Terres nourricières, privilégier l’intérêt collectif

Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°176

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Par Maylis Arnould,

rédactrice pour Nature & Progrès, et

Sylvie La Spina, rédactrice en chef

La terre, base de notre alimentation, est une ressource qui devrait être gérée dans l’intérêt collectif en vue de la préserver pour toutes et tous aujourd’hui et pour les générations futures. Le système actuel dominant, la propriété privée, est-il compatible avec cette mission ? Comment s’est-il mis en place et existe-t-il des alternatives à favoriser ? Comment composer avec la situation actuelle ? Ensemble, décortiquons la question de la propriété de la terre agricole.

(c) Martin Chavée

 

82.200 panneaux solaires sur 40 hectares de terre agricole, tel était le projet qui a secoué, en ce début d’année, les habitants du village d’Ortho (commune de La Roche-en-Ardenne). Projet recalé grâce à la mobilisation citoyenne : 460 avis négatifs sur 537 collectés lors d’une consultation organisée par la commune, 725 réponses à un formulaire mis en place par le collectif « Occupons le terrain »[i]. L’affaire était juteuse pour le propriétaire, mais ces terres n’ont-elles pas pour mission première de nous nourrir ? Des enjeux collectifs se confrontent aux intérêts privés. Comment faire en sorte que le propriétaire de ces terres privilégie l’intérêt collectif et nourricier plutôt que son portefeuille personnel ? Régulièrement, le système de la propriété privée, aujourd’hui dominant, est questionné. Nature & Progrès avait déjà mené des réflexions sur le sujet dans le cadre du projet « Echangeons sur notre agriculture » en 2016[ii]. Approfondissons encore ensemble ces questions via une analyse critique et historique pour comprendre comment le modèle actuel s’est mis en place et réfléchir les alternatives.

 

La terre et les humains, entre bien commun et propriété privée

Que ce soit sur les plans juridique, administratif, financier ou encore commercial, la perception de la terre en tant que propriété est un des piliers du rapport moderne que nous entretenons avec elle. Un panneau « propriété privée » à l’entrée d’une forêt nous pousse davantage à faire demi-tour qu’à questionner le principe même de cette notion. Le lien entre humain et territoire a toujours été un sujet fondamental. Il l’est d’ailleurs encore plus dans une époque où les espaces sont délimités selon leur appartenance à un ou plusieurs propriétaires. Mais alors, est-ce que la terre nous appartient vraiment ou, en nous l’appropriant, avons-nous oublié que c’était nous qui lui appartenons ?

Petite histoire des communs

Dans un système où la marchandisation ne fait que croitre, champs, forêts, lacs et sources sont considérés comme des biens et non plus comme une ressource collective. Les terres agricoles sont de plus en plus difficiles d’accès, les forêts deviennent privées avec l’objectif, souvent, de les exploiter plutôt que de les préserver. Pourtant, ces ressources n’ont pas toujours été considérées comme des biens privés, en tout cas pas d’une façon aussi normée qu’elles le sont actuellement.

Comme l’explique le collectif Les Soulèvements de la terre dans son essai « Premières secousses » (La Fabrique, 2024), « pour nous qui sommes nés sous ce régime foncier façonné par la propriété privée excluse et abusive, il n’est pas évident d’imaginer qu’il n’en fut pas toujours ainsi. Cette forme s’est imposée en Occident en lieu et place du régime féodal des propriétés simultanées[iii]. Songeons qu’au XVIIIe siècle en Bretagne, les communaux occupaient encore 42 % du territoire ! »

Même si l’Eglise et la royauté possédaient une partie des terres, certains espaces étaient occupés par des communautés villageoises indépendantes avec une répartition qui se voulait relativement équitable. Ces communaux, particulièrement répandus au Moyen Âge, n’appartenaient à personne et en même temps à tout un chacun. Ces terrains communs n’étaient pas délimités. Qui le souhaitait pouvait aller y faire pâturer ses animaux ou se fournir en bois, baies, miel ou tout autre produit destiné à se chauffer, s’abriter ou se nourrir. « Les paysans usaient ainsi d’un droit coutumier d’usage sur ces biens communaux, sans avoir à payer une contrepartie à la communauté ou au seigneur, contrairement à d’autres droits seigneuriaux comme l’usage du four à pain ou du moulin. Avec le droit de pacage et le droit de glanage, le droit d’usage des communaux procurait une certaine sécurité aux familles paysannes, pour leurs besoins fondamentaux de la vie courante » explique Anne Lechêne dans son ouvrage « L’histoire méconnue des communs » (Colibris Le Mag, 2017). Considérés comme essentiels, ces espaces communaux étaient préservés et entretenus. Seule la quantité vitale y était prélevée ; le reste servait aux autres habitants ou était laissé sur place afin de garantir une récolte l’année suivante.

Et vint le temps des clôtures

C’est au XIIe siècle que les communs commencent à diminuer au profit de propriétés foncières, souvent détenues par un petit groupe d’individus. Il y a plusieurs explications à cette évolution. D’abord, le temps de guerre pousse les paysans à revendre leurs petites parcelles de terres aux seigneurs afin de se garantir une sécurité. Même si ceux-ci jouissent toujours de l’utilisation de ces terres, ils n’en sont plus propriétaires et doivent se séparer d’une partir de leurs récoltes. Puis, bien qu’émergeant en Angleterre, le mouvement que l’on appelle des « enclosures »[iv] n’a pas épargné la plupart des autres pays européens. « Les terrains communaux furent clôturés et rendus aux moutons, tandis que les familles paysannes tombaient dans la précarité. Au fil des XVIIe et XVIIIe siècles, la Chambre des Communes, le Parlement anglais, mettait fin aux droits d’usage et démantelait les communaux par les Enclosure Acts. » Les grands espaces partagés deviennent de petits espaces individuels séparés. Les paysans se retrouvent enfermés dans leurs champs. Enfin, l’intégration de la propriété dans le code civil, en 1804, comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » marque définitivement une nouvelle ère quant à l’utilisation des parcelles.

Rappelons tout de même que certains espaces communs ont perduré. C’est le cas des forêts communales, utilisées de manière collective pour y faire du bois – l’affouage – comme à Saint-Hubert. Mais ceci ne concerne qu’une minuscule surface. Dans notre monde actuel, un pourcent des fermes industrielles occupent 70 % des terres agricoles. Les grandes entreprises se mettent à investir dans le foncier. Elles l’achètent plus cher et empêchent l’installation de petites fermes nourricières locales. Le temps de la noblesse du Moyen Âge étant pourtant loin derrière nous, notre modèle agricole et économique actuel n’a pas perdu ses riches propriétaires terriens.

Mais alors, quelle forme prend la propriété des terres à notre époque ? Qui possède les terres ? Qu’en fait-on vraiment ? Comment certains groupes d’individus trouvent-ils des solutions pour perpétuer un partage des terres plus sain ?

 

 

Les terres agricoles, des propriétés pas comme les autres

Dans la première partie de cette analyse, nous nous intéressions au partage des terres ainsi qu’aux évènements qui ont permis à la propriété foncière de prendre le dessus sur l’utilisation collective des espaces dédiés à l’agriculture. Questionnons à présent la propriété des terres dans notre monde moderne. Comment est-elle répartie ? Quelles sont les différentes utilisations de ces terres ? Quel modèle pour assurer l’intérêt collectif ?

Les terres appartiennent-elles aux agriculteurs ?

Nous pourrions croire que le foncier agricole appartient à celles et ceux qui le cultivent. C’est de moins en moins le cas. Selon le dernier rapport de l’Observatoire du foncier agricole wallon (2024), seulement 53 % des terres agricoles étaient vendues à des acteurs en lien avec l’agriculture. La majorité des terres sont louées, ce qui permet aux producteurs de ne pas investir et grossir le capital de la ferme. Un avantage, à condition que le système de location (le bail à ferme) « se passe bien », ce qui n’est actuellement pas le cas : les propriétaires s’en détournent pour faire gérer leurs terrains par des sociétés[v].

Par ailleurs, le nombre de grosses exploitations augmente au détriment des petites structures. Les derniers chiffres-clés indiquent que « depuis 1980, la superficie moyenne des exploitations agricoles a triplé. Elle est passée de 12,5 hectares en 1980 à 38,7 hectares en 2022. L’accroissement d’échelle s’est accentué à partir des années 90 et est plus marqué en Flandre qu’en Wallonie. »[vi]

A ce constat s’ajoute l’émergence d’un nouveau type d’acheteurs. De grandes sociétés, européennes ou non, investissent dans la terre pour y créer leurs propres exploitations en rachetant les fermes à des prix allant parfois jusqu’à quatre fois celui du marché. D’après un rapport de Terre de Liens[vii], en France, une ferme sur dix est une société financiarisée. L’accumulation foncière par un petit pourcentage d’individus empêche la naissance de structures plus petites, locales et écologiques[viii].

Détournement des usages

Enfin, les terres utilisées pour l’agriculture font parfois l’objet d’autres usages. L’artificialisation touche en moyenne 1.810 hectares par an depuis 1985, principalement à destination du logement (1.130 hectares par an avec une croissance de 45 % en 30 ans), et secondairement à destination du développement économique et industriel (160 hectares par an avec une croissance de 38 % ces 30 dernières années). Si les terres sont reprises en « zone agricole » au plan de secteur, elles se trouvent relativement protégées, sauf en ce qui concerne l’érection de bâtiments agricoles. Mais 11 % des terres utilisées par l’agriculture se situent en zone urbanisable : près de 100.000 hectares peuvent, à terme, être artificialisés[ix].

Les terres agricoles servent aussi maintenant à la production d’énergie. L’agrivoltaïsme pose de réelles questions : le placement de champs de panneaux solaires permet-il encore réellement une production agricole ? Les projets énergétiques, bien plus rentables que l’agriculture, prennent possession de nos terres nourricières.

Intérêt privé ou intérêt collectif

Selon la définition du Larousse, la propriété privée est le « droit d’user, de jouir et de disposer d’une chose d’une manière exclusive et absolue sous les seules restrictions établies par la loi ». Mais cette liberté d’usage d’une ressource aussi précieuse que la terre, source de notre alimentation, et toute la biodiversité qu’elle accueille, va à l’encontre de l’intérêt commun. Ne faudrait-il pas changer de paradigme, en revenir à une gestion collective permettant le partage des terres et une gestion concertée ?

Est-ce que d’autres formes que la propriété privée peuvent garantir la préservation des terres et de la biodiversité qui y vit, et assurer un usage conforme à l’intérêt général ? Des collectifs et associations inventent de nouveaux modèles pour repartager les terres de façon plus respectueuse pour les humains mais également le reste du vivant. Quelles sont les conclusions de leurs expérimentations ? Peut-on, comme le propose l’essayiste américain Jeremy Rifkin[x], dissocier le droit de posséder la terre de celui d’en faire un usage exclusif ; passer de la propriété à l’accès ?

 

 

Terres nourricières, privilégier l’intérêt collectif

L’action délétère de l’homme sur la nature et sur ses ressources exige des mesures de sauvegarde. Et si le « capital naturel », les écosystèmes et leurs ressources – dont nos terres nourricières – étaient considérés comme des biens communs et gérés comme tels, dans le souci des droits de tous les peuples et des générations futures ?

Bien commun, la ruine de la société ?

Gérer un bien en collectif, est-ce que ça marche ? Aristote, déjà, en doutait : « Ce qui est commun à tous fait l’objet de moins de soins, car les Hommes s’intéressent davantage à ce qui est à eux qu’à ce qu’ils possèdent en commun avec leurs semblables. » Arrive, plus tard, la théorie de la « tragédie des communs », développée en 1833 par l’économiste britannique William Forster Lloyd et popularisée par le biologiste américain Garrett Hardin en 1968. Ce dernier utilise l’exemple hypothétique des effets d’un pâturage non réglementé sur des terres communes en Grande-Bretagne et en Irlande. Chaque éleveur ayant intérêt à agrandir son troupeau pour gagner plus, on arriverait à un surpâturage détériorant la ressource commune et entrainant « la ruine de tous ». Le « commun » ne serait plus délaissé, comme indiquait Aristote, mais surexploité selon Hardin. Notons que c’est dans ces mêmes pâturages britanniques piquetés de moutons qu’est né le capitalisme avec l’enclosure des terrains et le lancement de la propriété privée (lire Valériane n°174). Un hasard ? Quoi qu’il en soit, la théorie de la « tragédie des communs » a la peau dure, étant encore aujourd’hui régulièrement évoquée pour décrédibiliser les initiatives collectives, incompatibles avec le modèle capitaliste.

Les mirages de la propriété privée

Les tenants du capitalisme mettent en avant la propriété comme la solution pour une bonne gestion du bien. La professeur américaine Carol Rose[xi] analyse : « Ce droit, dit-on, rend la propriété privée fructueuse en permettant aux propriétaires de capter la pleine valeur de leurs investissements individuels, encourageant ainsi tout un chacun à consacrer du temps et du travail à la mise en valeur des ressources. » Mais surtout, cette propriété privée pousse à la consommation voire à la surexploitation…  « Le contrôle exclusif d’un bien permet aux propriétaires de s’identifier entre eux, et donc d’échanger les fruits de leur travail, jusqu’à ce que ceux-ci arrivent entre les mains de ceux qui leur accordent le plus de valeur, au grand avantage cumulatif de tous. Ainsi, la propriété privée exclusive est censée favoriser le bien-être de la communauté en donnant à ses membres un milieu dans lequel les ressources sont utilisées, conservées et échangées pour leur plus grand avantage. » Le bien-être de tous : grande promesse du capitalisme et de la croissance…

Notons que la privatisation des terres par le travail permit de justifier l’accaparement des terres des Indiens d’Amérique par les colons. En effet, le principe énoncé par le philosophe anglais John Locke au XVIIe siècle de « privatisation par le travail » énonce : « Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chaque homme est cependant propriétaire de sa propre personne. Aucun autre que lui-même ne possède un droit sur elle, le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains lui appartiennent en propre. Il mêle son travail à tout ce qu’il fait sortir de l’état dans lequel la nature l’a laissé, et y joint quelque chose qui est sien. Par-là, il en fait sa propriété. Cette chose étant extraite par lui de l’étant commun où la nature l’avait mise, son travail lui ajoute quelque chose, qui exclut le droit commun des autres hommes. » Puisque les Indiens ne travaillent pas leurs terres, celui qui les exploite en acquiert automatiquement la propriété. Et si un Indien s’oppose par la violence à cette spoliation par le travail, il est « tout à fait assimilable, comme tout criminel, aux bêtes sauvages près de qui l’être humain ne connaît ni société ni sécurité ; on peut donc le détruire comme un lion, comme un tigre. »[xii]

Non sans gestion

Les postulats d’un bien commun sous- ou surexploité font fi de la réalité de terrain. Elinor Ostrom, économiste et politologue, a reçu en 2009, avec Olivier Williamson, le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques pour ses travaux sur la gouvernance économique, en particulier des biens communs. S’inspirant des modes de gestion des communs traditionnels dans diverses régions du monde, la chercheuse met en évidence l’interdépendance des usagers des communs et leur organisation. « Cette construction du commun n’assure pas seulement l’efficacité productive : elle développe également des comportements différents et des subjectivités nouvelles. »[xiii] Selon Elinor Ostrom, des normes comportementales et des mécanismes sociaux se mettent en place, un climat de confiance et un sens de la communauté.

Les règles, mises en place par les usagers, « spécifient, par exemple, combien d’unités de ressources un individu peut s’approprier, quand, où et comment elles peuvent être appropriées ainsi que les contributions en termes de main d’œuvre, de matériel ou d’argent… Les unités de ressource seront alors allouées de manière plus prévisible et efficace… et le système de ressource lui-même sera maintenu dans le temps. » [xiv] Une reconnaissance minimale de la légitimité de ces règles doit être fournie par les autorités centrales.

Réfutant la « tragédie des communs » de Hardin, Elinor Ostrom et David Bollier analysent : « ce pâturage n’a pas de vraie délimitation, pas de règles de gestion, pas de sanction pour prévenir la surexploitation et pas de communauté d’usagers définie. Bref, ce n’est pas un commun. »[xv] Le succès des communs repose sur le climat de confiance entre usagers, des règles adaptées, flexibles et démocratiques basées sur un apprentissage collaboratif et des sanctions (accompagnée du blâme social). Reconnaissant les limites de sa théorie, Hardin est revenu sur sa thèse précisant que celle-ci aurait dû s’intituler « La tragédie des communs non gérés »[xvi].

Et en pratique ?

Faire des terres agricoles un bien commun, c’est l’objectif poursuivi par Terre-en-vue[xvii] en Wallonie et à Bruxelles. La coopérative acquiert des terres agricoles grâce à l’épargne citoyenne pour protéger leur fonction nourricière à très long terme et loue ces terres à des producteurs agroécologiques, en respectant la législation sur le bail à ferme (longue durée, fermage limité et liberté de culture). « La gestion en bien commun consiste à s’organiser collectivement pour gérer ensemble une ressource au service de la collectivité. Ainsi, la gestion de la terre n’est pas laissée au marché économique, ni à l’État. Concrètement, nous invitons citoyens et agriculteurs à déterminer ensemble les règles d’usage (clauses environnementales, contrats, règles de contrôle…). Le collectif citoyen délègue ensuite aux agriculteurs la responsabilité de cultiver ce bien commun avec soin, en vue d’y produire une alimentation saine et durable. », témoigne Estelle Vercez, chargée de communication de l’association.

Des terres ont été acquises pour 34 fermes (dont six producteurs de la mention Nature & Progrès) répondant à différents critères : (1) elles produisent une alimentation saine et accessible, (2) elles sont tournées vers les populations locales (vente en circuits courts, fermes ouvertes…), (3) elles sont respectueuses des terres agricoles, de l’environnement, de la biodiversité et des paysages (respect de huit clauses à travers une servitude environnementale et du cahier des charges de l’agriculture bio), (4) elles poursuivent un objectif d’autonomie (technique, financière et décisionnelle) et de résilience, (5) elles sont économiquement viables et transmissibles, (6) elles sont portées par des entrepreneurs professionnels et (7) ouverts au dialogue.

 

(c) Martin Chavée

 

Privilégier le collectif

Cette analyse nous encourage à questionner notre modèle sociétal. Tellement habitués aux clôtures et barrières qui délimitent les champs et les prairies, nous sommes-nous déjà posé la question de la pertinence de la propriété privée telle qu’elle est appliquée aujourd’hui ? Nos terres nourricières sont menacées par l’intérêt personnel et financier du propriétaire, qui a aujourd’hui tendance à les détourner de leur fonction première ou à favoriser des pratiques néfastes pour l’environnement et pour notre santé.

Nous avons compris, en revenant sur les origines de cette propriété privée, que d’autres modèles ont existé et étaient appliqués dans nos régions, et subsistent ailleurs dans le monde. Nous nous rendons aussi compte que les terres travaillées par les agriculteurs ne leur appartiennent pas forcément, et que de nombreux terrains sont achetés par des financiers comme placements à rentabiliser financièrement. Ces évolutions vont à l’encontre du rôle premier de la terre qui est de nourrir la population locale, un besoin premier et fondamental. La souveraineté alimentaire voudrait même que les citoyens puissent choisir le mode de production de leur alimentation, soit, comment elle est produite, notamment au niveau des conditions sociales et environnementales.

Et si les terres redevenaient des biens communs gérés dans l’intérêt du collectif ? Ces termes font souvent grincer des dents : la « tragédie des biens communs », largement popularisée, fait encore croire à une mauvaise gestion, bien que les idées reçues oscillent entre surexploitation et sous-entretien du bien. C’est méconnaitre, nous l’avons vu, le fonctionnement des communs qui repose sur une gouvernance partagée et évolutive, dont le mot d’ordre est la confiance et dont le garde-fou est un contrôle social assorti de sanctions. Il ne s’agit pas de laisser tous les usagers faire ce qu’ils veulent comme ils le veulent, dans l’anarchie et le chaos !

Des initiatives concrètes démontrent aujourd’hui que ce mode de propriété des terres fonctionne. Nous avons analysé le cas de Terre-en-vue, mais pensions aussi au collectif « Les Soulèvements de la Terre », Terres de Liens, ZAD (zones à défendre), fermes collectives, prêts de terrains, mouvement des Colibris, etc. Un fourmillement d’actions citoyennes qui donnent des perspectives et de l’espoir. Contribuons à les faire connaître et soutenons leurs actions ! Et si les terres publiques (communales, régionales…), censées être « collectives », rentraient, elles aussi, dans ce type de gestion ?

 

REFERENCES

[i] Occupons le terrain. La Roche-en-Ardenne. Projet agrivoltaïque recalé par la Région. 3 octobre 2025. https://occuponsleterrain.be/2025/10/03/la-roche-en-ardenne-projet-agrivoltaique-recale-par-la-region/

[ii] La Spina S. 2015. Réflexions et pistes pour favoriser l’accès à la terre de nos agriculteurs « modèles ». https://agriculture-natpro.be/dossiers/brochures/

[iii] Dans son ouvrage « La propriété de la terre » (Wildproject, 2022), Sarah Vanuxem définit le système de propriété simultanée comme « un système des propriétés imbriquées, enchevêtrées […] [qui] renvoie à une multiplicité de divers droits de propriété intéressant un même fond de terre » (2018).

[iv] D’après Geoconfluence (https://geoconfluences.ens-lyon.fr/), « L’enclosure est un terme anglais désignant, au sens strict, une parcelle enclose d’un muret de pierres sèches ou d’une haie ».

[v] Relire notre étude « Réflexions et pistes pour favoriser l’accès à la terre de nos agriculteurs modèles » (2015), partie 3 sur https://agriculture-natpro.be/dossiers/brochures/

[vi] Statbel. 2024. Chiffres clés de l’agriculture 2024. https://statbel.fgov.be/fr/nouvelles/chiffres-cles-de-lagriculture-2024

[vii] Terre de Liens. 2022. État des terres agricoles en France.

[viii] Pour davantage de détails sur ce sujet, lire les deux livres collectifs des Soulèvements de la Terre : « On ne dissout pas un soulèvement » (Seuil, 2023) et « Premières secousses » (La Fabrique, 2024).

[ix] Relire notre étude « Réflexions et pistes pour favoriser l’accès à la terre de nos agriculteurs modèles » (2015), partie 4 sur https://agriculture-natpro.be/dossiers/brochures/

[x] Rifkin J. 2014. La nouvelle société du coût marginal zéro. Actes Sud.

[xi] Rose C. 2024. La comédie des communs : coutume, commerce et biens intrinsèquement publics. Dans : Boccon-Gibod T et Perroud T. « Les communs sans tragédie », Hermann, 280 pages. https://shs.cairn.info/les-communs-sans-tragedie–9791037038913-page-13?lang=fr&tab=premieres-lignes

[xii] Domenico Losurdo. 2013. Contre-histoire du libéralisme, La Découverte.

[xiii] Pierre Dardot et Christian Laval. 2014. Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 592 p.

[xiv] Elinor Ostrom (trad. de l’anglais). 2010. Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boek, 301 p.

[xv] David Bollier (trad. de l’anglais). 2014. La Renaissance des communs : pour une société de coopération et de partage, Charles Léopold Mayer, 191 p.

[xvi] Garett Hardin. 2017. The tragedy of the unmanaged commons. Dans : Evolutionary Perspectives on Environmental Problems, Routledge.

[xvii] https://terre-en-vue.be/

 

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Loi Duplomb : un texte au service de l’agro-industrie

Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°176

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Par Claire Lengrand,

rédactrice pour Nature & Progrès

Reflet des profondes fractures divisant le monde politique, agricole et citoyen, en France, la loi Duplomb illustre et dessert surtout un système alimentaire à bout de souffle. Que propose-t-elle ? Quelles répercussions son adoption pourrait-elle générer là-bas et en Belgique ? Et pourquoi une aussi large mobilisation, aussi dans notre pays ? Pour mieux comprendre, retraçons son parcours.

 

(c) Sebastian de Pixabay

 

C’est une histoire en plusieurs épisodes qui s’est déroulée outre-quiévrain et qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers mois. Il y a de quoi. Le 1er novembre 2024, les sénateurs français Laurent Duplomb (Les Républicains) et Franck Menonville (Union Centriste) introduisent une loi censée répondre à la crise agricole. En ces temps-là, et depuis longtemps déjà, la colère est vive chez les agriculteurs et agricultrices. Leurs difficultés s’accumulent : mauvaises récoltes à cause des conditions climatiques de plus en plus extrêmes, pression sur les prix du marché générant des revenus au rabais, normes européennes -dont environnementales- difficilement conjugables avec les impératifs économiques… Peu soutenue, c’est un sentiment d’abandon qui pèse sur toute la profession.

Une loi pro-pesticides portée par la FNSEA

Pour les aider, la loi Duplomb propose, ni plus ni moins, de « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». Comment ? En facilitant l’agrandissement des bâtiments d’élevages industriels et les projets de méga-bassines en « assouplissant » la consultation publique locale. En réduisant l’autonomie de l’Office Français de la Biodiversité (OFB), la « police de l’environnement », en la plaçant sous tutelle préfectorale plutôt que sous l’autorité des ministères de l’Environnement et de l’Agriculture. En confiant le contrôle des pesticides, qui incombait jusque-là à l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES, équivalent de notre AFSCA belge), à un nouveau « conseil d’orientation pour la protection des cultures » nommé par décret. Cette loi veut aussi supprimer la séparation stricte entre le conseil agricole et la vente de pesticides.

Sa mesure la plus controversée est sans nul doute la réautorisation « temporaire » sous forme de dérogations de plusieurs pesticides appartenant à la famille des néonicotinoïdes, dont l’acétamipride. Ce dernier fut pourtant interdit en France en 2020 à cause de sa toxicité pour les pollinisateurs et la biodiversité de manière générale. Cette mesure permettrait, selon ses initiateurs, de sauver certaines filières en difficulté, dont les betteraviers et les producteurs de noisettes. En réalité, la loi Duplomb reprend avant tout les revendications de la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA), principal syndicat agricole français, fervent défenseur de l’agro-industrie. « La proposition de loi sur l’agriculture a été largement coécrite par la FNSEA. Concentré de reculs environnementaux, elle est portée par le sénateur Laurent Duplomb, lui-même ancien élu du syndicat productiviste », analyse Lorène Lavocat, journaliste pour Reporterre[i].

Une « aberration scientifique, environnementale et sanitaire »

Un véritable tour de passe-passe législatif est mis en œuvre pour faire passer cette loi. Fin mai, l’Assemblée nationale adopte une motion de rejet, empêchant tout débat parlementaire, contournant les amendements déposés par les Ecologistes et la gauche. Une manœuvre employée pour la première fois depuis le début de la Ve République. Le texte est renvoyé en commission mixte paritaire (7 députés et 7 sénateurs) qui approuve, loin des regards, sa version finale. Le 8 juillet, les députés adoptent définitivement la proposition de loi (316 voix pour, 223 contre et 25 abstentions). Mais très vite, la société civile, appuyée par la Confédération Paysanne, des associations écologistes et des scientifiques, se mobilise. Le 10 juillet, Éléonore Pattery, une étudiante bordelaise de 23 ans, dépose une pétition sur le site de l’Assemblée nationale. « La loi Duplomb est une aberration scientifique, éthique, environnementale et sanitaire. Elle représente une attaque frontale contre la santé publique, la biodiversité, la cohérence des politiques climatiques, la sécurité alimentaire, et le bon sens », écrit-elle. Cette pétition recueillera plus de deux millions de signatures, un record pour le site parlementaire.

Autre figure de la résistance contre la loi Duplomb : Fleur Breteau, fondatrice du collectif Cancer Colère. Affrontant un deuxième cancer du sein, la quinquagénaire a décidé de sortir du silence pour « politiser la maladie en la plaçant au cœur du combat contre les pesticides »[ii]. Nombreuses sont les études scientifiques à avoir établi un lien de présomption forte entre l’exposition et/ou la manipulation des pesticides et une augmentation du risque de développer certaines pathologies[iii]. Les agriculteurs, les riverains des zones agricoles, les femmes enceintes et les enfants en sont les principales victimes.

Une victoire en demi-teinte

Face à cette levée de boucliers, le Conseil constitutionnel censure en partie le texte le 10 août 2025. L’article 2 est retiré, à savoir la réintroduction sous conditions de l’acétamipride « ou autres substances assimilées, ainsi que des semences traitées avec ces produits », sur base de la Charte de l’environnement. L’ANSES doit désormais prendre en compte certaines « priorités » dans l’évaluation des pesticides, selon les besoins économiques des filières. Toutes les autres propositions ont été validées. La victoire n’est donc que partielle. La Confédération paysanne évoque même une « sombre victoire pour l’agro-industrie. » « Cela n’enlève en rien l’intention première du texte : accélérer la fuite en avant de l’agriculture vers un modèle toujours plus productiviste, permettre la compétitivité de la « Ferme France » en favorisant la restructuration des fermes par leur concentration. »[iv]De son côté, l’Union nationale des syndicats agricoles (UNSA) alerte sur le « recul de l’indépendance des organismes de contrôle », qui remet en question « le sens même du service public : protéger la santé publique et l’environnement. »[v]

En Belgique aussi, la colère gronde

Cette révolte citoyenne inspira la Belgique, où l’acétamipride n’a jamais été interdit. Le pays est, par ailleurs, l’un des plus gros consommateurs européens de pesticides par hectare de surface agricole. En 2023, 80 % des substances actives identifiées comme étant les plus dangereuses au niveau européen étaient toujours autorisées, 26 % des pesticides employés étant classés cancérigènes ou toxiques pour la reproduction[vi].

Ces derniers mois, en Wallonie, pas moins de six pétitions ont été lancées par différents mouvements citoyens ou politiques rassemblant, le 17 septembre dernier, 43.722 signatures. Toutes prônent l’arrêt rapide de l’utilisation des pesticides, dont les PFAS, sur tout le territoire et notamment dans les zones de captage d’eau potable, ainsi qu’une protection des riverains des zones agricoles et un soutien des agriculteurs dans la transition de leur modèle[vii].

Cette pression sociétale finira-t-elle par avoir raison de l’agro-industrie ? Les gouvernements prendront-ils enfin leurs responsabilités ? En Wallonie, le cabinet d’Yves Coppieters planche sur un plan de lutte contre les pesticides. Plan que Céline Tellier, députée Ecolo, a qualifié « d’insuffisant » et « bien trop faible par rapport aux enjeux et au contenu des auditions qui nous occupent depuis juin »[viii]. En France, la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale accepte d’examiner la pétition d’Eléonore Pattery. Cet exercice, inédit, pourrait déboucher sur un débat public mais sans possibilité de vote ni d’abrogation du texte. Début septembre, Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, réclame un nouveau projet de loi afin de réintroduire l’acétamipride. La menace est donc loin d’être écartée.

On ne lâche rien !

Que nous apprend le dossier Duplomb ? D’abord, qu’à contre-courant des enjeux actuels, la pression pour favoriser un modèle toujours plus axé sur la productivité et la compétitivité au détriment de l’environnement et de la santé est intense et parvient à se faire traduire en actes législatifs. Ensuite, que l’opposition citoyenne et de nombreux acteurs scientifiques et paysans est vive, ce qui est démontré par les pétitions et déclarations dans la presse. Que se serait-il passé si personne n’avait réagi ? C’est grâce à cette mobilisation massive que les projets de lois en faveur de l’agro-industrie, s’ils ne sont pas contrés, sont contrariés. Face à la puissance des lobbys productivistes, il faut être nombreux, unis, et faire entendre notre voix.  N’hésitons donc pas à en parler autour de nous et à faire front, à travers rencontres citoyennes, interpellations, pétitions et manifestations. Faisons valoir notre droit à une alimentation durable et à un environnement sain !

 

REFERENCES

[i] Lavocat L. Loi Duplomb : un texte écocidaire rédigé par la FNSEA. Reporterre, 13 mai 2025. https://reporterre.net/Loi-Duplomb-un-texte-ecocidaire-redige-par-la-FNSEA

[ii] Cassard J. Derrière Fleur Breteau, l’émergence d’un mouvement qui politise le cancer, Reporterre, 23 juillet 2025. https://reporterre.net/Derriere-Fleur-Breteau-l-emergence-d-un-mouvement-qui-politise-le-cancer

[iii] Lire notamment le résumé de l’étude de l’INSERM. 2021. Expertise collective Inserm. Pesticides et effets sur la santé : nouvelles données. https://www.inserm.fr/expertise-collective/pesticides-et-sante-nouvelles-donnees-2021/

[iv] Confédération paysanne. Communiqué de presse du 7 août 2025. Réponse du conseil constitutionnel sur la loi Duplomb : une sombre victoire pour l’agro-industrie. https://www.confederationpaysanne.fr/rp_article.php?id=15888

[v] UNSA. Communiqué de presse du 19 août 2025. Loi Duplomb : Décryptage d’une réforme à hauts risques pour la santé publique et le métier d’agent du MASA. https://www.unsa-agriculture.fr/docs/Intersyndicale/2025-08-26_Communique%20UNSA%20-%20Loi%20Duplomb.pdf

[vi] Nature & Progrès. 2023. La Belgique, royaume des pesticides. https://www.natpro.be/wp-content/uploads/2023/04/NATPROG_la-belgique-royaume-des-pesticides-v2.pdf

[vii] « Des milliers de signatures contre les pesticides en Wallonie, souligne Canopea », La Libre, 22 septembre 2025

[viii] « Plan de lutte contre les pesticides PFAS : des motions en attendant des actions », L’Avenir, 10 septembre 2025

 

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Nature, agriculture, faut-il choisir ?

Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°176

***

 

Par Sylvie Vandermeuter,

membre de Nature & Progrès

Si le titre vous interpelle, tant mieux. Cela indique qu’une partie de vous se refuse à tomber dans la pensée binaire, cette habitude mentale qui oppose deux éléments, ignorant le tissu de nuances de la réalité, réduisant sa richesse et sa complexité à une image en deux dimensions. La notion même de nature est loin d’être univoque. La nature et l’agriculture sont intimement liées, parfois pour le pire, sans que ce soit irrévocable. Certaines espèces protégées peuvent à la fois être ardemment défendues par certains et honnies par d’autres. Explorons ces liens complexes et comment rapprocher ces deux enjeux majeurs pour notre société.

(c) Jeanne Buffet

 

Voici presque 50 ans que Nature & Progrès est née des préoccupations de producteurs et de citoyens de mieux concilier agriculture et nature. L’association vit le jour à l’heure ou la modernisation agricole généralisait l’usage des pesticides et arasait les haies et les arbres pour agrandir et homogénéiser les champs. Ses membres voulaient démontrer – et le font avec brio – qu’un autre type de « progrès » existe, celui de produire de l’alimentation en respectant les écosystèmes. Car entre nature(s) et agriculture(s), les relations sont multiples et complexes.

 

De quoi parle-t-on ?

Quand vous décidez d’aller vous « promener dans la nature », où allez-vous ? Dans les bois ? Dans la campagne environnante ? Dans le grand parc près de chez vous ou, au contraire, loin, en montagne ? Avez-vous déjà tenté de définir ce qu’était la nature ? Votre définition est-elle semblable à celle de votre conjoint, de votre voisin ?

Vierge et sauvage

Interrogés à brûle-pourpoint, une grande partie d’entre nous dira que la nature est « quelque chose » qui existe indépendamment de l’être humain. Elle est associée à ce qui est spontané, sauvage, non modifié. Cette première intuition est probablement due à l’étymologie du mot : « nature » vient du latin natura, lui-même issu de nascor qui signifie « naître, provenir ». Et ce qui nait, n’a pas été transformé, altéré. Soit. Dans ce cas, interrogeons-nous sur l’(in)existence de la nature en Belgique, en Occident en général, à quelques exceptions près. Même la forêt amazonienne, considérée comme primaire, a été modifiée, tantôt substantiellement, tantôt subtilement, par la présence de l’être humain…

Au sens commun, la nature recouvre des réalités plus larges. Elle regroupe tout à la fois : (1) les « forces » et les principes (physiques, géologiques, tectoniques, météorologiques, biologiques) constituant la vie, à toutes les échelles (de l’univers à l’infiniment petit) et qui génèrent des phénomènes épisodiques qui échappent à la maitrise humaine (un tremblement de terre ou un tsunami, par exemple) ; (2) les êtres vivants, qu’ils soient végétaux, animaux, fongiques…, ainsi que leurs interactions et (3) les écosystèmes dans lesquels vivent ces espèces. « Nature » est donc un mot polysémique, c’est-à-dire qu’il a plusieurs sens. Mieux vaut donc préciser ce dont on veut parler pour éviter les quiproquos.

« La » nature n’existe pas

La situation est même encore plus délicate : la nature n’existe pas en tant que concept universel. C’est une notion qui change en fonction de l’époque et du lieu comme le montrent les travaux de Philippe Descola, titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France[1]. Autrement dit, il n’y a pas une nature et un rapport univoque à la nature mais des formes de nature et des rapports à la nature. Elle n’est pas extérieure et indépendante de l’être humain, elle est chargée de nos perceptions, de nos vécus. Elle n’est pas ce qui s’oppose à la culture, elle est culturellement chargée. « Ce que nous observons, ce n’est pas la Nature en soi, mais la nature exposée à notre méthode d’investigation » énonça, en 1961, Werner Heisenberg. Dès lors, quand nous parlons ensemble de la nature, nous parlons des expériences sensibles que nous « rattachons » au concept de nature. La nature dont parle le naturaliste et celle dont parle l’agriculteur sont subtilement « colorées » par leurs systèmes de valeurs, leurs vécus, leurs « manières de voir le monde qui les entoure ».

La biodiversité, quant à elle, est un concept scientifique et technique issu du sommet de la Terre de Rio en 1992, qui désigne l’ensemble des êtres vivants, les écosystèmes dans lesquels ils vivent et les interactions biologiques[2].

Et l’agriculture ?

L’agriculture est sans conteste une activité humaine. A l’origine – et heureusement encore pour beaucoup d’entre nous –, elle vise surtout à nourrir des communautés humaines. Elle fournit également des matières premières comme les fibres textiles et même, de plus en plus, de l’énergie. L’élevage est inclus dans l’agriculture, d’autant que dans certains systèmes agraires – en particulier ceux qui se veulent résilients -, les productions végétales et animales sont complémentaires.

Si l’on considère que la nature est « ce qui est intouché », l’agriculture ne peut en relever puisqu’elle transforme des milieux naturels. Pourtant, face à l’étalement urbain et à l’artificialisation des sols, l’agriculture n’est-elle pas garante d’un peu de « naturalité » ? Par ailleurs, en agriculture, le rapport à la nature peut varier considérablement, allant d’une vision où elle est perçue comme un obstacle à maîtriser, à une approche où elle est considérée comme une alliée et un modèle à suivre.

 

 

Pour le meilleur et pour le pire

La nature serait donc sauvage, spontanée et libre tandis que l’agriculture serait domestiquée, organisée et productive. Vous l’avez déjà compris par ce qui précède, cette opposition simpliste masque une réalité plus complexe, faite de liens, de dépendances mutuelles, de représentations sociales divergentes, de choix politiques et techniques qui façonnent les territoires.

Quand l’agriculture façonne les paysages

L’agriculture repose sur une intervention humaine sur la nature. Elle a façonné les paysages ruraux pendant plusieurs siècles, sans que ce soit assimilable à une défiguration. C’est le passage à une activité intensive, après la seconde guerre mondiale, qui a conduit à leur simplification, au développement de monocultures et à la disparition de nombreuses haies, mares, bosquets ou arbres isolés. Sans oublier l’utilisation des engrais de synthèse et des produits phytosanitaires dont les effets sur les milieux, les espèces qui les peuplent et les chaines alimentaires sont (re)connus. Le diagnostic réalisé par le Service public de Wallonie ne laisse planer aucun doute : le déclin de la biodiversité en zone agricole est sévère et imputable au modèle productif dominant.

Adieu coquelicot, bleuet, vanneau…

L’agriculture intensive met les sols sous pression. Elle fait aussi disparaitre les « fleurs des champs », « adventices des cultures », soit, les plantes messicoles (du latin messi, moisson, et cole, habitat) adaptées au cycle des céréales. Les plus nombreuses sont annuelles : elles germent et arrivent à maturité en moins d’un an, entre le semis de la céréale et sa récolte, et subsistent sous forme de graines. D’autres sont bisannuelles ou vivaces, liées à d’autres cultures comme les plantes sarclées. Sur les 119 espèces connues en Wallonie, environ 60 % sont à présent menacées ou ont disparu alors qu’elles étaient répandues et abondantes au début du XXe siècle[3]. Au-delà de leurs couleurs qui égaient les promenades, elles sont à la base de la chaîne alimentaire en assurant le gîte et le couvert à de nombreux insectes. Leur raréfaction impacte considérablement l’état de conservation de bien d’autres espèces.

L’accélération des rythmes de culture (raccourcissement des cycles de cultures, augmentation de fréquence des fauches), l’homogénéisation des pratiques et les travaux agricoles ont un impact sur la faune des plaines, en particulier les oiseaux qui nichent au sol. Les œufs sont réduits en omelette avant même d’avoir éclos et, pour certaines espèces, la fuite devant la moissonneuse est vaine et se termine, hélas, en un nuage de plumes.

Mais aussi préservation

L’agriculture peut jouer un rôle important dans la préservation de la biodiversité en entretenant les milieux ouverts. Pourtant, en 2020, à peine 3 % des surfaces agricoles étaient allouées à la biodiversité alors qu’une étude à ce sujet[4] a mis en évidence qu’il fallait au moins 10 % des superficies sous cultures et 15 % des superficies sous prairies permanentes pour assurer la conservation des espèces et des habitats naturels et fournir un soutien aux équilibres agrobiologiques favorisant la production agricole. Même si la programmation 2023-2027 de la Politique Agricole Commune reste, globalement, insuffisante sur de nombreux points pour changer de trajectoire, on ne peut que se réjouir de la majoration des obligations de base en matière de biodiversité et qu’elle encourage les agriculteurs à s’investir dans des éco-régimes, notamment celui concernant le maillage écologique.

Partager ou économiser la terre ?

En matière de conciliation des besoins humains, notamment alimentaires, et de préservation de la biodiversité, deux écoles s’affrontent aujourd’hui. La première propose de maintenir la biodiversité sur l’ensemble de l’espace, sans séparation entre les terres cultivées, abritant elles-mêmes une grande diversité sauvage et cultivée, et les espaces naturels. Ce modèle est dit « land sharing », soit, partager la terre, et défend une agriculture intégralement respectueuse de l’environnement. La seconde propose d’intensifier les usages humains – et notamment l’agriculture, à l’aide de pesticides, OGM et autres technologies – de manière à maximiser la production sur une surface donnée. Le « land sparing » économise la terre, ce qui permettrait de libérer davantage d’espaces dédiés à la biodiversité. En théorie… Car, jusqu’à aujourd’hui, les surfaces « économisées » sont rarement destinées à la création de zones naturelles.

« En France, l’augmentation considérable des rendements a permis de diviser par quatre, en quelques décennies, les besoins de surfaces destinées aux cultures de céréales pour la consommation humaine. Or la surface cultivée n’a pas diminué. Les productions ont augmenté pour être destinées à l’alimentation animale, représentant aujourd’hui 80 % des débouchés des céréales », analysent Claude Aubert et Sylvie La Spina, agronomes spécialisés dans la bio[5]. Même scénario en Belgique ou la hausse de rendement de la culture de pommes de terre débouche sur une augmentation des exportations plutôt que sur une réduction des surfaces dédiées à cette culture extrêmement consommatrice en pesticides et dommageable pour le sol. Sans compter la part croissante des surfaces agricoles destinées à la production d’énergie…

Une agriculture globalement plus verte

Intensifier l’agriculture pour préserver l’environnement, c’est un peu comme rénover sa maison pour consommer moins d’énergie et utiliser l’économie réalisée pour partir en voyage en avion : ça ne tient pas la route ! Une agriculture compatible avec les enjeux de préservation de la biodiversité est incontournable. D’autant qu’il existe des outils qui, correctement implémentés, ont indéniablement des effets bénéfiques sur la biodiversité des milieux agricoles sans faire dévisser les rendements à l’échelle de l’exploitation. Citons notamment les méthodes agroenvironnementales et climatiques ou les cahiers des charges définissant les exigences et les pratiques spécifiques des zones Natura 2000 afin de préserver la biodiversité, les habitats naturels, augmenter « l’effet de lisière » et la mosaïque des surfaces.

Les exemples de convergence vertueuse entre nature et agriculture abondent, comme le démontrent les producteurs bio de la mention Nature & Progrès et comme l’illustre la collection AgriNature du SPW-ARNE[6]. Les livrets visent à amener une meilleure compréhension des interactions entre pratiques agricoles et préservation de la nature en mettant en lumière les enjeux écologiques, les pratiques favorables à la biodiversité mais également les solutions et pistes d’amélioration pour une agriculture plus durable.

 

 

Le loup, le castor et la corneille

Il ne s’agit pas d’une fable méconnue de La Fontaine – ou du titre d’une chanson d’un groupe breton – mais l’énumération de trois espèces animales protégées selon la Loi belge sur la Conservation de la Nature et par les Directives européennes « Habitats » ou « Oiseaux ». Trois espèces choisies parmi d’autres pour les réactions qu’elles suscitent et les « problèmes » – voire les conflits[1] – qu’elles peuvent entraîner. En la matière, les divergences d’opinions entre les « pour » et les « contre » au sein même de nos communautés humaines interpellent parfois davantage que les nuisances réellement observées.

Le loup

Le loup (Canis lupus), autrefois présent dans la majeure partie de l’Europe, était, jusqu’il y a peu, intégralement protégé. Après avoir disparu de nos contrées, il est désormais de retour. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, la recolonisation s’est faite naturellement par l’est et le nord-est (lignée germano-polonaise) et par le sud (lignée italo-alpine). Il faut dire que l’espèce a une capacité de déplacement impressionnante en phase de dispersion. On compte actuellement trois meutes installées dans les Hautes Fagnes et l’Eifel et plusieurs loups dispersants, c’est-à-dire de jeunes adultes qui quittent la meute. Depuis 2017, un « Réseau Loup » a été mis en place en Wallonie pour suivre le retour de l’espèce et faire en sorte que les questions liées à la cohabitation soient prises à bras le corps.

Prédateur opportuniste, il adapte son régime alimentaire selon les proies disponibles et leur abondance dans l’habitat qu’il occupe : ongulés sauvages et domestiques, mais aussi des espèces animales plus petites voire des fruits. La prédation d’ovins et de bovins s’avère une pierre d’achoppement majeure bien qu’elle n’ait rien de « contre-nature ». Plusieurs mesures préventives peuvent être mises en place à court terme (lumières de type « foxlight », fils électrifiés, filets mobiles) ou de manière plus pérenne mais aussi plus onéreuse (clôtures électriques à cinq fils, parc de nuit, utilisation de chiens de protection de troupeau et, dans les alpages, recours à des pratiques de gardiennage renforcé). Si la combinaison des clôtures électrifiées et des chiens de protection constitue le moyen de protection le plus efficace, elle n’est pas généralisable à tous les troupeaux.

Une attaque de loup est vécue douloureusement, voire de manière traumatique, par les éleveurs. D’une part, parce que l’importance de l’animal ne se limite pas à sa valeur marchande, d’autre part parce que ce type d’événement fait planer une incertitude supplémentaire sur une activité qui peine à rentrer dans ses frais. La situation est encore plus difficile à vivre en cas de « surplus killing », c’est-à-dire lorsque les loups attaquent plus de proies qu’ils ne peuvent en consommer. Loin d’être une pulsion d’un animal sanguinaire, ce trait s’expliquerait par plusieurs facteurs liés à l’évolution et à l’écologie de l’espèce.

Parler du loup, c’est s’exposer à des discussions passionnées entre défenseurs et opposants. Des débats d’autant plus vifs que le loup est un animal emblématique. Pour certains, il est associé à Akela qui accueille et élève Mowgli ; pour d’autres, il représente l’être sournois qui a croqué la grand-mère du Petit chaperon rouge. Le loup remet au jour des peurs ancestrales, vient bousculer nos certitudes, notre illusion de maitrise de la nature. Il est cauchemardé, fantasmé… Est-il bien question de l’animal, dans nos discussions, ou de projections de notre esprit ?

Le castor

Le castor a longtemps été chassé pour sa fourrure, sa viande et son castoréum, sécrétion huileuse et odorante utilisée en parfumerie. La pression fut telle qu’il disparut de Belgique à la fin du XIXe siècle. Il fit sa réapparition en Wallonie à partir de 1998 à partir d’individus issus de plusieurs lâchers illégaux.

Le castor, contrairement au loup et à la corneille, dispose d’un « capital sympathie » non négligeable. Un article récemment paru dans Valériane[7] dressait un portrait flatteur de ce rongeur emblématique de nos rivières. Nombreux sont les articles qui mettent en lumière les effets bénéfiques du castor sur l’hydrologie des cours d’eau, remettant de la complexité dans un système rivulaire trop souvent pensé comme un tuyau d’amont en aval. Si vous avez l’occasion de visiter certains sites habités par le castor, notamment dans le Parc national de l’Entre-Sambre-et-Meuse, vous serez sans doute impressionnés par la manière dont cet animal peut « réensauvager » les lieux. La cote de popularité du castor est toutefois en train de baisser avec l’expansion de ses populations et la colonisation de zones de moins en moins propices à son installation.

L’inondation d’une route peut devenir le cauchemar d’un gestionnaire la veille d’une période de gel. Les arbres abattus, la hausse du niveau d’un cours d’eau, les galeries pouvant causer des affaissements du sol sont autant d’éléments incitant certains à déterrer la hache de guerre. Au niveau agricole, l’inondation d’une prairie peut avoir des conséquences dommageables : augmentation de la charge de bétail ailleurs, impossibilité de respecter le cahier des charges (prairie à haute valeur ajoutée et/ou en Natura 2000), avec sanctions à la clé voire une perte définitive des aides agricoles pour la surface inondée… Le castor devient alors une source supplémentaire de tension, dans une profession qui n’en manque pas. Côté amoureux de la nature, sa présence peut également faire grincer des dents localement : les ruptures de barrage peuvent mettre en péril les dernières populations de moules perlières de nos rivières, certaines inondations, même limitées dans le temps, contribuent à faire disparaitre les habitats d’espèces rares, fragiles, au bord de l’extinction, et ce en raison de la mauvaise qualité physico-chimique de nos cours d’eau[8]. Quand deux espèces « ingénieurs » se rencontrent, la cohabitation est un défi à relever.

La corneille

La corneille (Corvus corone) et les autres représentants de la famille des corvidés que sont le corbeau freux (Corvus frugilegus) et le choucas des tours (Coloeus monedula) ne jouissent pas du même capital sympathie que le castor. Ces oiseaux sont associés aux sorcières, aux délations, sans parler de l’affreuse réputation acquise grâce à Alfred Hitchock.

Ce sont aussi les « bêtes noires » d’un nombre non négligeable d’agriculteurs. Leurs crimes ? Se servir effrontément dans les cultures fraichement semées, les céréales versées et certaines récoltes (ils adorent les petits pois, abîment les fruits…), éventrer les plastiques des ballots enrubannés… Tout cela, en étant (presque) totalement indifférents aux épouvantails (scarecrow en anglais, corneille se disant crow), aux cerfs-volants en forme de rapace, aux canons effaroucheurs placés dans les cultures. Leur intelligence et leur faculté d’adaptation leur a d’ailleurs valu d’être désignés « singes à plumes » par Nathan Emery, maître de conférences en biologie cognitive.

Les corvidés en quête de nourriture arrivent en bande d’une ou de plusieurs espèces, entrainant des pertes de rendement parfois massives ou des re-semis coûteux et décalés dans le temps, ce qui complique la gestion de la culture. A un point tel que, dans certaines régions, la question d’abandonner le tournesol et le maïs est de plus en plus posée. Car, si des solutions agronomiques existent (semis plus profond et le plus rapidement possible après travail du sol, roulage des semis, faux-semis…), elles ne peuvent pas toujours être mises en œuvre ou ne suffisent pas.

Les populations de corvidés se portent bien. Elles ont indéniablement bénéficié du statut de protection, mais ce ne serait pas la seule explication de leur « succès ». Contraints, comme toutes les autres espèces, de s’adapter aux modifications de l’espace agricole, à la diminution des populations d’insectes, à l’étalement urbain, ces oiseaux opportunistes tirent mieux leur épingle du jeu. Il y a moins de prairies permanentes ? Les pois pourront apporter les protéines nécessaires pour alimenter leurs jeunes. Quant aux champs de maïs à perte de vue, ils sont un garde-manger à ciel ouvert.

La corneille, oiseau inutile, « nuisible » ? Tirer cette conclusion serait choisir la solution de facilité. Elle participe, elle aussi, au bon fonctionnement de l’écosystème. Même s’ils ne diront pas trop fort, vous trouverez des agriculteurs pas mécontents de son appétit pour les vers blancs après la pluie. D’aucun citeront encore son rôle de charognard ou d’éboueur de nos déchets alimentaires… Et si la corneille était un révélateur des dysfonctionnements d’un système ?

 

(c) Jeanne Buffet

 

Nature(s), agriculture(s), reflets de nos choix sociétaux

Les débats autour des impacts des loups, castors et corvidés – sans parler encore des blaireaux, renards, sangliers pour notre faune locale, du raton laveur pour les exotiques… – sur nos activités humaines traduisent différentes caractéristiques de notre société occidentale.

Une première est la tendance qu’a l’humain de considérer son espèce comme l’entité centrale la plus significative de l’Univers et à appréhender la réalité à travers la seule perspective humaine. Cette conception philosophique (anthropocentrisme) nous vient d’Aristote (IIIe siècle avant JC), tout comme celle – aujourd’hui réfutée – stipulant que la Terre est le centre de l’Univers (géocentrisme). Heureusement, comme le défend notamment l’anthropologue Philippe Descola, ce rapport au monde n’est ni immuable, ni universel. Et si nous reprenions notre juste place en tant que partie prenante de la Nature ?

Une deuxième caractéristique de notre société est de vouloir posséder (un téléphone, un chat, une maison, une île, etc.) au-delà de ce qui est nécessaire pour répondre à nos besoins. « Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », disait Descartes[9]. Ce comportement nous pousse à vouloir maîtriser, dominer ce qui nous entoure, que ce soit au niveau physique (domestication de nombreux animaux, travail de la terre, aménagements forestiers, canalisation des cours d’eau…) ou mental (vision binaire du monde en bon/mauvais, ami/ennemi, utile/nuisible…).

Un troisième élément est que nos sociétés humaines ont fait de l’économie de marché la base de leurs interactions. Cela nous a poussé à attribuer une valeur financière aux éléments de la nature, à nous les approprier, à les privatiser et à les marchander. Fini la nature, place aux « ressources naturelles » ! A l’origine, cette notion correspond aux « bienfaits » de la nature. Alors, que penser de l’usage abusif que nous faisons de l’eau, du bois, des métaux, des plantes, des animaux ? Fini la nature, place aux « services écosystémiques » ! A quoi bon protéger la nature si ce n’est pour servir la société humaine ? Certains argumenteront que sa protection ne sera assurée que si son intérêt peut être démontré en termes financiers. Et si la question était mal posée ?

Et si nous considérions « la nature » comme une preuve de notre « humanitude »[10] en retrouvant le sens du bien commun et le souci de l’autre, en particulier les « générations futures » que nous mettons en difficulté par notre démesure ? Désormais, il n’y a pas que les poulets de batterie qui vivent « hors sol », certains humains aussi. Ceux qui occultent le fait que la Terre est un système doté de limites (planétaires dont sept sont déjà dépassées).

Pour Nature & Progrès, il est grand temps de changer notre perception de la nature. Elle ne nous est pas extérieure, nous en faisons partie. Une attitude hostile envers le vivant est également hostile envers nous-même. Faut-il encore le démontrer ? Les atteintes à la biodiversité mettent en péril nos écosystèmes et nos modes de vie. La nature n’est pas à notre service, une réserve de ressources dans laquelle on peut puiser à volonté, que l’on peut exploiter et commercer. Elle est un bien commun qui conditionne l’habitabilité de notre planète. L’agriculture doit se développer en accord avec elle, « pour notre santé et celle de la Terre ». Et si, face aux ravageurs et autres nuisibles, nous changions de prisme pour comprendre en quoi ces espèces sont révélatrices des dysfonctionnements de notre société ?

 

REFERENCES

[1] Descola Ph. 2005. Par-delà nature et culture. Gallimard. 640p.

[2] Nations Unies. 1992. Convention sur la diversité biologique. https://www.cbd.int/doc/legal/cbd-fr.pdf

[3] Etat de l’environnement wallon

[4] Walot T. 2020. Quelles superficies pour soutenir la biodiversité dans la surface agricole ? Note de travail dans le cadre du projet de Plan Stratégique Post 2020. UCL ‒ ELIA ‒ EVAGRI.

[5] Aubert C. et La Spina S. 2024. L’agriculture de demain en marche. Editions Libre et Solidaire.

[6] https://agriculture.wallonie.be/collection-agrinature?inheritRedirect=true

[7] Buffet J. 2025. Des castors contre les inondations. Valériane n°173.

[8] Desadeleer O. 2025. Un bâtisseur dans les réserves naturelles. Natagora n°125.

[9] Descartes R. 1637. Discours de la méthode.

[10] Néologisme créé en 1980 désignant la capacité d’un être humain à prendre conscience de son appartenance à l’espèce humaine, comme membre à part entière (et avec tout ce que cela comporte, y compris nos limites).

 

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Informer sur la mort animale pour une citoyenneté éclairée

Cet article est paru dans la revue Valériane n°176

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Par Murielle Degraen et Sylvie La Spina,

animatrices chez Nature & Progrès

Le bien-être animal, valeur-phare de notre association, doit être assuré jusqu’au dernier souffle. Si abattre à domicile chez les éleveurs professionnels et amateurs peut réduire le stress, il est tout aussi crucial que l’acte de mise à mort soit pratiqué dans les règles de l’art. Or, la méconnaissance de cette science est à l’origine de nombreux quiproquos dans notre société. Il est temps de permettre à chacune et à chacun de reprendre le pouvoir sur ces questions par une meilleure connaissance de la mort animale et des pratiques qui l’entourent.

« Paysans occupés à tuer le cochon », Pieter Brueghel le Jeune (1564-1647)

 

Abattre un animal pour le manger est souvent perçu de manière opposée à toute notion de bien-être. « Laissez-les vivre », protestent les personnes sensibles à ces questions. Comme si la mort n’attendait pas au tournant les animaux, tout comme chacun d’entre-nous. « Laissez-les vivre plus longtemps », peut-on exiger. Car il est vrai qu’en des termes éthiques ou philosophiques, l’âge d’abattage de nombreux animaux de rente peut poser question. Mais, pour le bien-être animal, il faudrait plutôt dire : « permettons-leur de mourir sans stress et sans souffrance ». C’est le discours de nombreux éleveurs amateurs qui participent aux rencontres sur le projet d’interdiction de l’abattage privé initiées par Nature & Progrès depuis ce printemps[i].

[i] Plus d’informations et lien vers le compte-rendu complet de la conférence : https://www.natpro.be/campagnes/mieux-a-la-maison/

Abattre chez soi, une autre voie pour le bien-être animal

Manger de la viande implique la mise à mort d’un animal sensible, soit un être capable de ressentir des émotions et de la douleur. Si certains refusent cet acte en choisissant de bannir les produits carnés de leur assiette, la majorité des consommateurs délèguent cette étape délicate aux acteurs de la chaine alimentaire. Loin des yeux, loin du cœur : la mort animale est invisibilisée dans les abattoirs et les barquettes de viande, présentées de manière séduisante dans les étals.

Des éleveurs amateurs choisissent de prendre soin de leurs animaux jusqu’à leur dernier souffle en pratiquant à domicile, dans les conditions les moins stressantes pour les animaux, l’étape délicate de l’abattage. Un mieux pour le bien-être de l’animal qui ne doit pas être transporté, mis en contact avec des individus étrangers, être confronté aux bruits, lumières, odeurs et autres sources de stress rencontrés à l’extérieur. L’avantage d’une mise à mort « chez soi » est cependant conditionné par une pratique parfaite de l’abattage. Et justement, ces techniques, taboues, sont peu connues.

Actualiser les pratiques

Une transmission des gestes subsiste dans les campagnes. Dans un article nostalgique publié dans le journal agricole Le Sillon belge, Marc Assin (pseudonyme) évoque : « Le cochon, par exemple, reste dans sa loge, lève la tête pour qu’on lui gratte le cou… et se prend une boule de fonte sur le crâne. Clap de fin ! Le gros pépère n’a rien vu venir et s’effondre d’un seul coup.[i] » L’abattage par coup de masse était courant antan, mais est aujourd’hui interdit en raison des risques de « ratés » de la technique : pour peu que la puissance du coup et sa localisation ne soient pas optimales, l’étourdissement sera mal réalisé, ouvrant la porte à la souffrance animale.

Depuis lors, les progrès de la recherche scientifique ont permis de mieux comprendre la conscience et la mort animale, et le risque de souffrance lors de l’étape de l’abattage. Ces avancées ont permis de cibler les bonnes pratiques et de les traduire en textes législatifs, notamment dans le Règlement européen (CE) n°1099/2009[ii]. Une actualisation des pratiques d’abattage à la lumière des progrès de la recherche en médecine vétérinaire est donc indispensable, d’autant que les ressources fiables (guides, formations…) sont rares.

A la demande de Nature & Progrès, Marc Vandenheede, docteur en médecine vétérinaire de l’ULiège, est venu expliquer les bonnes pratiques d’abattage pour les particuliers. L’objectif est que chacun et chacune puisse prendre connaissance de l’importance de bien pratiquer l’étourdissement et la saignée. Si le bien-être animal est une valeur première de notre association qui vise un « mieux vivre » des animaux, il est indispensable d’aborder cette étape délicate et d’informer nos lecteurs. Que l’on soit « pratiquant » ou pas, ce savoir est indispensable à une meilleure compréhension des enjeux relatifs à l’abattage des animaux et à leur respect. Car, nous le verrons, une connaissance lacunaire aboutit à de nombreux quiproquos.

Le rôle de l’étourdissement

La mort d’un être vivant est décrétée lorsque l’électro-encéphalogramme est plat ou qu’il y a arrêt cardiaque prolongé. Lorsque l’animal est destiné à la consommation humaine, elle est provoquée par la saignée, un acte qui vise à sectionner des vaisseaux sanguins, ce qui provoque une hémorragie. Réalisée sur un animal conscient, cette manipulation est à la fois stressante et douloureuse, d’autant qu’il faut un certain temps pour que la mort survienne. C’est la raison pour laquelle l’étourdissement doit précéder la saignée : sans douleur, l’animal est amené à un état d’inconscience et d’insensibilité (similaire à ce que l’on vit lors d’une anesthésie générale sous l’effet de médicaments). 

En provoquant une perte de conscience et de sensibilité, l’étourdissement évite à l’animal de souffrir, physiquement ou psychologiquement, durant l’étape de la mise à mort. La perte de conscience doit se poursuivre durant tout le processus jusqu’à la mort effective de l’animal. Il est donc important que l’étourdissement soit efficace et d’une durée suffisante, certaines techniques étant même irréversibles. Une liste des méthodes approuvées par espèce est donnée dans l’Annexe 1 du Règlement (CE) n°1099/2009. A domicile, pour les ongulés, il s’agit de méthodes mécaniques de percussion de la boite crânienne avec un matador (pistolet à tige perforante). Appliqué en un point précis du crâne variant selon l’espèce animale, et dans la bonne direction afin de toucher sa cible, le percuteur va endommager de manière irréversible le cerveau, ce qui provoquera inconscience et insensibilité. Tout écart dans la localisation ou dans l’orientation va réduire la qualité de l’étourdissement, avec un risque important de souffrance. C’est la raison pour laquelle la personne qui met à mort doit disposer de compétences avérées.

La qualité de l’étourdissement est systématiquement vérifiée, en abattoir, via différents signes : l’absence de réflexe cornéen (effleurer l’œil ne provoque pas de mouvement de paupière), l’apnée (absence de respiration), la perte de posture (l’animal tombe et n’essaie pas de se relever) et la présence d’un mouvement de pédalage ou de raideur des pattes qui indique que le cerveau est endommagé, laissant la moëlle épinière induire des « mouvements-réflexes ». Il faut donc être capable de vérifier ces signes et qu’ils se prolongent jusqu’à la mort effective de l’animal.

La qualité de la saignée

La saignée est réalisée le plus rapidement possible après l’étourdissement (après vérification de sa qualité). C’est l’hémorragie massive qui provoquera la mort de l’animal. Il est donc important de sectionner les vaisseaux sanguins nécessaires, c’est-à-dire les deux artères carotides et les deux veines jugulaires. Une saignée trop superficielle n’atteindra que les deux jugulaires, ce qui prolonge la durée nécessaire pour aboutir à la mort de l’animal. Ici aussi, le geste ne s’improvise pas. Chez un mouton, la mort arrive 15 secondes après la section de ces veines et artères, tandis qu’elle prendra 70 secondes si une seule artère carotide est sectionnée, voire 5 minutes si seules les jugulaires sont coupées. Les risques que l’animal reprenne conscience pendant ce temps sont alors plus élevés, ce qu’il faut éviter à tout prix. La mort de l’animal peut être constatée par l’absence de réflexe oculaire, de respiration, de mouvement spontané, de réaction à la douleur (pincer le museau) et l’arrêt du saignement.

Donner la possibilité de se former

Cette conférence sur les bonnes pratiques d’abattage à la lumière des connaissances scientifiques actuelles met en évidence la nécessité, pour les personnes qui mettent à mort des animaux pour consommation alimentaire, d’une formation approfondie sur les gestes et sur les indices qui permettent d’éviter la souffrance animale. Si cette formation est obligatoire pour le personnel des abattoirs, elle n’est actuellement pas accessible pour les particuliers qui réalisent l’abattage privé à des fins d’autoproduction alimentaire. L’échange de pratiques entre habitants des villages est le principal mode d’apprentissage, mais force est de constater que ces transmissions orales ne suivent pas les progrès de la recherche scientifique. Par exemple, nombreux sont celles et ceux qui ne savent pas qu’un étourdissement à la masse n’est plus autorisé.

Si Nature & Progrès plaide pour le maintien de la possibilité d’abattage à domicile pour les éleveurs amateurs, l’association demande la mise en place des formations nécessaires pour que les pratiques puissent être réalisées dans les règles de l’art et garantir l’absence de souffrance jusqu’au dernier souffle.

Etourdir n’est pas tuer

Lors de sa conférence, Marc Vandenheede fait remarquer que les abattages rituels, reposant sur une prescription religieuse stipulant que l’animal doit être saigné vivant, pourraient être réalisés sur des animaux étourdis, vu que l’on sait aujourd’hui que l’étourdissement n’implique pas la mort de l’animal. L’acceptation de ces nouvelles données scientifiques pourrait-elle résoudre les tensions autour de l’abattage rituel, une pratique culturelle largement controversées pour la souffrance qu’elle occasionne aux animaux sacrifiés ?

Soulignons également que la méconnaissance des pratiques d’abattage aboutit le plus souvent à de mauvaises interprétations. Les vidéos d’abattoirs filmées en cachette et diffusées par les associations de protection animale, accompagnées d’un « décodage » par le commentateur, sont le plus souvent mensongères. Méconnaissance ? Mauvaise intention ? Peu importe à partir du moment où la personne qui visionne ces vidéos peut elle-même les traduire, avec ses propres connaissances. Un mouvement de pédalage des pattes ne veut pas dire que l’animal a été mal étourdi et tente de s’enfuir. Il est le signe que l’étourdissement a bien été réalisé et que le cerveau n’a plus le contrôle sur le système nerveux. L’électronarcose n’est pas une méthode de mise à mort par électrocution, comme la chaise électrique le fut anciennement. Elle permet d’amener l’animal à un état d’inconscience et d’insensibilité.

Redevenir des citoyens avertis

Le sujet de l’abattage des animaux est tabou. Pourtant, il s’agit d’une pierre d’achoppement majeure en matière de bien-être animal. C’est le sujet le plus sensible, mais aussi le moins connu, d’une part parce que les citoyens évitent d’envisager la mort d’un animal, miroir de notre « finitude » humaine, d’autre part parce que l’information n’est pas facilement accessible. Elle est même cachée derrière l’opacité des abattoirs. Ne faudrait-il pas permettre à chacune et à chacun qui le souhaite de disposer des informations nécessaires pour mieux comprendre la mort animale, ses étapes et ses pratiques, et développer sa capacité d’analyse et son esprit critique par rapport à toutes les problématiques qui touchent à ce sujet ?

 

REFERENCES

Présentation de Marc Vandenheede à FestiValériane (septembre 2025)

Guides européens de bonnes pratiques (en anglais)

[i] Assin M. Aller simple pour l’enfer. Le Sillon Belge, 12/07/2025.

[ii] Règlement (CE) n°1099/2009 du conseil du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort.

 

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Poulet bio sous pression

Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°175

***

 

Par Sylvie La Spina,

rédactrice en chef pour Nature & Progrès

En élevage de poulets de chair bio, seules les races à croissance lente peuvent être abattues avant 81 jours. En laissant les Etats membres définir ces souches, l’Europe favorise la concurrence au profit de l’intensification. Quel avenir pour un poulet bio de qualité en Wallonie ?

 

Aux petits producteurs fermiers en circuit court, qui ont été les pionniers de l’alimentation bio, se sont progressivement rajoutés des acteurs de plus grande ampleur en vue de répondre à une demande croissante. Ces derniers créent une pression sur le mode de production bio, comme l’illustre actuellement le secteur de la volaille de chair.

81 jours ou une croissance lente

Le règlement bio européen en vigueur, détaille les règles de production de poulets de chair bio. Une attention particulière est portée sur les risques d’intensification : comment faire en sorte que le poulet bio continue à se différencier du poulet standard et reste respectueux de l’Homme et de la Terre ? Parmi les nombreuses normes relatives à l’alimentation, au bâtiment et au parcours extérieur, aux soins vétérinaires… se trouve un point sur l’origine des animaux. « Les volailles sont soit élevées jusqu’à ce qu’elles atteignent un âge minimal – fixé à 81 jours pour les poulets de chair -, soit issues de souches à croissance lente adaptées à l’élevage en plein air. »

Le lecteur attentif décèlera une sorte de contradiction dans cette mesure : une souche à croissance lente peut être abattue plus tôt qu’une souche classique, qui aura grandi plus vite. C’est pour limiter l’usage de races à forte croissance que le règlement fixe un âge d’abattage à 81 jours. L’alimentation nécessaire pour amener ces races plus productives jusqu’à cet âge n’est pas économique pour l’éleveur et le poids obtenu est peu compatible avec la demande des consommateurs. Soit…

La norme se poursuit par : « L’autorité compétente fixe les critères définissant les souches à croissance lente ou dresse une liste de ces souches et fournit ces informations aux opérateurs, aux autres Etats membres et à la Commission. » Et lorsque l’on s’intéresse aux mesures prises par les Etats membres, on constate d’importantes différences ! Ainsi, un poulet de chair français, belge ou allemand n’est pas produit selon les mêmes règles.

Mais qu’est la « croissance lente » ?

La France a défini ses souches à croissance lente utilisables en bio à l’aide d’une liste (comprenant une quarantaine de génétiques) et d’un critère : le gain moyen quotidien (GMQ). Ce paramètre, indiquant le gain de poids vif de l’animal par jour sur l’ensemble de sa vie, est reconnu par les scientifiques pour être un bon indicateur de bien-être : les volailles à croissance lente (faible GMQ) présentent moins de problèmes aux pattes et sont plus actives pour explorer leur parcours. Le GMQ fixé en France pour les souches à croissance lente est de maximum 27 g par jour. Par ailleurs, l’âge minimal d’abattage y a été fixé à 81 jours. Ce sont les normes les plus strictes en Europe, sans doute poussées par le fait que le Label Rouge, mis en place par l’Etat français en 1960 pour définir une filière de qualité différenciée, est déjà très exigeant, avec un âge d’abattage minimum fixé également à 81 jours.

En Allemagne, comme en Autriche, au Danemark, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, il n’existe pas de liste approuvée. Les souches à croissance lente sont définies grâce à un critère unique de GMQ. Les plafonds varient énormément d’un pays à l’autre. Chez nos voisins allemands, un GMQ allant jusque 44 g par jour est autorisé. Il s’agit donc de volailles à croissance beaucoup plus rapide qu’en France puisqu’il faut 57 jours pour que les poulets atteignent la taille commercialisable (2 kg vif, soit un poids commercial de 1,3 kg) alors qu’il en faut 74 pour un poulet bio français. En Allemagne, l’âge d’abattage de ces souches à croissance lente peut être réduit à 56 jours.

Quid de la Wallonie ? La définition des souches à croissance lente repose sur une liste qui ne comprenait, jusque récemment, qu’une seule génétique, la SASSO rouge XL451. Fin 2024, deux se sont rajoutées, les SASSO ruby C-C451 et la Hubbard RedJA. Elles ont respectivement un GMQ de 34, 36 et 37 g par jour. Les nouvelles génétiques sont plus résistantes aux maladies (moins de traitements, moins de mortalité) et plus calmes, ce qui explique peut-être leur tendance à mieux engraisser. L’âge d’abattage des souches à croissance lente en Wallonie est fixé à 70 jours minimum. En Flandre, la définition des souches à croissance lente repose sur le GMQ, mais l’âge d’abattage n’est pas précisé.

Une brèche vers l’intensification

En permettant aux Etats membres de définir eux-mêmes les souches à croissance lente, l’Europe n’a-t-elle pas ouvert une brèche sur la qualité des poulets bio ? Les différences de définition permettent d’intensifier les élevages en contournant l’âge minimum d’abattage fixé à 81 jours. Ce fait crée des distorsions de concurrence entre les producteurs européens et peut tromper le consommateur. Chaque pays cherche, pour le moment, à ajuster sa définition pour rester plus concurrent que les autres, ce qui pousse vers des normes de plus en plus proches de l’élevage intensif.

Notons qu’en raison de la faible disponibilité de poussins bio, les éleveurs peuvent démarrer leur lot avec des poussins non bio pour autant qu’ils respectent une durée de conversion de 70 jours. D’après l’INRAE, le faible développement de l’élevage de poussins de chair bio est d’ordre économique (taille du marché jugée insuffisante), technique (alimentation 100 % bio, filières spécifiques intégrant des élevages de reproducteurs et couvoirs) et sanitaire. Seuls l’Autriche et l’Allemagne ont développé la production de poussins bio, ce qui leur permet d’abattre leurs volailles de chair avant les 70 jours de présence dans l’élevage imposés par la conversion bio.

Le bio doit-il opter pour une croissance plus rapide ?

Le poulet bio n’a – heureusement – pas encore atteint le niveau d’intensification du poulet standard. Ce dernier est élevé en 35 à 40 jours à peine, avec un gain moyen quotidien de 55 à 60 g par jour. En moyenne, 30.000 individus sont élevés dans un bâtiment de 1.500 m², ce qui donne une densité de 20 poulets par mètre carré. En bio, nous en sommes à une densité maximale de 10, et en poulet fermier plein air, à 12. Un poulet plein air est abattu à 56 jours, tandis que le poulet fermier plein air l’est à 81 jours. Mais en passant, avec les nouvelles génétiques adoptées en Wallonie, d’un GMQ de 34 à 37 g par jour, on progresse encore un petit peu vers des souches plus productives.

Les promoteurs d’un élevage de volailles plus intensif justifient le choix de races à croissance plus rapide par le fait que ces animaux consomment moins d’aliments pour atteindre leur poids d’abattage. Le poulet de chair est d’ailleurs le fleuron du « progrès » génétique en élevage. Il atteint des valeurs d’efficience alimentaire qu’aucun autre animal ne pourra probablement atteindre. En 1985, il fallait 3,2 kg d’aliments pour obtenir un poulet de 1,4 kg vif à 35 jours. 25 ans plus tard, les nouvelles souches valorisent 3,6 kg de nourriture pour produire 2,4 kg vif.

L’agriculture biologique, souvent réputée trop chère, devrait-elle réduire ses coûts de production en optant pour des souches à croissance plus rapide ? Peut-elle améliorer son score environnemental en réduisant les besoins alimentaires de ses animaux et en les abattant plus tôt, dès l’atteinte d’un poids adéquat pour le commerce ? La question fait débat.

Pas que des avantages !

Dans les années 1980, les races de volailles de chair ont été progressivement sélectionnées pour leur efficience alimentaire, se traduisant par l’atteinte d’un poids d’abattage de plus en plus précoce dans la vie de l’animal. Un chercheur parle même de poulets « mangeurs compulsifs » étant donné l’altération des mécanismes de satiété des volailles qui les amène à l’obésité précoce recherchée par l’industrie. Selon les partisans de l’élevage intensif, cette meilleure utilisation des aliments se traduit par deux avantages. Le premier est une réduction des coûts de production, et donc, du prix de la viande de volaille et de son accessibilité pour le consommateur. L’élevage standard affiche des prix de 3 à 4 euros du kilo de viande. Le second avantage avancé par l’industrie est une moindre empreinte écologique : moindre utilisation de terres destinées à alimenter les animaux, moindre impact sur le climat ainsi que sur l’utilisation d’énergie, moins d’eutrophisation et d’acidification du milieu grâce à la réduction des volumes de déjections.

La composition de l’aliment distribué en élevage industriel a été adaptée au fil de la sélection pour le rendre plus concentré en nutriments et moins coûteux. Ne compare-t-on pas dès lors des pommes et des poires, en considérant l’évolution de la quantité d’aliment d’engraissement consommée sans évoquer sa qualité ? Par ailleurs, une étude a démontré que si la quantité de matière sèche consommée par les volailles diminue, la quantité d’aliment en concurrence avec l’alimentation humaine augmente avec l’intensification de l’élevage. Nous rejoignons ici le paradoxe de Jevons : à mesure que les améliorations technologiques augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est employée, la consommation totale de cette ressource peut augmenter au lieu de diminuer.

Par ailleurs, en termes de bien-être animal, la sélection pour des génétiques hyperproductives rencontre encore et toujours des difficultés à « faire avec » la nécessité de maintenir un organisme fonctionnel et une bonne santé. Les tissus en croissance rapide demandent des quantités plus importantes d’oxygène tandis que les poumons sont limités par la cage thoracique. Un syndrome d’hypertension pulmonaire se développe alors : l’animal subit des difficultés cardiaques induisant souffrance et mortalité prématurée. Le système digestif est réduit pour laisser plus de place à la viande. Les animaux sont donc nourris avec un aliment plus digeste. Enfin, les poulets les plus productifs développent des problèmes de pattes. Ces volailles sont aussi plus sensibles aux maladies, demandant plus de traitements antibiotiques.

Si l’on s’en tient aux valeurs fondamentales de la bio, intensifier la sélection génétique vers des souches à croissance plus rapide présente des risques de dérives touchant tant à la santé animale et humaine et au bien-être animal qu’aux impacts écologiques des aliments qui les nourrissent. Des « outils de production » plus fragiles ne permettent pas aux éleveurs de gagner en résilience et en autonomie face aux nombreux défis de notre agriculture.

Réduire les effets de la concurrence

En Wallonie, les éleveurs de volailles de chair sont, pour la plupart, structurés en deux filières : le poulet Coq des Prés (coopérative Coprobel) et le Roi des Champs (entreprise Belki). Ces deux structures travaillent avec des souches à croissance lente et un âge d’abattage de 70 jours. Du coté des discussions sur la réglementation wallonne, on ressent les tensions amenées par ces acteurs qui souhaitent rester compétitifs. « Vous allez tuer le secteur avicole bio wallon » tonna un jour un des représentants à une agronome de Nature & Progrès qui mettait en question l’évolution des normes demandées par le secteur professionnel. Le même discours est servi aux politiques, plus sensibles que les forces vives de notre association à l’importance de la compétitivité économique des acteurs agricoles sur le plan international. Heureusement, jusqu’à présent, l’administration wallonne favorise le maintien d’une bio forte, respectueuse de ses valeurs (lire notamment l’interview de Damien Winandy dans Valériane n° 169). Mais jusque quand parviendrons-nous à tenir cette ligne de conduite en Wallonie ?

Pour Nature & Progrès, il est important que l’Union européenne adopte des mesures plus strictes afin d’éviter que les Etats membres soient mis en concurrence entre eux pour les normes qui sont laissées à leur appréciation. Pour la définition de souches à croissance lente, une valeur plafond de GMQ devrait être imposée afin d’éviter que les différents pays optent pour des souches trop productives et un âge d’abattage réduit, paramètres portant préjudice à la qualité de viande de volaille commercialisée sous le label bio.

 

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Nos vies en bois industriel

Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°175

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Par Guillaume Lohest,

rédacteur pour Nature & Progrès

Planter des arbres peut apparaître comme un geste romantique. En réalité, l’immense majorité des plantations d’arbres se fait aujourd’hui dans le cadre de ce qui s’appelle « l’exploitation forestière ». La forêt, qu’on le regrette ou non, est une industrie, un secteur économique.

Le bois, un matériau omniprésent dans notre environnement

 

Vous qui lisez ces pages, comme moi qui les écris, sommes sans doute attristés par cette vision désenchantée et réductrice de la forêt. Nous devons toutefois faire preuve de lucidité. Nos modes de vie ne sont-ils pas complices ? Un petit exercice nous aidera à y voir plus clair. Prenons une minute pour énumérer tout ce qui, dans notre quotidien, est issu de « l’exploitation forestière ».

Où est le bois dans nos vies ?

Dans la maison, il est présent sous nos pieds avec les parquets, autour de nous dans les meubles – armoires, étagères, tables, chaises – ou encore dans les portes, fenêtres et escaliers. Il structure aussi l’habitat lui-même : ossatures, poutres, charpentes ou isolants à base de fibres de bois se répandent dans la construction. Il s’invite à table sous forme de planches, de cuillères ou de cure-dents. Dans nos bureaux et nos sacs, on le retrouve transformé en papier : journaux, livres, enveloppes, cahiers, cartons d’emballage, mouchoirs et rouleaux de papier toilette. Il chauffe encore bon nombre de foyers belges, sous forme de bûches, de pellets ou de plaquettes. Il façonne aussi les crayons que nous utilisons, les pinceaux, les manches d’outils, les jeux d’enfants, les instruments de musique ou les objets artisanaux. Le bois est dans les caisses de fruits du marché, dans les palettes qui transportent les produits, dans les clôtures de jardin, et même dans certains textiles, issus de fibres de cellulose.

Il est matériau, énergie, contenant, support, objet. Invisible parce qu’évident, il témoigne de notre profonde dépendance à l’arbre.

Aimer la forêt ne peut donc pas se limiter au sentiment que l’on éprouve quand on s’y promène. C’est aussi un acte, qui exige un regard critique sur nos modes de consommation, nos imaginaires et, surtout, sur les politiques menées dans notre pays et dans le monde entier – puisque, ne soyons pas hypocrites, certains de nos meubles ont une provenance, disons, scandinave, et de nombreux autres objets que nous utilisons sont issus de bois d’importation.

« Durable », nous dit-on

Tiens, en parlant de politique, il est coutumier d’entendre dire, et cela nous rassure, que la forêt wallonne est gérée de manière durable. Qu’entend-on par là ? Un premier élément que les acteurs de la filière bois mettent en avant, c’est que « la superficie des forêts belges ne cesse d’augmenter : 435.000 hectares en 1866, 618.000 hectares en 1970 et 692.916 hectares en 2000, soit près de 60 % d’accroissement en 140 ans. Les forêts représentaient 21 % du territoire belge en 2020[i]. Pour la Wallonie, c’est même 33 %. La FEBHEL – fédération des entreprises de la filière bois-énergie – insiste aussi sur le fait qu’il ne faut pas confondre exploitation forestière et déforestation. « La déforestation consiste à remplacer une surface forestière par un environnement non-forestier tandis que l’exploitation forestière consiste à récolter du bois avant de renouveler la ressource. Cela est encouragé par les certifications (telles que PEFC et FSC) qui promeuvent une gestion durable des forêts, facilement reconnaissables par leur logo respectif. Avec une gestion durable des forêts, aucune pénurie n’est à craindre pour les consommateurs de bois-énergie. »

Tout irait-il pour le mieux dans le meilleur des mondes ? En juin 2023, pourtant, Natagora et Canopea ont décidé de se retirer du programme de gestion du label PEFC, le plus utilisé en Wallonie. Leurs arguments ? Le long processus de révision de la certification PEFC, dans le but d’inciter les propriétaires privés à rejoindre le label, a réduit les ambitions environnementales au strict minimum légal et a manqué de transparence. Les associations invitent alors à un changement de regard. « Plutôt que de percevoir les améliorations environnementales comme des menaces pour la rentabilité du secteur forestier, le PEFC devrait y voir des opportunités que les générations futures lui sauront gré d’avoir pu saisir. »[ii]

La résilience des forêts wallonnes

Dans le même temps, un processus plus général était en cours : les Assises de la forêt. Initiées en février 2022, elles ont abouti en mars 2023 sur 74 résolutions et, un an plus tard, sur une « Stratégie forestière régionale » de 75 pages. Fruit de plus de soixante réunions avec tous les acteurs concernés – experts universitaires, administration, propriétaires, gestionnaires, filière bois, chasseurs, associations, tourisme, etc. –, cette stratégie repose sur cinq axes tentant de tenir compte de préoccupations diverses, de la biodiversité à la production de bois, en passant par la recherche et le rôle social et récréatif de la forêt. Une stratégie qui ferait donc globalement consensus, dans un contexte de vulnérabilité face au dérèglement climatique que plus aucun acteur ne conteste. Augmenter la résilience des forêts est donc un maître-mot de cette stratégie, ce qui devrait passer par une protection accrue des forêts dites « anciennes » (âgées de plus de 250 ans). La diversité en essences feuillues y est plus importante. Par conséquent, si le chêne périclite, il y aura encore du hêtre, de l’érable ou du bouleau. Dans les monocultures, évidemment, c’est différent. Quand les scolytes arrivent sur les épicéas, ils attaquent toute la parcelle d’un coup. Deuxième point : dans les forêts anciennes, les racines des arbres ont toujours été présentes dans le sol. Leurs systèmes racinaires ont déjà fouillé le sol et le sous-sol du mieux qu’ils pouvaient pour aller chercher profondément de l’eau mais aussi les ressources en nutriments[iii].

La conscience tranquille ?

On ne peut que se réjouir de cette relative convergence de vues autour d’une stratégie commune de la part d’acteurs dont les objectifs peuvent être opposés. Mais cela vaut pour la Wallonie. À l’échelle du monde, qui nous concerne tout autant, la joie est-elle de mise ?

Il paraît que la déforestation « ralentit ». Doux euphémisme qui signifie qu’elle se poursuit : on déforeste moins vite.

L’évaluation des ressources forestières mondiales 2020 de la FAO estime que 420 millions d’hectares de forêt ont été déboisés (affectés à d’autres utilisations) entre 1990 et 2020, soit, l’équivalent de la superficie de l’Union Européenne[iv]. À quoi il faut ajouter la dégradation des forêts, plus difficile à quantifier, mais bien réelle. 

Certes, c’est l’agriculture intensive qui est la première cause de déforestation. Mais l’exploitation industrielle de bois n’est pas en reste. Ainsi, même si soutenir des fermes biologiques et autonomes est un geste en faveur des forêts – une grande partie de la déforestation servant à la cultiver un soja qui nourrit le bétail de la majorité des exploitations intensives -, cette démarche ne suffit pas. Et notre papier ? Et nos « essuie-tout » ? Et notre papier-toilette ? Et nos meubles scandinaves ? Impossible de dresser un bilan complet de toute l’économie du bois ici, mais il faudra le faire. Le but n’est pas de faire reposer sur nos épaules de consommateurs l’ampleur du désastre, mais d’augmenter notre conscience critique et notre volonté d’agir collectivement pour que les lois changent et que l’économie perde son pouvoir de nuisance.

 

REFERENCES

[i] « Bois-énergie et forêt », https://www.febhel.be.

[ii] Corentin Roland. « Canopea et Natagora se retirent du label de gestion forestière durable PEFC », www.canopea.be, 6 juin 2023.

[iii] Estelle Spoto. Les bienfaits des forêts anciennes en Wallonie : « Un arbre, c’est un investissement sur plusieurs décennies », Le Vif, 10 juillet 2024.

[iv] FAO. 2022. La situation des forêts du monde. https://www.fao.org.

 

 

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Hiérarchiser les usages de l’eau

Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°175

***

 

Par Claire Lengrand,

rédactrice pour Nature & Progrès

La fréquence des sécheresses augmente d’année en année, menaçant nos territoires de pénuries en eau. Lors de la précédente législature, un projet de décret priorisant les usages de l’eau avait été déposé afin de prévenir les conflits entre usagers et assurer les besoins essentiels. Que proposait ce document, et où en est-on ?

L’irrigation des cultures augmente en Wallonie

 

Depuis le début de cette année, Marianne Remi, productrice bio, décortique, dans la revue Valériane, les multiples enjeux relatifs à la protection de l’eau. Les témoignages d’agriculteurs espagnols pratiquant des méthodes « régénératives » et pourtant confrontés à des problèmes de sécheresse montrent l’importance de développer une solidarité hydrique à l’échelle européenne. Afin de garantir le bien commun, ne faudrait-il pas prioriser les usages essentiels de l’eau ? En Wallonie, un projet de décret élaboré sous la précédente législature proposait justement une réponse en ce sens.

Une vision globale sur la ressource

 « Depuis plusieurs années, les épisodes de sécheresse se répètent. Même si en Belgique, nous n’avons encore jamais eu de gros problèmes comme des feux de forêt, cela pourrait arriver », prévient Cédric Prevedello, conseiller scientifique chez Aquawal. En 2018, le centre de crise national organise une réunion avec les gestionnaires de distribution d’eau afin de débattre des moyens d’action à mettre en œuvre. « C’est là que nous avons constaté qu’il manquait des mesures drastiques », dévoile le conseiller. Le ministère de l’environnement, avec à sa tête Céline Tellier, chargera alors un groupe de travail de plancher sur un projet de décret visant à modifier le Livre II du Code de l’Environnement, contenant lui-même le Code de l’Eau, afin d’y intégrer « la gestion des épisodes de pénurie d’eau et de pénurie d’eau imminente ». « Lorsque le débit des eaux atteint un seuil critique, où coupe-t-on le robinet ? Qu’est-ce qui est prioritaire et qu’est-ce qui l’est moins ? », résume Serge Brouyère, professeur à l’Université de Liège, spécialisé en ingénierie des ressources en eaux souterraines.

Actuellement, seules les communes wallonnes peuvent prendre des mesures de restriction en cas de pénurie, via des arrêtés de police, afin de limiter la consommation d’eau de distribution. Citoyens, entreprises et services publics sont priés de respecter une série d’interdictions, comprenant notamment le lavage des véhicules, l’arrosage des cours et pelouses ou encore le remplissage des bassins et piscines. Plutôt que de s’en remettre au pouvoir local, le projet de décret propose de transférer cette compétence au gouvernement wallon. Une mesure que Serge Brouyère estime « nécessaire ». « Ce n’est pas à l’échelle communale qu’on peut gérer des ressources, il faut avoir une vision globale », soutient-il.

Bloqué malgré l’accord de la majorité

La hiérarchisation des usages de l’eau définit trois catégories. La première regroupe les besoins prioritaires et essentiels devant être maintenus, quel que soit le niveau de crise. En tête de liste : l’approvisionnement en eau pour les besoins collectifs et individuels de santé, d’alimentation et de sécurité publique. Viennent ensuite, par ordre décroissant, l’approvisionnement d’eau pour la production d’énergie, la protection de l’environnement en vue d’éviter des dommages irréversibles (effondrements, glissements karstiques, etc.), l’abreuvement des animaux d’élevage ainsi que la protection du patrimoine. La deuxième catégorie concerne les besoins importants mais non essentiels, « relevant d’une activité à haute valeur ajoutée socio-économique ». On y trouve les cultures agricoles nécessitant un apport constant d’eau telles que le maraîchage, l’arboriculture et les pépinières, le transport fluvial et la navigation marchande ainsi que l’utilisation d’eau pour la continuité des « process industriels à haute-valeur ajoutée et peu aquavores ». Enfin, la troisième catégorie réunit les besoins non-prioritaires comprenant, en outre : les autres cultures agricoles et besoins industriels que ceux mentionnés dans la deuxième catégorie, les travaux sur les cours d’eau ou les usages récréatifs comme la navigation de plaisance et les loisirs aquatiques.

Après plus de deux ans de travail, une première version du décret fut approuvée par le gouvernement en 2023. Il bénéficiait d’un accord de majorité (des trois partis PS, MR et Ecolo !). Céline Tellier s’apprêtait à déposer une deuxième lecture mais, selon nos informations, la consultation fut bloquée par le centre de crise national, qui n’avait pas été sondé. Dans le même temps, la crise sanitaire autour des PFAS obligea le gouvernement à adopter un plan d’action en urgence, évinçant l’avant-projet de décret sur les priorités d’usage de l’eau. Puis, un nouveau gouvernement fut élu, avec de nouveaux acteurs politiques. Selon plusieurs sources, le dossier ne serait pas totalement écarté, mais il ne figurerait pas dans les priorités du cabinet d’Yves Coppieters.

Des arbitrages sensibles

Ce projet de décret, mis en veille pour une durée indéterminée, soulève quelques questions quant à sa mise en pratique. « C’est une chose de dire que certains usages paraissent plus prioritaires que d’autres, mais à partir de quand ? Comment cibler les zones ? Si on décrète qu’un secteur est plus important qu’un autre, il faut être sûr d’avoir collecté toutes les informations en amont pour mesurer les futurs effets », pointe Nicolas Fermin, attaché au Département Environnement et Eau du SPW.

Dans une question parlementaire destinée à Céline Tellier le 29 septembre 2023, Jean-Philippe Florent évoquait les arbitrages sensibles entre les activités agricoles et industrielles « à haute-valeur ajoutée ». L’ancienne ministre assurait que les besoins listés n’ont pas d’ordre de priorité entre eux et n’entreront pas en compétition. Une « mini hiérarchie » existerait néanmoins selon une source, priorisant notamment le secteur pharmaceutique afin de maintenir la production de médicaments et de vaccins.

Et si on coupe les vannes de certains secteurs, « ne risquent-ils pas de réutiliser encore plus d’eau par la suite ? », craint Nicolas Fermin. De même, « qu’est-ce qui garantirait que les agriculteurs n’irriguent plus leurs cultures ? ». Le Pôle Environnement du CESE s’interroge, dans sa remise d’avis, sur la portée exacte de certains termes comme « besoins collectifs » et « besoins individuels de santé » figurant parmi les usages prioritaires. Autre question : doit-on imposer les mêmes mesures sur l’ensemble de la Wallonie ? « Les besoins en eau peuvent varier d’une commune à l’autre selon la densité, la présence d’un secteur industriel ou pas », fait valoir l’Union des Villes et Communes de Wallonie (UVCW). Sur ce point, précisons que le projet de décret prévoyait, avant sa suspension, un découpage de la Wallonie en zones d’alerte tenant compte des spécificités hydrologiques de chaque sous-région. Enfin, comment s’assurer du respect des mesures ? L’UVCW craint que cela implique des « moyens de contrôle et des sanctions excédant largement les capacités existantes ».

Prévenir les conflits d’usage

Malgré les zones d’ombre à éclaircir, ce projet de décret permettrait d’anticiper de potentiels conflits. Est-ce difficile à imaginer ? Il suffit de regarder de l’autre côté de la frontière linguistique, où la menace se fait plus pressante. La Flandre, régulièrement à sec, puise de plus en plus dans le canal Albert reliant le Port de Liège à celui d’Anvers, voie fluviale marchande mais surtout principale source d’eau potable de la région. « Il y a quelques années, raconte Cédric Prevedello, des bateaux se sont retrouvés bloqués par manque d’eau. » Ce qui entraîna chez les autorités ce dilemme :

Privilégie-t-on l’argent ou bien les gens ? 

Si, en Wallonie, la situation ne semble pas aussi urgente, nous ne sommes pas à l’abri d’une future pénurie. « Cela peut éviter une prise de décision dans l’urgence avec des conséquences pouvant être non réfléchies et dommageables », observe le Pôle Environnement du CESE. « Les derniers modèles en évolution climatique montrent une meilleure recharge des nappes en hiver. On pourrait croire qu’on aura de bonnes réserves mais si les étés sont plus secs, la demande va augmenter, la balance reste déséquilibrée », signale Serge Brouyère. D’ailleurs, de plus en plus d’agriculteurs demandent des autorisations de prélèvement afin d’irriguer certaines cultures en cas de sécheresse. Entre 2016 et 2023, les demandes de permis de forage sont passées « de quasi zéro à plusieurs dizaines par mois », note le professeur.

Une politique à hauteur des enjeux

Se préparer au pire parait vital. L’UVCW insiste sur « la nécessité d’agir en amont et d’adopter une politique de gestion des ressources en eau globale et durable afin que la priorisation des usages et les restrictions continuent à relever de la gestion de situations exceptionnelles ». Au-delà de la question de la quantité se pose celle de la qualité. A ce jour, seules 41 % des masses d’eau de surface et 59 % des masses d’eau souterraines ont atteint leur objectif environnemental en Wallonie[i]. Autrement dit, « les pressions restent au même stade : les pollutions subsistent, la qualité des eaux progresse peu », stipule Nicolas Fermin. Devant un enjeu aussi colossal, les réponses à apporter doivent être transversales.

Pour Nature & Progrès, il est important de remettre à l’ordre du jour l’établissement d’une législation régionale relative aux priorités d’usages de l’eau en cas de pénurie. Cet été 2025 le montre encore : les épisodes de sécheresse extrême se multiplient chaque année, augmentant le risque de conflits d’usage. Il est essentiel de se donner les outils, à l’échelle de la région, pour arbitrer les priorités et gérer la crise. Même si de nombreux agriculteurs tentent d’adapter leurs pratiques pour réduire leur consommation en eau, comme le démontrent les témoignages recueillis en Espagne – lire les précédents articles de Marianne Rémi -, ces pratiques ne suffisent pas. L’association encourage vivement le Ministre wallon de l’environnement à reprendre les travaux initiés lors de la précédente mandature.

 

REFERENCE

[i] Enquête publique du 02/12/24 au 02/06/25. Enjeux pour une meilleure protection de l’eau (Synthèse des questions importantes en Wallonie)

 

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[Etude] Qui protègera nos sols ?

Cette étude est parue dans les revues Valériane n°171-176

***

 

Par Sylvie La Spina,

rédactrice en chef pour Nature & Progrès

 

 

 

Résumé

« Qui protègera nos sols ? » fut la question directrice de cette enquête. Car oui, il est nécessaire de préserver nos sols « malades » de l’intensification du modèle agricole dominant. Un rapide diagnostic met en évidence les divers maux dont souffre notre terre nourricière. Le plus grave est certainement le manque de matières organiques, de cet humus qui permet au sol, via l’organisation de sa structure, de résister à l’érosion et à la compaction, et de retenir l’eau telle une éponge. La perte de fertilité engendrée par des pratiques inadaptées est quasiment irréversible étant donné que des siècles sont nécessaires pour former quelques centimètres de terre.

Devant la menace d’aboutir à un sol stérile qui ne nourrira plus les générations futures, scientifiques et agriculteurs se mobilisent pour mettre en œuvre de bonnes pratiques agricoles qui permettent de préserver, voire de regénérer en partie, la fertilité de la terre. A l’exception des pratiques novatrices de l’agriculture de conservation des sols, qui réduit le travail du sol et le labour et assure une couverture la plus permanente possible, les techniques de gestion durable des sols sont bien connues. En l’absence d’une législation forte cadrant le sujet, une série de mesures sont proposées ou imposées aux agriculteurs via les outils de la politique agricole commune. Mais une analyse approfondie de la situation montre que de nombreux freins peuvent expliquer la lente progression de la transition de notre agriculture.

Le modèle agricole prédominant actuel est basé sur une concurrence rude entre agriculteurs au sein d’un même pays mais aussi avec le reste du monde. Des accords de libre-échange opposent des agriculteurs de pays possédant des niveaux d’exigences sociales et environnementales contrastées. Par ailleurs, les externalités de l’agriculture ne sont pas prises en compte dans son modèle économique, ce qui pousse à une surexploitation des ressources naturelles (y compris le sol) pour un secteur primaire en quête de rentabilité. Or, si les impacts de ce modèle prédominant sur l’environnement (climat, biodiversité, sol, eau…) et sur la société étaient pris en compte, les modèles d’agriculture durable tels que l’agriculture biologique coûteraient moins cher au consommateur et deviendraient sans aucun doute la norme.

Cette étude met en évidence que pour favoriser une transition de notre agriculture vers un modèle plus vertueux et respectueux des sols, des mutations sont nécessaires dans de nombreux domaines : la formation, l’encadrement et la recherche agricoles, mais aussi la législation cadrant les pratiques. Il est nécessaire de mieux informer et sensibiliser tous les citoyens et citoyennes à l’importance de préserver les sols et de soutenir les alternatives, ainsi que de renforcer les dispositifs de soutien à la transmission de fermes et à l’accès à la terre.

A la question initiale « Qui protègera nos sols ? », nous pouvons répondre que de nombreux acteurs doivent être mobilisés : les responsables politiques de différents niveaux de pouvoir et dans diverses compétences, les acteurs de la formation, de l’encadrement et de la recherche agricoles, les différents maillons de la chaine alimentaire – fournisseurs d’intrants, agriculteurs, transformateurs, revendeurs – et bien entendu le citoyen, qui par son pouvoir d’achat, peut faire pencher la balance en faveur de pratiques durables. Pour notre santé et celle de la Terre.

 

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Enseigner la bio : stop ou encore ?

Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°175

***

 

Par Claire Lengrand,

rédactrice pour Nature & Progrès

Jugée peu rentable, la seule formation de spécialisation dédiée à l’agriculture biologique en Belgique est sur le point de disparaître. Les étudiants se détourneraient-ils de ce modèle alimentaire ? La bio dans les hautes écoles, stop ou encore ? Tentons de comprendre ce signal inquiétant.

Le BRIOAA souhaite redémarrer une formation de spécialisation en bio

 

Septembre 2024, le couperet tombe. Pour la deuxième année consécutive, la Haute-Ecole de la Province de Namur (HEPN) de Ciney suspend le bachelier de spécialisation en agriculture biologique.

« C’est ce qui m’a fait décoller »

Elle fut lancée en 2015 pour répondre aux besoins du secteur bio (lire Valériane n°114). S’adressant aux personnes diplômées d’un bachelier ou d’un master en agronomie, cette spécialisation formait ses étudiants aux techniques spécifiques de l’agriculture biologique, et ce à travers un enseignement pluridisciplinaire reposant sur la pédagogie active. « J’ai découvert la spécialisation bio un peu par hasard et me suis retrouvée dans le contenu des cours », relate Marie Hastrais, qui a intégré la promotion 2022-2023 – la dernière en date – plus de vingt ans après avoir quitté les bancs de la Haute Ecole provinciale du Hainaut.

« C’est ce qui manquait à ma formation initiale : le côté durable de la production. Car on est obligé de changer de système par rapport à l’après-guerre. »

Pour cette agronome tropicale désormais spécialisée en gestion du sol, cette formation a marqué un tournant dans son parcours : « C’est ce qui m’a fait décoller ! J’ai pu voir la diversité des modèles et des problématiques que les agriculteurs rencontrent et cela m’a donné l’envie d’aller plus loin. »

Alors, pourquoi cette suspension ? La principale raison invoquée par la direction est d’ordre économique. La spécialisation, qui était subsidiée par la Fédération Wallonie-Bruxelles, n’était pas assez rentable à cause d’un nombre insuffisant d’élèves. Son site internet indique que « sur huit ans d’organisation, la formation ne s’est adressée qu’à 49 étudiants, soit une moyenne de six étudiants finançables par an », et que « pour 2024-25, le nombre de déclarations d’intention d’inscription valides n’a pas atteint les seuils établis. » Pourtant, début 2024, la formation battait son record d’étudiants avec une vingtaine d’inscrits.

Des filières agronomiques délaissées

Du côté du bachelier en agronomie de l’HEPN, formation de base non orientée vers l’agriculture biologique, force est de constater que l’intérêt va décroissant. Le nombre d’élève se tarit, avec seulement une dizaine d’étudiants en deuxième année. Cette tendance touche l’ensemble des filières agronomiques du supérieur. Beaucoup de jeunes ne se retrouvent plus dans les programmes faisant encore la part belle aux produits phytosanitaires. Un dossier consacré aux aspirations des étudiants et étudiantes bioingénieurs belges paru dans le numéro 12 de la revue Tchak révélait d’ailleurs :

« Ce que ces étudiants veulent, c’est renverser le modèle capitaliste technocentré. Ce qui les intéresse, ce sont les implications sociales et environnementales de leurs actes. Ce qu’ils exigent, c’est une formation en adéquation avec l’urgence des enjeux écologiques. »

Dans le cadre d’un stage, Emma Gasteau a passé en revue les offres de formations en agronomie en Wallonie afin d’évaluer la qualité de l’enseignement dispensé et voir si celui-ci fournit aux élèves les ressources nécessaires face aux défis actuels. Parmi ses constats, elle pointe : « A l’université, les programmes sont qualitatifs, bien qu’une ouverture à des modules permettant de se questionner sur les types d’agriculture et des services liés à cette agriculture manque certainement. » Par contre, « en haute école, la remise en question des modèles agricoles conventionnels n’est que trop peu présente. Les trois années de bachelier ne permettent pas toujours aux étudiants d’avoir une vision transversale et systémique des enjeux de l’agriculture et des filières agricoles. »

Le bio encore mal perçu ?

L’agriculture biologique occupe très peu de place au sein des études supérieures, en dehors de la septième année secondaire professionnelle en productions horticoles « biologiques » de l’Institut Provincial d’Enseignement Agronomique de La Reid. Malgré l’évolution des mentalités, cette filière souffre encore de clichés. Le bio est encore vu comme une niche, n’est pas toujours évoqué de manière positive ou professionnelle. Toutefois, selon Bénédicte Henrotte, chargée de mission chez Biowallonie, la nouvelle génération de professeurs serait plus ouverte à la question. En fait, le problème se situe surtout au niveau supérieur. « De manière générale, la qualité de l’enseignement est rationnée », estime-t-elle. « La spécialisation en agriculture biologique est une option qui a été supprimée parmi d’autres. Ce n’est pas une volonté politique de soutenir les filières bio ».  

L’enjeu est pourtant de taille car le secteur bio manque cruellement de professionnels. « Les entreprises veulent engager des personnes qui pourraient convenir mais n’en trouvent pas, ou elles doivent les former elles-mêmes », souligne Nicolas Luburić, ancien coordinateur de la formation et co-fondateur du BRIOAA, l’Institut belge de recherche en agriculture biologique. De même, « il n’y a pas assez d’experts pour encadrer les agriculteurs et former les enseignants », relève Bénédicte Henrotte. La spécialisation de Ciney, qui a fourni deux conseillers techniques à Biowallonie, répondait justement à ce besoin. Son apprentissage, fortement axé sur le terrain et la rencontre, comprenait notamment l’élaboration d’études de reconversion biologique. « On était propulsés dans une réalité où, avec les connaissances acquises, on pouvait aider ou appuyer les agriculteurs ou les familles dans le besoin », se remémore Marie Hastrais.

Un métier au cœur des enjeux

Face à l’importance cruciale d’améliorer nos pratiques agricoles et vu la demande croissante des étudiants d’aller dans ce sens, ne serait-il pas temps d’adapter l’enseignement au sein des filières agronomiques supérieures ?  Dans son rapport de stage, où figurent plusieurs recommandations, Emma Gasteau conclut ainsi : « La formation (d’agronome) est au cœur des enjeux auxquels nous faisons tous déjà face. Au-delà de l’importance de former des futurs spécialistes capables de comprendre, analyser et trouver des solutions face aux problèmes émergents, il s’agit de former des citoyens, acteurs de tous les jours, à la transition vers un monde plus juste et durable. »

« L’agriculture biologique devrait faire partie des programmes scolaires et agronomiques comme l’une des agricultures répondant aux enjeux actuels face au changement climatique »,

soutient Marie Hastrais. « Il faut sensibiliser à l’importance de l’alimentation dès le plus jeune âge » abonde Bénédicte Henrotte, pour qui le bio doit être « encouragé et soutenu dans tous les aspects, dont l’enseignement ».

En attendant, pour combler la demande des filières bio, le BRIOAA compte reprendre la spécialisation à son compte. « On a tout : les profs, les élèves, le lieu, mais il reste à régler la question du financement (encore et toujours !) », témoigne Nicolas Luburić. S’agissant d’un centre privé ne pouvant bénéficier d’aides publiques, et afin d’éviter que la charge financière ne revienne aux étudiants, le BRIOAA envisage de nouer des partenariats avec des entreprises du secteur bio. Celles-ci prendraient les élèves en stage, payeraient leur minerval avec, à la clé, la possibilité pour l’étudiant de se faire engager. « On cherche aussi des mécènes et des sponsors pour disposer d’un fonds de roulement qui servirait à financer les professeurs et le matériel », précise Nicolas Luburic.

Les nombreux enjeux de notre société, depuis les dérèglements climatiques jusqu’à la hausse des pollutions, impactant la biodiversité autant que la santé publique, appellent à une transition de nos filières agricoles vers la bio. La formation en agronomie constitue un des piliers permettant de revoir notre manière de produire notre nourriture et de gérer nos paysages. Par ailleurs, les jeunes d’aujourd’hui sont demandeurs de pouvoir s’impliquer dans ces transitions dans leur cadre professionnel, grâce à un métier qui a du sens. Pour Nature & Progrès, il est donc indispensable de revoir les programmes de formation dispensés dans les écoles supérieures, tous niveaux confondus, et de réaliser les investissements publics nécessaires pour soutenir ces évolutions.

 

Le BRIOAA cherche activement des partenaires entreprises et mécènes qui partagent ses valeurs et seraient prêts à soutenir leur démarche. Ce partenariat peut prendre diverses formes : sponsoring, mécénat, accueil et soutien financier d’un ou de plusieurs stagiaires, partage d’expérience lors d’un masterclass organisé au sein de la spécialisation bio, établissement de lien avec des sponsors ou donateurs potentiels, etc. Contact : nicolas.luburic@brioaa.bio

 

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S’associer pour reprendre la ferme – La ferme de la Sarthe

Cet article est paru dans la revue Valériane n°174

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Par Caroline Battheu-Noirfalise,

animatrice chez Nature & Progrès

La transmission des fermes constitue un des principaux enjeux pour le maintien de l’agriculture familiale en Wallonie. Comment reprendre une ferme sans subir la pression économique de l’endettement ? Pourquoi et comment s’associer dans cette aventure ? A la Ferme de la Sarthe, Valentine Jacquemart témoigne de son expérience.

Valentine Jacquemart et Thomas Huyberechts devant la fromagerie de la Ferme de la Sarthe.

 

D’après les statistiques wallonnes[i], en 25 ans, la région a perdu la moitié de ses fermes à un rythme moyen de 11 par semaine. Il en reste actuellement quelques 12.500. D’après les pyramides d’âges, 70 % d’entre elles seront à remettre dans les dix ans à venir, ce qui correspond à plus de 50 % de la surface agricole utile. Or, seul un agriculteur de plus de 50 ans sur cinq déclare disposer d’un repreneur.

 

Préserver notre agriculture familiale

Les fermes sans repreneur alimentent le plus souvent l’agrandissement des exploitations voisines. Sur ces mêmes 25 dernières années, les superficies moyennes ont doublé. « Des fermes toujours plus grosses, toujours plus capitalisées, ne pourront, in fine, plus être reprises que par des sociétés », analyse la journaliste Amélie Poinssot dans son livre « Qui va nous nourrir » (Actes Sud, 2024). Cette situation met en péril nos agricultures familiales. « C’est le moment ou jamais de se battre pour un accès populaire à la terre, pour restaurer partout les usages et les égards à même d’en prendre soin. »

Des sociétés ou des agricultures familiales, ce sont les secondes que l’on souhaite continuer à voir prospérer dans nos campagnes. Une opinion partagée tant par les citoyens que par les politiques. « Un enjeu central pour la Wallonie est de sauver ses/ces fermes, de les préserver en tant qu’unités de production fonctionnelles en évitant qu’elles ne disparaissent à la fin de la carrière de l’exploitant. Il s’agit de maintenir un maillage dense de fermes épanouies dans les campagnes wallonnes et d’optimiser le renouvellement des générations en agriculture. », lit-on dans un rapport du Réseau wallon de Développement Rural[ii]. La transmission doit faire face à une série d’entraves économiques, juridiques et administratives, ce qui nécessite un travail sur le long terme.

 

La Ferme de la Sarthe

L’histoire de la Ferme de la Sarthe remonte aux arrière-grands-parents de Valentine, qui cultivaient la terre et élevaient quelques animaux pour subvenir à leurs besoins et ceux d’un marché très local. Le père de Valentine, Damien, reprend la ferme alors qu’elle est en fin d’activité. Avec peu d’expérience pratique et convaincu par les principes de la biodynamie, il se forme auprès de pionniers belges et français et essaie plusieurs productions (élevage caprin, petits fruits, plants à repiquer) pour finalement se concentrer sur les vaches laitières et les céréales. Avec le temps, la ferme se développe : le troupeau grandit et des surfaces supplémentaires sont acquises. Damien et son épouse fidélisent une clientèle via leur présence sur les marchés de Namur et sur les premières éditions du Salon Valériane. Ils sont également dans les premiers producteurs belges à recevoir la mention Nature & Progrès. David, le frère de Damien, s’associe au projet. Avec le temps, la ferme se scinde en deux branches complémentaires. Damien se spécialise dans la production laitière tandis que son frère David se concentre sur les cultures.

 

Reprendre : un cheminement personnel

Après des études d’éco-conseillère, Valentine, la fille de Damien, lance une parcelle de maraîchage en indépendant complémentaire pour fournir la coopérative Paysans-Artisans. Elle a progressivement un déclic : « Pourquoi travailler pour quelqu’un d’autre alors qu’il y a une entreprise chez moi qui porte les valeurs que je défends ? ». En 2020, en pleine pandémie, elle devient officiellement associée avant de reprendre pleinement la ferme début 2025. La transition se fait progressivement, Damien restant actif sur la ferme. Valentine, bien que proche de son père, souligne les difficultés inhérentes à la transmission mais reconnaît néanmoins la valeur de l’expérience et préfère d’abord apprendre avant d’expérimenter : « Il y a des petites choses pour lesquelles je ne suis pas toujours d’accord avec lui, mais il a 40 ans d’expérience et je respecte énormément cela. » La transmission de connaissances et de savoir-faire n’est pas pour autant une chose aisée, même dans un cadre familial. « Le problème, dans une ferme, c’est qu’on ne s’arrête pas pour aller voir ce que fait l’autre et essayer de comprendre car il y a trop de boulot et cela donne l’impression de perdre du temps. »

 

Une association qui prend racine

La présence de Damien est également précieuse pour Thomas Huyberechts, ingénieur agronome de formation sans expérience agricole familiale. Ayant travaillé aux côtés d’éleveurs qui lui ont transmis leur passion, Thomas a rejoint la ferme il y a quatre ans, dans un premier temps comme stagiaire, avant d’envisager sérieusement de devenir fermier. Il voit également cette expérience comme un moyen de gagner en cohérence et en légitimité dans son travail de représentation du monde agricole à la FUGEA. Aujourd’hui, il transfère néanmoins son temps de travail vers la ferme de manière progressive. Thomas souligne l’intérêt de l’association, qui lui évite de porter seul le poids d’une reprise. L’association se fait sous une forme juridique relativement simple entre deux personnes physiques. Thomas a, par ailleurs, racheté 50 % du capital d’exploitation (troupeau, machines et stocks) mais sans reprendre les bâtiments et les terres en propriété. « Cela permet de me sentir un peu chez moi aussi, mais ça m’arrangeait bien de ne pas devoir directement investir dans de l’immobilier ». Valentine et Thomas vont établir un règlement de travail et une convention d’association pour clarifier les prises de décisions et prévenir les conflits.

 

Organiser le travail

Pour l’heure, la transition en douceur du travail de Damien vers Thomas n’induit pas un besoin urgent de réorganisation des tâches à la ferme. À terme, les associés souhaitent cependant structurer davantage les responsabilités tout en laissant à chacun la possibilité de profiter de la diversité des tâches qu’offre le travail agricole. Dans le futur, Valentine et Thomas souhaitent continuer le même modèle. Ils n’arrivent pas avec des idées de révolution, mais pensent tout de même améliorer les procédés internes, notamment en travaillant sur une génétique du troupeau – actuellement en Rouge Pie – qui valorise mieux l’herbe. Les jeunes repreneurs ont investi dans des panneaux solaires. « Le prix de l’énergie a triplé ici à la ferme. Qu’est-ce qu’on va faire si le prix du mazout fait pareil ? »

 

Les jeunes Rouge Pie x Fleckvieh dont quelques mâles sont engraissés en tant que bœufs

 

Un modèle agricole résilient et ancré localement

Avec une trentaine d’hectares de surface agricole utile, dont cinq hectares de céréales et de prairies temporaires, la ferme offre une diversité de produits laitiers transformés sur place et des colis de viande provenant de l’engraissement des veaux laitiers mâles castrés et de cochons élevés au petit-lait de la fromagerie. La ferme privilégie ainsi la diversité mais également la vente en circuit court (magasin à la ferme, via Agricovert et Paysans-Artisans). Cette stratégie limite la dépendance aux fluctuations du marché global, renforce les liens avec la communauté locale et consolide l’ancrage territorial de la ferme.

Conscients des sacrifices qu’exige l’agriculture, Valentine et Thomas apprécient néanmoins la liberté que leur confère leur modèle. En effet, le faible niveau d’endettement confère une flexibilité décisionnelle rassurante pour les jeunes éleveurs. « Dans une reprise classique, il aurait fallu tout redimensionner : de plus grandes étables, plus de terres et agrandir la fromagerie ; cela représente beaucoup d’investissement d’un coup. » Les repreneurs ne perdent pas de vue les chiffres économiques du projet. « Ici, je sais ce que la ferme dépense et je sais ce que la ferme gagne », confie Valentine. Forte de l’expérience familiale et du soutien de Thomas, elle envisage l’avenir avec pragmatisme : poursuivre l’œuvre familiale tout en garantissant une qualité de vie décente, également au niveau du temps de travail.

Dans le contexte wallon où la transmission des fermes devient critique pour notre souveraineté alimentaire, l’aventure de la Ferme de la Sarthe illustre à la fois la complexité et la richesse de la transmission intra-familiale, ainsi que les opportunités offertes par des collaborations extra-familiales, sur des structures dont la relativement petite taille représente une opportunité abordable pour les repreneurs. Ce modèle de reprise en association gagnerait à essaimer. Les cadres administratif et législatif actuels sont-ils bien adaptés à une reprise en association de ce type ? Il conviendrait de s’en assurer, et d’effectuer les adaptations nécessaires pour faciliter ces transmissions « hors cadre ».

 

REFERENCES

[i] Statistiques disponibles sur https://etat-agriculture.wallonie.be/

[ii] Réseau wallon de Développement Rural. 2022. Accompagner la transmission des fermes en Wallonie. Propositions du Collectif Transmission. Rapport, 29 pages. https://reseauwallonpac.be/sites/default/files/transmission_dispositif_daccompagnement_note_du_rwdr.pdf

 

 

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Mauvais bulletin pour la Wallonie

Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°174

***

 

Par Virginie Pissoort,

chargée de campagnes
chez Nature & Progrès

La Cour des Comptes de Belgique, chargée de contrôler les finances en vue d’une bonne gestion du trésor public, s’est emparée de la politique en matière d’utilisation durable des pesticides de la Wallonie. Traduit-elle les objectifs européens ? Est-elle mise en œuvre de façon efficace, coordonnée et ciblée ? Peut mieux faire !

 

Nature & Progrès, qui, au nom de la société civile, suit de près les évolutions en matière de pesticides, n’avait aucune connaissance de l’initiative de cette haute institution jusqu’à sa publication. Nous en rêvions pourtant, mais sans possibilité aucune d’influencer le travail de cette institution qui agit d’initiative et reste à l’écart de tout contact avec la société civile. De toute évidence, celle-ci n’était pas sourde aux doléances et sonnettes d’alarme de la société civile sur l’inefficacité et le manque d’ambition de la politique wallonne en matière de réduction des pesticides.

 

Des lacunes qui coûtent à la société

Le rapport de la Cour des Comptes[i] fait état de la conservation de la biodiversité : un bilan préoccupant qui tend à démontrer que le risque pour l’environnement de l’utilisation des pesticides n’a pas décru. Près de 95 % des habitats naturels sont jugés en état défavorable, un tiers des espèces d’abeilles sauvages ont disparu ou sont menacées d’extinction, pareil pour les papillons. Par ailleurs, les quantités annuelles de pesticides utilisés sont globalement stables depuis 2004 avec 6 tonnes de substances actives sur les marchés belges. La Cour des Comptes de Belgique a dès lors entrepris de mettre son nez dans les politiques et plans de la Wallonie en matière de réduction des pesticides qui coûtent au contribuable et à la société.

Le 5 mai 2025, le rapport tombe. La conclusion est sans appel : « L’audit a mis en lumière d’importantes lacunes en matière de disponibilité de données, de statistiques, de planification, d’efficacité et de coordination de la politique mise en place. » Les ministres concernés, soit le ministre de tutelle, Yves Coppieters, en charge de l’environnement, et la ministre Anne-Catherine Dalcq en charge de l’agriculture, tous deux interrogés dans le cadre de l’audit, n’ont pas été surpris. Et c’est sans doute, d’ailleurs, la perspective de la sortie de ce rapport qui aura poussé la ministre Dalcq à annoncer dans les médias un projet « d’états généraux de la protection des cultures », quelques semaines plus tôt[ii]. Une intervention particulièrement chahutée par les acteurs de la santé[iii].

A la décharge de la région wallonne, la Cour des Comptes pointe d’emblée les difficultés tenant de la lasagne institutionnelle belge et l’imbrication des compétences en matière de pesticides. Pour rappel, le niveau fédéral a la charge de l’autorisation des produits (mise sur le marché) et le niveau régional, celle de l’utilisation « durable » des pesticides et donc des politiques et plans de réduction d’utilisation et du risque, conformément à la directive européenne « SUD »[iv]. Ce partage de compétences représente, sans aucun doute, une difficulté réelle. Nonobstant cette complexité, le rapport pointe des faiblesses au niveau de la politique mise en place par la région elle-même et particulièrement du troisième plan de réduction des pesticides en Wallonie, le PWRP 2023-2027.

 

Naviguer dans le brouillard

La disponibilité de données et d’indicateurs est un préalable au pilotage de toute politique. Or, les seuls chiffres fiables et officiels qui existent sur l’utilisation des pesticides sont ceux de la vente, globalisés au niveau national. Alors qu’une ventilation régionale de ces données ne semble pas irréaliste ou fantasque, cela n’a jamais été mis en place. Dans un pays de surcroit régionalisé, c’est surprenant. En France, les données sont fournies par département, ce qui permet de visualiser l’utilisation des produits par localité et de croiser ces informations avec des données de santé publique ou d’environnement. En Belgique, on dispose uniquement de chiffres par substance active, à l’échelle du pays. Pour le reste, on se contente de modélisations et d’extrapolations au départ d’échantillons d’utilisation obtenus sur base volontaire dans le cadre de programmes spécifiques, pas toujours représentatifs.

Au 1er juin 2026, un registre électronique des pulvérisations devrait voir le jour partout en Europe et permettre de dresser l’état des lieux de l’utilisation des pesticides. Encore faudra-t-il que cette initiative soit concrétisée, sachant que les syndicats agricoles freinent des quatre fers. Surtout, les données devraient être collectées, mutualisées et valorisées. A ce stade, l’obligation concerne uniquement « la tenue des registres ».

Une connaissance affinée de l’utilisation des produits ne suffit cependant pas. Dès lors que les stratégies visent la réduction de l’utilisation (la quantité) des pesticides, mais aussi la réduction des risques (la nocivité) de ces produits pour l’environnement et la santé, des indicateurs permettant de mesurer ces risques sont incontournables. Or, de telles balises qui permettraient de cibler spécifiquement les matières les plus préoccupantes (PFAS, néonicotinoïdes, CMR…) sont, depuis le temps, toujours en cours d’élaboration.

Le niveau de risque actuel des pesticides et son évolution sont de grandes inconnues en région wallonne.

 

Ambitieux mais pas SMART

Aucun point de repère au départ. Et à l’arrivée ? La région nous sert un chiffre ambitieux puisque le dernier plan ambitionne une réduction de la quantité et des risques des pesticides de 50 % à l’horizon 2030, conformément au Green Deal et à la Stratégie de la fourche à la fourchette. Mais cet objectif, conclut la Cour des Comptes, n’est pas SMART (Spécifique, Mesurable, Ambitieux, Réaliste et Temporellement défini). Le PWRP affiche des manquements en termes de cohérence, de lisibilité dans la conception, de trajectoire claire, de jalons intermédiaires, de priorités… C’est, en fait, une addition de 29 actions diverses et variées, regroupées dans 16 mesures classées dans 14 objectifs opérationnels s’inscrivant dans six objectifs spécifiques ; mais qui ne s’affichent dans aucun scénario concret de transition permettant d’atteindre l’objectif fixé. Au demeurant, ce que déplore la Cour, ces actions n’ont pas vocation à s’inscrire dans les résultats des actions de recherches scientifiques qui font pourtant partie du plan, mais qui semblent exister comme des électrons libres et pas comme des boussoles permettant d’atteindre l’objectif.

 

Et les agriculteurs dans tout ça ?

Aussi, le rapport le souligne – et c’est important pour ne pas stigmatiser les agriculteurs et polariser davantage « agriculture » et « environnement » – qu’il se peut que les dommages causés à l’environnement ne résultent pas tant de l’adoption de comportements irréguliers de la part des agriculteurs que d’une prise en compte insuffisante au niveau politique des risques avérés ou potentiels de ces substances dans un contexte généralisé par la prévalence d’un mode de production intensif sur un territoire relativement exigu.

Une autre faiblesse que relève le rapport, et dont une réelle prise en compte permettrait de donner plus de corps aux ambitions de la Wallonie, consiste dans l’absence d’accompagnement des producteurs dans des stratégies de réduction. Les initiatives sur base volontaire ou forcées en matière de diminution d’utilisation de produits de synthèse doivent être soutenues à l’aide de fonds publics pour que les agriculteurs s’en emparent. C’est bien logique car des pratiques agricoles sans intrants de synthèse représentent un bénéfice pour la société tout entière. L’agriculteur mérite un soutien financier pour rentrer et rester dans cette démarche.

Au contraire, rappelle la Cour des Compte, la dégradation de la biodiversité engendre des coûts économiques et sociaux particulièrement élevés, et c’est sans compter les coûts de santé et autres coûts sociaux auxquels notre société doit faire face : pollution de nos eaux, organisation de la mise sur le marché des pesticides et contrôle, etc.

 

Un caillou dans la chaussure

Dans un contexte redevenu favorable aux pesticides de synthèse, nourri par ceux qui brandissent le spectre de l’insécurité alimentaire imminente (changement climatique, guerre en Ukraine, etc.), où les avancées du Green Deal s’éloignent doucement, ce rapport tombe à point nommé pour renforcer notre travail de plaidoyer et pousser la région wallonne à se mobiliser. Alors que l’on nous rétorque souvent « des politiques et des outils comme le PWRP existent », ce rapport vient confirmer que la Wallonie peut et doit faire beaucoup mieux ! Ce n’est pas une option, c’est un devoir. Une série de recommandations clôturent le rapport d’audit de la Cour des Comptes. Nos autorités vont-elles s’en saisir, enfin, à leur juste mesure ?

 

REFERENCES

[i] Disponible sur https://www.ccrek.be/fr/publication/preservation-de-la-biodiversite-en-milieu-agricole-examen

[ii] Delepierre F. Anne-Catherine Dalcq présente son plan anti-pesticides : « J’ai horreur qu’on oppose agriculture et environnement ». Le Soir, 02/04/2025.

[iii] Société scientifique de médecine générale. « Nous ne pouvons accepter que la santé soit sacrifiée sur l’autel de la prospérité de l’industrie agro-alimentaire et chimique. Carte blanche. RTBF, 15/05/2025.

[iv] Directive 2009/128/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 instaurant un cadre d’action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable.

 

 

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Un microbiote diversifié pour tous

Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°174

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Par Claire Lengrand,

rédactrice pour Nature & Progrès

Malaimés car méconnus, les microbes sont pourtant essentiels à la vie. Dans son dernier documentaire, Marie-Monique Robin met en avant les nombreux services rendus à la santé planétaire par ces organismes vivants. Mais l’accès à une microbiodiversité, qui devrait être un droit fondamental, est entravé par les profondes disparités sociales, fruits de choix politiques allant à l’encontre du bien commun.

A la Bergerie bio de la Grande Fange (Vielsalm), les enfants participent aux soins des animaux.

 

« Depuis cinquante ans, le taux d’incidence de l’asthme et des allergies a explosé dans les pays industrialisés : il était de moins de 5 % dans les années 1970 ; il est aujourd’hui de 35 %. Si rien n’est fait pour endiguer cette tendance, il pourrait atteindre les 50 % avant 2050 d’après l’Organisation mondiale pour la santé. » Dans son dernier documentaire « Vive les microbes ! », accompagné d’un essai du même titre, la journaliste, écrivaine et réalisatrice Marie-Monique Robin explore les raisons expliquant ce phénomène inquiétant. Ce travail de longue haleine fait suite à « La Fabrique des Pandémies ». Une fois toutes les pièces du puzzle réunies, on comprend à quel point la préservation de la biodiversité constitue un véritable outil de santé publique.

 

Les microbes à l’origine de la vie

« Les huit millions d’espèces animales et végétales recensées ne représentent qu’une minuscule goutte face à l’océan de microbes, dont le nombre est estimé à un quintillion, c’est-à-dire « 1 » suivi de 31 zéros. C’est plus que toutes les étoiles dans l’univers », expose, au début du livre, Remco Kort, professeur de microbiologie moléculaire à l’université d’Amsterdam. Associés dans notre culture à une mauvaise hygiène, les microbes sont pourtant à l’origine même de la vie. Ces organismes invisibles, qui regroupent notamment bactéries, procaryotes, champignons microscopiques et virus, ont contribué à façonner le monde grâce au développement de multiples symbioses.

Les microbes participent à l’équilibre des écosystèmes biologiques de la planète, dont nos propres organismes font partie. Dans le documentaire, Marie-Monique Robin rencontre et interroge des scientifiques indépendants (allergologues, biologistes, épidémiologistes, etc.) sur quatre continents. Leurs travaux montrent l’importance d’une exposition précoce à une grande diversité de microbes afin de renforcer notre système immunitaire, dont le rôle est d’éliminer les potentiels pathogènes. Les mille premiers jours de notre vie sont les plus décisifs car c’est à ce moment que se constitue notre microbiote. Les premiers micro-organismes proviennent de la mère quand l’accouchement a lieu par les voies naturelles. Mais lorsque celui-ci se fait par césarienne, « il empêche l’exposition du nourrisson au microbiote vaginal et intestinal de sa mère, ce qui le rend vulnérable à la colonisation par des microorganismes provenant d’autres sources », pointe une étude de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB). Parfois justifiée pour des raisons médicales, cette intervention est « de plus en plus pratiquée pour des questions de convenance et connait une hausse spectaculaire à l’échelle mondiale ». De même, l’allaitement maternel « est un vrai médicament miracle », soutient le spécialiste du microbiote Martin Blaser. Il protège le nouveau-né contre le développement d’allergies, d’asthme et de troubles immunitaires, réduit l’incidence de l’obésité, des infections des voies respiratoires ou encore la dépression post-partum. Or, le manque de soutien social, l’absence de soins adéquats à la naissance et les idées fausses autour de l’allaitement peuvent détourner les mères de cette pratique vertueuse, avance l’étude de la FRB. Celle-ci préconise de donner accès et d’augmenter la durée du congé parental payé pour favoriser l’allaitement maternel et ainsi améliorer la santé des plus jeunes.

 

La biodiversité au service de la santé

La qualité de notre microbiote, liée à sa diversité, dépend aussi de l’environnement qui nous entoure. Une vingtaine de scientifiques à travers le monde ont établi un lien entre l’augmentation de certaines maladies et la détérioration des milieux de vie, en particulier dans les zones urbaines accueillant actuellement 57 % de la population mondiale. Le « surhygiénisme », l’absence de végétalisation et l’artificialisation des sols nous éloignent des micro-organismes avec lesquels nous avons co-évolués durant des milliers d’années, ce qui affaiblit nos systèmes immunitaires. Les personnes vivant dans des quartiers défavorisés sont particulièrement impactées car davantage exposées à certains risques comme la pollution de l’air, notamment due à la proximité des industries lourdes.

L’urbanisation galopante, tout comme la déforestation, participent au déclin de la biodiversité qui, selon des études, entraînent l’explosion des maladies inflammatoires. En revanche, « les adolescents qui vivent dans un environnement présentant une grande diversité végétale, avec beaucoup d’arbres et de plantes à fleurs, ont un microbiote cutané beaucoup plus riche et ne souffrent pas d’asthme ou d’allergie, contrairement aux citadins ». L’effet bénéfique de la biodiversité et d’un environnement plus rural a été mis en lumière par d’autres études dont l’une d’entre elles, baptisée PASTURE, a suivi, pendant vingt ans, mille bébés issus de familles « fermières » et « non fermières ».

 

L’agriculture paysanne protège des maladies

« Les enfants non fermiers ont deux fois plus d’allergies, telles que l’asthme et la rhinite, que les enfants fermiers », relève Amandine Divaret-Chauveau, l’une des 500 scientifiques derrière cette étude. La poussière des fermes, le contact précoce avec les animaux, en particulier avec les vaches, ainsi que la consommation de lait cru confèrent aux plus jeunes une meilleure protection face à ces maladies. C’est « l’effet ferme », un concept élaboré par Erika Von Mutuis selon lequel le modèle de vie des familles paysannes traditionnelles, proches de la nature et des animaux, offre aux enfants une meilleure immunité. En Amérique du Nord, la communauté des Amish, qui pratique une agriculture biologique non mécanisée, est un parfait exemple en la matière. Ce gain d’immunité n’a cependant pas été observé chez les Huttérites, dont le mode de vie est similaire à celui des Amish mais qui se différencie par son modèle agricole industriel caractérisé par les monocultures OGM et les élevages intensifs où « les troupeaux sont confinés et nourris avec du soja et du maïs, loin des habitations. »

La nutrition est un autre élément déterminant pour notre santé. Une mauvaise alimentation, surtout si elle est pauvre en fibres, peut conduire à une faible diversité microbienne et favoriser certaines maladies comme l’obésité, qui touche aujourd’hui plus d’un milliard de personnes. Cette explosion s’explique également par d’autres facteurs environnementaux et sociaux tels que la pollution, les pesticides, les perturbateurs endocriniens ou encore l’excès d’antibiotiques. « En fournissant un accès universel à des aliments sains qui favorisent la diversité microbienne, l’alimentation peut constituer un moyen efficace de prévenir les problèmes de santé associés à une diversité microbienne inadéquate et rétablir plus d’équité sociale. »

 

Plus de microbes pour plus d’équité sociale !

Nature & Progrès défend cette idée depuis sa naissance, dans les années quatre-vingt : prendre soin de notre santé implique de prendre soin de notre planète. Pour cela, les pouvoirs publics doivent impérativement repenser nos systèmes pour que nous fassions à nouveau corps avec la nature, notre précieuse alliée face aux maladies. Il ne s’agit pas d’une lubie écologiste mais d’un véritable enjeu politique indissociable des principes de justice sociale et environnementale. « Si les gouvernements ont l’obligation légale de donner accès à un environnement naturel sain et si les communautés microbiennes font partie intégrante du maintien de la santé publique, il devrait également exister une obligation légale à fournir des infrastructures permettant l’accès aux microorganismes », défend la FRB. De plus, le développement de l’habitat léger, plus abordable que les briques, pourrait permettre à des personnes disposant de peu de revenus de sortir des villes pour habiter des espaces plus verts, au contact de la nature et de sa biodiversité microbienne. Un combat mené par Nature & Progrès depuis de nombreuses années, et qui progresse peu à peu. Il est grand temps que chacun et chacune puisse accéder à un environnement sain et vert, à une alimentation de qualité, éléments garants de bien-être et participant à la santé de tous.

 

Marie-Monique Robin sera notre invitée d’honneur à Festi’Valériane. Venez visionner son documentaire et rencontrer l’auteure le samedi 6 septembre à Namur Expo. Dédicaces du livre « Vive les microbes ». Informations complètes sur www.valeriane.be

 

En savoir plus

A la librairie écologique Nature & Progrès, le livre « Vive les microbes » de Marie-Monique Robin (La Découverte, 2024), 261 pages. 20,5 € (- 10 % pour les membres de Nature & Progrès).

 

 

 

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Des leviers pour une agriculture sans pesticides

Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°174

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Par Camille Le Polain
et Catherine Buysens,

animatrices
chez Nature & Progrès

Depuis huit ans, Nature & Progrès sillonne la Wallonie pour mettre en lumière les alternatives aux pesticides chimiques de synthèse. Prairies, grandes cultures, maraichage et verger, tous les types de cultures ont été couverts par notre projet « Vers une Wallonie sans pesticides ». Le 18 février dernier, un colloque faisait le point des différents leviers à actionner pour généraliser ces pratiques dans nos campagnes.

 

Oui, un environnement sain, exempt de pesticides chimiques de synthèse, c’est possible. Nous, citoyens, pouvons le revendiquer. Les rencontres en ferme et sondages organisés par Nature & Progrès mettent en lumière que les alternatives existent, sont durables et économiquement viables. Les cinquante producteurs rencontrés aux quatre coins de la Wallonie présentent différentes manières de travailler, en système polyculture-élevage ou en grandes cultures, en labour ou non-labour, etc. Malgré leurs différences, ils sont unanimes sur le fait que produire sans pesticides chimiques de synthèse est possible, moyennant une réflexion poussée autour des pratiques à mettre en œuvre à cette fin.

 

Au plus proche de la terre

La clé du succès, pour toute culture, réside dans la combinaison de différentes méthodes préventives réfléchies en amont de l’implantation de la culture. Les techniques curatives sont des méthodes de rattrapage, mises en place lorsque la prévention a échoué. Certaines pratiques sont réfléchies à l’échelle de la rotation (choix des cultures et intercultures, longueur et diversification de la succession, etc.), d’autres, à l’échelle du parcellaire (morcellement, implantation de haies, etc.) ou à l’échelle de la culture (choix de la variété et de la période de semis, association de cultures, etc.).

Afin de faire les bons choix, l’agriculteur se doit d’être au plus proche de sa terre et retrouver le « bon sens paysan » de ses ancêtres. Connaître les conditions microclimatiques et le comportement du sol de ses parcelles (humidité, composition et granulométrie, sensibilité à la battance, etc.) est crucial pour choisir la bonne opération de désherbage mécanique et le bon moment de passage, d’autant plus que les fenêtres météorologiques favorables sont souvent très courtes. Savoir identifier les adventices, ravageurs et maladies et connaitre leur cycle de vie est essentiel pour les réguler efficacement et sans pesticides. Les systèmes d’avertissement proposés par les centres pilotes peuvent être d’une grande aide dans la réflexion du producteur.

Même si les méthodes sont globalement communes, chaque producteur procède à sa manière. Ainsi, concernant les itinéraires de désherbage mécanique, chacun choisit les opérations les plus adaptées en fonction de différents facteurs : les conditions microclimatiques de ses parcelles, les caractéristiques de son sol, le degré de salissement des cultures, les adventices dominantes, la disponibilité des machines, etc. Aucune opération n’est meilleure qu’une autre : il est question de s’adapter à sa terre et à ce qui y pousse.

 

Investir sur l’avenir

Être au plus proche de sa terre, c’est également intégrer au maximum la biodiversité aérienne et souterraine dans sa ferme. Pour ce faire, il est essentiel de s’abstenir du labour si les conditions le permettent, d’éviter de compacter les sols, de fertiliser avec du fumier composté, de semer des engrais verts mellifères, d’implanter des éléments naturels qui accueillent les auxiliaires, etc. La biodiversité est considérée comme un allié pour l’ensemble des agriculteurs.

La plupart des producteurs rencontrés clament : « Les investissements et le travail fournis aujourd’hui, notre terre nous le rendra plus tard ». L’enrichissement du taux d’humus du sol, l’implantation d’engrais verts et de prairies temporaires, l’accueil de la biodiversité doivent être vus comme des apports sur le long terme. Les pratiques biologiques, respectueuses du sol et de la biodiversité, représentent un gage de durabilité.

 

Accéder aux semences, aux variétés et au matériel

Les acteurs rencontrés identifient des freins à ces bonnes pratiques. L’un d’eux est la faible accessibilité des semences bio adaptées aux conditions pédoclimatiques locales. Ces graines sont plus chères que leurs analogues conventionnels, que ce soit pour les cultures principales ou pour les engrais verts. Par ailleurs, il y a de moins en moins de semences et plants bio produits en Belgique. Il est dès lors nécessaire de stimuler ce secteur indispensable à nos filières alimentaires durables.

De nombreuses variétés résistantes aux ravageurs et maladies sont disponibles, mais n’intéressent pas l’industrie qui, en sa qualité d’acheteur, guide le choix des producteurs. Pour voir leur développement en Wallonie, des incitants doivent être mis en place pour encourager les industries à opter pour ces variétés. Si le transformateur a des besoins propres à ses processus (qualité boulangère de la farine, tenue à la cuisson, etc.) qu’il est indispensable de prendre en compte dans les processus de sélection, il faut aussi que cet acteur s’adapte aux besoins et réalités de la production agricole.

L’association de cultures est un levier efficace dans la lutte contre les maladies et les ravageurs. Il est cependant nécessaire de trier les semences à la récolte pour pouvoir les valoriser de manière optimale. Les machines de tri sont malheureusement encore chères pour les producteurs. Par ailleurs, certaines cultures (principalement les légumes) exigent le passage de machines de désherbage très spécifiques à des stades précis de croissance. Soutenir la mise en place de coopératives d’utilisation de matériel agricole, structures largement développées en France, peut renforcer l’accessibilité des outils pour les producteurs.

 

Adapter les pratiques et la formation

En bio, l’accès à l’azote est un des premiers facteurs limitants selon les producteurs en grandes cultures rencontrés. Alors que le système polyculture-élevage était la norme il y a quelques décennies, de nombreux cultivateurs ont abandonné le bétail. Les fumiers deviennent introuvables. Même si les produits de l’élevage restent la meilleure ressource, un levier mis en évidence est l’utilisation de la luzerne, une légumineuse fourragère, pour fertiliser les terres et gérer les adventices. Une technique à faire connaître auprès des producteurs. Quid de la diffusion de ces pratiques via les formations aujourd’hui ?

Par ailleurs, nous l’avons vu plus haut, la bio repose sur l’adaptation perpétuelle des pratiques aux particularités du sol des parcelles, aux conditions météorologiques et à l’évolution de la présence des organismes auxiliaires ou pathogènes. Un pilotage de précision repose sur une connaissance fine de l’agronomie, contrastant avec les pratiques conventionnelles. Les produits phytosanitaires et engrais de synthèse permettent en effet de s’affranchir des processus naturels, de lisser les nuances, de suivre des itinéraires culturaux standardisés et homogénéisés, quelles que soient les conditions propres de la ferme. Après leur conversion bio, de nombreux producteurs témoignent avec fierté : « Je fais enfin de l’agronomie. »

Les formations bio, déjà peu nombreuses, ont tendance à disparaître. Les étudiants étant les agriculteurs de demain, il est indispensable d’intégrer l’enseignement des principes bio dans le cursus agricole. C’est l’objectif d’un consortium né en 2023 à l’initiative de Biowallonie, du Crabe et de FormaForm, qui développe des outils pédagogiques ainsi que des formations. La fermeture, en septembre 2024, de la spécialisation en agriculture biologique dispensée par la Haute école de la province de Namur à Ciney témoigne d’un manque de soutien politique et financier de ces initiatives en Wallonie. Contre vents et marées, le BRIOAA a décidé de relancer un cycle bio en faisant appel à divers financements publics et privés.

 

Développer les débouchés

On observe aujourd’hui une stagnation de la demande en produits bio ; l’équilibre entre l’offre et la demande est fragile. Or, les producteurs bio ont besoin du soutien des consommateurs. Pour y arriver, le levier de l’accessibilité (financière et commerciale) des produits bio et locaux doit être activé. Plusieurs structures se penchent actuellement sur la mise en place d’une sécurité sociale alimentaire. L’introduction de produits bio et locaux dans les collectivités constitue également une opportunité, comme l’a démontré notre étude « Rendre la bio accessible pour tous via l’alimentation collective » (2024).

La sensibilisation du consommateur à la nature et à l’origine de ses aliments (différences entre bio et non bio, local et importé…) et à l’importance d’acheter dans les magasins à la ferme et dans les coopératives locales plutôt que dans les grandes surfaces peut également aider à inverser la tendance. La transparence des différents labels est également cruciale : il est important de remettre la bio à sa juste place. Par ailleurs, le développement de l’agriculture bio en Wallonie reste limité par le manque de structuration de certaines filières. Il est important de pouvoir valoriser des cultures innovantes permettant d’allonger la rotation des cultures, une méthode préventive efficace.

 

Soutenir les alternatives bio 

Le colloque fut l’occasion pour Nature & Progrès de rappeler aux acteurs politiques l’importance de soutenir la progression de l’agriculture bio, en leur proposant des solutions concrètes. Les leviers qui pourront favoriser cette transition sont dans les mains de tous : décideurs politiques, mais aussi agriculteurs, transformateurs, distributeurs, semenciers, chercheurs, experts, encadrants et même nous, simples citoyens. Si les solutions techniques existent, où se situe encore aujourd’hui le blocage ? Est-il le même, ici en Wallonie, que celui mis en évidence par le journaliste Nicolas Legendre dans son enquête « Silence dans les champs » (Arthaud, 2023) lorsqu’il évoque l’ « ordre social breton », la réticence multi-acteurs au changement associé à la violence dans cette région dominée par l’industrie ?

 

En savoir plus sur le projet « Vers une Wallonie sans pesticides »

 

 

 

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Faire revivre des forêts primaires

Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°174

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Par Guillaume Lohest,

rédacteur pour Nature & Progrès

Le rêve paraît fou : recréer une forêt primaire en Europe de l’Ouest. Un trésor de biodiversité, offrant de multiples avantages. Presque un sanctuaire… Mais dans les Ardennes, qui pourraient se prêter à un tel projet, l’opposition est vive. Entre les arbres séculaires et les humains empressés, un dialogue de sourds ? 

 

« Je vous confirme, Monsieur le maire, qu’il n’existe pas de projet porté ou soutenu par l’État de création d’une forêt primaire sur le territoire des Ardennes[i]. » C’est en ces termes que le ministre français de la Transition écologique – c’était alors Christophe Béchu – a tenu à rassurer le maire de Charleville-Mézières, Boris Ravignon, le 29 février 2024.

 

Une forêt vraiment naturelle

Le rassurer, avez-vous dit ? En effet. Car une utopie menaçante a germé dans l’esprit du botaniste Francis Hallé, une idée portée à présent par une association : faire revivre une forêt primaire en Europe de l’Ouest. « Concrètement, il s’agit de permettre la protection d’un vaste espace de dimension européenne et de grande superficie – environ 70.000 hectares – dans lequel une forêt existante évoluera de façon autonome, renouvelant et développant sa faune et sa flore sans intervention humaine prédatrice, et cela sur une période de plusieurs siècles[ii]. » Huit cents ans, environ. Car on a tendance à l’ignorer, mais toutes nos forêts – oui, toutes ! – sont aujourd’hui des forêts « secondaires », c’est-à-dire entretenues par les êtres humains. Au contraire, une forêt primaire est « une forêt qui n’a été ni défrichée, ni exploitée, ni modifiée de façon quelconque par l’homme. C’est un écosystème qui a mené à son terme les différents cycles de sa genèse. C’est un joyau de la nature, un véritable sommet de biodiversité et d’esthétisme. » La dernière portion de forêt primaire en Europe est située à Białowieża, en Pologne. C’est là que vivent notamment les dernières populations de bisons de notre continent.

Dans le monde, les plus grandes forêts primaires se situent surtout en zone tropicale (Amazonie, Indonésie, Congo) ou dans les grandes étendues du Canada et de la Russie. Toutes menacées d’exploitation ou de déforestation, elles constituent pourtant ce que la vie fait de mieux sur cette planète…

« En matière d’écologie, une forêt primaire, c’est une forêt qui est à son maximum à tous les niveaux. »

« On ne peut pas imaginer mieux. C’est le maximum de captation et de stockage du CO2 atmosphérique dans des troncs devenus énormes, le maximum de fertilité des sols, le maximum d’alimentation des nappes phréatiques par de l’eau pure, le maximum de résilience de la forêt… Et le plus important : le maximum de biodiversité. »

 

Une menace pour l’économie

L’association Francis Hallé tente donc de sensibiliser l’opinion publique à l’importance vitale de telles forêts et à l’urgence de créer les conditions permettant leur redéploiement. Or, l’une des régions s’y prêtant le mieux est située entre le massif ardennais français et la partie belge autour de Givet. Plusieurs articles et reportages dans les médias ont diffusé cette idée. Il n’en fallait pas plus pour susciter l’inquiétude des autorités locales de plusieurs municipalités françaises, au point même qu’une pétition a été lancée par le député LR Pierre Cordier. D’après les opposants au projet, 92 % des communes françaises situées sur le territoire envisagé se sont prononcées contre la création d’une forêt primaire. En novembre 2023, le Conseil départemental des Ardennes a déclaré « qu’une forêt primaire anéantirait le développement économique du Nord-Ardennes. Qu’elle menacerait la gestion durable des forêts et priverait les citoyens d’un accès à la forêt pour leurs loisirs. Les Ardennais seraient privés de l’accès à la forêt pour les activités sportives et touristiques (randonnée, cueillette, chasse, pêche, VTT, affouage, exploitation…).[iii] »

L’association ne cesse pourtant de rappeler qu’il n’est pas question d’interdire totalement l’accès à la forêt pour les pratiques douces et que tout l’enjeu est évidemment d’associer les populations locales dans une dynamique de recherche-action, inscrite dans la durée. « Contrairement à ce qu’on a pu lire ici et là dans des propos souvent caricaturaux, nous ne voulons pas réaliser une « mise sous cloche ». Même s’il y aura des zones en protection stricte, il y a des équilibres à trouver et c’est précisément l’objet du programme de recherche que nous voulons mener avec l’ensemble des acteurs concernés sur le terrain. Le projet formule des axes de réflexion quant à un ensemble de sites, de dispositifs, d’activités liées aux secteurs du bois, de l’agriculture, du tourisme de nature, prenant en compte l’existant et la présence humaine sur le territoire, les pratiques sociales. »

Côté belge, c’est le député PS couvinois Eddy Fontaine qui est monté au créneau pour s’opposer vigoureusement au projet. Au JT de la RTBF, début avril 2024, il s’irrite contre ce qu’il qualifie d’écologie dogmatique. Sur son site Internet, il détaille son argumentaire : « Les communes frontalières se reposent sur deux facteurs économiques importants. Le premier, c’est la chasse, et le second, c’est l’exploitation forestière. Sans ces rentrées financières, les communes, qui sont déjà en grande difficulté, vont l’être encore plus et ne vont pas pouvoir fonctionner.[iv] »

 

Changer d’échelle de temps

On peut comprendre ces inquiétudes. Mais on s’étonne que ces mêmes élus, pragmatiques, qui s’érigent en défenseurs des populations, ne voient pas venir pour leurs électeurs la menace encore bien plus dramatique des catastrophes écologiques et sociales en cours. Ils semblent encore « sous cloche », pétris des illusions du développement économique, d’un Business as usual. Il est vrai que l’association Francis Hallé se situe dans un autre rapport temps, pas celui du calendrier électoral, pas même celui d’une vie humaine… « C’est du temps long pour les humains, mais ce ne sont que quelques générations d’arbres qui se succèdent, se remplacent et s’équilibrent. Le rythme actuel de nos existences est souvent frénétique, mais planifier un projet sur un temps si long n’est pas hors de portée de l’être humain : les cathédrales qui essaiment l’Europe en offrent un exemple bien concret, exigeant pour beaucoup d’entre elles l’intervention de pas moins de quinze générations d’artisans. » Le rythme des arbres nous donne l’occasion de nous mettre à l’échelle des fameuses « générations futures ». Mais quand il s’agit d’aller au-delà de l’expression toute faite, un sinistre pragmatisme piétine toute projection un peu sérieuse dans le long terme.

La ministre Dalcq a donc fait preuve d’une parfaite « langue de bois » (sic), réaliste et neutre, pour répondre à une nouvelle interpellation inquiète du député couvinois le 13 janvier 2025 : « Au-delà de l’intérêt que pourrait présenter un projet de ce type pour la biodiversité, un tel projet n’est pas envisageable sans l’implication de toutes les parties prenantes, et particulièrement les communes. Un tel projet semble donc difficilement crédible, notamment en lien avec l’adhésion qu’il devrait rencontrer auprès des communes et des citoyens.[v] » On ne peut, certes, pas lui donner tort, mais face à ce pragmatisme, à cette résignation devant les habitudes et l’activité économique, quelque chose en nous s’attriste, quelque chose d’assez profond, d’assez sacré.

Au-delà des intérêts économiques, qui ont cette tendance éternelle à diriger les décisions, ne serait-il pas important de consulter les citoyens sur leur envie, ou non, de mettre en œuvre une forêt primaire sur leur territoire ? D’éclaircir les avantages et inconvénients, les compromis possibles, pour construire ensemble un projet qui allie à la fois protection de l’environnement et de la biodiversité et activités quotidiennes, économiques mais aussi de loisirs ? Pour Nature & Progrès, ce processus démocratique est indispensable avant de clore définitivement le dossier. Face à ses maux, notre société a besoin d’alternatives robustes et innovantes, inclusives et participatives.

 

REFERENCES

[i] Corinne Lange, « Il n’y aura pas de forêt primaire dans les Ardennes », L’Ardennais, 29 février 2024.

[ii] Association Francis Hallé pour la forêt primaire.

[iii] « Les élus départementaux s’opposent au projet de création d’une forêt primaire dans les Ardennes », 17 novembre 2023.

[iv] https://eddyfontaine.be/

[v] Parlement wallon, session 2024-2025, compte rendu intégral. Séance publique de la Commission de l’agriculture, de la nature et de la ruralité, lundi 13 janvier 2025.

 

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A Pincemaille, expérimenter l’habitat léger

Cette analyse est parue dans la revue Valériane n°174

***

 

Par Sylvie La Spina
et Hamadou Kandé,

rédactrice en chef et animateur
chez Nature & Progrès

Près de Binche, un ancien domaine de vacances se mue en écovillage rassemblant des habitats légers. Les résidents nous partagent leurs valeurs, leurs actions, leurs projets mais aussi les déboires qu’ils rencontrent dans cette expérience collective.

Les habitants qui ont partagé leur témoignage

 

« Tournez à droite. » Le GPS me fait quitter la route provinciale pour m’engager sur un chemin de terre plongeant dans les bois. Encore 200 mètres dans un réseau de drèves portant de jolis noms d’oiseaux. A gauche, à droite, entre les grands arbres, un petit chalet, une roulotte, une yourte, une ruine… Un piéton me fait un signe amical de la main. « Vous êtes arrivé. » Une dizaine de personnes sont réunies devant une construction, prenant place autour de tables en bois. Lundi matin, 10 heures : rassemblement des habitants volontaires pour la réunion hebdomadaire. Nous sommes à Pincemaille, écovillage situé dans la commune d’Estinnes, près de Binche.

 

Ecovillage en devenir

Alexia raconte l’histoire des lieux. Un village de vacances établi sur 55 hectares, datant des années 1960, accueillant alors 300 chalets. Le temps passant, des personnes se sont installées durablement sur le site. Dépôts d’immondices, squats, chalets incendiés, violence, les faits divers relayés par la presse en ont fait une zone de non-droit mal famée. Il était nécessaire de trouver un nouveau projet. Pincemaille deviendra un écovillage rassemblant des habitats à faible emprise sur le sol, dans une dynamique collective. Il n’y a plus qu’à…

Petit à petit, des personnes désireuses de vivre en yourte, en tiny house ou en roulotte s’intéressent au lieu, mais l’enjeu est de taille. Il faut monter le projet sur un terreau de personnes habitant déjà sur place, loin de la philosophie souhaitée pour le lieu, et d’immondices semées par vingt années de laisser-aller. Le climat ambiant et la réputation des lieux n’aident pas à faire venir de nouvelles forces vives. Peu à peu, les choses s’organisent. Une plaquette explicative est réalisée par un groupe porteur, définissant la vision, les missions et ambitions du projet.

 

Un laboratoire social

Comme un village, Pincemaille rassemble des personnes d’horizons très différents. Il y a les habitants historiques de la propriété, mais aussi des gens du voyage, des pensionnés et des « alternatifs » qui souhaitent vivre en habitat léger au plus proche de la nature. Pour ces derniers, la question s’est vite posée d’apprivoiser leurs voisins et d’organiser la bonne entente. Le liant, ce sont les ateliers avec les enfants, la fête des voisins… « Pincemaille n’est pas une communauté : certains s’investissent, d’autres pas… ». L’idée est de viser l’inclusion, ne pas arriver à des ghettos où les habitants légers vivent entre eux.

Actuellement, le site compte 90 parcelles occupées et l’objectif est de monter à 150 pour atteindre l’équilibre économique. Mais hors de question de précipiter les choses. Pour assurer l’adéquation entre les personnes intéressées et le lieu, un processus d’intégration a été mis en place. Les porteurs de projet déposent une candidature, participent à des réunions et à des chantiers participatifs, s’immergent le temps d’un week-end avant de soumettre leur décision, ce qui prend entre six mois et deux ans. « Du lien avant les briques »… même si des briques, il n’y en a pas.

 

Décider ensemble

Le propriétaire a confié à une personne du milieu de l’immobilier la gestion du site. Une asbl créée, il y a cinq ans, pour la gestion foncière, sert d’interface entre le propriétaire et les résidents. Elle permet d’instaurer le dialogue et finance des projets proposés par les habitants. Le propriétaire rembourse les frais de l’asbl qui compte un ouvrier et deux employés. Les décisions sont prises par le gestionnaire à l’issue d’un processus participatif. Des groupes de travail rassemblent des volontaires sur des thématiques précises : la gestion des déchets, les conditions d’acceptation d’animaux domestiques, l’école du dehors, la ferme pédagogique… Les réunions du lundi permettent d’échanger sur le quotidien et sont un lieu de convivialité. Pour Christophe, qui construit sa tiny house sur le site, ce double mécanisme est important car, pour certaines interventions, il est nécessaire d’avoir un statut d’autorité, une légitimité que détient le gestionnaire.

Les résidents rencontrent des problèmes liés au statut du domaine. En effet, si chacun dispose d’une adresse et d’une boite aux lettres, la poste n’apporte pas le courrier, considérant que le camping constitue une propriété et non un quartier d’habitants. Même souci avec le ramassage des immondices. Au début, chacun apportait ses ordures en un lieu central, mais les rats déchiraient les sacs et la société de ramassage refusait la prise en charge. Maintenant, les ouvriers de l’asbl s’occupent de rassembler les sacs et de les apporter au bon moment au lieu de ramassage. Une solution décidée en commun et qui fonctionne. La dépollution du site s’organise pour évacuer des décennies de déchets laissés sur place. Un crowdfunding a permis de rassembler 30.000 euros dans ce but.

 

Dans l’écovillage, vivre en yourte au milieu des bois

 

Vivre dans l’illégalité

Pincemaille est un « domaine de vacances résidentiel » (habitat permanent) comme il en existe beaucoup en Wallonie. Comme pour toute habitation, la loi Tobback[i] oblige les communes à domicilier les personnes là où elles déclarent vivre, y compris en habitation légère. Cependant, la situation en zone de loisirs constitue une infraction urbanistique. Leur présence est tolérée par les autorités communales, qui ne soutiennent pas l’écovillage à la grande déception des porteurs de projet.

En 2021, un procès-verbal a été dressé pour une yourte construite sur les lieux. Le procureur du roi a décidé de classer le dossier sans suites. Le fonctionnaire délégué a cependant demandé une mise en ordre urbanistique. Les résidents risquent non seulement une expulsion, mais aussi une amende administrative. C’est une épée de Damoclès permanente. « On accepte de vivre avec et on fait des démarches, mais c’est compliqué. »

 

Légaliser l’habitat léger

« Nous souhaitons créer un cadre légal pour faire avancer les choses au niveau régional. Cependant, nous craignons les règles, les éventuels frais de transmission de nos biens, l’obligation de faire un PEB. Nous n’avons pas envie de nous encombrer d’un permis et de démarches administratives, mais nous sommes prêts à agir pour faire bouger les choses. Il y aurait 10.000 personnes vivant dans l’illégalité en habitat permanent en Wallonie[ii]. »

Le collectif s’entoure du soutien d’une avocate spécialisée dans la problématique de l’habitat léger ainsi que d’associations telles que Habitat et participation et le Rassemblement wallon pour le droit à l’habitat. Il souhaite avoir recours au droit de pétition[iii], qui nécessite de rassembler les signatures de mille personnes et oblige les autorités à considérer la demande de changement ou d’innovation proposée.

La région wallonne a créé un nouveau statut qui peut légaliser la situation : des zones d’habitat vert[iv]. Mais il y en a peu car cette zone implique que la voirie et l’égouttage soient pris en charge par les communes[v], ce qui représente un coût important. Xavier, qui habite sur le site depuis deux ans, explique qu’il faudrait faire tomber cet obstacle. « Ici, ça ne coûte rien à la commune puisque les voiries sont prises en charge par le collectif et l’égouttage est individuel. » Les résidents trouvent qu’il y a à Pincemaille une formidable opportunité pour la commune d’expérimenter un site d’installation d’habitats légers.

 

Lien au terrain

« On voit des projets d’accueil d’habitat léger qui se mettent en place à partir des pouvoirs publics, mais ils ne correspondent pas aux besoins des porteurs de projets. » Il faudrait que la solution réponde aux problèmes concrets d’une population qui existe déjà, changer la vision des communes, les rapprocher du terrain. Laurent témoigne : « Il faut construire des zones d’habitat vert à partir des connaissances des gens qui y habitent déjà. » Et c’est ici que l’écovillage de Pincemaille représente une opportunité intéressante. « On a besoin de vulgarisation, de montrer que quelque chose d’autre existe. Pincemaille se transforme mais conserve encore une vision négative par les habitants des environs. » Un documentaire tourné par Télévision du Monde démarre sa diffusion et permettra d’essaimer les idées portées par le collectif, et peut-être, in fine, de convaincre les autorités publiques de s’ouvrir à ce genre d’initiative.

 

Venez rencontrer les habitants de l’écovillage de Pincemaille à Festi’Valériane ! Informations pratiques sur www.valeriane.be.

 

REFERENCES

[i] Loi Tobback du 19 juillet 1991 relative aux registres de la population

[ii] http://cohesionsociale.wallonie.be/actions/PHP

[iii] Le droit de pétition est inscrit dans l’article 28 de la Constitution. Il permet à un ou plusieurs citoyens (quel que soit leur âge) de faire entendre leur voix en attirant l’attention des autorités publiques sur leurs préoccupations. Il peut s’agir d’un avis, d’une demande, d’une plainte ou de toute autre proposition. Le contenu d’une pétition peut servir aux parlementaires pour établir ou améliorer une législation, pour renforcer leur contrôle de l’action du Gouvernement ou pour faire prendre une position par le Parlement.

Les articles 127 et 128 du Règlement organisent le droit de pétition auprès du Parlement de Wallonie.

[iv] La zone d’habitat vert est définie dans l’Art. D II 25/1 du Code wallon de Développement territorial. La zone d’habitat vert est principalement destinée à la résidence répondant aux conditions fixées dans le présent article :

1° chaque parcelle destinée à recevoir une résidence doit présenter une superficie minimale de 200 mètres carrés nets ;

2° le nombre de parcelles à l’hectare calculé sur l’ensemble de la zone ne peut être inférieur à quinze et ne peut excéder trente-cinq ;

3° les résidences sont des constructions de 60 mètres carrés maximum de superficie brute de plancher, sans étage, à l’exception des zones bénéficiant d’un permis de lotir ou d’un permis d’urbanisation existant et permettant une superficie d’habitation plus grande.

4° à titre exceptionnel et pour autant que le nombre de parcelles qui leur est réservé ne dépasse pas 2 % du nombre de parcelles de la zone, peuvent y être admises des constructions ou installations favorisant le tourisme alternatif répondant aux conditions visées au 3° en ce compris les yourtes et les cabanes dans les arbres.

La mise en oeuvre de la zone d’habitat vert est subordonnée à l’adoption d’un schéma d’orientation local approuvé par le Gouvernement couvrant la totalité de la zone et à la délivrance d’un permis d’urbanisation ou d’un permis de construction groupée couvrant tout ou partie de la zone mise en oeuvre.

La zone d’habitat vert peut comporter de la résidence touristique, ainsi que des activités d’artisanat, d’équipements socioculturels, des aménagements de services publics et d’équipements communautaires, pour autant que cette résidence touristique et ces activités soient complémentaires et accessoires à la destination principale de la zone visée à l’alinéa 1er.

La zone d’habitat vert doit accueillir des espaces verts publics couvrant au moins 15 % de la superficie de la zone.

[v] Art. D II 64 du Code wallon de Développement territorial.

 

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