production « éco-responsable », une « alimentation durable » à des prix équivalents à ceux du conventionnel, finira bien par y être défini qui sera bon pour la planète, meilleur pour les agriculteurs et quand même meilleur marché qu’un bio qui ne ciblera plus alors que la tranche vieillissante des bobos. Avec l’énigme, toujours persistante, des prix du bio qui comprend encore trop manifestement les marges importantes que certains acteurs croient bon de pouvoir s’octroyer sur son dos… Brisons encore une lance, dans la foulée, sur cette conception persistante de l’aide alimentaire aux plus démunis, axée uniquement sur les rebuts de la grande distribution, où l’on croit aider les gens à manger plus sainement en soutenant financièrement un système de production et de distribution alimentaire totalement à la dérive. La Sécurité Sociale de l’Alimentation – www.collectif-ssa.be – doit donc être une opportunité de repenser complètement la façon dont l’alimentation est produite. Mais gageons qu’elle ne s’imposera jamais si elle n’atteint pas d’abord l’objectif salutaire de se dégager des poubelles de la grande distribution…
D- Booster la demande ou soutenir la production ?
En matière de production bio, on déplore actuellement quelques « décertifications » de producteurs mais il s’agit typiquement de ceux qui avaient adhéré par pur opportunisme et qui n’ont jamais véritablement partagé le projet de l’agriculture biologique. Ces quelques défections, malheureusement, font souvent les gorges chaudes dans les cénacles politiques où l’on discute du Plan bio wallon et où se retrouvent ceux qui le financent. D’où le fait que les six millions d’euros consacrés, par la Région Wallonne, au soutien de l’agriculture biologique s’en vont, comme par hasard, combler des problèmes qui ne se développent que dans ce système-là ! Celui d’une bio de marché, possiblement en butte à certaines formes de « ringardisation »… Le ministre de l’Agriculture et sa collègue de l’Environnement soutiennent mordicus qu’il faut booster la demande et que, pour booster la demande, il faut d’abord travailler sur le consommateur. La Wallonie octroie ainsi des budgets complémentaires à l’APAQ-W (Agence Wallonne pour la Promotion d’une Agriculture de Qualité) afin qu’elle conduise, de manière très discutable d’ailleurs, une large promotion de l’agriculture biologique. Elle consent aussi des budgets complémentaires au Collège des Producteurs dans le but de soutenir des filières.
Nature & Progrès pense, au contraire, que c’est d’abord la production bio locale qu’il faut soutenir et amplifier. Il faut miser, par exemple, sur l’expansion de la Ceinture alimentaire de Charleroi où l’agriculture biologique, dans toutes ses dimensions, est posée comme une contrainte incontournable et où les promoteurs évitent de s’ouvrir inutilement à d’autres considérations secondaires. Un tel modèle a déjà fait la preuve de sa grande efficacité, dans le cadre du développement de la Ferme à l’Arbre à Lantin, par exemple…
À nos yeux, l’objectif essentiel de l’action politique doit être de rendre le bio accessible pour la population dans son ensemble, sans la moindre exception. Une fois posée cette nécessité absolue, l’ensemble des moyens nécessaires pour atteindre cette ambition doivent être dégagés et cela commence évidemment avec les producteurs chez qui on choisit de s’approvisionner. Il serait parfaitement envisageable, par exemple, d’utiliser leur réseau pour échanger des marchandises essentielles – patates et carottes – et de rendre ainsi disponible, via leurs fermes, quelques produits bio de base, moins chers que l’équivalent conventionnel. À Charleroi, des moyens importants semblent disponibles – en ce compris un projet d’alimenter les cantines des hôpitaux, en bannissant strictement toute présence de résidus de pesticides – mais il sera sans doute nécessaire, à cet effet, de penser autre chose que le sympathique magasin bio standard dont on boosterait, par la grâce hasardeuse d’une publicité éphémère, la clientèle putative. Car il faut bien se dire qu’a priori, une telle clientèle est une pure vue de l’esprit ; il n’y a plus aujourd’hui qu’une population dans le dur qu’il faut nourrir le mieux possible afin d’éviter qu’elle coûte ensuite beaucoup plus à la collectivité, en services sociaux et en soins de santé. Telle est bien la situation : nourrir adéquatement la population est redevenu une nécessité prioritaire qui appelle une vision globale, holistique. Et pas de se faire plaisir électoralement, en s’obstinant à cuisiner dans les vieilles casseroles, et surtout en soutenant un secteur en pleine faillite morale, raccommodé de bric et de broc, totalement incapable de garantir encore notre souveraineté alimentaire !
L’attention portée aux pesticides ne doit pas être non plus une porte ouverte afin de réduire, une fois de plus, le bio à leur absence… Sans jamais expliquer pourquoi il y en a tant dans l’autre agriculture, celle qui, nous l’avons dit, n’a plus de nom ! Il faut donc absolument éviter de tomber dans le « pesticide à la carte », en fonction des humeurs de tel ou tel toxicologue universitaire ou de telle ou telle créature politique en mal de voix, et ne pas faire du bio « si c’est possible », comme l’affirment trop volontiers certains mandataires toujours en quête d’une éventuelle porte de sortie… Nous avons expliqué pourquoi il est impératif de considérer l’agriculture biologique comme une boussole globale, un impératif fondamental, absolu, ce qui aura aussi beaucoup de sens d’un point de vue strictement territorial. Il n’existe donc pas de moyen terme entre bio et pas bio. Le bio n’est pas un curseur qu’on déplace à son gré. On est de son côté, ou bien on est forcément de l’autre ! Et ce n’est pas juste une question de pesticides, comme on l’entend souvent. L’affaire est systémique : lâcher la contrainte bio, ce sera retomber automatiquement dans le conventionnel et ses innombrables manquements, et cela ne résoudra rien ! Aucun ostracisme, ni dogmatisme ni volonté de clivage là-dedans. Notre position n’a absolument rien d’idéologique : c’est pile ou c’est face. Et la pièce ne retombe jamais sur la tranche !
Hélas, dans le climat ambiant, il est très facile de faire mine de vouloir jouer les conciliateurs. La véritable instrumentalisation se trouve là ! C’est tout le débat que nous avons avec l’APAQ-W, laquelle veut bien communiquer sur le bio mais sans jamais dénigrer le conventionnel. Est-ce de notre faute, à nous qui faisons du bio, si le conventionnel utilise massivement des pesticides et des engrais chimiques de synthèse, alors que chacun sait pertinemment que c’est terriblement nocif pour la santé humaine, pour l’environnement et pour la biodiversité ? Du coup, bien des journalistes, par exemple, s’auto-censurent. Dans le 13 heures de la RTBF, du vendredi 8 décembre – ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres -, on nous parle d’une nouvelle variété de pomme wallonne. Il s’agit, en fait, d’une obtention due à Marc Lateur, au CRA-W (Centre wallon de Recherches agronomiques), à Gembloux. Un sous-titre indique qu’il s’agit bien d’une pomme bio mais le journaliste n’en pipe mot, ce qui rend totalement abscons son exposé sur le travail de fond, pourtant exemplaire, de Marc Lateur, et sur le bien-fondé de la recherche agronomique en fruiticulture biologique. Mais il ne lui semble plus permis de dire simplement qu’un fruit bio nous épargnera les abondants traitements phytosanitaires du conventionnel, ce qui est pourtant un fait établi qui est de notoriété publique.
E- Valeurs, principes et éléments de langage
La volonté de permettre l’accès à la bio au plus grand nombre, par son arrivée en grandes surfaces, fut peut-être un fait louable d’un point de vue démocratique mais elle ouvrit surtout la porte à une baisse qualitative globale de la marchandise proposée. Elle fut, en tout cas, à l’origine de l’élaboration de la Charte éthique de Nature & Progrès qui avait pour principale ambition de remettre la relation producteur – consommateur au cœur de la transaction alimentaire. Mais n’était-ce pas déjà entériner l’évidence que la forme de bio admise dans les grandes surfaces n’était déjà plus la nôtre, qu’elle ne serait plus jamais la nôtre ? Que nous parlions ici de 1991 – avec les tout premiers cahiers des charges européens – ou de 2006 – où la question majeure était surtout celle de la pollution « fortuite » par les OGM admise par une nouvelle mouture du Règlement européen ? Tout cela fit partie des innombrables renoncements – maîtrise du cahier des charges, certification, etc. – que fut forcée de consentir la bio associative de départ, au fur et à mesure, que s’épanouissait, en grandes surfaces notamment, le providentiel marché du bio sur le dos duquel des marges substantielles pourraient être dégagées.
Fort heureusement, Nature & Progrès fut toujours là pour rappeler les valeurs initiales. Mais quelles sont-elles, au fond, ces fameuses valeurs ? En fait, ne s’agit-il plutôt – et tout simplement – de principes élémentaires qui devraient sous-tendre toute forme de production, de transformation et de distribution de l’alimentation humaine ? Pourquoi tolère-t-on encore autre chose, du seul point de vue du respect humain ? Comment le mangeur peut-il, dans la grande majorité des cas, accepter d’ingurgiter ce qui garnit son assiette ? Quand il y a encore une assiette… Pression économique et sociale, volonté inconsciente d’autodestruction, désinformation, ignorance ? Quoiqu’il en soit, la question de la qualité revient constamment au centre du questionnement. Mais qu’est-ce qui constitue exactement la qualité alimentaire – notamment dans le cas de l’acronyme APAQ-W ? Une agriculture qui utilise massivement des pesticides peut-elle prétendre être une agriculture de qualité ? Mais surtout, qu’est-ce qui est constitutif de la qualité, aux yeux de Nature & Progrès ? Une telle réflexion est sans doute tentaculaire car il s’agit bien de tout aborder de front, en même temps : pratiques agricoles, valeur nutritive des aliments, environnement socio-économique, information, prix, etc. Mais seule une telle approche globale sera en mesure de poser complètement la question de société, ce fait social global qu’est s’alimenter. De nombreux éléments sont déjà énoncés dans notre Charte éthique de Nature & Progrès. Et, de toutes façons, le débat sur la qualité alimentaire doit être un cahier de doléances ouvert en permanence pour tous les mangeurs et pour tous les acteurs du système alimentaire. C’est le débat politique par excellence, l’alimentation étant un facteur essentiel du lien social…
Un principe central semble toutefois s’imposer comme une véritable valeur : il s’agit de l’autonomie ! Telle que nous la concevons, l’autonomie prend véritablement une dimension philosophique. Elle renvoie, à nos yeux, au fait d’être en mesure de toujours pouvoir décider, à l’échelle locale, des modes de production de la nourriture les plus justes possible avec, le cas échéant, la proportion d’autoproduction la plus importante possible, en fonction du contexte et des possibilités… Le débat sur nos valeurs, et a fortiori, sur celles du bio passe donc aussi par un débat sur le sens exact que nous donnons au vocabulaire que nous utilisons. Au-delà du global english international, le globish où toute idée nouvelle se standardise et meurt, sachons mieux cerner les concepts auxquels nous avons recours et nous accorder beaucoup mieux sur certains « éléments de langage ». Politiquement parlant, cette nécessité est vitale. Le mot « alternative », par exemple, passe très mal s’agissant des pesticides ! Nature & Progrès en a fait l’expérience. Parler d’alternative aux pesticides peut, en effet, induire le fait que nous tolérions indifféremment l’un ou l’autre : simplement les utiliser ou ne pas les utiliser quand c’est possible, ou même substituer un produit chimique à un autre produit chimique. Or nous envisageons la mise en place d’une manière totalement neuve de penser la ferme afin de remplacer l’ancienne, celle qui précisément utilise des pesticides ! Les mots – celui-là et sans doute beaucoup d’autres – ne recouvrent donc absolument pas les mêmes réalités, selon qu’ils sont utilisés dans notre milieu ou dans d’autres. Une plus grande attention à ce qui est réellement compris de ce que nous exprimons, avec les mots que nous choisissons, est donc nécessaire. Ou peut-être devrons-nous trouver d’autres mots et d’autres formulations ? Et veiller à bien appeler un chat, un chat…
Chapitre 3 – La bio et ses pistes d’avenir
Nous vous parlons maintenant de cette agriculture-ci, celle qui nourrit les gens d’ici, celle qui respecte et sauvegarde l’environnement et la biosphère, celle que – en tant qu’association de consommateurs et de producteurs – nous défendons chez Nature & Progrès, l’agriculture porteuse d’éthique et d’humanité dans la moindre de ses dimensions, la bio. C’est elle qu’il faut à présent mettre en place, largement et de manière totalement inconditionnelle. Pour mener à bien, dans l’intérêt public, ce pilier de la transition écologique, d’autres us et coutumes politiques doivent absolument être adoptés, non que nous doutions des personnes elles-mêmes et de leurs compétences mais parce que les petites rivalités partisanes à répétition, les poussées d’hubris périodiques, nous emmènent tout droit vers un néant démocratique. Plus que jamais, deux niveaux de pouvoirs – au moins – doivent coexister : celui des opérationnels qui gèrent le court terme et celui des sages qui soient capables, en conscience, de se projeter sur plusieurs législatures afin d’entrer au cœur du système alimentaire et de mettre en place des solutions véritablement durables, au meilleur sens du terme. Pour cela, il nous faudrait – à tout le moins – un véritable ministère de l’alimentation. Plutôt qu’un ministère des soins palliatifs pour une agriculture traditionnelle en voie de disparition…
Le règlement bio européen – nous l’avons largement énoncé au chapitre précédent -, s’il offre évidemment le cadre nécessaire à l’agriculture qui en émane, est également insuffisant pour celle qui nous concerne maintenant. Une agriculture nourricière à l’échelon local – et non une agriculture de rente convoitant on ne sait trop quels marchés extérieurs – doit imposer le bio comme un impératif minimal mais surtout être capable de le dépasser. Nous formulons donc, à présent, quelques propositions permettant de développer, en Wallonie, une agriculture biologique fidèle à l’esprit qui l’anima, au moment de sa création. Une bio éthique orientée vers strictement vers l’être humain qui la consomme et qui en vit. Un objectif de 30% de bio wallon dans l’assiette des Wallons devrait être de nature à mobiliser producteurs, transformateurs et consommateurs. Mais attention ! Il n’y a évidemment jamais de recettes toutes faites ; chacun doit donc, dès à présent, se retrousser les manches et s’activer les neurones. En toute bonne foi… Voici néanmoins quelques pistes.
A- Une agriculture pour l’humain, pas pour le profit
En 2022, Manger demain – voir : www.mangerdemain.be/exception-alimentaire-wallonie/ – réclama une « exception alimentaire » et un régime particulier, notamment dans le cadre de marchés publics, qui laisserait aux collectivités de choisir librement l’origine géographique des denrées qu’elles utilisent. Faut-il aller jusque-là, dans le but d’attirer davantage de petits producteurs vers les cuisines de collectivité ? C’est possible… Il faut, en tout cas, se convaincre que l’agriculture est là pour nourrir les gens le mieux possible ; elle n’est pas là pour permettre à de gros intérêts privés de réaliser de substantiels profits, au détriment de la qualité de vie de tous nos concitoyens. Ce principe est extrêmement simple à comprendre, et l’ensemble des dispositions légales, en matière d’alimentation, doivent absolument découler de ce principe. Ce qu’il implique doit être admis par tous, c’est désormais une question existentielle. Que 17% seulement des légumes consommés en Wallonie soient produits en Wallonie est un non-sens total. Que 9% seulement des céréales produites en Wallonie soient destinées à l’alimentation humaine – plutôt qu’à celle du bétail ou aux biocarburants – est un non-sens écologique bien sûr, mais d’abord et avant tout un non-sens économique absolu. Le mangeur doit être aujourd’hui conscient que chaque euro qu’il dépense en aliments a une influence non négligeable sur le système alimentaire global : à lui, par conséquent, d’opter pour le poireau du maraîcher voisin plutôt que pour le poireau hard discount. C’est un acte essentiel de responsabilité individuelle qui engage notre futur collectif.
De plus, le terme « qualité » ne peut plus être un rossignol politique permettant de chanter n’importe quoi à n’importe qui. Pas plus que le mot « dérogation » d’ailleurs…. Ce qu’exige la qualité – comme fait global et non comme vulgaire emballage doré destiné à flatter le gogo – doit pouvoir se définir sur base de données objectivables. Des systèmes évaluatifs fiables existent, il ne manque que la volonté politique de les appliquer !
Les extraordinaires obtentions de la pomologie wallonne, par exemple, sont souvent vues de nos jours comme des vestiges d’un passé d’oisifs, quelques vieilleries improductives économiquement et particulièrement encombrantes à conserver. Quelques vieilles pierres, en somme qu’il serait plus intéressant de raser pour construire un parking à la place ! Il y a aujourd’hui des limites à la dilapidation du patrimoine par des pouvoirs ignorants. Pouvoir reconnaître la qualité là où elle se trouve est, avant tout, un fait culturel. C’est un fait culturel aussi, primordial celui-ci, de comprendre que le salut de l’humanité est intimement lié à la biodiversité.
B- Le grand retour à la polyculture-élevage
Pourrions-nous couvrir nos besoins en viande avec les vaches de réforme de la production laitière, est-ce que cela tiendrait la route en termes de charge UGB (Unité de Gros Bétail), dans nos prairies, sachant que nous pouvons monter jusqu’à deux qui est le maximum autorisé en agriculture biologique ? Un tel modèle d’élevage répondrait-il aux besoins nutritionnels recommandés par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) ? Supprimerait-il les gaspillages, garantirait-il le bien-être animal et le respect de la biodiversité ? Son effet sur l’environnement nous permettrait-ils de conserver les puits de carbone que sont nos prairies permanentes, absolument essentiels dans le cadre du changement climatique tel que nous commençons à l’entrevoir : alternance de pluies plus intenses et de saisons sèches et venteuses ? Si la réponse est oui, n’attendons pas…
Semblable projet de relocalisation de la protéine animale nous amène immanquablement à plaider pour la polyculture-élevage, qui reste la forme la plus élaborée d’agriculture. Avant que s’ouvre la parenthèse chimique, bien sûr. Et avant, par conséquent, qu’elle se referme ! Un retour à cette forme d’agriculture ne pourra évidemment pas s’improviser : il demandera du temps, sera différent en fonction des terroirs et des pratiques en vigueur, demeurera tributaire des spécificités et des besoins locaux. Mais cela ne tombe-t-il pas sous le sens ? Si toutes nos prairies permanentes devront être sans pesticides et engrais chimiques de synthèse afin que leur existence soit garantie, c’est aussi l’ensemble de l’élevage wallon qui devra passer en agriculture biologique… Une révolution.
C- Une agriculture qui préserve l’eau
La crise des PFAS a ouvert une brèche dans la conscience des Wallons et des Bruxellois. Mais que diront-ils ensuite des nitrates, du glyphosate et de tous les autres résidus de pesticides ? Le sacro-saint principe du pollueur-payeur a fait long feu puisqu’aucun responsable ne semble avoir le courage politique de trouver ceux qui polluent et a fortiori de les faire payer. N’était-ce pas, de toute façon, créer un droit cynique à polluer, pourvu qu’on ait les moyens d’ouvrir ensuite son portefeuille ? Or à présent, l’état de l’eau nous intime, tout simplement, l’impérieuse obligation… d’arrêter de polluer !
La qualité de l’eau de distribution pose, par exemple, d’énormes problèmes à Paris car elle provient, pour moitié, d’eaux souterraines captées en Île-de-France, en Bourgogne et en Normandie, et pour l’autre d’eau prise directement, dans la Seine et dans la Marne, pour être ensuite potabilisée – voir : www.eaudeparis.fr. Toutefois, ces bassins amont de la Seine et de la Marne font l’objet d’une exploitation agricole essentiellement axée sur les intrants chimiques ! La mise en place de PSE (Paiements pour Services Environnementaux) – lire : Eau : l’état d’urgence, par Anne Le Strat, éditions du Seuil/Libelle – s’avère donc une solution très efficace. Extrêmement incitatifs pour que les agriculteurs passent à l’agriculture biologique – mais ils devraient évidemment concerner tous les acteurs de la bio et pas seulement les conversions d’opportunité -, ces PSE sont intégralement payés par les sociétés qui sont en charge d’assurer la qualité des eaux. Et, puisque nous ne sommes guère en mesure de faire fonctionner le principe du pollueur-payeur, force est bien de trouver autre chose. La mise en place de systèmes qui, dès le départ, ne polluent pas – ou tellement moins ! – en est une, assurément. Ceci ne devrait d’ailleurs pas être une nouveauté, en Wallonie, où l’on peut notamment s’inspirer des mesures prises, par exemple, par Spa Monopole pour protéger la qualité d’eaux de source aujourd’hui tellement renommées.
D- Une agriculture citoyenne, ouverte au dialogue entre producteurs et consommateurs
S’informer, analyser, agir ! Ce leitmotiv doit être stimulé car il est urgent que le mangeur sache autre chose des réalités agricoles que les fables aberrantes concoctées par un marketing absurde. Et d’autant plus insupportable lorsqu’il émane de structures publiques… Notre rôle est donc de stimuler, par la création d’espaces de débats, une véritable citoyenneté active à l’égard du monde agricole et de ce qu’il produit, d’en donner non pas une image mais un réel accès à ses réalités quotidiennes. Et, plus encore, d’élaborer avec nos concitoyens une authentique citoyenneté alimentaire qui fonctionne comme un véritable contrepoint à la grande passivité consumériste sciemment entretenue par la grande distribution, et plus encore par le hard discount, encore une appellation idiote. Littéralement, « fort rabais ». Mais sur quoi exactement, pourquoi et autorisé par qui ? Qui le sait ?
D’autre part, pour savoir quoi faire en collaboration avec le monde paysan, il n’y a pas d’autre solution que de discuter avec lui ! Mais un tel canal d’échanges ne peut pas apparaître comme une simple opportunité, il doit rester ouvert et alimenté en permanence. Il ne s’agit pas de dire aux uns et autres – politiques, consommateurs et paysans – ce qu’ils doivent faire, mais de mettre en place les méthodologies et des dynamiques qui permettront une saine cogestion de la production et de la distribution alimentaires bio et en circuits courts.
L’analyse des dérives du système alimentaire, l’effort de documentation et de concertation au sujet de ces questions qui dérangent les certitudes acquises mais surtout la proposition d’attitudes et de pratiques radicalement différentes et novatrices, tout cela restera, en tout cas, le cœur même de la démarche citoyenne de Nature & Progrès.
E- De la place pour les filières délaissées et les diversifications originales
Nourrir est évidemment la mission essentielle de l’agriculture mais elle n’est pas non plus la seule. Une certaine vision de l’efficacité nous a conduits à délaisser, à déclasser tout une série de débouchés qui étaient pourtant riches de sens, aux yeux du paysan en tout cas. Qu’il s’agisse de matériaux de construction fournis par l’agriculture, de la laine, du lin et des innombrables services environnementaux rendus par quelques courageux troupeaux de moutons… La question n’est pas ici de faire l’aumône à quelques filières pittoresques mais bien de les remettre, au centre de nos fermes, comme autant de pratiques qui ont un sens. Et d’admettre surtout que ce sens ne se limite pas ce qui alimente le tiroir-caisse…
Une prise de conscience nouvelle se fait jour autour du textile. Notre « souveraineté textile » est aujourd’hui complètement réduite à néant par la mondialisation ! Il y a donc une véritable opportunité est à saisir pour toute forme de filière textile locale de qualité. Nature & Progrès France impose de plus en plus ses cahiers de charges, en matière de cosmétique biologique, avec d’excellents produits et surtout avec des producteurs très fiers de faire partie de la dynamique ainsi créée…
Conclusion
C’est une intuition collective, vieille de plusieurs décennies… Les jours de la modernité agricole de l’après-guerre étaient comptés. Son modèle finirait par craquer de lui-même, l’écologie l’avait annoncé, dès les années soixante… Mais les puissances économiques qui avaient investi dans ses pratiques spectaculaires et dévastatrices ne l’entendaient évidemment pas de cette oreille. Elles veulent toujours extraire jusqu’au dernier sou, avant écroulement total…
Sa fin prochaine est, à présent, annoncée. À force d’emplâtres sur la jambe de bois, elle n’est plus qu’un empilement d’emplâtres. Et il n’y a même plus de jambe de bois. Ainsi va le capitalisme qui se dévore lui-même. S’il est éventuellement bio, c’est à son image : collé aux limites que permet le cahier des charges européen et, pour le reste, jaloux d’une rentabilité immodérée prise sur une réputation et des vertus un peu guindées. Rien qui doive concerner la clientèle populaire qui apprécie la simplicité et le roboratif…
Même cette illusion-là aussi a fait son temps. L’accentuation des clivages sociaux, l’aggravation des pollutions en tous genres, la faillite en germe de l’alliance entre agro-industrie et grande distribution amènent le citoyen et ses représentants à s’interroger sur les pistes qui mènent à des solutions locales : ce qui est d’ici avec des gens de chez nous et, forcément, à moindre coût, pour une qualité contrôlable et décidée par nos soins. La bio repointe alors le bout de son nez, elle qui – tout en suivant son développement propre – a su conserver les variétés et les méthodes traditionnelles adaptées à nos terroirs.
Cette bio est la nôtre. Ses propositions sont simples et transparentes. Toutes s’efforcent de rendre à nos concitoyens et à nos représentants la meilleure part possible d’une autonomie alimentaire qu’ils n’auraient jamais dû perdre. Pour notre santé et celle de la terre !